Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 120-137).
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ENFANCE ET JEUNESSE DE CONDORCET. — SES ÉTUDES, SON CARACTÈRE, SES TRAVAUX MATHÉMATIQUES.


Jean-Antoine-Nicolas Caritat de Condorcet, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, naquit le 17 septembre 1743, en Picardie, dans la petite ville de Ribemont, qui déjà avait donné à l’Académie l’ingénieur Blondel, à jamais célèbre par la construction de la porte Saint-Denis. Le père de Condorcet, M. Caritat, capitaine de cavalerie, originaire du Dauphiné, était le frère cadet du prélat qu’on vit successivement, à partir de 1741, évêque de Gap, d’Auxerre et de Lisieux. Il avait aussi d’étroites liaisons de parenté avec le cardinal de Bernis et le fameux archevêque de Vienne, M. d’Yse de Saléon, celui-là même qui, encore évêque de Rodez, fit tant parler de lui pendant le concile d’Embrun, à cause de son très-vif attachement pour les jésuites.

Condorcet atteignait à peine sa quatrième année, quand il perdit son père. La veuve du capitaine Caritat, mademoiselle de Gaudry, était d’une dévotion très-ardente. Elle imagina qu’un moyen infaillible de soustraire son fils unique aux premiers dangers de l’enfance, serait de le vouer à la Vierge et au blanc. Condorcet porta durant huit années le costume de jeune fille. Cette circonstance bizarre, en lui interdisant les plus efficaces des exercices gymnastiques, nuisit beaucoup au développement de sa force physique ; elle l’empêcha aussi de suivre les cours publics où des écoliers n’eussent pas manqué de prendre le camarade en jupes pour point de mire habituel de leurs espiègleries.

Quand la onzième année fut venue, l’évêque de Lisieux confia son jeune neveu aux soins d’un des membres de la société célèbre autour de laquelle commençait déjà à gronder l’orage.

Sans vouloir empiéter sur l’ordre des temps et des idées, qu’on me permette ici une réflexion :

Madame Caritat de Condorcet, dans son amour maternel poussé jusqu’à l’exaltation, assujettit l’enfance du futur secrétaire de l’Académie à des pratiques qui, sur plus d’un point, touchaient à la superstition. Le jeune Condorcet, dès qu’il ouvrit les yeux, se vit entouré d’une famille composée des plus hauts dignitaires de l’Église et d’hommes d’épée parmi lesquels les idées nobiliaires régnaient sans partage ; ses premiers guides, ses premiers instituteurs furent des jésuites. Quel fut le fruit d’un concours de circonstances si peu ordinaire ? En matière politique, le détachement le plus complet de toute idée de prérogative héréditaire ; en matière religieuse, le scepticisme poussé jusqu’à ses dernières limites.

Cette remarque, ajoutée à tant d’autres observations du même genre que l’histoire nous fournirait au besoin, ne devrait-elle pas calmer un peu l’ardeur avec laquelle les partis politiques et religieux, mettant toujours en oubli les droits des familles, se disputent tour à tour le monopole de l’instruction publique ! Le monopole n’aurait un côté vraiment dangereux, que dans un pays où la pensée serait enchaînée ; avec la liberté de la presse, la raison, quoi qu’on puisse faire, doit finir par avoir raison.

Au mois d’août 1756, Condorcet, âgé alors de treize ans, remportait le prix de seconde dans l’établissement que les jésuites avaient formé à Reims. En 1758, il commençait, à Paris, ses études mathématiques, au collége de Navarre. Ses succès furent brillants et rapides, car au bout de dix mois il soutint avec tant de distinction une thèse d’analyse très-difficile, que Clairaut, d’Alembert et Fontaine, qui l’interrogeaient, le saluèrent comme un de leurs futurs confrères à l’Académie.

Un pareil horoscope émanant de personnages si éminents, décida de l’avenir du jeune mathématicien. Malgré tout ce qu’il prévoyait de résistances de la part de sa famille, il résolut de se consacrer à la culture des sciences, et vint s’établir à Paris chez son ancien maître, M. Giraud de Kéroudou.

En sortant du collége, Condorcet était déjà un penseur profond. Je trouve dans une lettre de 1775, adressée à Turgot et intitulée Ma profession de foi, qu’à l’âge de dix-sept ans le jeune écolier avait porté ses réflexions sur les idées morales de justice, de vertu, et cherché (en laissant de côté des considérations d’un autre ordre) comment notre propre intérêt nous prescrit d’être justes et vertueux. Je développerai la solution pour la rendre intelligible, mais sans assurer qu’elle était inconnue lorsque Condorcet s’y arrêta. Je ne craindrais pas d’être au contraire affirmatif, s’il fallait se prononcer sur la nouveauté de la résolution extrême dont elle devint l’origine.

