Librairie de l'auto (p. 9-12).

COMMENT JE COURS SUR ROUTE


MA VIE

La vie d’un coureur doit être de tout temps réglée et sérieuse. — Plusieurs années d’entraînement avant d’être un grand champion.

Je ne vis pas comme un anachorète. Au contraire, j’aime assez les distractions. Mais je suis, avant toute autre chose : champion cycliste. Et, en conséquence, l’expérience acquise après de longues années de courses m’a fait adopter un genre de vie qui ne conviendrait certainement pas à tous les snobs.

En temps ordinaire donc, et bien que je ne sois pas à l’entraînement, je ne me couche jamais plus tard que dix heures. Il me faut un repos de huit heures au minimum. Alors je suis en excellent état, et si je me mets au travail sans avoir observé cette sage prescription qui fait partie de mon régime, il m’est impossible d’acquérir la forme qui m’a valu quelques succès.

Autrefois, je ne prenais aucun souci de mon repos et j’avais confiance en une constitution que je croyais extrêmement robuste. Plusieurs Bols d’Or m’ont démontré que je ne me connaissais pas bien : aujourd’hui j’ai adopté un autre genre de vie ; je me couche de bonne heure, je me soigne perpétuellement, et c’est à ce régime que je suis de façon constante, que j’attribue mes victoires du Tour de Belgique, de Paris-Bruxelles et du Tour de France.

Je ne vous dirai point que de tout temps je me conforme au régime que je me sais favorable, mais je peux vous garantir que jamais je n’ai de grands écarts de conduite.

Je me lève toujours tôt. Je déjeûne avec appétit, vers neuf heures du matin, après avoir procédé à mes ablutions journalières, à des ablutions que ne désavouerait pas Grenier, l’ancien député musulman. Et si je ne pousse pas l’excentricité jusqu’à m’en aller laver mes pieds dans l’eau., mettons limpide, de la Seine, en plein public, je n’en procède pas moins chaque matin à mon lever, au nettoyage de tous les pores que la nature a bien voulu me consentir.

Et je m’en vais ensuite faire un tour pédestrement, lisant avec la plus grande attention possible l’Auto, encore que cette lecture ne soit pas indispensable pour acquérir la forme.

À mon grand déjeuner, je me permets quelques fantaisies : ainsi, moi, qui adore la cuisine italienne, je ne déteste pas — vieille habitude de l’Argentine — quelque bon plat de pâtes à accommodement un peu épicé. Mais je n’en abuse jamais.

L’après-midi, je le passe, la plupart du temps, dans les vélodromes. L’entraînement des autres coureurs me plaît énormément, beaucoup plus que le mien. Je comprends alors tous ses avantages, toutes ses beautés, toutes les joies qu’il procure… aux habitués des spectacles vélodromesques ; et il est bien rare que je ne me sente pas des fourmis dans les jambes, en voyant tourner, à des allures que je qualifierai de folles, tous mes camarades.

Autrefois je ne pouvais résister à la tentation, J’étais — je le confesse humblement — un « piqué du vélo ». C’est, du moins ainsi que Simar, la joyeuse Pipelette, me surnommait, Et il n’exagérait pas du tout.

Aujourd’hui, l’expérience a calmé mes ardeurs. Je ne suis plus du tout le même. Ainsi, il ne me viendrait jamais à l’idée, au lendemain du Tour de France, d’aller m’exhiber en public, et tenter d’éblouir la galerie par quelques démarrages bien sentis. Je le faisais au bon temps jadis, avant que je ne lise — je vais faire plaisir à M. Desgrange, l’auteur de la préface de ce livre sans prétention — La Tête et les Jambes. Je ne le ferais plus, maintenant, même si l’on m’offrait des milliers de francs. Est-ce fantaisie de capitaliste — car je suis devenu capitaliste, et ça me change rudement — est-ce un peu de plomb dans la tête ? J’aime mieux faire croire à Henri Desgrange que c’est la seconde raison qui est la bonne.

Toujours est-il que je rentre chez moi le soir, sans avoir, lorsque je ne suis pas à l’entraînement, accompli un seul tour de piste. Où est-il, le bon temps du Vélodrome de Palermo, à Buenos-Ayres ? À cette époque, avant que je revienne en France, il y a plus de six ans de cela, je roulais toute la sainte journée. Les assidus de l’entraînement n’avaient qu’à demander le « Petit-Breton », et ils étaient servis. L’Enfant de Plessé se mettait en piste immédiatement, et, simplement dans le but de récolter quelques bravos, exécutait quelques-unes de ces imprudences qui amènent fatalement le surentraînement et quelquefois bien pis.

C’est un bonheur pour moi de me retrouver aujourd’hui encore en possession de toutes les qualités dont mes parents m’ont gratiné.

Je dîne sobrement, sans me priver, mais sans me permettre un seul excès, et une fois de temps à autre je m’autorise le théâtre ou le concert, plutôt le théâtre qui convient mieux à mes goûts.

Je raffole du Français. J’aime beaucoup l’Opéra-Comique. J’aimais encore mieux les réceptions au Consulat Argentin, où je suis considéré plus que jamais comme un enfant de Buenos-Ayres et où je compte des sympathies qui me sont bien chères.

Ces soirées-là me conduisent fort tard. Je rentre chez moi il est bien près de minuit et demi. Mais je m’en relève facilement. Le sommeil ne compte guère pour un habitué des Six Jours de New-York. Le sommeil ne m’est pas indispensable, et je m’en suis bien aperçu le jour de certaines épreuves que j’ai disputées dans des conditions d’énervement impossibles à décrire.

Au repos, je dors parfaitement et je n’ai, en quelque sorte, aucun souci. Ma vie est exempte de difficultés. Elle est calme. Elle est simple… Il est vrai que je n’ai pas souvent une vie ordinaire !…

Si je compte bien, en effet, il me reste peu de mois dans l’année à vivre de l’air du temps.

Dès le mois de février, je suis à l’entraînement en vue de Paris–Roubaix, une damnée course que je n’ai pu encore décrocher et que je ne décrocherai probablement jamais, mon intention formelle étant d’abandonner le sport.

Je continue ensuite à parfaire ma forme en vue de Bordeaux-Paris. Puis viennent quelques autres épreuves, l’Auto en a toujours plein ses poches…

Enfin arrive le Tour de France, puis le Bol d’Or. Après cela, couronnement d’une saison bien remplie, il faut reprendre le travail et un travail tout spécial, en vue des Six Jours de New-York.

Il va me sembler bon, cette année, de rester définitivement tranquille et de ne plus taquiner mon vélo qu’en bon touriste et, peut-être bientôt, en bon père de famille !

C’est alors que je vais pouvoir suivre le régime que je préconise à tous ceux qui veulent faire des champions : vivre modestement toujours et sans cesse, n’abuser de rien, user de tout ; se coucher de bonne heure, se lever tôt ; et surtout ne jamais fumer. J’ai quelques vices, qui n’en a pas ? Abran lui-même en a ! Je n’ai jamais eu celui-là et c’est un gros avantage que j’ai sur le Père la Victoire.