Chapitre II

LENDEMAIN DE MASSACRE


Le lundi matin, Paris avait l’aspect fébrile des grands jours. Un soleil rougeâtre perçait avec peine le ciel gris et bas. Le vent soufflait par rafales, apportant de l’est une cinglante froidure. On eût dit que l’atmosphère reflétait l’état d’âme du peuple : en lui roulaient des pensées, sombres et tumultueuses, que le vent de la colère faisait présager grosses de révolte.

Dès patron-minette, la foule des faubourgs avait déambulé moins compacte que d’habitude. Les wagons du métro, les autobus, les tramways étaient moins bondés.

Les ouvriers qui, par accoutumance, avaient quitté leur logis pour se rendre au travail lisaient avidement leur feuille quotidienne, achetée au kiosque, fraîche sortie des rotatives, maculant encore et traînant après elle l’odeur fade d’encre d’imprimerie.

Des pressentiments pénibles, une vague anxiété s’épandaient, serrant les cœurs, crispant les visages.

De brèves conversations s’engageaient, ponctuées de réflexions brutales, dont le gouvernement faisait les frais.

La note dominante était pessimiste : « Ça allait tourner au vilain… », disaient les circonspects.

De ci, de là, quelques mouvements subits et impétueux, quelques exclamations furieuses secouaient la torpeur moutonnière.

Ceux qui étaient partis au travail étaient les ouvriers dociles, les souples, les résignés. Or, sur ceux-ci même passaient des bouffées de colère, fusant en interjections violentes.


Aux usines, aux ateliers, incomplètes furent les équipes. Et, qui plus est, les ouvriers présents n’apportaient pas à la besogne l’ardeur coutumière ; leurs gestes se ressentaient de l’inquiétude et de l’anxiété qui les poignait.

La veille, dans les réunions diverses tenues le soir, — meetings, soirées familiales ou récréatives ; — les événements de la journée avaient été commentés par des orateurs dont l’indignation faisait l’éloquence.

Ces réunions, les membres des comités de grève les avaient visitées, les unes après les autres. Pour dramatiser leurs paroles, ils avaient dépeint l’agonie des victimes, avaient revécu les douleurs de leurs proches, dit l’affre et le désespoir des veuves, des enfants. Clamant la fureur dont ils débordaient, ils concluaient que la solidarité prolétarienne devait se manifester par la cessation complète du travail : il fallait le suspendre sur l’heure, sans attendre que les organisations syndicales en donnent le signal.

Le mot d’ordre se propagea, par vibrations spontanées, par accord tacite. Et c’est pourquoi, dès le lundi matin, le courant favorable à la grève était déjà important et la reprise du travail très partielle.


Bientôt les rues se sillonnèrent d’une foule nerveuse, en quête de nouvelles, se dirigeant vers la rue Grande-aux-Belles et la Bourse du travail et, surtout, ayant pour point d’attraction le théâtre de la tuerie, le coin des grands boulevards, où étaient tombées les victimes.

Tout le jour, on y pélerina. La coulée humaine dévalait, recueillie, émotionnée, sans que jaillissent d’autres cris que les appels des camelots offrant les dernières éditions des journaux. Lorsqu’il se faisait des remous de foule, quand des groupes se formaient, ils étaient aussitôt désagrégés par la police ; à son traditionnel « circulez », lancé avec une componction inaccoutumée, il était obéit à regret, rétivement. On eût dit que la foule s’éveillait d’un long engourdissement ; elle regardait les policiers comme un objet d’horreur sans avoir encore l’énergie de la résistance.

Dans la nuit, des gerbes de fleurs avaient été apportées et accumulées en pyramides, aux places tachées de sang. Les autorités, redoutant d’accroître la surexcitation populaire, les avaient laissées, se bornant à accentuer les mesures de police et à renforcer les postes de soldats, sur les chantiers et aux carrefours.


Les conseils des syndicats, les comités des fédérations et de la C.G.T. s’étaient réunis d’urgence. La décision prévue de leurs délibérations était en passe d’exécution : la grève de solidarité.

Il fut convenu d’inviter les travailleurs de toutes les corporations à suspendre le travail et à continuer la grève jusqu’au jour où le gouvernement s’engagerait à poursuivre les fusilleurs et à rechercher les responsables réels, — outre les bras qui avaient frappé, — la tête qui avait commandé.

