Comment j’ai retrouvé Livingstone/Chapitre 4

Traduction par Henriette Loreau.
Texte établi par Jules Belin de LaunayLibrairie Hachette et Cie (p. 58-72).


CHAPITRE IV

SÉJOUR A COUIHARA.


Bon accueil des Arabes établis à Tabora. — C’est le nom actuel de Cazê. Je m’installe à Couihara. Guerre contre Mirambo. — La caravane envoyée par le consul Kirk est jointe à la mienne. — Défaite des Arabes dans la forêt d’Ouillancourou. — Je refuse de continuer de prendre part à la guerre. — Nouvelles de Livingstone. — Farquhar est mort. — Mirambo brûle Tabora. — Il est défait à Mfouto. — Malgré un découragement passager, je veux retrouver Livingstone.
Vallée de Couihara

Mkésihoua, chef des Mouésiens du Gnagnembé, résidait à Couicourou, qu’habitait également Séid ben Sélim, gouverneur de la colonie arabe. Celui-ci me pria de l’accompagner à sa demeure.

Sur notre passage, la foule était compacte. Les pagazis par centaines, les guerriers et leur chef, les enfants, noirs chérubins, entre les jambes de leurs parents, jusqu’aux bébés suspendus au dos de leurs mères tous payaient de leurs regards fixes le tribut qui était dû à ma couleur. Mais l’ovation était muette : seuls, le vieux chef et les Arabes m’adressaient la parole.

La maison de Ben Sélim occupait l’angle nord-ouest d’un enclos situé dans le village, et protégé par une forte estacade. Le thé y fut servi dans une théière en argent, accompagnée d’une cloche de même métal, sous laquelle fumait une pile de crêpes. Je fus convié à en prendre ma part. Un homme qui vient de faire à jeun treize kilomètres en plein soleil, et qui naturellement a bon appétit, est dans d’excellentes conditions pour partager le repas qu’on lui offre.

Après cette collation, les questions commencèrent, politiques, commerciales, curieuses, cancanières, futiles, graves, et, entre autres, celles-ci :

« Qu’est devenu cet Hadji Abdallah que nous avons vu ici, il y a une douzaine d’années, avec Spiki ?

– Hadji Abdallah ? Je ne le connais pas. Ah ! si fait : nous l’appelons Burton. Il est maintenant consul à Damas, la ville que vous nommez El Cham.

– Heh-heh ! belyouz ! Heh-heh ! à El Cham ! N’est-ce pas auprès de Bétlem el Koudis ?

– Oui ; environ à quatre jours de marche.

– Et Spiki ?

– Il s’est tué à la chasse.

– Ouallah ! Spiki est mort ? Triste nouvelle. Mach Allah ! Un homme excellent ! excellent ! Ough ! Spiki est mort !

– Dites-moi, cheik Séid : où est Cazê ?

– Cazê ? je ne sais pas.

– Comment ! vous y étiez avec Burton, avec Speke, et plus tard avec Grant. Vous y avez passé avec eux plusieurs mois ; cela doit être près d’ici. N’est-ce pas chez Mousa-Mzouri que Hadji Abdallah et Spiki ont demeuré ?

– Oui, mais à Tabora.

– Alors où est Cazê ? Je le demande à tout le monde, personne ne peut me le dire. C’est pourtant bien ainsi que les trois voyageurs ont nommé la place où vous les avez connus. Vous devez savoir où est Cazê.

– Je n’ai jamais entendu ce nom-là. Mais, attendez : en idiôme local, Cazê veut dire royaume ; peut-être ont-ils nommé ainsi l’endroit où ils se sont arrêtés en arrivant. Toujours est-il que je leur ai souvent rendu visite. Abdallah demeurait chez Snay ben Amir ; plus tard, Spiki et Grant occupèrent le tembé de Mousa-Mzouri, et les maisons où je les ai vus sont toutes les deux à Tabora [1].

