J. Tallandier (p. 232-242).

VI

Sans pardon


« Ma chéri maman je t’écrit pour la première foit, je panse tout jour a toi qui ma si bien soigné. Tu et bien sage et bien gentile, sa me plait bien, tu et fraiche comme une rose, tu et brillan comme un papillon, tu n’a point de défaut, tu et franche. Enrevoire ma chéri que j’aime adore.

« Ton petit lion. »


Isabelle relut une fois encore cette première petite lettre, puis en sortit une autre de la vieille enveloppe jaunie. Le papier tremblait dans ses mains. Elle essuyait fébrilement les lourdes larmes qui se précipitaient de ses paupières, menaçaient de tacher la grosse écriture d’enfant dont les feuillets étaient couverts.

Toute seule dans sa chambre, elle se penchait sur son secrétaire, parmi le silence de la maison. Le petit Louis, en bas, prenait sa leçon avec son professeur ; Zozo faisait sa promenade sur la route Sainte-Marie avec les Chanduis ; Léon Chardier était à l’étude…

L’adolescent est mort depuis un mois. Et parce qu’on peut croire qu’il est simplement retourné au lycée, son absence éternelle ne change en rien les habitudes du logis.


« Ma chéri maman, je te dit qu’aujourdi j’ai sorti tes bisquits que tu m’avet donnés, mais je ne les ai pas mangé, je les ai embrasés en pansant à toi qui les a eu dans ta main long tant. Je t’ai bien embrasée en embrasant un peu de bisquit. En revoire maman.

« Ton petit lion. »


Isabelle, le cœur déchiré, s’en souvint tout à coup de ces biscuits, donnés à l’enfant au moment de le quitter, le jour de son entrée au lycée, ces biscuits offerts à sa gourmandise de sept ans, et dont il avait, lui, fait un objet d’adoration.


« Ma chéri maman malgré que j’ai tout jour envi de pleurer j’ai baucou de plaisir à técrire ma chère petite… »


Elle ne put continuer. Elle sentait la pauvre grimace du chagrin tordre tout son visage. Elle repoussa les papiers, laissa tomber sa tête dans ses mains, et sa crise de douleur solitaire fut convulsive et longue.

Aujourd’hui seulement elle s’était décidée à relire ces lettres d’enfant, enfermées si longtemps dans le secrétaire. Depuis un mois, elle n’avait pu que pleurer, puis rôder comme une louve dans la maison ou bien au cimetière, soignant la tombe neuve de son fils comme les jeunes mères soignent les berceaux. Et vraiment de sentir cet enfant si près d’elle, bien que mort, c’était presque une compagnie, une compagnie tragique, mais inespérée.

Isabelle, au bout d’un moment, rangea les lettres, ferma le secrétaire. Il lui fallait maintenant courir au cimetière, où l’attendait le petit mort. Devant son armoire à glace, elle coiffa d’un geste dolent son chapeau tout enténébré du voile de crêpe. Bien que sa poitrine se fût calmée, des larmes lentes lui sortaient encore des yeux, ces yeux inépuisables des femmes. Depuis un mois, sur sa face jaunie, cette eau toujours renouvelée roulait jusqu’à sa bouche rouge saturée de sel.

Un instant elle se vit pleurer dans la glace, triste dame sur le retour et tout de noir vêtue. Pourquoi n’y a-t-il pas de mot pour nommer les mères qui pleurent leurs enfants ? On dit « une veuve », on dit « une orpheline ». Sans doute n’y a-t-il pas de parole qui puisse désigner une telle douleur.

Tout à coup, en bas, une porte claque, des voix parlent. L’éclat de rire du petit Louis monte, frais et léger, à la porte du jardin. Sa leçon vient de finir.

Isabelle tressaille violemment. Ce rire l’a cinglée comme un coup de fouet.

« Comment peut-on rire quand mon fils est mort ? Je vais courir en bas ! Oui, mes mains sont prêtes à souffleter l’enfant qui vient de rire, oublieux du deuil où nous laisse, en mourant, son frère ! »

À la porte du jardin, elle ne trouve plus l’écolier. Il est peut-être tout au bout de l’allée, déjà, à moins qu’il n’ait sauté sur sa bicyclette. Isabelle scrute l’espace autour d’elle, d’un coup d’œil irrité, puis se décide à renoncer à cette colère préparée. Baissant son voile, la voici qui s’en va, rapide, par les rues mornes, vers le cimetière de la ville.

