J. Tallandier (p. 304-313).

XIII

Le malheur des autres


Au mois d’octobre, les fiançailles de mademoiselle Louise Chardier avec M. Jean Tardivel, neveu des Godin, furent officiellement déclarées, et l’on ne parla plus, dans les salons, que de cet événement.

Isabelle courut les magasins derrière sa fille. Elle alla même plusieurs fois à Paris avec elle. On préparait le trousseau. Madame veuve Quetel, réconciliée avec Isabelle, par correspondance, depuis la mort du petit lion, avait annoncé qu’elle assisterait aux noces. Une bienveillance générale entourait ce mariage.

Le jeune avocat, retourné au chef-lieu, venait toutes les semaines voir sa fiancée. Il apportait bouquets et bonbons, comme il est d’usage ; et l’on eût dit que, dans la maison, un grand bonheur se préparait.

Isabelle, cependant, avait le cœur serré. Au milieu de cette agitation heureuse, elle se souvenait de ses émerveillements passés, quand la vie, pour elle, était aussi comme une belle promesse ; elle se souvenait qu’elle avait été fraîche de joues et d’âme comme sa fille ; et ce rappel direct des premières années lui faisait sentir plus profondément la tristesse de son âge.

Oui, la vie, pour elle, n’avait été qu’un long pensum. S’ennuyer… souffrir… Toute son histoire tenait en ces deux mots.

Quand Zozo, devant un nouveau bouquet ou devant une boîte de fruits confits arrivée de la gare, battait des mains, Isabelle avait envie de pleurer. Les yeux brillants de sa fille lui faisaient peur. Et le dimanche, comme les deux fiancés causaient à voix basse dans un coin du salon, alors que, son ouvrage à la main, elle les gardait suivant la coutume, elle songeait d’avance aux désenchantements que toute cette fête préparait.

On ne s’aperçoit pas qu’on vieillit. L’âge nous gagne lentement, comme une maladie sournoise, maladie mortelle, puisqu’on en meurt fatalement. Et tout à coup, un jour, quelque circonstance imprévue nous fait sentir brusquement le fardeau des années ajoutées les unes aux autres, et nous nous apercevons, du jour au lendemain, que nous avons, à notre tour, cette expérience dont parlaient autrefois nos aînés.

Les fiançailles de sa fille faisaient sentir à madame Chardier son expérience. Elle la constatait avec surprise, comme quelqu’un de jeune qui se réveillerait, un matin, avec les cheveux blancs. Certes son âme avait des cheveux blancs…

Alors, parce qu’elle était née honnête et consciencieuse, elle se tourmentait. Il lui semblait qu’elle devait à sa fille la vérité, qu’il fallait qu’elle l’instruisît de la désillusion lente du mariage, de même qu’elle l’instruirait, la veille de la cérémonie, des étonnements pénibles de la nuit de noces. Mais elle comprenait bien que toute une vie ne tient pas, comme le récit d’un événement, en quelques phrases, et que ce qu’elle pourrait dire ne servirait à rien ; que l’existence est une chose que chacun doit apprendre personnellement, et que la jeunesse n’a jamais rien retenu des paroles de l’âge mûr. Et le sentiment de son impuissance lui faisait mal.

— Zozo souffrira… pensait-elle tandis que l’enfant jasait et souriait, elle souffrira ! Peut-être pas de la même manière que moi, mais autant, sans doute. Toutes les femmes souffrent… Tout le monde souffre… Et je ne peux rien pour sauver ma fille ! Il faut qu’elle se marie, comme les autres, qu’elle ait des enfants, comme les autres, qu’elle les perde, peut-être… ou bien qu’elle découvre qu’ils ne sont pas tels qu’elle les avait souhaités ! Il faut qu’elle se heurte de corps et d’âme à son mari, cet homme, cet étranger… Et qui sait s’il ne viendra pas, pour elle comme pour moi, un jour où elle aimera quelque autre homme, où elle sera tentée… coupable, peut-être…

Le soupir qui lui gonflait la poitrine se mêlait à quelque éclat de rire des fiancés.