Un être sensible souffre du mal qu’éprouve un autre être sensible. Il est impossible que, dans la société, un acte injuste ou criminel ne blesse pas quelqu’un. L’auteur d’un pareil acte a donc la conscience d’avoir fait souffrir un de ses semblables. Si la sensibilité dont la nature l’a doué est restée intacte, il doit donc souffrir lui-même.

Ne pas émousser sa sensibilité naturelle doit être, au point de vue de l’intérêt, le moyen de fortifier en soi les idées de vertu et de justice.

Cette conséquence découlait rigoureusement des prémisses. Elle conduisit le jeune Condorcet à renoncer entièrement à la chasse, pour laquelle il avait une vive passion, et même à ne pas tuer des insectes, à moins cependant qu’ils ne lui fissent beaucoup de mal.

Il est bien peu de matières sur lesquelles, même dans sa première jeunesse, Condorcet se soit abandonné à des opinions vagues et non étudiées. Aussi règne-t-il une grande harmonie entre les diverses périodes de la carrière laborieuse et agitée que nous devons parcourir. Vous venez de le voir, au sortir de l’enfance, notre confrère plaçait la douceur envers les animaux au nombre des moyens les plus efficaces de conserver sa sensibilité naturelle, suivant lui principale source de toute vertu. Cette idée l’a toujours dominé. Encore l’avant-veille de sa mort, dans l’admirable opuscule intitulé Avis d’un proscrit à sa fille, Condorcet écrivait ces recommandations touchantes :

« Ma chère fille, conserve dans toute sa pureté, dans toute sa force, le sentiment qui nous fait partager la douleur de tout être sensible. Qu’il ne se borne pas aux souffrances des hommes ; que ton humanité s’étende même sur les animaux. Ne rends point malheureux ceux qui t’appartiendront ; ne dédaigne pas de t’occuper de leur bien-être ; ne sois pas insensible à leur naïve et sincère reconnaissance ; ne cause à aucun des douleurs inutiles… Le défaut de prévoyance dans les animaux est la seule excuse de cette loi barbare qui les condamne à se servir mutuellement de nourriture. »

Je devais saisir la première occasion qui s’offrait à moi, de vous montrer Condorcet obéissant résolument à de nobles idées. Tel nous le voyons ici en morale, tel nous le trouverons plus tard en politique. En applaudissant dès à présent à cette rare constance, je n’entends pas insinuer, Dieu m’en garde, que les nombreux changements de bannière auxquels nous avons assisté, que même les plus subits, n’étaient pas consciencieux. Je sais seulement que, par une déplorable fatalité, le public les a vus presque constamment marcher de compagnie avec des faveurs de toute nature, en sorte que des esprits soupçonneux ont eu un prétexte pour parler de cause et d’effet.

Le premier fruit des méditations auxquelles Condorcet se livra chez M. Giraud de Kéroudou, fut un ouvrage intitulé Essai sur le calcul intégral. L’auteur n’avait pas encore vingt-deux ans quand il le présenta à l’Académie.

Permettez que je fasse précéder de quelques réflexions générales ce que j’ai à dire de ce traité et des autres travaux mathématiques de Condorcet.

On citerait à peine, dans le vaste domaine des sciences, huit à dix découvertes importantes qui, pour arriver à maturité, n’aient pas exigé les efforts successifs de plusieurs générations de savants. Malheureusement, par un amour-propre mal entendu, les derniers inventeurs mettent rarement les historiens de la science dans la confidence de leurs emprunts ; ils aiment mieux étonner qu’instruire ; ils ne voient pas assez combien le rôle de débiteur loyal est doux, en regard de celui qui peut soulever des soupçons de mauvaise foi.

Ici se place une distinction essentielle :

Dans les sciences d’observation, toutes les assises dont se compose l’édifice final sont plus ou moins apparentes. Les livres, les collections académiques disent quand et par qui ces assises ont été posées. Le public peut compter les échelons qu’a dû suivre celui à qui était réservé le bonheur d’atteindre le sommet. Chacun a sa légitime quote-part de gloire dans l’œuvre des siècles.