– Merci, cheik Séid. Maintenant je vous quitte ; il faut que j’aille retrouver mes hommes et que je leur fasse donner des vivres.

– Je vais avec vous, pour vous montrer votre demeure ; elle est à Couihara ; et, de chez vous à Tabora, il n’y a qu’une heure de marche. »

Comme nous approchions du tembé désigné, nous fûmes rejoints par quelques Arabes de distinction. Devant la grand’porte, mes pagazis, à côté de leurs ballots, faisaient courir les paroles à toute vapeur, racontant leur voyage à ceux des autres bandes, qui, à leur tour, disaient ce qui leur était advenu ; récits ardents et sonores ; un bruit de voix sans pareil. Nulle autre chose ne valait la peine d’être dite ; en dehors de leur cercle, évidemment, ils ne se souciaient de rien.

Toutefois, à notre arrivée, les langues s’arrêtèrent. Les chefs, ainsi que les guides, vinrent m’appeler leur maître et me saluer comme ami. L’un d’eux, le fidèle Barati, se jeta à mes pieds ; les autres déchargèrent leurs mousquets ; la frénésie devint générale, et un cri de bienvenue s’éleva de toutes parts.

« Veuillez entrer, me dit Ben Sélim ; cette demeure est la vôtre. Voici le quartier de vos hommes ; voici les magasins, la prison, la cuisine. Ici, vous recevrez les Arabes. Cet appartement est celui de votre compagnon. Cet autre est pour vous : chambre à coucher, salle de bain, soute aux poudres, arsenal, etc. »

Je trouvai très confortable cette maison africaine. Elle eût fait vibrer notre corde poétique, si nous avions eu le temps d’avoir de ces transports ambitieux ; mais, pour le quart d’heure, il fallait serrer les marchandises et solder les pagazis, dont l’engagement expirait.

Le second jour de notre arrivée dans cet endroit, que je regardais comme une terre classique, Burton, Speke et Grant l’ayant visité et décrit, les hauts personnages de Tabora vinrent m’apporter leurs félicitations.

Tabora est l’établissement le plus considérable que les traitants de Mascate et de Zanzibar aient au centre de l’Afrique. Il renfermait à cette époque plus de mille demeures, et l’on pouvait sans crainte porter à cinq mille le nombre de ses habitants. Entre ce gros bourg et Couihara, s’élèvent deux chaînettes de collines rocailleuses, séparées l’une de l’autre par un col en forme de selle, d’où l’on découvre Tabora.

Mes visiteurs, des hommes pleins de noblesse et d’élégance, formaient une belle réunion. La plupart étaient de l’Oman ; quelques-uns du Sahouahil. Chacun d’eux avait une suite nombreuse. Ils vivaient tous dans une grande abondance, on pouvait dire avec luxe.

La veille, ils m’avaient fait un magnifique envoi de provisions. Trois jours après, suivi de dix-huit de mes hommes galamment habillés, j’allai leur rendre visite.

J’arrivai juste au moment où allait se tenir un conseil de guerre et je fus invité à y prendre part, accompagné de Sélim, mon interprète.

Khamis ben Abdallah, homme brave et entreprenant, toujours prêt à soutenir les droits des Arabes et à défendre leurs privilèges, est celui qui, dans la guerre de 1860, tua le vieux Maoula, et qui, après avoir chassé Manoua Séra pendant cinq ans à travers le Gogo et le Mouézi, l’atteignit dans le Conongo, et eut la satisfaction de lui trancher la tête. Cette fois il cherchait à soulever les Arabes contre un certain Mirambo, et à leur faire prendre l’offensive dans une guerre qui semblait imminente.