Personne ne l’a croisée, personne qui puisse, sur sa figure ravagée, saisir cette expression de rancune sans pardon qui, depuis un mois, se précise et s’aggrave. Sans vouloir se l’avouer, Isabelle en veut à ses deux autres enfants de la mort de leur frère. Quelque chose en elle, un instinct obscur, leur reproche d’être vivants, d’être bien portants quand l’autre est enterré ; l’autre, celui qu’elle n’a pas aimé, qu’elle n’a compris que trop tard ; l’autre, le vrai « fils du rêve »…


Elle s’était enfin relevée de son agenouillement. Avait-elle prié ? Il lui semblait toujours qu’elle venait à cette tombe pour implorer son pardon.

Le crépuscule d’automne apparaissait déjà derrière quelques cyprès. Isabelle n’avait pas envie de rentrer chez elle. Elle s’attarda, lisant des noms sur des pierres indifférentes. Des couronnes de perles s’entassaient autour de grilles riches, des bouquets séchés pendaient à des croix oubliées. Elle lut des noms, des épitaphes. Une inscription, sur l’humble croix d’une madame Dupont, concierge, disait naïvement : Ô la la madame Chopin ! furent ses dernières paroles. Il y avait, sur des marbres, des prénoms calligraphiés avec paraphes : MarieAlbert…, ironiques signatures des morts, ou bien, sous verre, des photographies d’hommes, de premières communiantes, des petits anges en carton, tout le bazar de la mort, tout le pauvre cabotinage dont les vivants entourent les tombes.

De par les soins de ceux qui restent, les invisibles habitants de cette ténébreuse cité provinciale continuent d’affirmer, par delà l’existence, leur vaniteuse, banale ou ridicule personnalité. Le petit Léon, lui aussi, possède une grille, des couronnes de perles, des bouquets dans des vases ; et la svelte croix qui marque la place de sa tête porte une épitaphe : Regrets éternels, inscrite là pour les passants, phrase pompeuse qui semble indiquer que les survivants, eux, ne meurent jamais, puisqu’ils regretteront éternellement.

Isabelle rôdait, touchante et pâle, parmi les tombes. Quelques feuilles sèches roulaient dans le sillage de sa robe noire. Cette promenade au jardin funèbre avivait son émotion. Elle y trouvait le charme indéfinissable, le sentiment de plénitude que nous aimons quand nous souffrons, et qu’on a nommé « la volupté dans la douleur ».

… Le soir après-dîner, remontée dans sa chambre, elle appela le petit Louis. Quand il fut devant elle, si joli dans ses habits noirs, elle l’examina d’abord sans parler, comme si elle ne le connaissait pas encore. Identique reproduction de son visage à elle, l’enfant roulait distraitement ses prunelles rousses de droite à gauche. Elle le tenait par les épaules, et son regard rancunier, son regard atteint, le dévisageait avec une froideur qu’il était trop insouciant pour remarquer.

— Dis-moi… prononça-t-elle enfin. Sais-tu où ton frère rangeait ses papiers ?

— Quels papiers ?… répondit la charmante voix claire.

Les prunelles du petit Louis « couleur lièvre » s’étonnèrent.

Isabelle continua :

— Eh bien, mais… ses papiers ! Ses vers, par exemple !… Les vers qu’il avait écrits sur Jeanne d’Arc !

— Ah ! oui… dit le gosse avec un demi-sourire.

Les doigts d’Isabelle s’enfoncèrent farouchement dans les épaules qu’elle tenait.

— Ne ris pas !…

La bouche ouverte, l’enfant la regarda. Depuis sa naissance, il était le chéri, le gâté ; jamais un geste vif ne l’avait encore effleuré. Pourtant il ne comprit pas. Les manières nouvelles de sa mère faisaient pour lui partie du deuil, de ce deuil dont il avait été presque fier d’abord, malgré son gros chagrin, et qui, maintenant, commençait à l’ennuyer.

— Où sont-ils, ces papiers ?… reprit Isabelle de sa voix saccadée.

— Mais je ne sais pas, moi !… fit le petit déconcerté.

