J. Tallandier (p. 220-231).

V

Les yeux qui s’ouvrent


— C’est idiot !… répétait Isabelle avec véhémence.

Les deux garçons la regardaient, atterrés. Ils rentraient d’une promenade à bicyclette, non seulement en retard, — on avait déjà fini de dîner, — mais encore ruisselants, trempés par l’orage qui, depuis deux heures, les assaillait sur les routes.

Léon Chardier, Zozo, la grosse Modeste, Julia, la femme de chambre, tout le monde, réuni dans la salle à manger autour de la table à moitié desservie, levait les yeux au ciel et soupirait et bougonnait. On avait passé, tout le long du dîner, par de mortelles angoisses. Cet orage, ce retard…

Maintenant Isabelle, tout en grondant, s’affairait autour des deux coupables, aidée de ses bonnes. On leur ôtait leurs paletots, leurs chaussures… Isabelle en voulait surtout à Léon, l’aîné.

— Toi, le plus grand, ressassait-elle, comme s’il eût eu dix ans de plus que son frère, tu devrais être plus raisonnable ! Aller si loin de la maison quand le temps n’est pas sûr !… Tu sais pourtant que ton frère tousse facilement ! Je suis certaine qu’il a pris un rhume !

Le petit Louis éternua. Ce fut une catastrophe.

— Vite, Modeste !… Du feu dans ma chambre ! Je vais le frictionner !…

Elle se tourna vers l’aîné, les yeux menaçants :

— Toi, mon ami, tu vas voir si je vais te punir !

Excités, le père, Zozo, les bonnes, joignirent des exclamations de reproche à celles d’Isabelle.

Le jeune Léon se taisait, comme toujours, mais ses yeux brillaient si étrangement qu’on les eût dits pleins de larmes. Il regardait par terre, dans l’attitude de la confusion, et ses joues, salies par le duvet naissant, paraissaient vertes de froid.

Isabelle, tout de même, eut pitié de lui. Elle songea que ses derniers jours de vacances finissaient, qu’il allait retourner tout seul au lycée. Et puis tout le monde le bousculait à la fois, et, vraiment, il avait l’air si malheureux !

Elle haussa les épaules.

— Va te changer !… dit-elle moins durement. Tu es trempé aussi, toi !

Le petit Louis, frictionné devant le feu, réchauffé, rhabillé, l’on servit à dîner aux deux garçons. Mais l’aîné ne mangea presque pas.

— Il boude… songeait Isabelle. Comme son père…

Cependant, quand ils furent couchés tous deux, comme elle montait un « lait de poule » au petit Louis elle voulut bien, avant de sortir de la chambre, embrasser son fils aîné sur le front. Il se laissa faire sans un mot, sans un geste. Décidément il n’y avait rien à tirer de ce garçon.

Or, le lendemain, le petit Louis n’était pas enrhumé, mais Léon, l’aîné, grelottait de fièvre et ne put se lever. Il fallut aller chercher Tisserand ; et lorsqu’il fut redescendu de la chambre, on apprit, de la bouche du docteur, que l’adolescent avait une pneumonie, c’est-à-dire cette chose terrifiante qu’on appelle, dans les familles, une « fluxion de poitrine ».

Quel coup de foudre dans la maison ! C’était la première fois qu’un des enfants se trouvait vraiment malade. Isabelle en fut secouée jusqu’au fond de son âme endormie d’ennui, cette âme fanée et comme poussiéreuse que la vie, à la longue, lui avait faite.

Pauvre petit Léon tant grondé la veille ! Une énergie inconnue dresse notre Isabelle en face du mal qui vient d’atteindre l’un des siens. Elle se sent pleine de courage et d’une sorte de défi. Son dévouement de mère n’est-il pas là pour tout combattre ?

En une heure elle organise ses soins. Elle déclare qu’elle couchera dans la chambre du malade. Le petit Louis, pendant le temps que durera la maladie, dormira près de son père.

Autoritaire et précise, madame Chardier donne ses ordres ; et chacun sait qu’il faut lui obéir.

Tisserand avait dit : « Dans quelques jours nous aurons sans doute du mieux. » Peut-être avait-il ajouté mentalement : « Ou du pire… »

Les quelques jours passés, ce fut le pire qui vint. Tisserand hochait la tête. Isabelle, infirmière vaillante, mère presque souriante au chevet de son gars malade, comprit, au regard du docteur, que l’inquiétude entrait soudain dans la maison. Ce fut pour elle une stupeur, puis une révolte. Comment ?… Est-ce qu’il y avait quelque chose à craindre, maintenant, pour cet aîné si solide ?… Est-ce qu’il risquait vraiment de… Ce n’était pas possible !

Assise près du lit où le grand gosse s’agitait et haletait, elle se prenait à le dévisager avec avidité.

