Commentaire de la logique d’Aristote/4
Librairie Louis Vivès (5p. 163-173).
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TRAITÉ IV. Du PRÉDICAMENT DE LA QUALITÉ.

Chapitre I : Ce que c’est que la qualité en général. modifier

Nous allons parler maintenant du prédicament de la qualité. On dé finit ainsi la qualité: la qualité est ce qui sert à qualifier. Il faut sa voir que les prédicaments ne peuvent pas être définis. En effet, comme on met dans la définition le genre et la différence de la chose définie, et que les genres les plus généraux, tels que la substance, la quantité, la qualité, n’ont pas de genre au-dessus d’eux, comme on l’a dit, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas être définis. Ils peuvent néanmoins être décrits et expliqués par le moyen de certaines choses qui nous sont plus connues. Il faut observer, ainsi qu’on peut le déduire de ce qui a été dit, que notre intelligence abstrait non seulement l’universel du particulier, mais encore la forme du sujet de cette forme. Car il conçoit l’humanité sans concevoir précisément l’être revêtu de l’humanité, c’est-à-dire l’homme, en qui se trouve non seulement l’humanité, mais encore plusieurs autres êtres, tels que la blancheur et autres. Il conçoit de la même manière la blancheur en l’abstrayant de son sujet que nous appelons blanc. C’est pourquoi, bien que la blancheur ne se rencontre pas sans sujet, l’intellect la conçoit néanmoins en l’abs trayant du sujet, qui reste en dehors de la conception, et c’est pour cela qu’elle appartient plutôt à l’intellect agissant dans l’abstrait que dans le concret, et comme nos connaissances nous viennent des sens, les choses les moins sensibles nous sont aussi les moins connues. Or, les choses abstraites, comme on l’a dit, sont moins sensibles, c’est donc avec convenance que nous arrivons à en acquérir la connaissance par les choses concrètes comme étant connues antérieurement. On a donc bien donné la notion de la qualité qui est abstraite par l’être qualifié, en disant: la qualité est ce qui sert à qualifier. Il faut savoir qu’il existe une différence entre la qualité et les autres accidents, car le concret s’y dit de l’abstrait. En effet, nous disons: cette ligne est grande ce qui n’arrive pas dans les autres prédicaments des accidents; car on ne peut pas dire cette blancheur a telle qualité, c’est pour cela que la quantité dans l’abstrait n’est pas définie, mais décrite par le concret. Car si une chose se dit de l’autre et réciproque- ment, il y aura une chose mal connue comme le reste. Telle est la description de la qualité.

Chapitre II : De la première espèce de qualité, qui est l’habitude et la disposition. modifier

Il y a quatre espèces de qualités qui sont les genres subalternes. La première est l’habitude ou la disposition. Sur quoi il faut savoir que la disposition est le genre par rapport à l’habitude. Car toute habitude est disposition, mais toute disposition n’est pas habitude, parce que la qualité facilement mobile est disposition, et non pour tant habitude. C’est pourquoi si l’on prend la disposition pour la qua lité qui est facilement mobile, elle est alors une espèce de qualité condivise avec l’habitude. Si, au contraire, la disposition est prise en tant qu’elle se dit soit de la qualité facilement mobile ou de celle qui est difficilement mobile, alors elle est genre relativement à l’habitude et à la disposition qui se divise avec l’habitude. Or, l’habitude se définit ainsi, V Métaph.: "L’habitude est une disposition par laquelle on est disposé bien ou mal, soit par rapport à soi, soit par rapport à autre chose. » Pour comprendre cette définition, il faut sa voir que la disposition est l’ordre d’une chose qui a des parties non seulement quantitatives, mais encore essentielles ou potentielles. C’est pourquoi l’ordre de ces parties entre elles, ou relativement à autre chose, s’appelle disposition. Plusieurs choses sont requises pour l’habitude, soit que ce soit des parties, des puissances ou des actes qui sont respectivement commensurables de diverses manières, de sorte qu’on puisse trouver en elles un certain moyen de commensuration mitoyen, et un tel moyen s’appelle habitude. Par exemple, la santé est la mesure des humeurs respectivement et diversement commensurables, lesquelles néanmoins sont ramenées à la santé comme à un moyen déterminé de commensuration, et c’est pour cela que la santé est une habitude. Car comme les qualités élémentatives se mesurent dans les éléments suivant un seul mode et non suivant plusieurs, il n’y a pas pour cette raison en eux habitude. C’est donc avec raison que l’on dit que l’habitude est une disposition ou un ordre des parties diversement commensurables bien ou mal, c’est-à-dire suivant un mode mitoyen déterminé. Mais, comme on dit par rapport à soi ou à quelque autre chose, il faut savoir qu’il y a une double habitude; l’une, qui est la disposition de la chose suivant le mode et la nature de la chose intrinsèquement, suivant que les parties naturelles se me surent respectivement suivant un mode mitoyen, comme on l’a dit de la santé, qui est la mesure légitime dans quatre humeurs. De même la beauté qui est la légitime commensuration des membres, et c’est là ce qui est appelé dans la définition, habitude par rapport à soi. Le se- coud mode d’habitude est la disposition de la chose relativement à la fin; et comme la fin des puissances se trouve être les opérations, le mode mitoyen se détermine suivant qu’elles sont bien ou mal ordonnées à l’égard de leurs opérations, comme sont les vertus et les vices; et c’est pour cela que dans la définition de l’habitude on dit, soit par rapport à autre chose, c’est-à-dire, la fin, et ces habitudes sont difficilement mobiles. En effet, une habitude vertueuse qui se contracte par la répétition des actes, n’est pas pour cette raison facilement mobile, tandis que celui qui n’aurait contracté que par un petit nombre d’actes un commencement de disposition ou d’habitude pour la vertu, serait dit avoir une disposition facilement mobile en parlant de la dis position non en tant qu’elle est genre par rapport à l’habitude, mais suivant qu’elle est une espèce condivise à elle-même; c’est là la première espèce de la qualité, etc.

