Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/03


CHAPITRE III

Organisation de la caravane.


Je ne connaissais nullement l’intérieur de l’Afrique, et ne me doutais pas de ce qu’il fallait pour y pénétrer. Le temps était précieux ; je n’en avais guère à dépenser en investigations. Quelle bonne fortune, si l’un des trois gentlemen qui avaient pris la route que j’allais suivre eût traité cette matière importante ! J’écris donc ce chapitre pour que les voyageurs qui viendront après moi profitent de mon expérience.

Je n’en dormais pas ; et me retournant dans mon lit, j’agitais le problème, qui se résumait de la sorte :

Combien faut-il d’argent ?

Combien de porteurs ?

Combien de soldats ?

Combien de cotonnade ?

Combien de verroterie et de fil de laiton ?

Quels genres d’étoffe dois-je prendre ?

Autant de questions qui ne trouvaient pas de réponse. Je couvris des mains de papier de chiffres sans nombre, estimant, énumérant, calculant, et me posant toujours cette inconnue :

Combien l’entretien de cent hommes coûte-t-il par an, à tant de mètres d’étoffe de différente espèce ?

J’étudiai Burton, Speke et Grant ; j’y trouvai beaucoup de géographie, d’ethnographie, beaucoup de détails sur le voyage ; mais rien sur l’organisation de la caravane qui devait tout précéder. Je jetai les livres avec dégoût[1]. Les Européens que je voyais n’en savaient pas plus que moi, ce qui leur importait peu. Mais que devais-je faire ? C’était la grande question.

Je me décidai à chercher un Arabe, ancien trafiquant d’ivoire, ou nouvellement arrivé d’Afrique,

Le cheik Hashid était l’un des hommes les plus riches et les mieux posés de Zanzibar ; il avait lancé maintes caravanes, et se trouvait en relations avec les premiers négociants de la ville. En outre, propriétaire de la maison qu’habitait M.  Webb, et notre voisin : la porte en face de la nôtre. De tous les Zanzibarites, c’était le meilleur à consulter ; il fut donc prié de venir me voir.

Le vénérable Haschid, dans cette entrevue, m’en apprit davantage sur tout ce qu’il me fallait connaître : objets d’échange, manière de procéder, etc., que ne l’avaient fait tous les livres que j’étudiais depuis trois mois. Il voulut bien, ensuite, me présenter à divers Arabes, gens d’expérience, qui me donnèrent d’excellents avis, grâce auxquels je pus m’organiser.

Une chose qu’il faut savoir et ne jamais perdre de vue, c’est que pour le voyage en question vous ne devez prendre que le nécessaire. Trop de marchandises vous serait nuisible, presque autant que d’en manquer[2]. Il résulte de là que c’est à connaître le chiffre exact des objets dont il doit se munir que le voyageur doit s’appliquer d’abord.

Par les renseignements qui m’étaient donnés, j’appris que, pour nourrir cent hommes, il suffisait par jour de dix dotis, ou quarante mètres d’étoffe ; ce qui, pour l’année, faisait trois mille six cent cinquante dotis, à choisir de la manière suivante, selon toute apparence la plus convenable :

Deux mille dotis de calicot américain, de celui qu’on appelle sheeting (calicot blanc d’une largeur d’un mètre).

Mille de kaniki (cotonnade bleue, de provenance hindoue), et six cent cinquante d’étoffes dites de couleur, telles que le barsati, cotonnade d’un bleu foncé avec une large bande rouge, très en faveur dans la Terre de la Lune ; le sohari, cotonnade de l’Oman, à bordure rouge, à carreaux blancs et bleus, rayés de jaune, de bleu et de rouge, qui se place dans l’Ougogo ; l’ismahili ; le taujiri, cotonnade bleue à bordure d’un rouge garance ou d’un jaune orangé ; le réhani ; le shash, mousseline pour turban ; le jamdani ou koungourou, du Cotch, à carreaux bleus et roses ; enfin le drap rouge qu’on appelle joho.