Ce Mirambo paraissait être en état d’hostilité chronique avec tous les chefs du voisinage. De simple pagazi, il était parvenu au rang suprême avec cette habileté des coquins sans âme, à qui tous les moyens sont bons pour s’emparer du pouvoir. Il commandait une bande de voleurs qui infestaient les bois situés entre Tabora et Mséné, lorsqu’il avait appris la mort du chef d’un district voisin. Immédiatement il s’était rendu dans cette province ; et, moitié par force, moitié par la terreur qu’il inspirait, il s’y était imposé en qualité de souverain. Quelques entreprises audacieuses, dans lesquelles ses partisans s’étaient enrichis, avaient affermi son autorité ; depuis lors, son audace n’avait plus connu de bornes. Ayant exterminé les habitants sur trois degrés de latitude, il avait cherché querelle à Mkésihoua, chef du Gnagnembé (un des districts du Mouézi), et faisait un grief aux Arabes de ce qu’ils refusaient de le soutenir contre leur vieil ami. Enfin, il venait de déclarer que désormais nulle caravane ne franchirait ses États, à moins de lui passer sur le corps.

Le vieux cheik Séid ben Sélim, dont l’humeur était pacifique, avait tout mis en œuvre pour fléchir le tyran ; mais celui-ci n’avait rien voulu entendre, et répétait que le seul moyen de regagner ses bonnes grâces était de le soutenir dans la guerre qu’il préparait contre Mkésihoua.

« Telle est la situation, dit Abdallah au conseil. Mirambo n’en fait pas mystère : après avoir vaincu les Vouachenzi [2], il veut nous vaincre à notre tour. Il ne s’arrêtera qu’après avoir chassé les Arabes, écrasé Mkésihoua et conquis le Gnagnembé. En sera-t-il ainsi, enfants de l’Oman ? Réponds, Sélim, fils de Séif : devons-nous battre ce païen, ou retourner dans notre île ? »

Un murmure approbateur suivit cette apostrophe. La majorité du conseil était composée d’hommes jeunes, impatients de châtier l’audace de Mirambo. Saoud, le beau jeune homme, fils de Séid, prit la parole : « Mon père, dit-il, se souvient des jours où les Arabes allaient de Bagamoyo à Djidji, et de Quiloa au Londa, sans autres armes que leurs bâtons de voyage. Ces jours sont passés. Voici Mirambo qui nous ferme la route. Renoncerez-vous à l’ivoire des pays de Djidji, de Roundi, de Caragoué et de Ganda, à cause de cet homme ? Non, la guerre, la guerre ! jusqu’au moment où nous tiendrons sa barbe sous nos pieds, jusqu’au jour où ses États seront détruits, et où nous passerons sans crainte, n’ayant à la main que nos seuls bâtons de voyage. » D’après l’assentiment qu’obtint ce discours, il était hors de doute qu’on allait se battre, et j’en fus fort inquiet.

On se rappelle la caravane que le Dr Kirk avait formée pour Livingstone, et qui était partie brusquement à la simple annonce de la visite du consul. Je l’avais retrouvée en arrivant à Tabora. Ainsi que les autres, elle s’était arrêtée par suite de la fermeture de la route. Pensant que la guerre lui ferait courir de grands risques, j’insinuai au chef des Arabes qu’il serait bon que les hommes qui la composaient vinssent loger avec les miens, afin que je pusse veiller sur leur cargaison. M. Kirk ne m’ayant donné aucun mandat à l’égard de ces marchandises, ne me les ayant pas même recommandées, je n’avais rien à dire à ceux qui en avaient la charge. Mais Ben Sélim, heureusement, partagea mes craintes ; et Séid envoya porteurs et ballots chez moi.

J’eus ensuite plusieurs violents accès de fièvre ainsi que Shaw ; cependant j’avais réuni, le 29 juillet, cinquante hommes destinés à porter mes marchandises au pays de Djidji. Trois jours après, je crus devoir me décider à prendre part à la guerre contre Mirambo pour ouvrir une route à Livingstone, et je me portais à Mfouto où nous avions réuni, les Arabes et moi, deux mille deux cent cinquante-cinq hommes.