Chapitre III : De la seconde espèce de la qualité qui est la puissance ou l’impuissance naturelle. modifier

La seconde espèce de la qualité est la puissance ou l’impuissance naturelle de faire ou de souffrir facilement quelque chose. Pour concevoir cette espèce de la qualité, il faut savoir que la puissance peut se prendre de deux manières. La première comme étant des transcendants. En effet, la puissance et l’acte se partagent tout l’être, comme on le voit, V de la Métaph., et dans le genre où il y a acte il y a aussi puissance. Car si la ligne en acte est dans le genre de la quantité, elle est aussi en puissance dans ce même genre. Ce n’est pas de cette puissance que nous voulons parler pour le moment. La puissance se prend dans un autre sens suivant qu’elle est le principe de transmutation d’une chose comme telle, ou le principe de transmutation d’un état en un autre. Il faut remarquer que de même qu’un agent artificiel a besoin d’un instrument pour agir, et ne peut à raison des bornes de sa force avoir en même temps ce qui en lui et dans l’instrument est nécessaire pour agir, ainsi nulle substance créée ne peut être par soi un principe suffisant d’action et d’être; c’est pourquoi il faut en elle un autre principe qui ait immédiatement trait à l’opération, et c’est ce principe que nous appelons puissance. S’il est actif comme sont les puissances nutritives dans l’être animé, il est appelé puissance active, laquelle est le principe de transmutation d’une chose en tant que telle. Et je dis en tant que telle, car rien ne peut être en même temps actif et passif à l’égard d’une même chose. Si, au con traire, ce principe est passif, comme sont les puissances sensitives dans l’animal, il est alors le principe de transmutation d’une chose en tant qu’elle est autre chose; à cette espèce de la qualité appartiennent le dur, le mou, l’athlète, le coureur et autres choses semblables. De sorte que l’athlète n’est pas pris de l’art du pugilat, parce que alors il serait dans la première espèce de la qualité, mais bien pour la puissance naturelle; telle est la seconde espèce de la qualité.

Chapitre IV : De la troisième espèce de la qualité, qui est la passion ou la qualité passible. modifier