La déclaration de grève, vite connue, se propagea avec une rapidité telle que, — quoique décidée à partir le lendemain seulement, — la cessation de travail prenait, dans le courant de l’après-midi, une extension considérable. Des colonnes de manifestants se formèrent qui, allant d’ateliers en usines, annonçaient la décision de grève et faisaient honte aux indécis rechignant à quitter le travail. En la plupart de cas, de longues objurgations étaient superflues ; le débauchage s’effectuait sans grands tiraillements.


Tandis que le peuple entrait en branle, les événements qui l’émouvaient glissaient sur l’épiderme des parlementaires. Une demande d’interpellation, déposée à la Chambre par les députés socialistes, était froidement accueillie par les gouvernementaux et les droitiers, faisant bloc contre les syndicats. Les ministres se refusèrent à fournir des explications et exigèrent d’être couverts sans débats ; plus tard, quand le calme serait rétabli, ils répondraient aux interpellateurs. Au surplus, avec l’optimisme et l’aveuglement qui, toujours, à la veille des révolutions ont caractérisé les gouvernements, ils annoncèrent qu’il n’y avait pas à prendre les choses au tragique et que, dans peu de jours, l’ordre, régnerait, complet. Haut la main, une majorité compacte les approuva.

Le peuple, loin d’attendre rien de favorable du parlement, le tenait avec raison pour son ennemi. Il répondit par le mépris et des sarcasmes à son indifférence. Aussi ne s’indigna-t-il pas de son attitude. Il n’espérait plus rien de lui et sut le marquer par son peu d’empressement à se porter vers le Palais-Bourbon.

La place de la Concorde où, aux périodes troublées de la fin du dix-neuvième siècle, anxieuse des décisions de la Chambre, une houle humaine déferlait, n’était plus guère qu’un centre d’éparpillement.

Le populaire, qui débordait des boulevards, où il était venu par sympathie, — ou simple curiosité, — pour voir le théâtre du massacre, était entraîné vers la Madeleine et la place de la Concorde.

Il venait là, poussé et non attiré !

Autour de l’Obélisque et des fontaines qui lui font ceinture, la foule refluait donc, un moment retenue par la magie du spectacle qui s’offrait à elle : le soleil plongeant derrière l’Arc de triomphe, illuminant l’avenue, incendiant les rameaux encore noirâtres des arbres. Et les regards, charmés, n’étaient pas détournés par le palais législatif, dont la masse écrasée, engluée d’ombre, avait des aspects de monument funéraire, donnait l’impression d’entrer dans la nuit, d’être une chose morte, d’être déjà le passé.

La journée se termina sans de trop graves incidents. Journée d’expectative durant laquelle les adversaires s’observent, plus qu’ils ne se heurtent. Il n’y eut de bagarres que sur quelques points. Elles furent suscitées par les maladresses d’agents qui, n’appréciant pas à quel degré était diminuée la docilité habituelle de la foule, croyant pouvoir la bousculer comme à l’ordinaire, eurent l’imprudence de tenter des arrestations. Mais le peuple, prompt à s’encolérer, intervint et s’acharna, n’ayant de cesse qu’après avoir obtenu, ou effectué de vive force, la délivrance des prisonniers. Cet irrespect de l’uniforme, ces rebiffades brusques et encore anodines, étaient un présage de mauvais augure pour l’autorité.

La soirée venue, l’agitation fut d’un autre ordre, mais elle ne s’atténua pas : comme la veille, elle se concentra en de multiples réunions, — meetings divers, réunions de groupes, assemblées de syndicats. Les salles regorgeaient d’auditeurs enfiévrés, et les nouveaux arrivants, faute de place, s’amassaient aux portes. Sobres étaient les discours. Ce n’était plus l’heure de palabrer longuement, mais d’aviser aux mesures à prendre, d’agir avec décision et vigueur, afin d’accentuer le mouvement de grève, de l’accélérer et de l’amplifier jusqu’à le rendre unanime.

Les organisations syndicales avaient toutes leurs comités en permanence. Le Comité Confédéral, en un premier manifeste, avait posé les conditions de la grève, défini l’ultimatum au gouvernement, qui était mis en demeure de poursuivre les assassins, de rendre justice à la classe ouvrière.