Puis, se souvenant tout à coup :

— Ah ! oui… Ses vers ?… Eh bien, il les a tous brûlés, le soir que tu l’avais grondé, tu sais, quand il m’avait giflé ?… Je me rappelle très bien, maintenant. Il les a brûlés dans la cheminée de notre chambre… Il croyait que je dormais, mais je l’ai vu.

Isabelle lâcha les épaules du petit Louis si brutalement qu’on eût dit qu’elle le repoussait.

— Va-t’en !… cria-t-elle presque.

Délivré, l’enfant bondissait déjà dans l’escalier. Isabelle avait fermé les poings. Son pas de louve arpenta la chambre.

Ainsi ces vers écrits pour elle, tous ces papiers ignorés, elle ne les connaîtrait jamais ! Il les avait détruits, ce soir-là, comme s’il avait pu prévoir qu’il mourrait peu de temps après et que cette destruction serait un jour sa protestation d’enfant incompris !

Amaigrie dans sa robe de deuil, les joues creuses, les tempes vieillies de tant de nouveaux cheveux gris, la petite femme s’effondra sur une chaise, dans les gémissements amers du remords.

Elle avait cru tout perdre dans la vie, autrefois, et quand le destin lui avait donné ce tendre fils, ce consolateur, cet ami, elle n’avait pas su le deviner !

Elle s’était acharnée dans son amour pour l’autre enfant, et cet amour l’avait aveuglée !

L’autre enfant… Mais n’était-ce pas l’enfant du péché, celui qu’elle avait désiré quand elle vivait coupable, avec son affreux désir d’adultère dans le cœur ? L’autre enfant… Ne portait-il pas, comme une tare, le prénom du marquis de Taranne, ce vilain monsieur ? N’était-il pas un intrus dans la maison ?…

« Sans lui, j’aurais aimé mon petit lion, fils unique. Je l’aurais compris, je l’aurais gâté, je ne l’aurais pas laissé mourir !… »

La sanglotante Isabelle, les bras affalés à travers la table, enfouissait sa figure dans sa manche avec rage. Et soudain elle se redressa, sourit presque à travers son désespoir. Elle venait de songer que, le petit Louis, ce serait maintenant lui qui succéderait un jour à son père, lui qui serait le second Léon Chardier, l’avoué de province dont elle s’était tant de fois moquée à l’avance, en la personne de son fils aîné. Un sentiment ténébreux de revanche la ranimait. Qu’est-ce qu’elle couvait donc, depuis un mois, dans son âme ? Voici maintenant qu’elle avait envie d’offrir au jeune mort une réparation éclatante des torts qu’on lui avait causés.

Une complicité d’outre-tombe la rapprochait étroitement de lui. Elle avait toujours eu besoin, pour vivre, de se créer des héros. Elle comprit que ce fils défunt, qui, vivant, n’avait pas eu sa place dans le cœur maternel, allait à présent accaparer ce cœur tout entier. Tandis que les deux autres enfants grandiraient différents, étrangers, il serait, lui, l’adolescent éternel, la victime toujours jeune, l’enfant qui ne grandirait jamais plus, qui ne changerait jamais plus, le seul qui ne désillusionnerait pas sa mère meurtrie, comme tous les autres êtres, comme toutes les autres choses l’avaient désillusionnée.

Pour la première fois depuis le jour de la mort, elle se sentit réconfortée. Elle s’était levée. Elle ne pleurait plus.

Redescendue à la salle à manger, elle attendit que les enfants fussent couchés, puis :

— Écoute… commença-t-elle.

Vite, Léon Chardier a jeté son journal. Attentif et vaguement épouvanté, il fait son possible, depuis un mois, pour ne pas contrarier sa compagne hagarde et frappée. Du reste, son chagrin paternel, quoique calme et résigné, n’en est pas moins sincère.

— Écoute… continue Isabelle, tandis que ses grands yeux rougis s’animent dans sa petite figure sévère.

Puis, tout d’un trait :

— J’ai beaucoup réfléchi ces temps-ci… Je crois que ce n’est pas très raisonnable de garder le petit Louis à la maison. Il a treize ans, il est temps qu’il travaille sérieusement… Si tu veux, nous allons le mettre au lycée…