Menacé !… Quelle importance il prenait soudain à ses yeux, ce fils insignifiant auquel, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait s’intéresser !

Chaque matin et chaque soir, quand entrait le docteur Tisserand, les yeux roux de la petite femme l’interrogeaient. Vieillis tous deux, lui presque blanc, elle presque grisonnante, il y avait entre eux un langage sans paroles et d’une redoutable et rapide éloquence. « Il va plus mal… » répondaient les yeux ardents et noirs du docteur. Alors, par un geste instinctif, Isabelle approchait sa chaise plus près encore du lit, comme si sa présence toute proche était une défense contre la destinée. Cette sorte d’arrogance qu’elle avait eue d’abord en face de la maladie désarmait d’heure en heure. Elle constatait avec angoisse l’affaiblissement de son courage. Il lui semblait que le mal en prenait plus de force.

Au bout de huit jours, égarée, les mains tremblantes, elle sentit que la panique était entrée en elle.

Ses yeux, maintenant, n’interrogeaient plus le docteur : ils le suppliaient.

Congestionné dans ses oreillers, la respiration difficile, les mains en feu, le jeune Léon fixait le vide de cet air absorbé des malades. Pendant ces jours dangereux, il ne révéla pas son âme ignorée, ne prononça pas, comme les mourants des livres, des paroles définitives. Un soir seulement il demanda, de sa voix toujours plus oppressée, en tournant péniblement la tête vers Isabelle : — Est-ce que j’ai enrhumé ton petit Louis, maman ?…

Et cette simple phrase fut plus triste à entendre que tous les sanglots d’un amour silencieux et jaloux.

Sauf Léon Chardier, tout le monde s’abstenait d’entrer dans la chambre. Parqués en bas, les enfants et les bonnes vivaient dans les chuchotements de l’anxiété.

Immobilisée sur sa chaise, dans le clair-obscur de la chambre pleine d’odeurs pharmaceutiques, Isabelle voyait, par les fentes des persiennes, filtrer comme du feu le jour ardent de l’automne commencée. Elle se retournait du côté de son fils malade, le regardait. Et lui aussi la regardait. Et, sur ce visage muet et dépourvu de charme, elle discernait enfin la tendresse, la tendresse sans mots, sans regard, sans sexe ; la tendresse, trésor des plus pauvres ; la tendresse, plus grande que l’intelligence et que la beauté ; la tendresse, seule égalité entre les êtres, seule défense des humains contre les malheurs, les passions, les changements, la mort.

Doucement elle prenait la main de son fils, tout en serrant les dents pour ne pas pleurer. Alors il disait tout bas :

— Je suis bien…

Et la petite Chardier, de ce mot, demeurait consternée. Elle se souvenait des premières lettres du petit mis au lycée, ces lettres de bambin qu’elle avait gardées et qui lui avaient donné des remords. Pourquoi les avoir écrites, ces lettres, puisqu’il devait devenir si vite ce potache indifférent ? S’était-il découragé devant la fatalité ? Son apparente indifférence était-elle une suprême réserve de petit homme douloureux et réticent ? Avait-il jusqu’ici porté, dans son âme, la tragédie secrète de la timidité ?

Maintenant elle réfléchissait à ces deux pauvres vers qu’il avait écrits pour elle. Elle le revoyait, comme tous ces jours-ci, obstinément assis à quelques pas d’elle, alors qu’il l’agaçait de sa présence. Pourquoi voulait-il toujours être là près d’elle ? Était-ce donc lui, le rêveur, le petit poète honteux, entêté d’amour pour sa mère, l’enfant nostalgique, héritier des songes maternels, l’âme-sœur, enfin, qu’elle avait tant appelée ? Comme il avait dû souffrir, cet enfant qui, physiquement, ressemblait tant à son père et qui, peut-être, avait toute l’âme de sa mère !

— Mon chéri… murmurait Isabelle penchée, mon Léon… Mon petit lion…

Elle eût voulu l’interroger, lui arracher son mystère. Elle se sentait sur le bord d’une compréhension tardive. Allait-elle ouvrir les yeux juste au moment où le petit méconnu s’apprêtait à fermer les siens ?…

Bouleversée, elle ouvrait la bouche pour parler, puis se taisait. Elle craignait d’épuiser le pauvre essoufflé, dont les regards fiévreux divaguaient un peu. « Ah ! pensait-elle, quand il sera convalescent, comme je saurai bien le dorloter jusqu’à ce qu’il me dise tout ! »


Le petit lion mourut le dixième jour, dans la nuit. Isabelle, le docteur, Léon, près de lui, veillaient. Il passa sans une dernière parole, sans un dernier regard. Sa respiration toujours plus précipitée s’arrêta dans un hoquet, et ce fut tout. La mort, cette fatalité banale, était passée, emportant une âme balbutiante encore, supprimant d’un coup les possibilités qui dormaient en ce petit mâle que personne jamais n’avait sondé, qui, sans doute, s’ignorait encore lui-même.

