Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 137-145).
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NOMINATION DE CONDORCET À L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — SON VOYAGE À FERNEY. — SES RELATIONS AVEC VOLTAIRE.


J’apprends, par une lettre de d’Alembert à L’arrange, que Condorcet aurait pu entrer à l’Académie en 1768, à l’âge de vingt-cinq ans ; ses parents ne le voulurent point. Faire des sciences son occupation officielle, son occupation principale, c’était à leurs yeux déroger.

Condorcet fut reçu en 1769. Sa famille s’était rendue, plutôt par lassitude que par conviction ; car six ans après, Condorcet, déjà secrétaire perpétuel de l’Académie, écrivait à Turgot : « Soyez favorable à M. Thouvenel ; c’est le seul de mes parents qui me pardonne de ne pas être capitaine de cavalerie. »

Je dois ranger parmi les premiers travaux académiques de Condorcet, un Mémoire inédit sur la meilleure organisation des sociétés savantes. Ce travail était destiné au gouvernement espagnol. Dominé par le besoin de calmer les susceptibilités de la cour de Madrid, l’auteur a rétréci outre mesure certaines faces de la question ; mais on y trouve des vues générales, fruit d’une expérience éclairée, et quelques anecdotes curieuses qui donnent la clef, jusqu’ici ignorée, de diverses prescriptions de nos anciens règlements académiques.

Il aurait fallu méconnaître entièrement l’Espagne du xviiie siècle pour songer à y établir une académie où les Médina Celi, les d’Ossuna, etc., considérés uniquement comme partie de la grandessa, n’auraient pas trouvé leur place. Condorcet faisait cette concession : il créait des membres honoraires, mais en stipulant une égalité de droits, de prérogatives, qui pouvait, suivant notre confrère, « relever les académiciens aux yeux du public, et peut-être à leurs propres yeux, car les savants eux-mêmes ne sont pas toujours philosophes. » « Enfin, disait Condorcet, pour que ce mélange de gens de qualité qui aiment les sciences, et de savants voués à leurs progrès, soit agréable aux uns et aux autres, il doit rappeler ce mot de Louis XIV : Savez-vous pourquoi Racine et M. de Cavoye, que vous voyez là-bas, se trouvent si bien ensemble ? Racine avec Cavoye se croit homme de cour ; Cavoye avec Racine se croit homme d’esprit. »

Peut-être me saurez-vous quelque gré si je divulgue ici, d’après le manuscrit de Condorcet, l’origine d’un article de la première charte de notre compagnie, article relatif aussi à la nomination des grands seigneurs.

« Lorsqu’on introduisit, dit notre confrère, des honoraires dans l’Académie des sciences, Fontenelle, voulant éviter qu’ils ne dégoûtassent les vrais savants par des hauteurs, par l’abus du crédit, imagina, comme une sorte de compensation, de faire mettre dans les règlements que la classe des honoraires serait la seule où les moines pourraient être admis. »

Dans l’espoir de décider les autorités espagnoles à ne jamais se régler, pour les choix, sur les principes religieux des candidats, Condorcet leur posait cette question : « Croyez-vous qu’une académie composée de l’athée Aristote, du brahme Pythagore, du musulman Alhasen, du catholique Descartes, du janséniste Pascal, de l’ultramontain Cassini, du calviniste Huygens, de l’anglican Bacon, de l’arien Newton, du déiste Leibnitz, n’en eût point valu une autre ? Pensez-vous qu’en pareille compagnie on ne se serait pas entendu parfaitement en géométrie, en physique, et que personne s’y fût amusé à parler d’autre chose ? »

Condorcet ne songeait pas à Madrid seulement en demandant, pour le directeur de l’Académie, une grande autorité et de larges prérogatives. Il voulait, ce sont ses propres expressions, « délivrer les savants de l’affront le plus propre à les dégoûter : celui d’être protégés par des subalternes. » C’est là, en effet, une plaie de tous les temps et de tous les pays.