À ce compte, il me fallait pour deux ans :

Seize mille mètres de sheeting,

Huit mille de kaniki,

Cinq mille deux cents d’étoffes de couleur.

Je n’avais plus qu’à m’instruire de la qualité de ces divers tissus ; chose indispensable.

Venait ensuite la verroterie, qui est la monnaie courante dans plusieurs provinces, ou malheureusement les goûts ne sont pas les mêmes. Telle peuplade veut des perles blanches ; telle autre préfère les jaunes ou les vertes. Dans l’Ounyamouézi, par exemple, les rouges étaient avidement recherchées, à l’exclusion des autres. Dans l’Ougogo, c’étaient les noires, qui partout ailleurs se refusaient positivement. La grosse perle, du volume d’un œuf de pigeon, valuable dans l’Oujiji et dans l’Ougouhha, n’était pas reçue dans les autres contrées ; la perle blanche américaine, appréciée dans l’Oufipa et dans quelques parties de l’Ousagara et de l’Ougogo, était méprisée dans l’Oukonongo et dans l’Ouségouhha. Burton en avait été réduit à jeter, comme inutiles, plusieurs milliers de rangs de perles, dont personne ne voulait à aucun prix, « même en cadeau. »

Il fallait donc étudier la question, l’étudier de près, et faire l’estime du temps probable que l’on passerait dans chaque endroit, afin d’être sûr d’emporter suffisamment de chaque espèce et de ne prendre que la quantité voulue.

Supposez qu’en Europe il n’y ait pas de change de monnaie, et qu’un voyageur veuille en traverser à pied les différents États. Avant de partir, il lui faudra calculer combien de temps il devra mettre pour aller d’une frontière à l’autre ; combien pour franchir la Prusse, l’Autriche, la Russie, et quelle sera sa dépense dans chacune de ces contrées. Si, en France, il doit avoir besoin d’un napoléon par jour, et qu’il lui faille un mois pour traverser le pays, il ne prendra qu’une soixantaine de ces pièces d’or pour l’aller et le retour, puisque cette monnaie lui sera inutile chez les peuples voisins.

Mon anxiété, à ce propos, était des plus vives ; j’étudiais constamment ces noms d’objets et de mesure, dans l’espoir d’arriver si les comprendre. Je retournais dans mon esprit ces mots barbares : moukongourou, soungomazzi, kadoundougourou, moutanda, goulabio, lakhio, boubou, mérikani, hafdé, lounghio-réga, samé-samé, jusqu’à en être hors de moi-même. Finalement, j’en vins à cette conclusion qu’il me fallait par jour cinq foundos[3], c’est-à-dire cinquante khétés, ou rangs de perles d’une coudée chacun, soit trente-sept mille pour deux ans ; je pensai en outre que onze variétés pourraient me suffire. L’acquisition eut lieu d’après ce calcul, et vingt-deux sacs de verroterie des meilleures espèces, bien et dûment emballés, me furent envoyés au consulat.

Après la rassade, le fil métallique. Dans la zône où j’allais entrer, les grains de verre remplacent la monnaie de cuivre ; l’étoffe, la monnaie d’argent ; et au delà du Tanganika, le fil de laiton représente la monnaie d’or.

Je finis par découvrir, non sans peine, que les numéros 5 et 6, à peu près de la grosseur des fils télégraphiques, étaient les plus convenables ; et qu’avec dix frasilahs (trois cent cinquante livres de ce précieux fil, j’aurais amplement ce qui m’était nécessaire.

Ces achats terminés, ce ne fut pas sans un certain orgueil que j’inspectai mes ballots, rangés et empilés dans le vaste magasin du capitaine Webb. Ma tâche cependant n’était que commencée ; il me fallait encore des provisions de bouche, des ustensiles de cuisine, des sacs, des tentes, de la corde, des ânes et leur équipement, de la toile, du goudron, des aiguilles, des outils, des armes, des munitions, des médicaments, des couvertures : un millier de choses à se procurer.

