Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



III


La neige ne tombait plus, mais elle encombrait la chaussée et les trottoirs, si souillée déjà par les fumées d’usines, qu’on ne la distinguait plus du ciel gris.

D’un pas alerte et résolu qui ne ressemblait d’aucune façon au pas traînant et découragé du vagabond de la veille, Jaquissou se dirigea vers le quartier des Boucheries, où l’avaient déjà mené ses courses errantes…

Bien de plus curieux que cette rue tortueuse : un centaine d’étaux s’y pressent côte à côte : les boutiques, en arc surbaissé, sont très obscures. Quelques-unes datent du temps où le roi Charles V octroya de grandes faveurs à la célèbre corporation des bouchers de Limoges.

La plus vieille et la plus sombre de ces respectables mères-grand était sans contredit la boucherie indiquée par le père Léonard. Elle avait l’air revêche, comme son propriétaire, un gros homme que ses voisins surnommaient le Solitaire.

Pendant que Jaquissou attendait son tour d’être servi, une jolie petite fille de sept à huit ans, très misérablement vêtue, et portant dans les bras un bébé trop lourd pour elle, entra dans l’étal, de cette allure furtive des malheureux qui veulent se faire pardonner leur présence.

« Monsieur, balbutia-t-elle, ne pourriez-vous pas me donner un morceau de bœuf ?… C’est pour maman… Elle est malade !… Le médecin a dit que du bouillon lui ferait du bien !… »

Le Solitaire se retourna, les sourcils froncés :

« Encore toi !… J’en ai assez de te faire crédit, petite peste !… Sauve-toi, et plus vite que cela !… »

Des larmes brillèrent dans les yeux de la mignonne, et, tête basse, elle partit sans murmurer.

Jaquissou, le cœur très gros, se rapprocha du seuil pour la suivre du regard. Une voix cria en face :

« Pourquoi pleures-tu, pauvrette ? »

L’enfant s’arrêta : celle qui parlait était une jolie vieille en bonnet de linge qui humait l’air sur le seuil d’une boucherie.

En quelques mots l’affaire fut expliquée.

« Un morceau de bœuf pour ta mère malade… Mes garçons vont te donner cela, ma fille… Entre vite… Il ne fait pas chaud pour rester les pieds dans la neige avec ce chérubin entre les bras !… »

Jaquissou n’en entendit pas davantage ; mais une immense satisfaction lui emplit le cœur… À la bonne heure, les bouchers de Limoges ne ressemblaient pas tous au Solitaire !…

Il se fit servir et gagna la rue. Il aperçut alors devant lui la fillette : elle marchait aussi vite qu’elle le pouvait ; mais la neige collait à ses souliers et le bébé était lourd !…

De temps à autre, elle s’arrêtait pour le déposer sur un appui de fenêtre et souffler un peu…

Tout à coup, à l’angle de la rue du Verdurier, qui descend par une pente raide vers l’hôtel de ville, le pied gauche de la mignonne glissa et elle perdit l’équilibre !…

En un bond, Jaquissou fut auprès d’elle et attrapa au vol le poupon, qui ne savait trop que penser de l’aventure…

La petite se releva, un peu honteuse, en se frottant le genou : elle tenait toujours son précieux morceau de bœuf, enveloppé d’un gros papier jaune.

« Vous êtes-vous fait mal ? demanda l’apprenti.

— Un peu… mais ce ne sera rien !… »

Elle boitait cependant.

« Laissez-moi vous reconduire chez vous, dit Jacquissou avec autorité. Je porterai votre petit frère. »

Celui-ci ne protesta point ; il se trouvait fort à l’aise sur le bras solide du jeune campagnard et manifestait sa joie dans son joli jargon, tout en caressant de ses menottes bleuies les joues qui s’offraient à lui…

On se mit en route.

« Comment vous appelez-vous ? demanda Jaquissou.

— Catherine Yrieix.

— Et le bébé ?

— Pierrot.

— Votre maman est donc malade ?

— Oui, elle a pris froid, l’autre jour, en sortant de l’atelier… Elle est retoucheuse dans une fabrique de porcelaine…

— Retoucheuse ? je ne connais pas ce métier-là ! …

— Lorsque les assiettes ont été plongées dans la cuve qui renferme le bain de feldspath, il faut régulariser la glaçure, enlever tous les petits défauts. C’est ce que fait maman… Ce n’est pas bon pour la poitrine !… Toutes les retoucheuses toussent !…

— Et votre papa ?

— Il est mort, voici trois mois !…

— J’ai perdu aussi ma mère, il y a huit jours… Maintenant, je suis tout à fait orphelin.

— Que je vous plains…

— Alors, vous êtes très pauvre ?…

— Depuis hier, nous n’avons plus d’argent à la maison. Je ne sais pas si le laitier voudra, demain, donner du lait pour Pierrot. »

Jaquissou, involontairement, tâta les pièces d’argent qui dansaient au fond de son gousset… Ah ! si elles lui appartenaient !… Mais, hélas ! elles n’étaient pas à lui !