Le 4 août, vers six heures, tout le monde étant prêt, le discours suivant fut prononcé :

« Paroles ! Paroles ! Paroles ! Écoutez, fils de Mkésihoua, enfants du Mouézi ! La route est devant vous ; les voleurs de la forêt vous attendent. Oui, ce sont des voleurs ! Ils arrêtent vos caravanes et les pillent ; ils prennent votre ivoire, ils tuent vos femmes. Mais regardez ! Vous avez les Arabes avec vous. Avec vous, est le vouali du grand sultan de Zanzibar ; avec vous est l’homme blanc ; avec vous est le fils de Mkésihoua ! Allez et combattez ! Tuez l’ennemi, prenez ses esclaves, prenez son étoffe, prenez son bétail ! Tuez et mangez ! Tuez et remplissez-vous ! Partez ! »

Et l’on se mit en marche sur Zimbiso.

Ce village avait réellement de bonnes fortifications ; il fut pris, mais on n’y trouva pas plus de vingt morts, tant les assiégés avaient été bien défendus par leur enceinte contre le feu de nos troupes.

Des forces suffisantes y furent laissées.

Le lendemain, on marchait sur la forêt d’Ouillancourou.

Dès le matin, j’étais allé trouver Ben Sélim pour lui représenter combien il était urgent de mettre le feu aux grandes herbes de ces bois, dans lesquelles l’ennemi pouvait se dissimuler. Mais en rentrant je fus repris de la fièvre, et le malheur voulut qu’on négligeât mon avis. À six heures, une nouvelle écrasante se répandit à Zimbiso : tous les Arabes qui étaient avec Saoud, et plus de la moitié de leurs soldats avaient été tués. Mes hommes rentrèrent, et j’appris que cinq de leurs camarades, parmi lesquels se trouvaient Oulédi, l’ancien serviteur de Grant, et le petit Mabrouki, étaient au nombre des morts.

Une soudaine attaque d’un ennemi qu’ils croyaient avoir vaincu avait tellement effrayé nos hommes, que, jetant leurs trésors, ils s’étaient dispersés dans les bois, et n’avaient regagné Zimbiso qu’en faisant de longs détours.

Je dormais pesamment, lorsque, à une heure et demie, Sélim me réveilla : « Levez-vous, maître, me dit-il, levez-vous ; ils s’enfuient tous. »

Il était minuit quand nous rentrâmes à Mfouto. À notre voix, les portes s’ouvrirent ; et nous fûmes de nouveau en sûreté dans ce village, d’où nous étions sortis d’une vaillante allure, et, où nous rentrions lâchement.

J’y retrouvai mes fuyards, qui tous y étaient arrivés avant la fin du jour.

Un seul, l’Arabe de Jérusalem, mon Sélim, un adolescent, s’était montré fidèle et brave.

Je ne tardai pas à dire aux chefs arabes que la guerre leur était personnelle. Comme ils avaient délaissé malades et blessés pour ne songer qu’à eux, de même je quittais leur alliance. Avec leur manière de combattre, ils en auraient pour plus d’un an à lutter contre Mirambo, et il ne me restait pas de temps à leur donner. Maintenant que je leur avais payé ma dette, je pouvais continuer mon chemin.

D’après un homme que je vis un de ces matins, Livingstone, comme il se dirigeait vers le Tanguégnica, en venant du Gnassa des Maraouis [lac Nyassa] a rencontré la caravane de Séid ben Omar, qui se rendait dans le pays de Lamba. C’était vers l’époque où l’on a dit qu’il avait été assassiné. Mohammed ben Ghérib l’accompagnait. Livingstone voyageait alors à pied et vêtu de calicot américain. Toute son étoffe avait été perdue dans la traversée du Liemba. Il était sur ce lac avec trois pirogues ; dans l’une, se trouvaient ses caisses et plusieurs de ses hommes ; il en montait une autre avec ses domestiques et deux pêcheurs ; la troisième, portant sa cotonnade, chavira. Il était coiffé d’une casquette, et possédait deux revolvers, une carabine à deux coups se chargeant par la culasse et des balles explosibles.