Il n’en est pas tout à fait de même des mathématiques pures. La filiation des méthodes échappe souvent aux yeux les plus exercés ; on y rencontre, à chaque pas, des procédés, des théories sans liaison apparente avec ce qui précède. Certains géomètres planent majestueusement dans les hautes régions de l’espace, sans qu’il soit aisé de dire qui leur a frayé le chemin. Ajoutons que ce chemin était ordinairement établi sur un échafaudage dont personne n’a pris soin quand l’œuvre a été accomplie. En rechercher les débris épars est un labeur pénible, ingrat, sans gloire, et par cette triple raison très-rarement entrepris.

Les savants qui cultivent les mathématiques pures sans arriver aux premiers rangs, doivent se résigner à tous ces désavantages. Je n’ai pas encore cité le plus grave : il résulte, suivant moi, de la nécessité qu’éprouve l’historien des mathématiques, de se dépouiller entièrement des lumières de son siècle, quand il est appelé à juger les travaux des siècles antérieurs. Voilà, au fond, pourquoi Condorcet n’a pas encore pris son véritable rang parmi les géomètres. Voilà surtout ce qui m’aurait fait reculer devant l’obligation de caractériser nettement et en quelques lignes, les nombreux travaux mathématiques de notre ancien secrétaire. Heureusement, ainsi qu’on le sait déjà, j’ai dans les mains des pièces inédites de Lagrange, de d’Alembert, où les Mémoires de Condorcet étaient appréciés au moment même de leur publication. Ce sont ces appréciations que je mentionnerai. Condorcet se trouvera ainsi jugé par les hommes les plus compétents, et, ce qui en fait de mathématiques n’est pas une moindre garantie, par des contemporains.

Le premier ouvrage de Condorcet, son Calcul intégral, fut examiné par une commission académique, en mai 1765. Le rapport, rédigé par d’Alembert, se terminait ainsi :

« L’ouvrage annonce les plus grands talents, et le plus dignes d’être excités par l’approbation de l’Académie. »

Les eprits légers, superficiels, qui, sans avoir jamais jeté les yeux sur le travail de Condorcet, en parlent avec un risible dédain, pensent, sans doute, que le rapporteur de l’Académie le traita avec une coupable indugence. Il faudra, je les en avertis, qu’ils étendent la supposition à Lagrange, car ce grand géomètre écrivait à d’Alembert, à la date du 6 juilliet 1765 : « Le Calcul intégral de Condorcet m’a pau bien digne des éloges dont vous l’avez honoré. »

Mettons, d’ailleurs, les autorités de côté ; il n’en restera pas moins établi que cet ouvrage renferme les premières tentatives sérieuses, approfondies, qu’on faites sur les conditions d’intégrabilité des équations différentielles ordinaires de tous ordres, soit relativement à l’intégrale d’un ordre immédiatement inférieur, soit même relativement à l’intégrale définitive. N’est-ce pas là aussi qu’on trouve les germes de plusieurs importants travaux exécutés depuis sur les équations aux différences finies ?

Le volume de l’Académie des sciences de 1772 renferme le Mémoire dans lequel l’esprit inventif de Condorcet s’est manifesté avec le plus d’éclat. Les détracteurs aveugles ou systématiques du mérite mathématique de notre ancien secrétaire seront soumis encore ici à une bien rude épreuve, car je vais rapporter le jugement de Lagrange sur cette production :

« Le Mémoire est rempli d’idées sublimes et fécondes qui auraient pu fournir la matière de plusieurs ouvrages… Le dernier article m’a singulièrement plu par son élégance et par son utilité… Les séries récurrentes avaient déjà été si souvent traitées, qu’on eût dit cette matière épuisée. Cependant, voilà une nouvelle application de ces séries, plus importante, à mon avis, qu’aucune de celles qu’on en a déjà faites. Elle nous ouvre, pour ainsi dire, un nouveau champ pour la perfection du Calcul intégral. »

Sans sortir du cadre des mathématiques pures, je trouverais encore dans les collections académiques de Paris, de Berlin, de Bologne, de Pétersbourg, des travaux portant toujours sur les questions les plus difficiles de la science, et qui déposeraient également du talent distingué de notre ancien secrétaire ; mais je dois me hâter de signaler quelques applications de l’analyse, qui ne lui font pas moins d’honneur. J’avertis que, pour épuiser tout d’un coup ce sujet, je ne m’astreins pas à l’ordre des dates.

