Colonisation de l’Algérie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 249-286).
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DE LA


COLONISATION DE L'ALGERIE.




PLAN ET BUDGET D'EXPLOITATION.




Aucune entreprise coloniale dans l’histoire du monde n’est comparable à celle que la France poursuit en Afrique. Les pouvoirs parlementaires sont enfin pénétrés de cette idée, et tout annonce que la discussion prochaine aura un caractère de solennité exceptionnelle. Il est peu probable que les chambres formulent un système nouveau, ou qu’elles se prononcent exclusivement pour un de ceux qui leur sont soumis. Dans une affaire qui engage à un tel degré l’avenir du pays, la responsabilité d’un choix serait vraiment accablante. Il y a parfois de la sagesse à livrer quelque chose au hasard. On fournira sans doute à l’administration les moyens de mettre à l’essai plusieurs systèmes, après en avoir discuté les principes et les chances de succès, après les avoir modifiés de manière à ce qu’ils ne puissent pas offrir un danger sérieux.

M. le maréchal Bugeaud semble vouloir se réformer de lui-même. La dernière brochure qu’il a publiée à l’appui du projet soumis aux chambres est une atténuation notable de sa pensée primitive. Le promoteur de la colonisation militaire déclare que son système n’a rien d’exclusif ; qu’il considère seulement les champs agricoles comme une ligne d’avant-garde pour les établissemens civils : ramenée à ces termes, la proposition cesse d’être inacceptable, pourvu toutefois que l’auteur consente à démontrer, autrement que par de vagues assertions, que les colonies militaires réunissent les conditions économiques du succès[1]. Les efforts de M. le général de Lamoricière pour ouvrir un vaste champ à la colonisation civile, les travaux qu’il a dirigés pour éclaircir les questions épineuses qui touchent à la propriété du sol, l’émulation qu’il a excitée dans la province d’Oran, l’influence que cet exemple a exercée dans la province de Constantine, sont des services généralement appréciés. Le projet de M. le général Bedeau, formulé avec une réserve pleine de sagacité, autorise de belles espérances Des subventions sont demandées pour les généraux qui commandent les deux provinces extrêmes ; il ne peut y avoir aucun inconvénient à les accorder, puisqu’elles sont destinées à des travaux d’utilité publique, préliminaires indispensables du peuplement, quel que soit le régime qui doit prévaloir : les demandes de MM. Bedeau et de Lamoricière sont d’ailleurs tellement modestes, qu’elles seront probablement dépassées par les allocations de la chambre. Les colons interviennent à leur tour avec un système qu’ils résument en deux mots institutions civiles. Surexcités par l’état de crise commerciale où se trouve la colonie, ils demandent avec une insistance désespérée la constitution d’une délégation régulière, les institutions municipales, l’application des lois françaises, la naturalisation prompte et facile des étrangers, une administration distincte pour chaque province. C’est le cri du malade qui souffre sans savoir où est son mal. Il serait aussi ridicule de mettre en vigueur les institutions de la métropole dans certaines localités à peine peuplées, qu’il sera impossible de les refuser dès que les habitans y seront assez nombreux. Nous désirons qu’on accorde à l’Algérie la satisfaction qu’elle demande aussitôt qu’il sera raisonnable de le faire ; mais nous devons dire aux colons qu’ils s’abusent étrangement, s’ils croient obtenir, par la seule vertu de leur programme, l’argent et les bras qui leur manquent.

Nous espérons que les débats feront sortir les systèmes des vagues généralités. Une colonisation n’est qu’une affaire d’industrie sur une échelle immense. Ce qui a manqué jusqu’ici à tous les projets connus, c’est précisément la minutieuse prévoyance, l’instinct de la spéculation. Quels sont les moyens offerts par chaque système pour atténuer les charges de la métropole, pour attirer les capitaux, pour retenir les bons ouvriers et constituer en Afrique une population digne du nom français ? Voilà les questions qu’il faut poser et que les auteurs de systèmes doivent résoudre par les calculs les plus minutieux. Tant qu’on n’a pas de documens précis sur le mode de concession, sur le régime agricole, sur les moyens de recrutement, il est impossible d’arriver à une conviction réfléchie. Si les chambres dédaignent de descendre à ces détails de pratique, elles auront peu fait pour la colonisation effective. Nous ajouterons que la prévoyance à cet égard doit être plus sévère pour le régime civil que pour le régime militaire. La chute des camps agricoles ne serait que la ruine des idées de M. le maréchal Bugeaud, tandis qu’un revers sur le terrain de la colonisation civile serait la perte de l’Algérie. Dans la métropole, quand un spéculateur se ruine, il disparaît dans la foule sans nom ; ses ouvriers cherchent leur vie ailleurs : l’abîme se referme aussitôt sur les naufragés, dont personne ne s’inquiète : les désastres d’une colonie retombent toujours à la charge du public : on ne peut pas laisser mourir sur une terre étrangère les ouvriers qu’on y a entraînés. Le plus sûr moyen de prévenir un tel malheur est de se défier des théories sans preuves ; c’est de ramener, comme nous avons essayé de le faire, le problème de la colonisation aux réalités de la pratique commerciale.