— D’ici à ce que sa jolie chevelure châtain devienne de la même couleur que la mienne, ah ! qui sait tout ce qui passera par son petit cœur intact de jeune fille !…

Léon, lui, ne pensait pas à toutes ces choses. Il était heureux de marier sa fille, sans plus. D’ailleurs les hommes, occupés par leurs affaires, n’ont guère le temps de rêver…


Donc, au milieu du joyeux va-et-vient, notre Isabelle est mélancolique. Une envie d’être seule avec son inexprimable tristesse lui fait quitter la maison toutes les fois qu’elle le peut. Elle retourne alors au cimetière, près de la tombe du petit lion. Mais son pas moins vif, sa pensée distraite lui font bien voir que son chagrin lui-même s’est usé, comme toutes choses, et que son fils mort n’est déjà plus ce petit ami si proche auquel elle confiait sa peine.

Ce n’est peut-être pas nous qui oublions nos morts, mais eux qui nous oublient. Qu’ils soient partis pour le néant ou l’immortalité, ils ne sont plus nos contemporains. Nous sommes le présent, eux le passé. Nous n’avons plus rien à voir avec eux.

Isabelle alla moins souvent au cimetière. Maintenant, quand elle sortait seule, elle allait errer au hasard dans les faubourgs de la sous-préfecture. Elle sortait même de la ville pour aller voir la fin de l’automne, le long des champs vides, sur les routes désertes. Et, lorsque le paysage offrait à ses yeux quelque séduction particulière, elle se prenait à soupirer, le cœur gros, parce que notre instinct, quand nous admirons, veut que nous partagions tout de suite notre plaisir avec une autre âme.


Un soir qu’elle revenait d’une de ces promenades solitaires, comme elle se dépêchait de rentrer en ville sous une commençante pluie fine, elle rencontra le docteur Tisserand. Elle ne pouvait le voir sans rougir, depuis le jour qu’elle avait chanté pour lui, et qu’ils avaient compris tous deux, tacitement, qu’ils auraient pu s’aimer.

Mais le docteur, aujourd’hui, semblait nerveux, occupé d’autre chose. Dans le crépuscule mouillé de l’étroite rue, il tendit la main à la petite Chardier, de l’air d’un homme très pressé.

— Bonsoir, chère madame… Je cours à l’hôpital… Je vais tâcher de sauver un malheureux… Oh !… c’est une histoire extraordinaire… affreuse…

— Quoi ?… fit Isabelle impressionnée.

— C’est que… fit le docteur, je… je n’ai pas le temps…

Puis, d’un ton brusque, décidé :

— Tenez !… Venez donc avec moi ! Vous pouvez nous aider, peut-être… Il y a là une malheureuse femme…

Il reprenait déjà sa marche. Isabelle, étonnée, obéissante, le suivit machinalement. Ils piétinèrent, rapides, sous le même parapluie. L’hôpital était à quelques pas.

— Je vais vous dire en trois mots, fit le docteur. Voilà : c’est un homme qu’on m’a amené tantôt, un homme qui n’est pas d’ici… Il était comptable dans une maison, à Paris. Marié, père de deux fillettes… Traqué par les dettes, la misère, il a volé son patron, pris l’argent de la caisse… Puis il s’est affolé… Il a fui n’importe où. Depuis trois jours, il errait dans notre ville, ici, quand, cette nuit, à l’hôtel de France où il était descendu, il s’est tiré un coup de revolver dans la tête… Il ne s’est pas tué… mais il est devenu fou, et j’ai peur qu’il ne reste aveugle… Nous allons le trépaner tout à l’heure… On a trouvé sur lui ses papiers, une longue lettre qu’il adressait à sa femme… J’ai fait télégraphier à cette femme… Elle doit être là, à l’hôpital… Vous pourrez peut-être la voir, lui parler, à cette malheureuse !