Si le Mémoire de Condorcet voit jamais le jour, peut-être trouvera-t-on qu’il s’est prononcé d’une manière trop absolue contre l’admission des étrangers parmi les membres résidents des académies. En pareil cas, l’histoire dira, à la décharge de notre confrère, qu’au moment où il écrivait, le gouvernement français prodiguait ses faveurs à des étrangers médiocres, et négligeait des hommes supérieurs nés dans le pays. Elle montrera, par exemple, un Italien, Boscowich, pourvu d’une immense pension par les mêmes ministres qui refusaient à d’Alembert, malgré son génie et l’autorité des règlements, la réversibilité de 1200 livres de rente provenant de la succession de Clairaut. On verra, enfin, chose incroyable, ce même personnage que Lagrange et d’Alembert traitaient avec le plus grand dédain dans les lettres que j’ai sous les yeux, vouloir entrer à l’Académie sans attendre une vacance, et être sur le point de réussir, grâce à l’admiration niaise qu’on a constamment professée dans cette capitale, pour tout homme dont le nom à une terminaison étrangère.

Jusqu’en 1770, Condorcet avait paru vouloir se borner exclusivement aux études mathématiques et économiques. À partir de cette année, il se jeta aussi dans le tourbillon littéraire. Personne n’hésitera sur la cause de cette résolution, quand on aura remarqué qu’elle suivit de trèsprès, par la date, le voyage que d’Alembert et Condorcet firent à Ferney.

À son retour, le jeune académicien de vingt-sept ans écrivait à Turgot, intendant du Limousin : « J’ai trouvé Voltaire si plein d’activité et d’esprit qu’on serait tenté de le croire immortel, si un peu d’injustice envers Rousseau, et trop de sensibilité au sujet des sottises de Fréron, ne faisaient apercevoir qu’il est homme… » À l’occasion de quelques articles du Dictionnaire philosophique, alors inédit, articles dont l’importance ou l’originalité pouvaient être l’objet d’un doute, Condorcet disait dans une lettre : « Voltaire travaille moins pour sa gloire que pour sa cause. Il ne faut pas le juger comme philosophe, mais comme apôtre. »

Certains travaux de Voltaire pouvaient-ils être appréciés avec plus de mesure, de goût, de délicatesse ?

Le malheureux Gilbert disait dans sa célèbre épître :


Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante.


Le poëte avait circonscrit son accusation ; cent prosateurs se chargèrent de la généraliser. Voltaire devint une sorte de Dalaï-Lama du monde intellectuel. Ses amis furent des courtisans dépourvus de dignité, dévoués aveuglément aux caprices du maître, et quêtant par des éloges outrés, par des complaisances sans bornes, une de ces lettres datées de Ferney, qui semblaient dans le monde un gage certain d’immortalité. En ce qui touche Condorcet, il suffira de quelques guillemets pour renverser tout cet échafaudage d’accusations flétrissantes.

Madame Necker reçut en 1776 des vers très-louangeurs de Voltaire. Son mari, successeur de Turgot au contrôle général des finances, avait aussi dans ces vers une large part d’éloges. Tout cela était assurément sans conséquence ; mais le rigorisme de Condorcet s’en émut ; il crut y voir un acte de faiblesse, dont la réputation du célèbre philosophe devait souffrir ; son inquiétude, son déplaisir débordèrent alors en termes d’une incroyable amertume :

« Je suis fâché de ces vers. Vous ne savez pas assez quel est le poids de votre nom… Vous ressemblez aux gens qui vont applaudir Arlequin quand il y a relâche à Zaïre… Je ne connais votre pièce que par ouï-dire ; mais ceux qui l’ont lue m’assurent qu’à propos de M. et Mme L’Enveloppe (M. et Mme Necker) vous parlez de Caton. Cela me rappelle un jeune étranger qui me disait : J’ai vu trois grands hommes en France : M. de Voltaire, M. d’Alembert et M. l’abbé de Voisenon. »

Un seul exemple d’indépendance, de loyale franchise, ne suffirait pas ; qu’on me permette d’autres citations.