I. – LE CAPITAL.

Pour mettre en valeur une terre inculte à vingt lieues de Paris, il faudrait réunir deux conditions essentielles : un fort capital, une habileté profonde en économie agricole. Or, ceux qui possèdent ces deux excellentes choses, l’argent et la science, en trouvent trop aisément l’emploi pour se lancer dans un genre d’exploitation pénible et hasardeux. -Voilà pourquoi les défrichemens que le public réclame dans tous les pays ne s’accomplissent presque jamais. Lorsque l’opération doit être exécutée dans une contrée lointaine, les difficultés augmentent en proportion de la distance, du climat, des obstacles naturels, des ennemis à vaincre. Les gens riches et éclairés ferment leurs coffres-forts et restent chez eux. Les esprits aventureux, incapables d’établir un calcul de probabilités commerciales, se figurent que la fertilité d’une terre vierge doit compenser tous les désavantages économiques ; ivres d’illusions, ils se mettent à l’œuvre avec des moyens insuffisans, et voilà pourquoi la plupart des colonies échouent, même lorsqu’elles eussent offert à des spéculateurs habiles les conditions de succès.

Si les Hollandais ont été souvent cités comme des maîtres en fait de colonisation, c’est qu’ils ont eu les yeux ouverts sur ces difficultés. Leur secret est dévoilé dans un rapport fort instructif de Malouet sur l’établissement de Surinam : « Ce n’est point, dit-il, à des particuliers vagabonds et ignorans qu’on a confié le sort de la colonie naissante. » Des ingénieurs agricoles ont été envoyés sur les lieux aux frais du trésor public, avec ordre d’approprier à l’état de chaque localité un type d’établissement et un plan d’exploitation. « Cette instruction a été le premier don et la première loi imposée à chaque entrepreneur qui s’est présenté. Conformez-vous au plan et travaillez était la formule d’installation du concessionnaire. » Persuadés qu’il suffirait de suivre les prescriptions officielles pour que le succès commercial fût assuré, les négocians d’Amsterdam n’hésitaient pas à fournir le capital nécessaire à chaque entreprise. A leurs yeux, la clause principale du contrat était qu’on travaillât « selon les principes et la méthode ordonnées. » Souvent même le gouvernement donnait l’exemple de la confiance en faisant à des compagnies des avances qui n’étaient pour le trésor qu’un placement profitable. Située plus avantageusement peut-être que Surinam, la Guyane française avait été constituée sur un autre principe chaque colon avait eu pleine liberté de s’y caser selon ses ressources et ses lumières. Ces deux systèmes eurent pour résultat, suivant Malouet, qu’entre Surinam et Cayenne « la différence était aussi grande qu’entre une campagne de la Touraine et un campement de Hottentots : »

Une colonie ne commence à vivre que du jour où elle a trouvé le genre d’exploitation approprié à son climat et à son état économique. Il fallait la sagacité commerciale des Hollandais pour régler préalablement ces conditions d’existence par un acte de prévoyance administrative. Ordinairement, le principe vital d’une colonie n’est découvert qu’à la longue, par les tâtonnemens et les sacrifices des particuliers, après beaucoup de mécomptes et de souffrances. Tel a été le sort des colonies intertropicales. La loi d’existence pour elles était de produire certaines denrées de luxe, le sucre, le café, le cacao, en assez grande abondance et à des prix assez bas pour que ces friandises réservées pour les princes, ou administrées à petite dose comme médicamens, entrassent dans l’alimentation ordinaire des Européens. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les Antilles françaises, rendez-vous des enfans perdus de la métropole, s’agitèrent sans pouvoir organiser la spéculation à laquelle leur existence était attachée. Les émigrans pauvres, après avoir accompli leur engagement de trois années au service d’un ancien colon qui payait leur passage, prenaient possession d’un coin de terre, et travaillaient avec tant de désordre et d’imprévoyance, que souvent ils éprouvaient les horreurs de la famine au milieu d’une nature riche et généreuse. Les hasards de la guerre firent enfin tomber dans les mains des Français des vaisseaux espagnols chargés de nègres destinés au travail des mines. Appliqués aux cultures, ces captifs montrèrent, pour le malheur de leur race, qu’il n’était pas impossible d’obtenir ce qui avait manqué ; jusqu’alors, les bras à bon marché et la discipline dans les ateliers. Le mécanisme producteur étant trouvé, le capital européen se précipita de lui-même dans les îles américaines, et y multiplia les établissemens, au point d’improviser une population nombreuse[2]. L’Algérie en est encore à la première phase des tâtonnemens et des illusions : il est à craindre qu’elle n’y reste long-temps, si le gouvernement ne l’aide pas, à la manière des Hollandais, à trouver le genre d’exploitation, le régime industriel, qui doivent assurer son avenir.