Le marchandage avec les Banians, les Arabes, les Hindis, les métis, ces traitants sans cœur, était pour moi une cruelle épreuve.

Ainsi les ânes, — et j’en achetai vingt-deux, — qu’on m’avait faits deux cents et deux cent cinquante francs pièce, me furent livrés à

Shaw et Farquhar.
soixante-quinze et à cent francs ; mais après quelle dépense d’arguments dignes d’une plus noble cause !

Il en était de même pour chaque objet ; pas un rang d’épingles dont il ne fallût débattre le prix ; ce qui entraînait forcément une grande perte de temps et de patience.

Les ânes rassemblés, j’appris qu’il n’y avait pas dans toute la ville un seul bât qui fût à vendre. Il fallut en fabriquer ; ce que nous fîmes avec de la corde, de la toile et du coton, d’après le souvenir que j’avais gardé de la selle Otago, dont j’avais vu l’armée anglaise faire usage en Abyssinie. Dès que le premier bât fut terminé, on le mit sur un âne ; j’y fis attacher cent quarante livres pesant ; et malgré les bonds et les ruades fantastiques de l’animal, — une bête sauvage de l’Ounyamouézi, — pas un fil ne bougea. Après cette expérience, Farquhar se mit à l’œuvre, et confectionna vingt et un autres bâts, sur ce modèle que j’avais fait moi-même. Il y fut employé dix pièces de toile et à peu près quatre frasilahs de coton.

À cette époque, John William Shaw, natif de Londres, et troisième contre-maître sur un navire américain, vint m’offrir ses services. Bien que son départ de la Névada fût un peu suspect, je ne vis pas de raison pour le refuser. Il avait de l’adresse, savait manier l’aiguille et les ciseaux, était assez habile navigateur, plein de bon vouloir, actif et complaisant ; toutes qualités dont j’avais besoin ; bref, je l’engageai à raison de trois cents dollars par an, comme second maître d’équipage, Farquhar étant le premier.

Celui-ci était un excellent marin, très-fort en mathématiques ; un homme vigoureux, énergique et d’un bon naturel. Malheureusement il était ivrogne, et la vie dissolue qu’il menait à Zanzibar devait lui être funeste.

Il me restait à enrôler vingt hommes d’escorte, à les armer, à les équiper. Johari, le premier interprète du consulat, savait, disait-il, où trouver quelques-uns des compagnons de Speke. Avoir auprès de moi des gens familiarisés avec les manières européennes, et qui, peut-être, décideraient quelques braves camarades à les suivre, me paraissait une bonne fortune. J’y avais déjà songé, surtout à Bombay, le factotum de l’expédition aux sources du Nil.

Aidé par Johari, je m’assurai en quelques heures des services d’Oulédi, ancien domestique de Grant, d’Oulimengo, de Barati, de Mabrouki, le serviteur de Burton, et d’Ambari, qui tous les cinq avaient été de la suite de Speke. Quand je leur demandai s’ils consentaient à faire partie de la caravane d’un autre homme blanc ; ils me répondirent qu’ils accompagneraient volontiers un frère de leur ancien maître. Mister Kirk, présent à l’entrevue, leur dit que je n’étais pas le frère de Speke, mais que néanmoins je parlais la même langue. Ils se montrèrent fort peu touchés de l’observation, et je les vis avec bonheur déclarer de nouveau qu’ils me suivraient n’importe où, et se conformeraient à mes désirs.

Bombay se trouvait alors à Pemba, île féconde, située au nord de Zanzibar. Oulédi m’assura que la perspective d’une nouvelle expédition le ferait sauter de joie. Je priai donc Johari de lui écrire immédiatement et de lui annoncer la bonne fortune qui l’attendait.

