Chapitre VIII

RÉQUISITION RÉVOLUTIONNAIRE


Les procédés de réquisition incohérents, dont usèrent, dès le début de la grève, les bandes de sans-travail, avaient été utiles pour donner l’orientation, mais ils étaient insuffisants et incertains. Il y fut substitué, grâce à l’initiative des organismes syndicaux, une méthode rationnelle de répartition qui, quoique rudimentaire, fut passablement satisfaisante.

Cette initiative s’imposait. Si les syndicats (qui se proclamaient aptes à réorganiser de fond en comble la société) eussent laissé le gouvernement veiller seul à l’approvisionnement, ils eussent été rapidement frappés de discrédit. Leur incapacité comparée à l’action du gouvernement aurait redonné du prestige à celui-ci et prouvé qu’il n’était pas aussi inutile et nuisible que le prétendaient ses détracteurs.

Les syndicats, tout en enrayant les efforts d’alimentation du pouvoir, organisèrent un système concurrent qui, tout informe qu’il fût, était supérieur. Cette supériorité, les tendances communistes la firent apparaître : tandis que le gouvernement s’en tenait forcément au système commercial, ou tout au plus faisait la charité à ceux qui étaient dénués de numéraire, les syndicats pratiquaient une répartition égalitaire qui s’inspirait des principes de solidarité.

Leur premier soin fut de s’agglomérer la masse non encore syndiquée, car rares étaient les groupements qui comprenaient, sinon l’unanimité, mais même la majorité des membres de la corporation.

Jusque-là, les syndicats avaient, à de rares exceptions, groupé seulement l’élite ouvrière, qui bataillait pour l’amélioration générale et faisait bénéficier de ses efforts les êtres passifs, les non-syndiqués.

Tout en soutenant, cette fois encore, le poids de la lutte et tout en continuant à prendre les responsabilités de la bataille engagée, la minorité agissante appelait à elle les non-syndiqués ; elle ne les appelait pas au péril, mais à la répartition.

Des manifestes avisèrent donc tous les travailleurs, encore inorganisés, d’avoir à se faire inscrire à leur syndicat respectif, afin de pouvoir participer, sur le pied d’égalité, aux répartitions alimentaires qui allaient s’effectuer par l’entremise des organisations ouvrières.

Ces distributions de victuailles ne se firent pas avec un rigorisme étroit. D’autres que les syndiqués en bénéficièrent, des intellectuels, des commerçants, des artisans. Ceux-ci se trouvaient encore en marge de l’organisation syndicale parce qu’elle avait été, dans le passé, une organisation de combat ; mais ils allaient y trouver leur place, maintenant qu’elle serait transformée en organisme social.


Les syndicats de l’alimentation se constituèrent en commissions d’approvisionnement. Les réserves des grandes maisons de commerce, les dépôts, les magasins de gros, furent mis à contribution et c’est ainsi que les coopératives et les cuisines communistes, — installées dans les locaux de restaurants, et de marchands de vin, — purent faire des distributions et suffire en partie à la consommation.

Avec l’esprit de solidarité qui animait les organisations syndicales, la première pensée fut pour les malades et on eût le soin de réserver, pour eux, les morceaux les meilleurs, la rare viande de boucherie.

Dans les hôpitaux, les malades ne pâtissaient d’ailleurs pas de la grève, le personnel qui les soignait étant resté en fonctions. Mais, il est bien probable que s’il n’y eût eu, pour les alimenter, eux et le personnel, que l’Assistance publique, les uns et les autres eussent fait maigre chère.

Les ouvriers boulangers avaient été des premiers à faire grève ; ils furent aussi, étant donné que le pain est à la base de l’alimentation parisienne, des premiers à reprendre le travail, — mais à des conditions très précises. Ils acceptèrent de recommencer, provisoirement, à pétrir, comme devant, chez les patrons qui consentirent à distribuer gratuitement le pain à tous ceux qui ne pourraient le payer ; chez ceux qui ne voulurent pas souscrire à cette obligation, la grève continua ; ceux qui l’acceptèrent eurent l’habileté de se rattraper sur les riches, en leur vendant le pain plus cher.

En outre, les ouvriers boulangers, par équipes se succédant sans discontinuer, travaillèrent dans les coopératives de consommation et les boulangeries ouvrières ; de plus, il fut pris possession des grandes boulangeries patronales, à pétrins mécaniques, et des usines de panification telles que la grande fabrique de pain de La Villette où se pouvaient cuire, en vingt-quatre heures, quelque cent mille pains de quatre livres. Pour se procurer la farine et le blé nécessaires à cette intensive panification, des expéditions s’organisèrent à l’effet d’en réquisitionner aux docks, ainsi qu’aux greniers de La Villette et de Grenelle.