13 août. Une caravane est arrivée aujourd’hui, venant de la côte ; elle m’a appris la mort de Farquhar et celle du cuisinier Jako, que j’avais laissé auprès de lui.

Le 22, vers midi, les fugitifs sont accourus en foule de Toura, nous demandant protection. Ils nous ont appris que cinq Arabes des plus marquants viennent d’être tués, et que parmi les morts est le brave Khamis ben Abdallah. Ayant armé à la hâte quatre-vingts esclaves, il était sorti sans écouter les prudents amis qui voulaient le retenir, et il s’était trouvé promptement vis-à-vis de Mirambo. Celui-ci, non moins rusé qu’audacieux, voyant arriver les Arabes, avait donné l’ordre à ses troupes de se retirer lentement. Khamis, trompé par cette manœuvre, entraîna les siens à la poursuite de l’ennemi. Tout à coup, faisant volte-face, Mirambo jeta ses bandes, en un seul corps, sur le petit groupe qui arrivait. À ce retour imprévu, les gens de Khamis prirent la fuite, sans même regarder en arrière. Les sauvages entourèrent les Arabes. Khamis, qui marchait le premier, reçut une balle dans la jambe et tomba sur les genoux ; il s’aperçut alors de la désertion de ses esclaves. Malgré sa blessure il continua de tirer ; mais bientôt une balle lui traversa le cœur. En le voyant tomber, le petit Khamis s’écria : « Mon père adoptif est mort, je veux mourir avec lui. » Il se battit en désespéré et ne tarda pas à recevoir le coup mortel. Quelques minutes après, des cinq Arabes, pas un n’était vivant.

Tabora venait d’être livrée aux flammes, et ses habitants nous arrivaient de toute part. Voyant que mes hommes étaient disposés à se défendre, je fis percer des meurtrières dans les murailles de notre tembé de Couihara, bien résolu d’y attendre l’ennemi pour le canarder à l’abri de ses balles.

Le 25, j’ai appris que Mirambo s’était retiré et retranché dans Casima ; mais, quand les Arabes ont voulu l’y attaquer deux jours plus tard, Mirambo était décampé.

Beaucoup des traitants les plus influents parlent de retourner à Zanzibar, disant que le pays est ruiné. Je n’ai plus aucun respect pour eux.

En attendant ce qui arrivera, je m’occupe de mes affaires, bien qu’avec peu de succès.

5 septembre, Barati est mort ce matin ; c’était l’un des fidèles de Speke et l’un des meilleurs sujets de mon escorte. J’avais déjà perdu six de mes anciens ascaris ou soldats ; il fait le septième.

Le 8, Mirambo a éprouvé une défaite sérieuse sous les murs de Mfouto ; les têtes des chefs qu’il a perdus sont apportées à Mkésihoua, souverain du Gnagnembé.

J’ai passé toute la journée du 15 à choisir les bagages que nous devons prendre, et à les faire mettre en ballots. La charge a été réduite à cinquante livres dans l’espoir que cela nous permettra d’aller un peu plus vite. Deux ou trois de mes porteurs sont très malades ; il est à peu près sûr qu’ils ne pourront pas faire leur service : mais, d’ici à notre départ, j’espère pouvoir les remplacer ; j’ai trouvé depuis deux jours à louer dix porteurs ou pagazis.

16 septembre. Nos préparatifs sont presque terminés. Que Dieu le permette, et nous serons en marche avant la fin de la semaine. J’ai engagé deux nouveaux porteurs et deux guides : Asmani et Mabrouki. Si l’énormité du corps humain peut inspirer la frayeur, Asmani doit produire un effet terrifiant ; il a plus de deux mètres, sans chaussure, et ses épaules suffiraient à un couple d’hommes ordinaires.

Je donne demain un grand repas à mes gens, pour célébrer leur départ de cette malheureuse contrée.