Catherine s’arrêta devant la maison la plus délabrée de la triste rue.

« Nous voici arrivés ! » déclara-t-elle.

Et elle ajouta, en reprenant le bébé :

« Vous êtes bien bon… Dites-moi votre nom, pour que je le mette dans mes prières.

— Jaquissou !

— Je vous remercie, Jaquissou. Nous causerons de vous avec maman. »

Dans ses façons de parler et d’agir, elle se conduisait déjà en petite femme sérieuse : la misère mûrit.

Le garçonnet reprit le chemin de son nouveau logis, et, après un court arrêt chez le marchand de légumes, vieux soldat, dont la jambe de bois avait de maussades piétinements, il vint soulever le lourd heurtoir de fer forgé.

« Aux pommes de terre ! » cria le père Léonard. Et lui-même tira un couteau de sa poche pour aider l’enfant.

« Que penses-tu de Limoges ? demanda-t-il en pelant les tubercules, longs et blonds, qui encombraient la table de la cuisine.

— Je trouve que les rues sont sales, monsieur ! Chez nous, la neige habille la campagne d’une robe de première communiante !… Ici, elle ne sert qu’à faire glisser les gens !…

— La faute en est aux fours à porcelaine !…

— L’hiver est plus triste aussi dans les grandes villes, je m’en aperçois… Les malheureux souffrent… ils manquent de tout… Chez nous, les riches laissent prendre du bois mort dans leurs forêts, et, quand il y a des malades, les voisins les aident, et les dames du château leur envoient du bouillon, du vin vieux, de chaudes couvertures.

— On ne peut comparer les habitudes de la campagne à celles de la ville… Ici, les pauvres sont pour la plupart des paresseux qui ont des nichées d’enfants ; ils trouveraient agréable de se croiser les bras, tandis que de bonnes âmes donneraient la becquée à leur marmaille… Je ne me laisse pas prendre à ces histoires-là…

— Monsieur, je vous assure que, sur le nombre, beaucoup sont fort à plaindre… Ainsi, ce matin, j’ai rencontré une petite fille dont la mère est retenue au lit… Elles n’ont plus d’argent et ne savent pas si le laitier voudra continuer à fournir du lait pour le bébé, qui a dix ou onze mois, un joli bébé qui rit tout le temps !…

— Je ne me chargerai point d’élever au biberon les enfants des autres !… moi qui n’ai jamais voulu me marier !… Il ne manquerait plus que cela… Je te prie de ne plus causer dans la rue avec les gens que tu ne connais point et de laisser tranquilles tes meurt-de-faim ! »

Jaquissou possédait un trop bon cœur pour abandonner ses protégés. Il se tint le raisonnement suivant :

« Je ne puis disposer ici que de ce que je mange, mais j’ai le pain à discrétion… Pourquoi ne me priverais-je pas de mon superflu pour l’offrir à ceux qui en ont plus besoin que moi… M. Léonard ne s’en apercevra pas, puisqu’il n’assiste jamais à mes repas !…

Et, à partir de ce jour, le lait du matin passa à Pierrot, le fricot du soir à Catherine et à sa maman.

Jaquissou leur apportait le tout en allant au marché, et, par délicatesse, il laissait croire que ces gâteries étaient dues à la générosité de son maître…

Son arrivée était toujours la bienvenue : la malade pleurait, Catherine souriait, et le bébé agitait de contentement ses petits pieds et ses petits bras.

On aurait voulu savoir où habitait le jeune bienfaiteur ; mais, sur ce chapitre, l’enfant se montrait fort discret. Il raconta seulement qu’il était au service d’un vieux monsieur, un tantinet original, qui ne voulait recevoir personne chez lui.

En revanche, il parla beaucoup de sa vie à Chambeyrac… Ses humbles amies croyaient, en l’écoutant, voir la masure où il était né, l’église au porche moussu où il avait été baptisé, et la ferme du père Bourineau au flanc de la colline, et les bœufs rouges et les vaches blondes, et le ruisseau, et les vieux saules, tous les êtres et toutes les choses que Jaquissou avait aimés.

Le petit homme ne s’en tint pas à ses seules charités : bravement, un matin, il entra dans la boucherie qui faisait face à celle du Solitaire.

« Madame, dit-il à la maîtresse de céans, je ne viens rien vous acheter, car mon patron exige que je me serve chez un de vos confrères, mais vous paraissez très bonne… Vous me comprendrez… Dans la rue du Verdurier, il y a une pauvre femme malade qui manque de tout !… Ne pourriez-vous pas la secourir un peu ?… »

La brave bouchère s’essuya les yeux et, tout simplement, elle répondit :

« Mon garçon, je te promets d’aller voir ta protégée. »

Et elle y alla si bien, son porte-monnaie dans la poche, que le loyer en retard fut payé, le pharmacien désintéressé, et bientôt la maman de Catherine et de Pierrot put reprendre sa place dans l’atelier des retoucheuses… Tout cela grâce à Jaquissou !…