Quand on a réfléchi sur les difficultés de tout genre que les astronomes ont dû vaincre pour déterminer avec précision les orbites des planètes ; quand on a remarqué, de plus, que, les planètes étant constamment observables, il a été possible de faire concourir à cette recherche des positions prises à l’apogée, au périgée, et dans tous les points intermédiaires, on n’ose seulement pas concevoir l’espérance de jamais tracer dans l’espace la course de la plupart des comètes. Ces astres chevelus, après s’être montrés seulement quelques jours, vont, en effet, se perdre pendant des siècles dans l’immensité.

Un calcul analytique très-simple dissipe bientôt ces doutes. Il montre que, théoriquement parlant, trois observations sont plus que suffisantes pour déterminer l’orbite cométaire, supposée parabolique ; mais les éléments de cette orbite se trouvent tellement enlacés dans les équations, qu’il paraissait très-difficile de les en faire jaillir, sans des calculs d’une longueur rebutante.

Le problème, envisagé de ce point de vue, n’était pas convenablement résolu, même après que Newton, Fontaine, Euler, etc., en eurent fait le sujet de leurs recherches les plus assidues. Quand l’Académie de Berlin le proposa comme sujet de prix, les astronomes, au lieu d’employer les calculs de ces grands géomètres, se servaient encore de méthodes graphiques dans lesquelles figuraient des paraboles de carton de divers paramètres. Le but de l’Académie était clairement exprimé : elle voulait des procédés à la fois directs et faciles. Le prix devait être donné en 1774 ; il fut remis. En 1778, Condorcet le partagea avec M. Tempelhoff. « Votre belle pièce, écrivait Lagrange à notre confrère (le 8 juin 1778), aurait eu le prix tout entier, si elle avait contenu l’application de votre théorie à quelque comète particulière. Cette condition était dans le programme. » La condition y était effectivement, mais Condorcet avait, comme il le disait lui-même, une répugnance extrême pour les calculs « qui exigent beaucoup d’attention sans la captiver. » Chacun a déjà compris que j’ai voulu désigner les calculs numériques.

Dans le glorieux contingent de découvertes mathématiques dont le monde est redevable à la France, figure une branche de calcul, encore très-mal appréciée, malgré les services qu’elle a déjà rendus, malgré tous ceux qu’elle promet encore : c’est le calcul des probabilités.

Je n’hésite pas à placer la découverte du calcul des probabilités parmi les titres scientifiques de notre pays, malgré les tentatives qu’on paraît vouloir faire pour l’en dépouiller. Ériger en inventeurs de ce calcul les auteurs de quelques remarques numériques, sans exactitude, sur les diverses manières d’amener une certaine somme de points dans le jet simultané de trois dés, serait une prétention sans base ; des préjugés nationaux invétérés pourraient à peine l’excuser.

Malherbe, à soixante-treize ans, voulait se battre contre le jeune meurtrier de son fils. « Vous êtes trop vieux, lui disait-on. — Ne voyez-vous pas, répondit le poëte, que la partie est tout entière à mon avantage : je ne hasarde qu’un denier contre une pistole. » Cette repartie était plus fortement imprégnée des principes du futur calcul que les remarques dont on a voulu s’étayer en faveur d’un pays voisin. Cependant, quelqu’un s’avisa-t-il jamais de dire : Enfin Malherbe vint, et ouvrit de nouvelles voies aux mathématiques ? Les vrais, les incontestables inventeurs du calcul des probabilités, sont Pascal et Fermat.

Dans le nombre des éminents services que ce calcul a déjà rendus à l’humanité, il faut citer en première ligne l’abolition de la loterie et de plusieurs autres jeux, qui, eux aussi, étaient de déplorables piéges tendus à la cupidité, à la crédulité et à l’ignorance. Grâce aux principes évidents et simples sur lesquels la nouvelle analyse se fonde, il n’est pas aujourd’hui de moyens de déguiser la fraude dont les combinaisons financières seraient entachées. Les escomptes, les annuités, les tontines, les assurances de toute nature, n’ont plus rien d’obscur, de mystérieux.