Le quatrième jour après l’envoi de la lettre, arriva Bombay, suivi de ses anciens compagnons, chacun à son rang, d’après le grade qu’il avait eu jadis. Je cherchai vainement la « tête grotesque et les dents d’alligator » qu’avait attribuées à Bombay son premier maître. J’étais en face d’un petit homme mince, ayant la cinquantaine, ou à peu près, les cheveux gris, le front étroit et d’une hauteur peu commune, la bouche très-grande, les dents irrégulières et largement séparées, montrant à la mâchoire supérieure une vilaine brèche qu’y avait faite le poing du capitaine Speke, un jour où celui-ci avait perdu patience. Que le capitaine eut gâté son factotum par trop de bonté, ressortait évidemment de l’audace qu’avait eue le coupable d’accepter la partie de boxe[4] ; mais je ne vis et ne compris tout cela que plus tard, lorsque moi même je fus obligé d’en venir aux grands moyens. Tout d’abord, malgré sa figure ridée, sa grande bouche, ses petits yeux, son nez aplati, Bombay me causa une impression favorable.

« Salaam aléikam, me dit-il en entrant.

— Aléikam salaam ! répliquai-je avec toute la gravité qu’il me fut possible de prendre. Puis je demandai à l’arrivant s’il consentirait à être le chef de mon escorte, et à venir avec moi dans l’Oujiji. Sa réponse fut qu’il était prêt à faire tout ce que je voudrais, prêt à me suivre partout ; bref, à être le modèle des serviteurs et des soldats.

Il espérait seulement avoir un uniforme et un bon fusil, deux choses qui lui furent promises.

Bombay et Mabrouki.

Je lui parlai ensuite des autres fidèles du capitaine Speke. Il n’y en avait plus que six dans la ville. Ferajji, Mektab, Sadik, Sangourou, Manyou, Matadjari, Mkata et Almas étaient morts. Oulédi et Mtamani se trouvaient dans l’Ounyanyembé ; Hassan à Quiloa, et Férahan dans l’Oujiji, du moins on le présumait.

Des six que je pouvais avoir, et qui chacun avaient gardé la médaille attestant qu’ils avaient pris part à la découverte des sources du Nil, Mabrouki était devenu infirme, par suite d’une horrible aventure.

Il possédait une maison, avec jardin y attenant, ce dont il était fier. À côté de lui demeurait un soldat de Sa Hautesse possesseur d’un pareil domaine. Mabrouki n’est pas d’humeur facile ; les deux voisins étaient mal ensemble ; et après une querelle assez vive, le soldat résolut d’infliger à son ennemi intime un traitement qu’un Africain pouvait seul concevoir. Il alla chercher trois camarades ; à eux quatre, ils s’emparèrent du voisin et l’attachèrent par les deux poignets à une branche, où, après l’avoir torturé à loisir, ils le laissèrent pendu. Vers la fin du second jour, le malheureux fut découvert par hasard, dans l’état le plus pitoyable ; ses mains étaient gonflées d’une horrible façon : les veines en avaient éclaté. Inutile de dire que, l’affaire étant venue aux oreilles du sultan, les coupables furent sévèrement punis. Le docteur Kirk dont l’infortuné, avait reçu les soins, était parvenu à rendre à l’une des mains quelque chose de sa forme primitive ; mais l’autre, un affreux moignon, ne pouvait plus servir.

Malgré son impotence, malgré sa laideur et sa vanité, malgré tout ce qu’en avait dit Burton[5], j’engageai Mabrouki, par cela seul qu’il avait accompagné Speke, et lui avait été fidèle. Qu’il mit sa langue à mon service, qu’il en fit usage à propos et eût l’œil ouvert, cela suffisait pour qu’il pût m’être utile.

Bombay, capitaine de l’escorte, me procura en outre dix-huit volontaires, qui, disait-il, ne déserteraient pas, et dont il se portait garant. C’étaient de fort beaux hommes, paraissant avoir beaucoup plus d’intelligence que je n’en aurais supposé à de sauvages Africains. La plupart étaient de l’Ouhihyou ; les autres de l’Ounyamouézi ; quelques-uns de l’Ouségouhha et de l’Ougindo.

