Librairie de l'auto (p. 13-16).

AU TRAVAIL

Les rigueurs de l’entraînement. — Il est difficile de se mettre bien au point. — Quelques excès au cours de ma carrière.

Mais j’aborde maintenant la partie la plus intéressante de ce volume, l’entraînement du champion, ou plutôt de l’homme que la foule a sacré grand champion parce que la chance l’a favorisé dans trois Tour de France.

J’ai eu au cours de ma carrière plusieurs désillusions. J’avais d’abord l’intention de me consacrer uniquement à la piste et à la vitesse. Il me semble que j’avais quelques qualités pour cela. Seulement, je vous l’ai dit plus haut, à Buenos-Ayres, dans tout l’éclat de mes dix-sept ou dix-huit ans, je n’avais aucune tactique. Toute la journée j’étais sur mon vélo. Quand je n’étais pas sur la piste où toujours je me livrais à des excentricités fantastiques, c’était dans les rues où je semais la terreur par mes sprints désordonnés. J’allais bien vite à l’entraînement ou sur les places de la grande cité sud-américaine, mais les dimanches, jours de courses, je n’existais plus, et j’avoue que mon désespoir était grand.

Il était venu d’Europe de vrais champions : Contenet, Singrossi, Simar, Decaup et tutti quanti. Ils étaient joliment durs a battre ces gaillards-là. J’y parvins pourtant. Je m’empresse de reconnaître aujourd’hui que la chance me favorisa, et que ce n’est pas la science que j’apportais à m’entraîner qui me valut les quelques succès auxquels je dois la popularité que l’on m’accorde de l’autre côté de l’Océan.

C’est en France, dans le pays le plus sportif du monde, quoi qu’en disent les Anglais, que j’appris à travailler avec quelque peu de méthode.

J’avais alors définitivement abandonné la vitesse pour le fond. Je débarquai un beau jour de 1902, plein d’espérance et de bonne volonté. J’avais, je le concède quelque valeur, mais aucune expérience et je m’en aperçus de suite, à la première course que je courus, pour préciser.

Je m’alignai dans le Bol d’Or avec Constant Huret. J’étais plein de vaillance. Mais ce n’était pas suffisant. Il me manquait cette belle confiance que je possède aujourd"hui et que j’ai mis de si longues années à acquérir.

J’avoue humblement qu’au cours de cette importante épreuve, gagnée par moi deux ans plus tard, je me laissai faire « à l’émotion » par le Grand Constant.

Je doutais de mes moyens ; lui connaissait les siens et, mieux encore, les miens peut-être. Toujours est-il qu’il me laissa entendre qu’il n’y avait rien à faire avec lui, et que je le crus.

Je ne me défendis plus du moment où il me fit acquérir cette conviction qu’il était meilleur que moi, et je dus me contenter de la seconde place.

À mon avis, si j’avais couru plusieurs années avec Constant, en peu de temps je serais devenu un maître tacticien. Il y a longtemps déjà que je cours avec cette maîtrise et cette belle sûreté qui caractérisaient le plus fameux champion de fond que le sport cycliste ait jamais produit. Je m’en suis toujours très bien trouvé.

J’insiste quelque peu sur cette partie de ma carrière, parce qu’elle me permet de faire ressortir l’un de mes plus grands défauts : mon manque de hardiesse. Que de courses j’ai perdues à cause de mon peu d’audace ! Je ne le regrette pas. Ce qui est fait est fait. Néanmoins, je suis persuadé que je n’aurais pas mis plusieurs années à acquérir sur la route une certaine notoriété, si j’avais disposé d’une qualité sans laquelle on n’est jamais un grand champion.

Je n’ai pas l’intention d’écrire, quant à présent, ma biographie ; cependant, je tiens à vous faire remarquer que je cours sur route depuis 1904. J’ai débute dans le Bordeaux-Paris de cette année-là. Je ne fus pas heureux. Je ne tiens pas à rappeler des incidents regrettables . Je mentionne mes débuts, et voilà tout. Et cela simplement parce que, du jour où je prie contact avec les champions de la route, les Georget et autres, je fus persuadé que j’avais trouvé enfin ma voie.

Mais, j’attendis encore quelque temps avant de me lancer dans la carrière. La piste m’attirait toujours. Je me sentais des dispositions que je n’avais peut–être pas… Je gagnai une course de six heures, puis le Bol d’Or, je gagnai d’autres courses encore, chaque fois que Pottier n’était pas en ligne… Car j’avais une peur horrible de ce pauvre garçon. C’était plus fort que moi et j’étais émotionné chaque fois que je savais devoir le rencontrer.

Je ne dormais plus la veille et même l’avant-veille des courses. Affaire de nerfs probablement. Mais en tout cas, tempérament insupportable qui me valut quelques amères déceptions.

Et puis, je vous l’ai conté, la piste me faisait faire des bêtises. J’avais toujours peur de n’être pas assez préparé. Je m’entraînais furieusement. Toujours trop. Tant et si bien que le jour de la course il n’y avait plus d’homme et que le moral était au-dessous de tout.

C’est depuis que je me suis complètement adonné à la route que j’ai réussi à me débarrasser quelque peu de l’émotion qui m’étreignait à chaque départ de course.

Et c’est le Tour de France qui m’a donné une confiance que je ne possédais point.

Voici les faits : la première année que je le disputai c’était en 1905, l’année de Trousselier. Je partis sans aucune chance sérieuse de triompher car l’entraînement le plus élémentaire me faisait défaut : j’étais à l’époque, caserné à Langres pour dix mois.

Est-ce parce que je n’avais aucune espérance que je marchai si bien ? À vous de conclure. Toujours est–il que je fis quelques bonnes courses en compagnie de Dortignacq et même du grand leader Louis Trousselier, et que je réussis à terminer en très bon rang à Rennes, à Caen et à Paris, point terminus des trois dernières étapes.

De ce moment-là, je résolus de faire le moins de piste possible, surtout que le Bol d’Or, gagné par Vanderstuyft, m’avait profondément désillusionné.

Et je m’en allai passer quelques semaines en mon pays natal, à Plessé et aussi à Avessac où j’ai un parent, afin de me changer les idées.

Sur la route, je me préparai aux Six Jours de New–York dans lesquels, en compagnie de Gougoltz, je fis une course superbe.

Revenu en France, je ne perdis pas de temps à Paris. Je repartis chez moi.

Je m’entraînai sérieusement en vue de la saison 1906. En février j’étais prêt. Dans Paris–Roubaix je ne fis rien de bon. Dans Bordeaux-Paris rien de fameux encore, j’étais surentraîné. Il me fallut le Tour de France pour commencer enfin à faire parler de moi.

Parti dans la catégorie des machines poinçonnées, je n’avais aucun espoir de décrocher la première place du classement général. Aussi je fis une course pour ainsi dire tout seul, sans m’occuper d’aucun de mes concurrents. Et c’est ainsi que je terminai premier des poinçonnés, relativement près de mes adversaires que j’avais maintes fois menacés.

Vous connaissez la suite et il ne m’appartient pas d’épiloguer. Vous savez mon succès de 1907 et celui plus récent de 1908. Je n’insiste pas. Mais j’en suis personnellement très heureux, parce que ces succès ne sont pas dus au hasard, ils sont dus à un ensemble de circonstances résultat d’un entraînement judicieux et complet, entraînement que je vais m’efforcer de communiquer aux sportsmen qui auront bien voulu supposer Petit-Breton capable non seulement de tourner les jambes mais encore d’expliquer les « mystères » de sa bonne condition.