Quand le dernier soupir fut exhalé, l’on vit Isabelle se redresser. Une expression d’effroyable douleur la défigurait. Léon, blême, fit un pas vers elle, d’un geste raide. Le docteur Tisserand tendit les mains. Mais la mère était brusquement tombée sur le corps de son enfant, l’étreignant de deux mains furieuses, et les sanglots insensés qu’elle poussa firent accourir dans la chambre mortuaire Zozo en chemise, les deux bonnes et jusqu’au petit Louis, claquant des dents.

Scène affreuse. Le docteur et Léon transportent dans la chambre conjugale Isabelle tordue par une attaque de nerfs, ployée en arrière comme un arc. Le petit Louis et Zozo, vertement tancés, sont retournés en frissonnant se remettre au lit. Julia, la femme de chambre, aidée de Tisserand revenu près du lit, fait déjà la toilette du jeune trépassé.

… Isabelle, étendue sur le grand lit de la chambre à coucher, revint à elle dans les bras de la grosse Modeste. Et parce que le cœur de ceux du peuple est parfois infiniment profond et délicat, Léon Chardier, en retournant près de sa femme, la trouva réfugiée contre l’énorme poitrine de la servante, et sanglotant doucement sur son épaule, comme sur celle d’une sœur aînée.

Elle put, au bout d’un moment, aller s’asseoir près de son fils mort, afin de le veiller, avec les autres, jusqu’au matin. À peine le reconnut-elle. Blanc et long dans sa toilette funèbre, éclairé par deux bougies, transfiguré, il avait déjà pris le visage des morts, ce visage aux narines pincées, tout empreint d’une suprême distinction.

On se demande si ce sont vraiment nos féconds cerveaux humains qui attachent une telle poésie à la chose éminemment charnelle, la mort. Pourquoi ce sourire supérieur sur la figure des cadavres ? Et qu’est-ce donc qui leur donne une telle expression, puisqu’ils sont vidés de l’esprit qui crée les expressions ?

Le lendemain et le surlendemain, ce furent des allées et venues, ce furent tous les apprêts terre à terre qu’on est forcé de faire autour des morts. On prend les mesures du cercueil, on décide de l’enterrement, des lettres de faire-part, du deuil. La couturière se heurte dans les escaliers au menuisier, au prêtre, à l’agent des pompes funèbres.

Isabelle, par ordre du docteur Tisserand, n’assista pas à ces choses, non plus que le petit Louis et Zozo, partis pour trois jours chez l’excellente madame Chanduis.

On ne laissa revenir la mère dans la chambre que lorsque le cercueil, vissé, posé sur les tréteaux, eut été recouvert du drap noir sur lequel s’ébouriffaient les premières fleurs apportées par les amis et connaissances.

C’était au jour tombant. La fenêtre entr’ouverte, voilée de ses persiennes, laissait entrer le souffle du jardin dans la chambre empuantie de drogues. Isabelle, soutenue par la grosse Modeste, se montra d’abord calme, raisonnable. Mais, à mesure que l’obscurité descendit, l’exaltation reprit la petite femme.

Pleurer à chaudes larmes, c’est peu. La poitrine défoncée de sanglots, Isabelle se tordait les bras devant le cercueil. Ne restait-il donc de son fils, si vivant quelques jours avant, que cette longue boite aux angles durs sous le drap noir, cette boîte où tout le silence semblait enfermé ?

On voulut l’arracher de la chambre, on ne put. Elle refusa de descendre pour dîner. Maintenant elle commençait à gémir. Sa voix haute terrifia la maison.

C’était la dernière veillée, le dernier contact avec l’enfant mort. Le docteur Tisserand n’osa pas employer la force pour éloigner Isabelle. Il joignait en vain ses paroles à celles de Léon et de la grosse Modeste. Isabelle ne les entendait pas, ne les voyait pas. Les yeux dilatés, elle était en proie à cette souffrance contre nature des mères qui perdent leurs enfants. C’était son âme qui criait aujourd’hui, comme jadis avait crié sa chair, lorsqu’elle mettait au monde ce fils que la mort venait de lui reprendre. Et l’on sentait que tout devenait inutile devant ce désespoir où dominait l’instinct, puissance formidable, et qui, d’heure en heure, grandissait comme une mer qui monte.

— Il faut y renoncer… murmurait Tisserand. Laissons-la… Cela vaut mieux…

Ils s’écartèrent avec une sorte de respect. Isabelle, effondrée sur sa chaise, la tempe contre le dur cercueil, put s’abandonner librement à sa douleur passionnée. Ève accroupie près du corps d’Abel, la grande brute féminine, par la bouche de la petite provinciale, sanglota sans fin dans la nuit.