Leur solde fut convenue à trois dollars par mois. Chacun d’eux reçut un mousquet, une poire à poudre, un sac à balles, une hache, un couteau et des munitions pour deux cents coups.

Bombay, eu égard à son titre de capitaine, et aux loyaux services qu’il avait rendus à Burton, à Speke et à Grant, fut loué à raison de quatre-vingts dollars par an, dont moitié lui fut payée d’avance. Il eut en outre une bonne carabine, un pistolet, un couteau et une hache.

Ambari, Mabrouki, Oulimengo, Barati et Oulédi, les cinq autres fidèles, reçurent de même une paye un peu plus forte que celle de leurs camarades. Leur solde, en faveur de leur passé, fut portée à quarante dollars, auxquels s’ajouta l’équipement nécessaire.

Je n’ignorais aucune des difficultés de la recherche que j’allais entreprendre. Obvier à toutes celles que l’on pouvait prévoir était ma pensée constante, le but de toutes mes actions.

Lorsqu’au bord du Tanganîka, j’en regarderais l’autre rive, devrais-je être arrêté par l’insolence d’un Kannéna[6], ou le caprice d’un Ben-Soulayyam[7] ? Afin d’échapper à cette occurrence, j’achetai deux bateaux. L’un, qui pouvait contenir vingt personnes, avec les marchandises nécessaires pour les défrayer, me fut cédé par M. Webb, au prix de quatre-vingts dollars. Le second, dans lequel six hommes et leurs bagages devaient être à l’aise, fut payé quarante dollars à un autre Américain.

Il n’était pas possible d’emporter ces bateaux intégralement ; il fallait les démonter et n’en prendre que la charpente. Je me chargeai de l’opération, qui dura cinq jours. Ainsi démembrées, les traverses et les couples furent divisées par lots, qui, tout emballés, n’excédèrent pas soixante-huit livres. Quant au bordage, il fut remplacé par une enveloppe, composée de deux toiles fortement goudronnées. Ce fut l’œuvre de Shaw, qui déploya dans ce travail une extrême habileté. Six pièces de toile y passèrent, toile de chanvre anglaise, n° 3, qui sortait des magasins du sultan et qui nous fut procurée par Ladha Damji.

Le grand obstacle à la rapidité des voyages, dans cette partie de l’Afrique, vient de la nature des moyens de transport. Les pays les moins favorisés à cet égard, voire l’Arabie et le Turkestan, ont des routes royales comparativement à cette région. Le numéraire y est connu, et vous met dans la poche tout ce qu’il faut pour vous tirer d’affaire. Ici, au lieu d’un florin ou d’un demi-dollar, il vous faut deux mètres d’étoffe ; un collier à la place d’un sou, un rouleau de fil de métal en guise de pièce d’or ; et pour transporter cette monnaie encombrante, vous n’avez pas de wagon, pas de chameau, pas de cheval, pas de mulet ; rien que des hommes tout nus, qui prennent, au minimum, et pour la moitié du chemin, quinze dollars par soixante-dix livres, sans compter leur nourriture. En outre, il est difficile de les avoir ; les réunir demande beaucoup de temps ; et j’étais pressé. Je pensai, dès lors, qu’une petite charrette, proportionnée aux sentiers de chèvre du pays, ne serait pas sans avantage. Si un âne portait cent quarante livres, il était probable qu’il en traînerait le double, ce qui remplacerait quatre hommes. Je fis donc construire une petite voiture de cinq pieds de long, sur dix-huit pouces de large, à laquelle furent adaptées les roues de devant d’un petit chariot américain. Elle devait servir pour les caisses de munitions, à la fois lourdes et étroites. On verra si la pratique justifia ma théorie.