Une parenthèse est nécessaire : au seuil de cette grève, dont les conséquences allaient être incalculables, les initiateurs la rétrécissaient à un ultimatum au gouvernement. Il n’y a pas à s’en étonner. Il en est des cataclysmes sociaux comme des organismes vivants : ils naissent d’une cellule, d’un germe qui se développe graduellement. Aux débuts, l’être est faible, la révolution est informe. Celle-ci est même tellement informe que ses plus ardents partisans, ceux qui, dans leur for intérieur en appellent la venue et voudraient la pousser jusqu’à ses plus ultimes développements, la souhaitent plus qu’ils ne la pressentent.

Ainsi a-t-il été de toutes les révolutions antérieures : elles ont surpris leurs adversaires et, quelquefois, leurs plus fidèles zélateurs. Mais, au cours de toutes, ce qui a caractérisé les hommes profondément révolutionnaires, c’est qu’ils ont su profiter des événements, ont toujours été à leur hauteur, n’ont jamais été dépassés par eux… Il en advint pareillement, cette fois encore.


Ceci observé, revenons au Comité Confédéral : à l’heure où nous sommes, la pensée qui l’animait et qui résumait les aspirations communes, était de réaliser une suspension de travail tellement complète que le gouvernement en fût ébranlé. Pour le surplus, les circonstances décideraient !

Donc, le Comité lança son manifeste. Après quoi, il s’entendit avec les conseils fédéraux des corporations, pour l’envoi de délégués en province. Ceux-ci reçurent mission de se diriger d’abord sur les points industriellement et commercialement stratégiques : sur les grandes artères de circulation, sur les centres dont la production était de primordiale utilité pour le fonctionnement social. Ils devaient y exposer les raisons de la grève, y souffler l’enthousiasme, y ranimer les courages qui, détrempés par les fausses nouvelles, hésiteraient à l’action. Telle était leur besogne, de centre en centre.

Les groupements syndicaux n’étaient pas seuls en émoi. Tous les agglomérats de révolutionnaires, groupes antimilitaristes et organisations secrètes tenaient des réunions, se préoccupant des concours à apporter au mouvement, des initiatives bonnes à prendre.

Plus que tous, les groupements antimilitaristes se dépensaient. Leur activité s’était décuplée avec la grève du bâtiment. Un fertile champ de propagande s’offrait à eux ; chapitrer les soldats, éparpillés dans le camp retranché que semblait devenu Paris, leur rappeler qu’avant d’être des troupiers ils étaient des hommes et qu’ils se devaient de ne pas se souiller du sang de leurs frères de travail.

À cette œuvre, ces groupes s’adonnaient avec une fougue inlassable et ardente.


Si, du côté du peuple, la grève se coordonnait, de son côté, le gouvernement ne restait pas inactif. Jugeant superflu d’accentuer les mesures défensives, — déjà respectables, — qu’il avait prises, il se préoccupa de parer à la suspension de travail. Il était d’ailleurs très confiant. Les précédentes tentatives de grève générale n’ayant jamais été que partielles, il supputait qu’il en serait de même cette fois. Cependant, il ne voulait pas être pris au dépourvu ; il entendait faire montre de ses aptitudes à refréner le péril social, — autant pour maintenir son prestige que pour éviter des émotions à la Bourgeoisie. Il ne le pouvait qu’en obviant aux ennuis de la grève, grâce à la main-d’œuvre militaire. Il donna donc des instructions en ce sens.

De rapides enquêtes, près des syndicats patronaux et des grandes Compagnies d’exploitation, avaient fait connaître, approximativement, les quantités de soldats nécessaires pour remédier à la grève en assurant tant bien que mal le travail. En conséquence, une mobilisation fut préparée pour industrialiser l’armée.

Certains proposaient que, sans délai, des soldats fussent immédiatement installés près des ouvriers. Nul de ceux-ci, prétendaient-ils, en voyant à ses côtés son remplaçant disposé à se substituer à lui, n’oserait faire grève.

Les patrons, plus psychologues, objectèrent que ce procédé aurait des effets désastreux et qu’il révolterait les plus timorés. On s’en tint à dresser la liste des professions et des catégories dans lesquelles, le cas, échéant, les troupiers seraient incorporés.

Et alors que, dans les deux camps, on prenait les dernières dispositions de combat, la nuit s’avançait.

L’énorme ville s’engourdissait dans une anxieuse torpeur et, contrastant avec la bruyance de la journée, un silence morne s’épandait sur elle. Il n’était troublé que par la cadence des patrouilles, zigzaguant de rues en rues.