Isabelle, les yeux agrandis à mesure que le docteur parlait, n’eut même pas le temps de se récrier d’horreur. Ils étaient arrivés à la porte de l’hôpital ; et, déjà, deux religieuses en voile blanc d’infirmière accouraient à la rencontre du docteur. Le médecin en second apparaissait.

— La femme est arrivée !… Nous vous attendons !

Le docteur présenta vivement Isabelle. Avant de savoir ce qui arrivait, elle se trouva, en même temps que le groupe des autres personnes, dans une chambre d’isolement. L’impression, encore inconnue pour elle, des murs nus sous la lumière électrique, du lit luisant, des vitrines à instruments, de tout l’appareil propre et froid des hôpitaux modernes, se confondit, dans son esprit, avec la vision d’une petite femme pauvrement vêtue de noir, une frêle créature de Paris, joues blanches, grands yeux bleus sous une coiffure harmonieuse, une créature d’élégance quand même et d’anémie, qui se tenait debout au milieu de la pièce, à côté de la supérieure.

Elle ne pleurait pas, mais tremblait nerveusement. Et, plus tragiques que les larmes et les convulsions du chagrin, son attitude redressée, ses yeux clairs et secs révélaient l’énergie farouche qui la soutenait en cette heure d’agonie.

Elle répondit nettement aux brèves questions du docteur Tisserand, sortit quelques papiers de son petit sac.

Mais, comme le docteur se disposait à quitter la pièce, courant avec ses aides vers le blessé :

— Vous allez le sauver, n’est-ce pas ?… cria-t-elle.

Et l’expression de son regard fut telle qu’on eût dit que toute son âme sortait par ces deux intenses yeux bleus, et flamboyait en éclair autour d’elle.


La supérieure connaissait Isabelle.

— Madame Chardier, je vous laisse avec elle, chuchota-t-elle en se retirant. Je sais que vous saurez lui parler… Je vous remercie d’être venue… La pauvre âme ! C’est une rude épreuve que le bon Dieu lui envoie !… Moi, je vais rejoindre le docteur. On a besoin de moi à la salle d’opération…

La porte s’était refermée. Isabelle se trouva seule en présence de l’autre.

Elle la regarda d’abord de loin, sans trouver une parole. Le calme de cette inconnue l’épouvantait.

Et soudain, dans le silence, on entendit venir, des profondeurs de l’hôpital, une espèce de rugissement, le cri du suicidé, le cri du fou qu’on transportait à la salle d’opération.

— Mon mari !… hurle la femme.

Elle s’est ruée sur la porte. Isabelle, d’un bond, lui barre la route. Une courte lutte. Puis, sans savoir comment, les deux femmes se retrouvent assises, tremblantes, effondrées sur la chaise longue du fond. Les rugissements se sont tus. Le silence règne.

Quel vertige dans la tête d’Isabelle ! Comment se trouve-t-elle là, tout à coup, dans cette atmosphère terrifiante, avec ce cœur battant, près de cette personne qu’elle ignorait il y a vingt minutes ?

Toutes deux se tenant aux poignets, luttant encore, se fixent une seconde jusqu’au fond des yeux. Puis leurs doigts, tout à coup, se desserrent.

En ce bref regard, leurs âmes étrangères se sont rencontrées, étreintes. Elles sont femmes toutes deux, elles n’ont pas besoin d’explications.

Alors, affaiblie, vaincue, la Parisienne se laisse lourdement aller contre Isabelle. Son chagrin abominable se dégorge enfin dans une crise de sanglots. Prête à raconter toute son histoire, elle commence, entre deux spasmes, hagarde, en proie aux affres :

— Ah ! Madame !… Si vous saviez !…

Et, tandis qu’elle berce sa sœur de hasard, Isabelle, assaillie ainsi par le malheur d’une autre, pâle d’angoisse, pleure maintenant à chaudes larmes sur les cheveux bien coiffés de la petite femme inconnue.