Quand j’eus achevé mes préparatifs, et que je vis ces longues files de ballots, ces rangées de caisses, ces porte-manteaux, ces tentes, ces masses d’objets de toute nature empilés les uns au-dessus des autres, je me sentis confus de ma témérité. Il y avait là un matériel pesant au moins six tonnes ; comment lui faire traverser le désert, qui, du rivage, s’étend jusqu’aux grands lacs ? Bah ! me dis-je en moi-même ; chasse tous les doutes, camarade, et à l’œuvre ! À chaque jour suffit sa peine ; n’empruntons pas au lendemain. La charge étant de soixante-dix livres, il faut, pour en convoyer onze mille, près de cent soixante porteurs ; voyons à nous les procurer.

Une chose que mes prédécesseurs ont oublié de dire, et que j’allais oublier moi-même, c’est qu’il ne faut venir à Zanzibar qu’avec du numéraire. Lettres de crédit, lettres de change, billets à ordre, effets de commerce et autres sont d’un siècle en avant des Zanzibarites. Votre portefeuille est rempli, votre signature vaut de l’or ; vous avez des traites, des bank-notes, des mandats, carte blanche pour n’importe quelle somme ; vous montrez cela, vous expliquez, vous priez, on ne vous en rogne pas moins chaque dollar de vingt à trente pour cent. C’est l’un des souvenirs les plus irritants qui me soient restés, sinon le plus désagréable de tous[8].

J’avais eu l’intention de passer incognito sur la terre ferme ; niais la nouvelle qu’un blanc, voire un Américain, se rendait en Afrique, fut bientôt connue de tout Zanzibar. Elle se répéta un millier de fois dans les rues, dans les boutiques, dans les salles de la douane. Le bazar s’empara du fait, et le commenta jour et nuit, jusqu’à l’heure de mon départ. La colonie blanche, elle-même, cherchait à savoir ce qui m’avait fait venir, et vers quel point je me dirigeais.

À toutes les questions, discrètes ou non, je répondais : « Je vais en Afrique. » Sur ma carte, on lisait bien :

Henry M. Stanley.
New York Herald.

Mais l’idée d’associer mon nom et celui de l’Herald à la recherche de Livingstone vint, je crois, à fort peu de monde.

Ayant tiré à vue sur M. James Bennett, pour un chiffre de plusieurs milliers de dollars, ayant soldé mes comptes, payé d’avance à mes engagés, blancs et noirs, une partie de leur traitement, agacé les nerfs de mes hôtes, plus que de raison, par le brouhaha dont j’avais rempli leur demeure, il ne me restait plus qu’à faire mes adieux à la colonie blanche, à remercier tous ceux dont j’avais reçu l’appui, enfin à prendre congé de Sa Hautesse, qui m’avait fait présent d’un beau cheval arabe et qui m’avait donné maintes preuves de bienveillance.

La veille de mon départ le consul américain revêtit son habit noir, prit un chapeau d’un noir extra, afin d’être en grande tenue, et se rendit avec moi au palais du sultan.

Ce palais est une vaste maison carrée, située prés du fort, construite avec des coraux, et revêtue d’un épais crépissage, faite chaux et à ciment. L’aspect en est à demi arabe, à demi italien ; des jalousies, d’un vert très-vif, se détachent crûment sur la muraille, qui est d’une blancheur éclatante.

De chaque côté du portail, à la fois très-élevé et très-large, étaient rangés en demi-cercle des Persans et des Béloutchis, armés de sabres courbes et de boucliers en peau de rhinocéros. Une longue tunique, d’un blanc douteux, leur tombait jusqu’à la cheville ; une ceinture de cuir, embossée d’argent, leur serrait la taille.

Dès qu’on nous vit apparaître, un signal fut transmis à quelqu’un de l’intérieur. Lorsqu’entre nous et la porte il ne se trouva plus qu’une vingtaine de pas, Sa Hautesse, qui nous attendait sur le perron, en descendit les marches, et vint à notre rencontre, la main tendue, la figure souriante. Nous saluâmes ; les poignées de mains s’échangèrent ; puis le sultan nous fit passer devant lui, et nous montâmes le perron.