On revit des spectacles du genre de celui qui se déroula dans Paris, le 13 juillet 1789, après qu’eut été pris d’assaut, ce qui, à l’époque, était le couvent Saint-Lazare, — et qui devint ensuite une des prisons de la Bourgeoisie.

Les assaillants avaient trouvé, dans ce couvent, des grains et de la farine en quantité : ils décidèrent de transporter leur butin aux Halles et, pour ce faire, ils réquisitionnèrent de vive force une cinquantaine de chariots. Le chargement opéré, la procession se mit en route, en un exubérant cortège, tandis que farandolaient autour des chars des insurgés, affublés d’oripeaux empruntés à la chapelle du couvent.

Le décor en moins, et avec des camions automobiles au lieu des primitives charrettes, on revécut semblables défilés.

La tradition révolutionnaire se renouait même à tel point qu’il y eut, à l’égard de ces incidents, identique attitude, en les deux cas, de la force armée : en 1789, les gardes-françaises, casernés faubourg Saint-Denis, refusèrent de se déranger, lorsqu’on vint leur annoncer que l’assaut était donné au couvent Saint-Lazare, — objectant qu’ils n’avaient pas d’ordres et qu’ils ne se mêlaient pas des besognes de la police ; ce fut aussi le manque d’ordres qu’objectèrent les postes militaires, pour s’éviter d’intervenir, lorsqu’ils furent avisés que les grève-généralistes dévalisaient les dépôts de blé et de farine.


En la plupart des circonstances où force lui était d’intervenir, la troupe n’exécutait les ordres qui lui étaient donnés que contrainte et souvent avec murmure, — exprimant par là combien lui répugnaient les besognes dont on l’accablait. Ces sentiments, que les soldats ne se donnaient plus la peine de cacher, s’accroissaient des contacts et des relations qui s’étaient établis entre eux et la population ouvrière au milieu de laquelle ils campaient : on leur passait du pain, aussi du vin, — car le vin fut toujours en abondance ! — et comme les pauvres diables de troupiers étaient mal nourris, et irrégulièrement, ils étaient joyeux de l’aubaine.

Les syndicats ne se préoccupèrent pas uniquement d’assurer un minimum d’alimentation pour tous. Leurs plus actifs militants étaient hantés par la maxime, tant ressassée par Blanqui : « Il faut que, vingt-quatre heures après la révolution, le peuple constate qu’il est moins malheureux… » et cette maxime, ils s’efforçaient de la mettre en pratique.

Ils se préoccupèrent du logement et de l’habillement. On requinqua les malheureux qui étaient dans le plus grand dénuement ; on rechercha et on logea les sans-asile dans les chambres vides des hôtels du voisinage.

Les hôteliers, les commerçants, un brin offusqués, protestèrent. On arriva à les convaincre, grâce à des « bons » de réquisition, qu’ils tenaient bien pour vague garantie, mais qui leur donnaient droit de participer aux répartitions syndicales. À ces « bons » on ajoutait quelques brefs sermons sur la solidarité humaine, dont le règne s’annonçait.

Tous les commerçants, tous les propriétaires, ne furent pas d’humeur aussi accommodante. Il y en eut d’intraitables, ne voulant accepter ni hôtes, ni subir de réquisitions, — et refusant les hypothétiques « bons ». Ces récalcitrants couraient demander aide et protection à la police, à la troupe, — et il en résultait des bagarres plus ou moins graves.


Ainsi s’accentuait la grève. À l’immobilité négative des premiers jours, qui se limitait à la désagrégation sociale, commençait à succéder la période d’affirmation et de réorganisation.

L’activité grandissait au siège de la Confédération, à la Bourse du travail, aux fédérations corporatives et aux comités de grève. Là, désormais, était la vie, — une vie encore embryonnaire, — qui n’en était qu’à sa période d’incubation, mais qui, demain, allait s’épanouir en organismes vigoureux, se substituant aux organismes morts.

Et, ce qui réconfortait, mettait de la joie au cœur, était que, grâce aux mesures prises, la maxime de Blanqui était en passe de réalisation : les parias de la société capitaliste voyaient poindre l’aube d’une vie nouvelle. Déjà, certains mangeaient mieux qu’hier et l’atmosphère de misère qui les enveloppait semblait moins lourde, moins épaisse, moins noire !