J. Tallandier (p. 297-303).

XII

Un peu de philosophie


En rentrant de sa visite révélatrice chez les Godin, Isabelle comprit que, malgré l’atmosphère de fête et de jeunesse apportée dans la maison par les proches fiançailles de sa fille, elle retombait dans sa tristesse, et, par conséquent, dans sa mauvaise humeur

L’effet de cette rechute ne se fit guère attendre ; car, quelques jours plus tard, à table, sur un prétexte insignifiant, madame Chardier fit à son mari deux ou trois sèches remarques, à la suite desquelles vint une scène.

La chose s’aggrava du fait que mademoiselle Zozo, très scandalisée, qu’on parlât d’autre chose que d’elle et de son mariage, manqua de respect à son père, fut grondée comme une gamine, eut une crise de rage et de larmes. Isabelle soutint aigrement sa fille contre son mari. Les yeux roux reprirent leur férocité.

Zozo couchée, les deux époux s’installèrent en boudant près de la salamandre, allumée pour la première fois de l’année ; car, depuis le matin, un froid assez vif annonçait l’automne.

Léon prit son journal, Isabelle son bas et son aiguille à repriser. Guindés tous deux, évitant que leurs yeux se rencontrassent, ils restaient silencieux l’un en face de l’autre, les pieds au feu, affectant d’être très absorbés, l’un par sa lecture, l’autre par son raccommodage.

Au bout d’un moment, Léon mordilla sa moustache, signe de contrariété. Isabelle subit, jusqu’à en pâlir, l’agacement du tic familier.

Peu à peu, cependant, dans ce silence, dans cette hostile intimité, voici que la tête de la petite femme se mit à travailler. Isabelle essayait, ce soir, oui, elle essayait de réfléchir, de raisonner, de pardonner.

L’exemple des Godin l’avait trop vivement frappée pour qu’elle pût chasser de son esprit les choses qu’elle avait entendues et vues.

Pourquoi ces deux vieillards s’étaient-ils laissé voir à elle tels qu’ils étaient ? Sans doute ses yeux honnêtes appelaient les confidences des gens, quels qu’ils fussent…

Quoique sa pensée flottante, habituée surtout à rêver, se fixât difficilement sur des précisions, une image saisissante retenait pourtant son attention.

Que madame Godin eût découvert que son mari ressemblait au gros crapaud du jardin, c’était normal. Isabelle eût facilement trouvé quelque comparaison analogue pour son mari. Mais que M. Godin eût, de son côté, assimilé sa femme à une chauve-souris, cela dérangeait les idées d’Isabelle. Ce crapaud et cette chauve-souris ne quittaient pas sa pensée.

Donc, les maris souffrent aussi ; et ce sont leurs femmes qui les font souffrir…

Malgré qu’elle tentât de rester partiale, Isabelle était obligée de convenir avec elle-même que M. Godin avait raison, tout autant que madame Godin.

Le symbole facile du piano et du chevalet vient l’aider dans sa méditation. Elle jette un regard furtif sur Léon :

« En somme, tels que nous voilà tous deux, pense-t-elle, lui vexé, moi rancunière, installés devant le même feu mais ne nous parlant pas, nous ne sommes pas une exception. Nous sommes comme tout le monde… »

L’esprit de la petite femme fait un grand effort pour s’élever, pour planer au-dessus de son existence propre, pour comprendre la misère universelle. Pour la première fois de sa vie, sa tristesse ne se concentre pas sur elle-même seulement ; elle souffre pour toutes les femmes mariées ; il lui semble qu’elle ressent le malaise des ménages du monde entier.

… Petite Isabelle qui cherchez, ce soir, à vous rendre compte de la gêne et de la douleur des autres, vous n’avez, jusqu’ici, compris que ce qui vous atteignait personnellement. Les yeux de votre âme, jusqu’à présent, n’ont regardé qu’en dedans. Vous n’avez pas, par l’observation aiguë et pitoyable d’autrui, tâché de faire de votre esprit une balance équitable. Vous ne savez pas que l’observation est une forme de la justice ; vous ne savez pas qu’en chaque être humain devrait résider un tribunal où l’humanité serait jugée avec honnêteté, avec bienveillance même, à cause de sa faiblesse et de la tristesse de vivre ; vous ignorez, comme presque tous les humains, que l’indulgence active, non pas l’indulgence indifférente, est la plus haute noblesse à laquelle notre âme puisse atteindre.