Quoi qu’on fasse, une colonie n’existe définitivement que lorsqu’elle paie, ou du moins lorsqu’on est certain qu’elle pourra payer, avec les ressources de son propre sol, la totalité des dépenses qu’elle entraîne. La colonisation de l’Algérie doit donner lieu, avons-nous dit[3], à des frais exceptionnels et considérables. Or, plus un domaine a de lourdes charges à supporter, plus il est nécessaire d’en perfectionner l’exploitation, afin d’élever les produits au niveau des besoins. La première condition d’une culture riche et lucrative est un capital abondant. Ce n’est pas avec l’argent algérien, qui se paie au moins 12 pour 100, que l’on pourrait défricher l’Afrique française. Les puissances financières de la métropole n’interviendront que lorsqu’on leur aura fait voir bien clairement les chances d’un notable bénéfice. L’état aurait pu fournir à l’agriculture algérienne une subvention proportionnée à ses premiers besoins sans tirer un seul écu de ses coffres : il eût suffi d’offrir la garantie d’un minimum d’intérêt, non pas, comme l’a demandé M. Lingay, pour l’ensemble des spéculations coloniales, mais seulement pour un petit nombre d’entreprises présentées au public comme types d’exploitation et mesure de ce qu’on doit espérer. En garantissant un intérêt de 3 pour 100, et en appliquant à l’amortissement du premier fonds toute la portion des bénéfices acquis au capital, le trésor n’aurait couru aucune chance fâcheuse. Il eût été matériellement impossible qu’une exploitation bien située en Afrique, avec un personnel nombreux et choisi, une excellente direction des travaux, un capital toujours au niveau des besoins, ne donnât pas 3 pour 100 d’intérêt. La responsabilité de l’état se fût trouvée réduite chaque année en proportion de la somme amortie ; les titres, remboursés, sans aucun doute, avant vingt ans, auraient été transformés en actions de jouissance au profit des capitalistes.

Cette combinaison eût été la plus simple et la plus féconde. Cinq à six fermes d’essai, au capital d’un million, n’eussent pas engagé beaucoup la responsabilité du trésor. Si l’on avait été entraîné à quelques déboursés, on les eût retrouvés par l’impôt. En retour de la garantie offerte, le gouvernement aurait stipulé les conditions reconnues nécessaires à la prospérité de l’Afrique française. Il aurait concouru avec les actionnaires au bon choix des agens, provoqué les travaux d’avenir, mis à l’essai les plus importantes cultures, au point de vue de la spéculation commerciale[4]. On eût éprouvé divers modes de rémunération, afin de reconnaître le plus favorable aux ouvriers, le plus propre, à les attacher au sol africain. On eût enfin groupé et façonné la population de manière à ce qu’en se multipliant, elle eût suffi aux nécessités, de la défense et soulagé la métropole du poids qui l’accable. Supposons, chose impossible et aussi révoltante pour la raison que pour le sentiment national, supposons qu’il fût démontré qu’une exploitation agricole ne peut pas prospérer en Algérie, eh bien ! cette triste découverte eût coûté quelques millions au budget ; mais jamais acquisition n’eût été plus lucrative : on eût économisé des milliards en renonçant à la poursuite d’une chimère. Notre ferme conviction est, au contraire, que des entreprises combinées avec une parfaite intelligence des lois agronomiques.et commerciales dépasseraient toutes les espérances. Or, dès qu’un succès d’argent eût été constaté, une multitude d’établissemens se seraient formés sans requérir la garantie publique, et le capital de la métropole aurait pris son cours vers l’Afrique avec un élan, qu’il eût fallu peut-être maîtriser.