Sur un second signe d’avancer, nous franchîmes la porte, après nous être inclinés devant Sa Hautesse. Arrivés au bas d’un étroit escalier, dénué de peinture, nous nous arrêtâmes de nouveau. « Montez », dit le sultan ; ce que je fis à ma grande confusion ; car le prince, venant derrière moi, me semblait dans une situation tout à fait indigne d’un souverain. J’observai que le capitaine Webb montait de côté, afin de concilier la déférence à l’invitation qui nous était faite, avec le respect dû au rang de celui que nous précédions ; et je l’imitai tant bien que mal, sans que ma position cessât de me paraître singulière.

En haut de l’escalier, nous nous retournâmes. Le prince nous fit encore signe d’avancer ; devant nous se trouvait la salle du trône. C’était une grande pièce, haute d’étage, et peinte dans le style arabe. Je remarquai, en la traversant, que le tapis — un tapis de Perse — était moelleux, et que douze fauteuils dorés et un lustre en composaient le mobilier. 

Quand nous fûmes assis, Ladha Damji, un vieux Banian, à figure intelligente et rusée, qui était receveur des douanes, prit un siége à côté de Sa Hautesse. Près de lui se plaça le noble Hindou, Tarya Topan, qui se trouvait là, non-seulement en qualité de membre du conseil, mais parce qu’il s’intéressait vivement à notre expédition.

Devant le sultan, qui était placé entre nous et ses conseillers, se tenait debout Johari, l’interprète du consulat, attendant ce que nous avions à dire.

D’après son costume, on eut pris le souverain pour un homme distingué de la Mingrélie ; toutefois à l’exception du turban, dont l’ampleur formait de grands plis, alternativement rouges, jaunes, bruns et blancs. Un riche ceinturon, auquel pendait un cimeterre à poignée d’or, contenu dans un fourreau également enrichi d’or, serrait la jupe de sa longue robe de drap, d’une couleur sombre.

Ses pieds et ses jambes étaient nus et d’énormes proportions, affecté qu’il était d’éléphantiasis, ce fléau du pays. Pour chaussures, il avait des babouches, à semelle épaisse, et retenues sur le coude-pied par une forte lanière de cuir.

Son teint, de nuance claire, ses traits réguliers et intelligents annonçaient l’Arabe de haute naissance, mais ne révélaient que sa noble origine : le caractère ne se reflétait nullement sur son visage, qui ne laissait voir que des traces d’affabilité et un parfait contentement de soi-même, ainsi que des personnes présentes.

Tel parut à nos yeux Saïd Bargash, sultan de Zanzibar, de Pemba et de toute la côte africaine depuis le Somal jusqu’à la province de Mozambique.

Le café nous fut servi dans de petites tasses posées sur des supports dorés ; on nous offrit en outre du lait de coco et d’excellents sorbets.

L’entretien débuta par ces paroles, adressées au consul :

« Comment vous portez-vous ?

— Fort bien, je vous remercie. Comment se porte Sa Hautesse ?

— À merveille. »

Je reçus la même question et fis la même réplique. M. Webb parla ensuite d’affaires, puis Sa Hautesse m’interrogea sur mes voyages :

« Aimez-vous la Perse ? Avez-vous vu Kerbéla, Damas, Bagdad, Stamboul ? L’armée turque est-elle nombreuse ? Combien la Perse a-t-elle de soldats ? Est-ce un pays fertile ? Comment trouvez-vous Zanzibar ? »

Ces demandes ayant eu leurs réponses, Saïd me donna des lettres de recommandation pour ses djémadars de Bagamoyo et de Kaolé, ainsi qu’un firman protecteur, adressé à tous les Arabes que je rencontrerais sur ma route ; puis il termina en m’exprimant l’espoir que mon voyage, quel que pût en être le but, serait parfaitement heureux.

Après un échange de saluts, nous nous retirâmes avec le même cérémonial, nous inclinant à chaque palier, et précédant toujours Sa Hautesse, qui nous reconduisit jusqu’à la grand’porte.