La troisième espèce de la qualité s’appelle passion, ou qualité passible. Il faut observer que la passion, étant dans le mouvement, est un des dix prédicaments, et de cette manière elle n’est pas prise pour une passion, mais elle est appelée passion ou qualité passible, parce qu’elle est occasionnée par quelque passion prise dans le premier sens, ou parce qu’elle en produit quelqu’une. Par exemple, la chaleur et le froid sont appelés des qualités passibles, parce qu’ils produisent dans le sens du tact une certaine passion. Mais la blancheur et la noirceur sont appelées qualités passibles, parce qu’elles sont produites par quelques passions accidentelles. En effet, les Ethiopiens sont noirs à cause de l’intensité de la chaleur qui agit sur leurs corps, et les Germains sont blancs à raison du froid, quoiqu’on puisse appeler qualités passibles la blancheur et la noirceur, parce qu’elles produisent une passion dans le sens de la vue, car voir c’est supporter quelque chose. Sur quoi il faut observer que, bien que certains êtres ne soient pas constitués quat à l’espèce par quelque chose d’extrinsèque, ce n’est pas de leur essence et ils sont distingués par eux-mêmes, comme on le voit dans les choses simples. La blancheur, en effet, se distingue réellement par elle-même de la noirceur ou de toute autre partie intrinsèque à elle-même, comme l’homme se distingue du cheval et réciproquement par leurs formes; car rien d’extrinsèque, qui soit un caractère de l’essence de la chose, ne constitue ou ne distingue spécifiquement une chose d’une autre. Rien néanmoins n’empêche que quelquefois certaines choses soient distinguées par des causes extrinsèque, à savoir par la cause filiale ou efficiente. Comme nous disons que les puissances sont distinguées par les actes -comme par des fins, et les actes par les objets, comme par les causes efficientes, et quoique de cette manière les choses extrinsèques qui opèrent la distinction ne soient pas de l’essence des choses distinguées, néanmoins leur raison spécifique se connaît par ces distinctions. En effet, la puissance est définie par les actes, parce qu’elle est un principe de transmutation, ainsi qu’il a été dit, comme par la manifestation de sa raison spécifique, et les actes sont définis par les objets ainsi que nous le disons, parce que voir c’est avoir la vue mue par la couleur. Il en est ainsi dans l’exemple proposé. Quoique, en effet, la passion et la qualité passible, comme formes simples, soient par elles-mêmes dans l’être spécifique, certaines néanmoins sont définies par les actes comme par des fins, parce qu’elles doivent produire la passion dans le sens, quelquefois, il est vrai, par les causes efficientes, parce qu’elles doivent être produites par les passions. Or la passion et la qualité passible diffèrent en ce que la passion passe vite; comme la rougeur produite par la pudeur, et la pâleur qui provient de la crainte sont appelées passions, parce qu’elles passent vite; on n’appelle pas rouge ou pâle dans la langue grecque a raison de cette rougeur ou de cette pâleur, quoi que peut-être il n’en soit pas ainsi dans la nôtre, mais dans le moment présent on appelle rouge celui qui est sous l’impression de la honte, et pâle celui qui éprouve de la crainte; et comme la colère, l’amour, la haine et autres sentiments semblables, qu’Aristote appelle des passions, se produisent avec quelque passion et une certaine transmutation du corps et durent peu, elles sont classées dans cette catégorie de passions. On appelle, au contraire, qualité passible celle qui ne passe pas rapidement, comme il a été dit du froid et de la chaleur. Mais si la colère, l’amour, la haine et tout ce qu’Aristote appelle passions relativement à l’âme, duraient longtemps, on les nommerait qualités passibles.

Chapitre V : De la quatrième espèce de la qualité, qui est la forme, ou la figure constante dans une chose. modifier

La quatrième espèce de la qualité est la forme ou figure constante d’une chose. Il faut savoir que la forme peut se prendre de deux manières. La première comme un acte, et ainsi elle appartient aux transcendants, parce qu’elle se trouve dans plusieurs prédicaments. La forme est encore des transcendants, parce qu’elle se trouve dans le prédicament de la substance, de la quantité et de la qualité et autres, et ce n’est pas dans ce sens qu’elle se prend ici. Pour comprendre ce qui provient ici de la forme, occupons-nous d’abord de la figure qui nous est plus connue. Sur ce il faut savoir, qu’ainsi qu’il a été dit plus haut, le propre de tout le prédicament de la quantité est l’affirmation de l’égalité ou de l’inégalité à son égard. D’où elle-même d’abord, et secondairement toute chose est affectée de grandeur. La raison de cela c’est que l’on appelle le propre d’une chose ce qui est produit immédiatement par les principes de son essence; mais comme, en supposant deux quantités de même espèce, il s’ensuit immédiate ment qu’elles sont égales ou inégales, cette conséquence se manifeste comme l’effet immédiat des principes essentiels. Donc l’égalité ou l’inégalité de la quantité, à quelque degré qu’elles se produisent dans le genre de la relation, sont néanmoins le propre de la quantité. Il en est donc ainsi de la figure par rapport à la quantité continue ayant une position, telles que la ligne, la surface, le corps et le lieu. Car il est de la ligne d’être droite, courbe; de la surface d’être triangulaire, quadrangulaire, ainsi de suite; du corps d’être pyramidal, cubique et ainsi de suite; pour le lieu pris matériellement, sa figure change suivant ce qu’il contient. Or, toutes ces choses sont des figures qui appartiennent à la quatrième espèce de la qualité. Car la figure n’est pas une quantité, mais une qualité produite immédiatement par les espèces ci-dessus de la quantité. C’est pour cela que la figure nous fait mieux connaître la substance tant individuelle que spécifique, que tout autre accident. Or, la quantité, quoique le fondement des autres accidents, suit néanmoins la matière, et comme la matière par elle-même n'est pas une cause de cognition, mais bien la seule forme, il s’ensuit que la quantité ne nous fait pas bien connaître la substance où elle se trouve. Mais comme la figure est quelque chose de formel, et comme la forme a trait d’une manière absolue et immédiate à la quantité qui ne peut être complétée par elle-même, ainsi qu’il a été dit, ce qui n’a pas lieu pour les autres espèces de la quantité, il en résulte que la figure nous fait plus parfaitement connaître la substance, comme on le voit clairement dans les figures sculptées des hommes et des animaux; tel est ce qui concerne la figure; pour ce qui est de la forme dans le sens où elle est prise ici, elle diffère de la figure, quoiqu’elles appartiennent l’une et l’autre au même genre. Car, ainsi que nous l’avons dit, la figure suit la quantité continue ayant une position, tandis que la forme suit l’âme dans certains sacrements. En effet, il y a un caractère imprimé dans l’essence de l’âme par la réception de certains sacrements, lequel sert à distinguer ceux qui ont reçu et ceux qui n’ont pas reçu ce sacrement; ainsi la forme qui est dans la quatrième espèce de la qualité, ne pourrait pas être appelée figure, parce qu’il n’y a pas de quantité continue. Il en est néanmoins qui disent que toute figure peut être appelée forme, et que ces deux choses sont comme synonymes.