Voltaire voulait faire jouer à Paris la tragédie qu’il avait composée dans son extrême vieillesse : Irène. Condorcet, craignant un échec, résistait aux instances pressantes qui lui arrivaient de Ferney, en s’appuyant sur des critiques judicieuses et fermes, tempérées par des paroles respectueuses à travers lesquelles on découvre toujours le disciple s’adressant à son maître. Voici, par exemple, ce que je lis dans une lettre de la fin de 1777 : « Songez, Monsieur, songez que vous nous avez accoutumés à la perfection dans les mouvements, dans les caractères, comme Racine nous avait accoutumés à la perfection dans le style… Si nous sommes sévères, c’est votre faute. »

Condorcet était un profond géomètre. Il appartenait à cette classe d’hommes d’études qui, sur la foi de quelques ana, n’assistent à la représentation des plus belles tragédies de Corneille, de Racine, que pour s’écrier à chaque scène : Qu’est-ce que cela prouve ? Voltaire devait donc tenir peu de compte des remarques d’un critique si incompétent. Écoutez, et jugez :

Ferney, le 12 janvier 1778.


« Mon philosophe universel, vos lumières m’étonnent, et votre amitié m’est de jour en jour plus chère. Je suis affligé et honteux d’avoir été d’un autre avis que vous, sur la dernière tentative d’un vieillard de quatre-vingt-quatre ans. J’avais cru, sur la foi de quelques pleurs que j’ai vu répandre à des personnes qui savent lire et se passionner sans chercher la passion, que si mon esquisse était avec le temps bien peinte et bien coloriée, elle pourrait produire à Paris un effet heureux. Je me suis malheureusement trompé. Je conviens d’une grande partie des vérités que vous avez la bonté de me dire, et je m’en dis bien d’autres à moi-même. Je travaillais à faire un tableau de ce croquis, lorsque vos critiques, dictées par l’amitié et par la raison, sont venues augmenter mes doutes. On ne fait rien de bien dans les arts d’imagination et de goût, sans le secours d’un ami éclairé. »


Je sens que j’insiste peut-être trop sur un point de la vie de Condorcet qui déjà doit vous paraître suffisamment éclairci. Cependant, j’éprouve l’invincible besoin de faire une troisième et dernière citation : c’est que, dans ce nouveau cas, la franchise de Condorcet s’éleva à la hauteur d’une belle et noble action.

Voltaire et Montesquieu ne s’étaient point aimés. Montesquieu l’avait même trop laissé paraître. Voltaire s’irrite de quelques brochures qu’on publie à ce sujet et rédige à Ferney, contre l’Esprit des Lois, des articles qu’il adresse à ses amis de Paris, en leur demandant de les publier. Condorcet ne cède point aux instances, quelque impérieuses qu’elles soient, de l’illustre vieillard. « Ne voyez-vous pas, lui mande-t-il, qu’on rapprocherait ce que vous dites aujourd’hui de Montesquieu, des éloges que vous lui avez donnés autrefois ? Ses admirateurs, blessés de la manière dont vous relevez quelques citations erronées, iraient chercher dans vos ouvrages des inadvertances semblables, et il serait impossible qu’on n’en découvrît pas. César, racontant ses propres campagnes dans les Commentaires, a bien commis lui-même des inexactitudes… Vous me pardonnerez, je l’espère, de ne pas adopter un avis auquel vous paraissez tenir beaucoup. Mon attachement me commande de vous dire ce qui sera avantageux, et non ce qui pourrait vous plaire. Si je vous aimais moins, je n’aurais pas le courage de vous contredire. Je sais les torts de Montesquieu ; il est digne de vous de les oublier. »

Ce langage loyal et noble redressera bien des fausses idées. Qui maintenant oserait dire que les philosophes du xviiie siècle s’étaient faits, en quelque sorte, les hommes liges de Voltaire ? La courte réponse de l’illustre vieillard aux remontrances de Condorcet, ne sera pas un document moins précieux dans l’histoire de notre littérature. Je ne commettrai pas la faute de la laisser enfouie dans mon portefeuille ; la voici :


« Il n’y a pas un mot à répondre à ce qu’un vrai philosophe m’a écrit le 20 juin. Je l’en remercie très-sincèrement. On voit toujours mal les choses quand on les voit de trop loin. Il ne faut jamais rougir d’aller à l’école, eût-on l’âge de Matussalem… Je vous renouvelle ma reconnaissance. »