De là, je me rendis chez M. Goodhue, négociant américain, fixé depuis longtemps à Zanzibar, et qui, au moment des adieux, m’offrit gracieusement un cheval bai, venu du Cap, cheval de race qui valait au moins deux mille cinq cents francs.

Vingt-huit jours s’étaient écoulés depuis mon entrée dans le port, vingt-huit jours de rude labeur.

    dit-il, que le voyageur se garde bien de s’en rapporter à ces Banians pour la verroterie qu’il est contraint de leur prendre… Il faut qu’il s’adresse à quelques Omanis arrivant de l’intérieur, et qu’il s’enquière auprès d’eux des variétés en vogue sur la route qu’il veut suivre. La moindre négligence apportée au choix de la rasade est une cause d’embarras quotidiens, et peut arrêter une expédition au moment où elle aurait recueilli le fruit de ses efforts. » (Voyages aux grands lacs, p. 682}. En face de la mobilité de la mode, on comprend que Burton se soit abstenu de désigner des qualités qui pouvaient n’avoir plus cours, ou des quantités dont la variation des valeurs pouvait avoir modifié le chiffre, au moment où son livre eût été consulté, (Note du traducteur.)

  1. Sans avoir dit exactement ce qu’il faut par jour pour défrayer la caravane, Burton a donné des renseignements précieux, qui ne paraissent pas avoir été découverts par H. Stanley, trop pressé pour les apercevoir. Ainsi Burton a donné sur les grains de verre, sur l’étoffe, sur la monnaie, sur les poids et les mesures ayant cours à Zanzibar, des détails précis, auxquels sont joints d’excellents conseils. « Il faut,
  2. Encore une chose que Burton n’a pas négligé d’écrire : « C’est à la fin de ces longs voyages, à la veille d’atteindre le but, dit-il, qu’il est douloureux d’échouer, faute de perles, et plus vexatoire encore d’avoir apporté jusque-là une cargaison ruineuse et qui ne peut pas servir : une monnaie que démonétise chaque caprice de la mode. » (Voyage aux grands lacs, p. 682.) (Note du traducteur.)
  3. Foundo a pour pluriel mafoundo ; lui mettre un s est donc une faute ; mais l’auteur l’employant pour les deux nombres, nous avons cru devoir lui ajouter la marque du pluriel ordinaire. De même que pour frasilah (environ le tiers du quintal), dont le pluriel est farasilah ; c’est faire passer le mot dans notre langue, simplification dont l’usage du mot Touareg, pluriel de Targui, employé au singulier, nous donne l’exemple en sens inverse. (Note du traducteur.)
  4. Voir p. 242 des Sources du Nil, journal du capitaine Speke, traduit par M. de Forgues. Librairie Hachette, 1864.
  5. Voir Burton, Voyage aux grands lacs de l’Afrique Orientale. Librairie Hachette, 1862, p. 121.
  6. Voir Burton, Voyage aux grands lacs, p. 437 et 441.
  7. Ibid., p. 435.
  8. Le dollar le plus usité dans cette région est le thaler dit de Marie-Thérèse, qui est employé par les Arabes comme étalon de la Vouakiyyah, seizième de la livre, et par conséquent l’once du pays. Mais là-bas, le taux de l’argent n’a pas même d’échelle fixe. Le dollar à colonnes, ou dollar espagnol, valait, en 1859, de 6 à 8 pour 100 de plus que celui de Marie-Thérèse, et ce chiffre est loin d’être invariable. En 1846, l’influence du capitaine Guillain avait fait monter la pièce de cinq francs : on n’en demandait plus que 110 au lieu de 114 pour cent piastres d’Espagne. Elle n’est pas reçue couramment à Zanzibar ; néanmoins les Banians s’efforcent de la passer aux étrangers contre des marie-thérès, avec dépréciation plus ou moins considérable. (Note du traducteur.)