Chapitre VI : De la qualité et de ses conditions d’après ses trois modes. modifier

Quel vient de qualité. Pour comprendre ceci il faut savoir que dans tous les prédicaments il y a deux modes d’intellection et de signification, l’un abstrait et l’autre concret. Car tout ce que nous concevons ou connaissons ut quo est, est habitude, ou, ut quod est, est l’être qui en est revêtu. En effet, l’humanité se comprend comme une chose par quoi est quelque chose, c’est par l’humanité que l’homme est homme. Il en est de même de la blancheur; en effet, c’est par l blancheur qu’une chose est blanche, et l’homme et la blancheur se conçoivent ut quod est, et comme ayant l’humanité et comme ayant la blancheur. Le quale s’explique ainsi: le quale est ce qui est dénommé suivant la qualité. Il faut savoir que logiquement blanc est dénommé par la blancheur, mais non vice versa, car les choses vraiment dénominatives doivent avoir trois propriétés, la première c’est de s’accorder dans les termes avec la chose qui les dénomme, comme dans le principe, la seconde de différer dans la fin, la troisième de signifier la même chose, l’une cependant ut quo aliquid est, l’autre ut quod est, et comme possédant, ainsi qu’il y a lieu pour la blancheur. En effet, blancheur et blanc s’accordent dans le principe quant au terme, et diffèrent à la fin, et signifient la même chose, quoique de différentes manières. II faut savoir que certaines choses qualia possèdent parfaitement ces trois propriétés, comme blanc, et d’autres qui diffèrent des choses qui les dénomment dans la signification, comme coureur, athlète, en tant qu’elles sont dans la seconde espèce de la qualité. En effet, le coureur et l’athlète sont dénommés par la course et le pugilat et non par la puissance, car une telle puissance n’a pas de nom, ou ils sont dénommés par la course et le combat qui ne sont pas dans la seconde espèce de la qualité, c’est pour cela qu’ils ne s’accordent pas dans la signification avec les choses qui servent à les dé nommer. Il est d’autres qualia qui sont appelés dénominatifs, lesquels ne- s’accordent avec les choses qui les dénomment, ni dans le terme, ni dans le principe, ni dans la fin, ni dans la signification, comme quand on dit studieux à raison de la vertu. Ainsi ces deux derniers modes du qualis sont appelés diminutifs, parce qu’ils ne se disent pas dénominativement d’une manière parfaite; voilà ce qui regarde la qualité.

Chapitre VII : Des communautés et des propriétés de la qualité. modifier

Il y a contrariété dans la qualité, mais non dans toute. Nous avons dit dans le prédicament de la substance comment il faut entendre ceci. Or, Aristote dit que l’on doute si la qualité prend le plus et le moins, mais il n’en est pas de même du qualis, car on doute si la justice est quelque chose de plus ou de moins, mais on n’a pas ce doute sur le juste, qui est appelé justior ou plus juste. Nous avons dit au même endroit comment il faut l’entendre. Le propre de la qua lité consiste à être dit par rapport à elle semblable ou dissemblable, ce que nous avons expliqué dans le prédicament de la quantité, etc.