De telles pensées, Isabelle, ne sont pas les vôtres. Vous n’êtes qu’une créature comme les autres, toute recroquevillée sur vous-même ; vous n’êtes surtout qu’une femme, et les femmes ont déjà tant à faire en s’occupant d’elles-mêmes, de leur pauvre personne instinctive et souffrante !

Comment pourraient-elles s’élever jusqu’à la pure pensée ? Vous êtes éminemment subjective, comme vos sœurs, parce que vous souffrez comme elles. Et si, ce soir, vous faites cet effort pour songer aux autres, c’est que ces autres vous ressemblent et que c’est encore votre propre histoire que vous cherchez dans la leur…


« Personne n’est heureux… » soupirait-elle intérieurement. Et, comme il arrive d’ordinaire, cette triste constatation était pour elle un chagrin et une consolation. Cependant, elle n’allait pas jusqu’à se dire que les êtres, quels qu’ils soient, quelles que soient les formes de leur existence, ont toujours de quoi s’inventer du malheur, comme si le malheur était nécessaire à la vie humaine ; que chacun a ses raisons de se dire malheureux ; et qu’un peu de vraie sagesse, peut-être, remédierait à bien des maux.

Isabelle sent confusément qu’elle voudrait être sage, mais elle ne sait pas comment s’y prendre. Le rythme de la mauvaise humeur et de la tristesse une fois pris, il est bien difficile de le rompre, surtout quand on n’est qu’une dame, une pauvre petite dame ennuyée, gentille et veule. Les velléités de sagesse et d’intelligence ne peuvent aboutir dans une âme médiocre.

— Voyons, se répète Isabelle, M. Godin souffre certainement. Et pourtant sa femme n’a pas l’air de le plaindre… C’est qu’elle souffre aussi. Pourquoi se font-ils souffrir mutuellement ? Ils ne sont pas méchants, ces gens ?…

Elle relève encore une fois les yeux, regarde Léon à la dérobée :

— Est-ce qu’il souffre, lui ?…

De tout son courage, Isabelle essaie de trouver la vérité. Certes, le Léon d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui d’autrefois ! Comme ses épaules sont tristes, comme ses yeux sont éteints !… Lui aussi, peut-être, aurait pu être plus heureux. Il aurait pu trouver une compagne mieux appropriée à son humeur, une simple ménagère, une femme active, pratique et sensuelle, sans rêves, sans aspirations, aussi quelconque que lui.

Ce bonheur n’était pas difficile à réaliser, pourtant ! Mais la vie organise, autour de l’idéal le plus humble, des barricades d’empêchements, des obstacles insurmontables. Il semble vraiment que tout, même la plus ordinaire, la plus vulgaire félicité, soit inaccessible, à l’égal des plus extravagantes chimères…

En somme c’est lui, Léon, qui gagne le pain de la famille. Depuis vingt ans il travaille, il peine, et nul ne semble lui en savoir gré. Sa fille lui manque de respect, sa femme le harcèle de reproches, à cause d’une malheureuse faute qu’il a commise… qu’il a commise, sans doute, parce qu’il cherchait ailleurs un peu de bonheur…


Isabelle prit son souffle pour parler. Elle avait envie de regarder son mari dans les yeux, de lui dire quelque chose qui traduisît ses secrètes pensées. Mais elle ne savait pas mettre de telles choses en paroles. Ce sont des choses qu’on ne se dit jamais. Léon ne comprendrait rien. Se comprenait-elle elle-même ?

Et, comme elle regardait anxieusement le visage de son mari, elle ne put s’empêcher de détailler la façon exaspérante dont il tourmentait, du coin de la bouche, sa moustache presque grise. L’énervement de tous les jours la reprit, dominateur, annulant tout autre pensée. Et, presque malgré elle, obéissant au rythme, au malheureux rythme impossible à rompre :

— Oh !… dit-elle de sa voix la plus agressive, alors qu’il sursautait, surpris, oh ! Léon, si tu savais comme tu m’agaces !…