19 septembre. Un accès de fièvre que j’ai eu aujourd’hui m’a obligé de remettre à demain notre départ. Sélim est rétabli ; Shaw, également. Ce dernier a exprimé la ferme résolution de ne pas aller dans le pays de Djidji.

Ce soir, pendant que ma fièvre était dans toute sa force, il est venu me demander mes dernières volontés, et m’a proposé de les mettre en écrit : « car, a-t-il ajouté, d’un air sombre, les plus vigoureux d’entre nous peuvent mourir. » Je l’ai prié d’aller à ses affaires et de ne pas venir croasser autour de moi.

Il est dix heures ; ma fièvre a cessé. Tout le monde dort excepté moi. Je pense à ce que je dois faire, je réfléchis à ma position. Une tristesse inénarrable m’envahit ; c’est la désolation de l’isolement. Je ne trouve autour de moi ni sympathie ni intérêt. Shaw lui-même, un homme de ma race, auquel j’ai prodigué mes soins, a moins d’attachement pour moi qu’un petit nègre que j’ai adopté et nommé Caloulou.

Il faudrait plus de force que je n’en possède pour écarter les noirs pressentiments qui m’assiègent.

Mais peut-être ce que je nomme pressentiments n’est-il que l’effet des pronostics des Arabes ; l’impression due aux sinistres paroles de ces gens au cœur faux. Ma tristesse a probablement la même cause. Les ténèbres qui emplissent ma chambre, et que me fait voir la seule bougie qui m’éclaire, ne sont pas faites pour m’égayer. Je me sens comme entre deux murs de pierre, dans une prison sans issue.

Mais pourquoi me laisser prendre aux croassements de ces Arabes ? Un soupçon m’est déjà venu et se représente : il y a là quelque motif caché, Ne s’efforcent-ils pas de me retenir, dans l’espoir que je les soutiendrai contre Mirambo   ? Si tel est leur calcul, ils se trompent   ; j’ai juré, et je tiendrai mon serment, j’ai juré de ne me laisser détourner de mon entreprise par quoi que ce soit   ; juré de poursuivre ma recherche jusqu’à ce que j’aie retrouvé Livingstone   ; et de ne revenir qu’avec un témoignage incontestable de son existence, ou avec la preuve qu’il a cessé de vivre. Personne au monde ne m’arrêtera   ; la mort seule pourrait… mais non   ; pas même la mort   ; car je ne mourrai pas   ; je ne veux point, je ne peux pas mourir. Quelque chose me dit – je ne sais pas ce que c’est, peut-être cette espérance vivace qui est en moi, peut-être cette présomption naturelle à une vitalité exubérante, ou un excès de confiance en moi-même, je ne sais pas – mais quelque chose me dit que je le trouverai. Écrivons cela plus gros   : Je le trouverai   ! Je le trouverai   ! Ces mots sont fortifiants. Je me sens mieux. Ai-je dit une prière…   ? Je dormirai bien cette nuit.

  1. Mme H. Loreau, dans une note très bien faite, remarque qu'il est impossible de douter que le nom de Cazê ait appartenu à cet endroit où Burton et Speke ont d'abord passé cinq semaines et où Burton a ensuite séjourné trois mois. Elle explique qu'il existait là une fontaine appelée Cazê et qui aura donné le nom à l'établissement que Snay et Mousa y fondèrent en 1852; elle cite une phrase de Speke qui tranche la question: « Cazê, dit ce voyageur, est à proprement parler le nom d'une fontaine située au centre du village de Tabora. (J. Belin de Launay) »
  2. Ce mot désigne généralement les hommes de l'intérieur de l'Afrique : on l'applique à ceux qui n'ont pas de tribu et vivent de brigandages. Burton dit que ce sont des vaincus ou des esclaves révoltés. Ces hommes nous ont l'air de ressembler beaucoup à ceux qui s'appellent les Mazitous. (J. Belin de Launay)