Sur ce terrain, les applications des probabilités ont été admises sans trop de résistance. Mais lorsque Condorcet, à la suite de quelques essais de Nicolas Bernoulli, fit incursion, à l’aide du nouveau calcul, dans le domaine de la jurisprudence et des sciences morales ou politiques, un soulèvement presque général dut l’avertir que sa prise de possession n’aurait pas lieu sans un combat animé. À vrai dire, le combat dure encore. Pour le faire cesser, il faudrait, d’une part, que les géomètres consentissent à exposer les principes des probabilités en termes clairs, précis, dégagés autant que possible d’expressions techniques ; il faudrait, d’autre part, et ceci est bien plus difficile, amener la masse du public à reconnaître que l’appréciation de certaines matières très-complexes ne saurait être du domaine d’un premier aperçu ; qu’on ne doit pas se flatter de parler pertinemment de chiffres sans avoir au moins approfondi les principes de la numération ; enfin, qu’il existe des vérités, des connexions légitimes, en dehors de celles dont on a puisé les rudiments dans des impressions de jeunesse ou dans la lecture des ouvrages classiques. Pour comprendre que les tribunaux civils et criminels doivent être constitués de manière qu’un innocent coure très-peu de risques d’être condamné ; pour comprendre aussi que les chances d’une condamnation injuste seront d’autant moindres que le jugement devra être rendu à une plus grande majorité, il suffit des sentiments d’humanité les plus ordinaires et des simples lumières naturelles. Le problème devient plus compliqué, s’il s’agit de concilier la juste garantie qu’il faut assurer aux innocents, avec le besoin qu’éprouve la société de ne pas laisser échapper trop de coupables ; alors la simple raison ne conduit plus qu’à des résultats vagues ; le calcul seul peut leur donner de la précision.

Répétons-le, il y a, dans les décisions judiciaires, certaines faces, certains points de vue du ressort du calcul. En portant dans ce dédale le flambeau de l’analyse mathématique, Condorcet n’a pas seulement fait preuve de hardiesse : il a de plus ouvert une route entièrement nouvelle. En la parcourant d’un pas ferme, mais avec précaution, les géomètres doivent découvrir dans l’organisation sociale, judiciaire et politique des sociétés modernes, des anomalies qu’on n’a pas même soupçonnées jusqu’ici.

Il est de toute évidence que, dans ses incursions sur le domaine de la jurisprudence, le calcul des probabilités a uniquement pour objet de comparer numériquement les décisions obtenues à telle ou telle majorité ; de trouver les valeurs relatives de tel ou tel nombre de témoignages ; je puis donc signaler avec sévérité à la conscience publique les passages que La Harpe, dans sa Philosophie du xviiie siècle, a consacrés à ces applications des mathématiques. On y verra, j’ose le dire, avec stupéfaction, le rhéteur accuser notre confrère de vouloir toujours se passer de témoins, et même de preuves écrites ; de prétendre les remplacer avantageusement par des formules analytiques. Au lieu de lui renvoyer les expressions si peu académiques : c’est un emploi « souverainement ridicule de la science ; » c’est une conquête « extravagante de la philosophie révolutionnaire ; cela démontre qu’on peut délirer en mathématiques, » chacun s’affligera de voir qu’un homme d’un talent réel soit tombé dans de si incroyables erreurs. Ce sera, au reste, une nouvelle preuve qu’il n’est permis à personne, pas même aux académiciens, de parler impunément de ce qu’ils n’ont pas étudié.

Je l’avouerai, les écrits mathématiques de Condorcet manquent de cette clarté élégante qui distingue à un si haut degré les Mémoires d’Euler et de Lagrange. D’Alembert, qui, lui-même, sous ce rapport, n’était pas entièrement irréprochable, avait vivement engagé notre ancien secrétaire, mais sans grand succès, à songer un peu plus à ses lecteurs. En mars 1772 il écrivait à Lagrange : « Je voudrais bien que notre ami Condorcet, qui a de la sagacité, du génie, eût une autre manière de faire ; apparemment, il est dans la nature de son esprit de travailler dans ce genre. »

Une pareille excuse a plus de fondement qu’on ne serait peut-être disposé à le croire. Euler, d’Alembert, Lagrange, avec un égal génie mathématique, avaient, en effet, des manières de travailler entièrement différentes.

Euler calculait sans aucun effort apparent, comme les hommes respirent, comme les aigles se soutiennent dans les airs.

Dans une lettre que j’ai sous les yeux, datée de 1769, d’Alembert se dépeignait à Lagrange en ces termes : « Il n’est pas trop dans ma nature de m’occuper de la même chose fort longtemps de suite. Je la laisse et je la reprends, autant de fois qu’il me vient en fantaisie, sans me rebuter, et pour l’ordinaire cette opiniâtreté éparpillée me réussit. »

Une troisième manière du génie me semble bien caractérisée par ce passage que je copie dans une note manuscrite de l’auteur de la Mécanique analytique :

« Mes occupations se réduisent à cultiver la géométrie, tranquillement, et dans le silence. Comme je ne suis pas pressé et que je travaille plutôt pour mon plaisir que par devoir, je ressemble aux grands seigneurs qui bâtissent : je fais, défais et refais, jusqu’à ce que je sois passablement content de mes résultats, ce qui néanmoins arrive très-rarement. »

Il était bon peut-être de montrer que la variété, que l’individualité existent dans les recherches mathématiques comme en toute autre chose ; que les voies les plus diverses peuvent également conduire un homme supérieur à trouver, dans les attractions mutuelles des corps célestes, la cause du changement d’obliquité de l’écliptique, la cause de la précession des équinoxes, et celle des mouvements de libration de la lune.

On s’est demandé, avec un sentiment de surprise bien naturel, comment Condorect renonça si facilement aux succès que la carrière scientifique lui promettait, pour se jeter dans les discussions d’un intérêt souvent très-problématique de l’économie sociale, et dans l’arène ardente de la politique ! Si ce fut une faute, bien d’autres, hélas ! s’en sont aussi rendus coupables. En voici, au surplus, l’explication :

Convaincu de bonne heure que l’espèce humaine est indéfiniment perfectible, Condorcet (je copie) « regardait le soin de hâter ses progrès comme une des plus douces occupations, comme un des premiers devoirs de l’homme qui a fortifié sa raison par l’étude et par la méditation. »

Condorcet exprimait la même pensée en d’autres termes, lorsque, après la destitution de Turgot, il écrivait à Voltaire : « Nous avons fait un bien beau rêve, mais il a été trop court. Je vais me remettre à la géométrie. C’est bien froid de ne plus travailler que pour la gloriole, quand on s’est flatté quelque temps de travailler pour le bien public. »

J’oserai ne pas admettre cette distinction. La gloriole dont parle Condorcet va tout aussi directement au bénéfice de l’humanité que les recherches philosophiques, économiques, auxquelles notre confrère avait pris tant de goût dans la société de Turgot. Le bien qu’on fait par les sciences a même des racines plus profondes, plus étendues que celui qui nous vient de toute autre source. Il n’est pas sujet à ces fluctuations, à ces caprices soudains, à ces mouvements rétrogrades qui portent si souvent la perturbation dans la société. C’est devant le flambeau des sciences que se sont dissipés cent préjugés anciens et abrutissants, maladies invétérées du monde moral et intellectuel. Si, entraîné jusqu’au paradoxe par une très-légitime douleur, Condorcet a voulu insinuer que les découvertes scientifiques n’ont jamais une influence directe et immédiate sur les événements du monde politique, je combattrai aussi cette thèse, sans même avoir besoin d’évoquer les noms retentissants de boussole, de poudre à canon, de machine à vapeur. Je prendrai un fait entre mille, pour montrer l’immense rôle qu’ont souvent joué les plus modestes inventions.

C’était dans l’année 1746. Le prétendant avait débarqué en Écosse, et la France lui envoyait de puissants secours. Le convoi français et l’escadre anglaise se croisent pendant une nuit très-obscure. Les vigies les plus exercées sont muettes ; elles ne voient, ne signalent absolument rien ; mais en quittant Londres, l’amiral Knowles, malheureusement pour la France et pour son allié, s’était muni d’une lunette de construction récente et fort simple, connue depuis sous le nom de lunette de nuit ; d’une lunette dans laquelle l’artiste avait complétement sacrifié le grossissement à la clarté. Ce nouvel instrument lui dessine vers l’horizon les silhouettes de nombreux navires ; il les poursuit, les atteint, les enlève : l’humble lunette de nuit vient de décider à jamais de la destinée des Stuarts.

Je ne sais, mais n’aurons-nous pas donné une explication assez naturelle de la tristesse qu’éprouvait Condorcet en revenant aux mathématiques, si nous remarquons que les géomètres les plus illustres eux-mêmes se montraient alors découragés. Ils se croyaient arrivés aux dernières limites de ces sciences. Jugez-en par ce passage que je copie dans une lettre de Lagrange à d’Alembert : « Il me semble que la mine est déjà trop profonde, et qu’à moins qu’on ne découvre de nouveaux filons, il faudra tôt ou tard l’abandonner. La chimie et la physique offrent maintenant des richesses plus brillantes et d’une exploitation plus facile. Aussi le goût du siècle paraît-il entièrement tourné de ce côté-là. Il n’est pas impossible que les places de géométrie, dans les académies, deviennent un jour ce que sont actuellement les chaires d’arabe dans les universités. »