Nous n’insistons pas sur cette idée, n’ayant aucune espérance qu’elle soit prise en considération. La garantie d’intérêt rencontrerait probablement parmi les hommes d’état une répugnance instinctive. Ce moyen, qui donne à l’autorité une force énorme d’initiative sans déranger l’équilibre financier, n’est pas encore entré suffisamment dans les habitudes administratives, bien qu’on en ait fait heureusement l’épreuve pour provoquer la création d’une grande ligne de chemin de fer On est bien plus frappé de l’abus qu’on en peut faire que des avantages qu’on en peut tirer. On craint de placer le trésor sous le coup d’un vague engagement, sous la menace permanente d’un remboursement éventuel, de compromettre la fortune, publique au profit d’une spéculation particulière. Les colons déjà engagés considéreraient comme une injustice que le monopole de cette garantie ne leur fût pas réservé. Enfin le système négatif du laisser-faire est entré trop profondément dans les instincts publics et les mœurs administratives pour qu’on accepte l’idée d’une intervention directe de l’état dans l’industrie coloniale, surtout au moment où tant de solliciteurs se présentent à l’autorité, réunissant déjà, assure-t-on, plus de 20 millions en capital, et promettant le salut de l’Algérie, pourvu qu’on les laisse tranquilles après leur avoir abandonné la terre.

Le secret de la réussite dans la politique commerciale n’est pas de chercher ce qu’il y a de mieux théoriquement, mais plutôt de s’en tenir à ce qui soulève le moins de difficultés dans la pratique. Ne nous aveuglant pas sur les préventions qui accueilleraient un projet basé sur la garantie effective du gouvernement, nous avons cherché un principe plus conforme au programme de la colonisation libre ; nous avons ramené le problème à cette formule : trouver une combinaison agricole et coloniale qui, en intéressant le commerce de la métropole au succès de la colonie, procure à la terre algérienne l’énorme capital dont elle a besoin, aux conditions ordinaires des transactions européennes.

Pour réussir dans un genre de fabrication, quel qu’il soit, la première règle à suivre est de mesurer l’étendue des débouchés dont on dispose. Quoique cette vérité soit élémentaire, elle ne paraît pas même avoir été entrevue par la plupart des théoriciens qui ont disserté sur l’exploitation de l’Algérie. On pourrait croire, d’après leurs écrits, que l’on peut multiplier les établissemens agricoles d’une manière illimitée, sans autre considération que la fertilité de la terre ; c’est une erreur qui seule suffirait pour faire avorter le meilleur projet. Coloniser l’Algérie, ce n’est pas jeter sur le sol africain des cultivateurs vivant au jour le jour de leurs récoltes comme des sauvages ; c’est organiser des fabriques de produits agricoles. Or, multiplier inconsidérément ces fabriques, récolter au hasard tout ce que la terre peut donner, ce serait une faute aussi grave que si, en France, on doublait subitement le nombre des manufactures de draps, sans s’inquiéter des débouchés et du placement des marchandises. Beaucoup de personnes se figurent que les besoins de la population urbaine et de la population militaire constituent un débouché suffisant pour l’industrie des campagnes africaines ; la plupart des systèmes ont même pour point de départ la nécessité de nourrir l’armée, afin qu’elle ne soit pas affamée en cas de guerre maritime. On oublie que les consommateurs militaires ne seront pas toujours, il faut l’espérer, au nombre de 100,000 hommes, et que les habitans des villes ne se priveront pas d’acheter les denrées offertes par les indigènes, s’ils y trouvent une économie. La fabrication des denrées alimentaires ne peut être profitable que dans un pays où il se trouve une population industrielle pour acheter le superflu de la population rurale, ou bien lorsque l’on peut produire les vivres à des prix qui en assurent la vente aux étrangers. L’Algérie réunira peut-être un jour ces deux conditions ; dans l’état actuel, la perspective offerte aux producteurs de grains ou de viande[5] n’est pas de nature à attirer les capitaux intelligens de la métropole.

Recherchons comment une exploitation en Afrique pourra se présenter aux capitalistes avec la chance essentielle de la prospérité, c’est-à-dire l’assurance du débouché. Toute entreprise agricole, selon nous, doit y avoir pour base : 1° la production en grand d’une marchandise d’exportation d’un placement certain, eu égard au prix de revient ; 2° la production des vivres nécessaires au groupe de population créé par ladite entreprise. Nous appelons marchandises de grande exploitation le coton, la laine, le lin, la soie, le tabac, les huiles ou graines oléagineuses, les comestibles de luxe pour l’épicerie, la parfumerie, les plantes tinctoriales, les fers, les chevaux, etc., valeurs qui se traduisent immédiatement en argent, lorsqu’on les offre à un certain prix. Nous appelons denrées de consommation locale les grains, la viande, les légumes, le combustible, le fourrage pour les bestiaux, l’engrais pour les champs.

Prenons pour exemple de fabrication spéciale la culture du cotonnier, ou la production de la soie. La vente de ces produits est illimitée, lorsqu’on peut les offrir à un prix séduisant, relativement au cours ordinaire de la place. Supposons que chaque centre forme un groupe de 200 familles ; c’est pour leur consommation en objets productibles sur les lieux une vente assurée d’environ 200,000 francs[6]. Évaluons à 300,000 francs[7], prix de vente, le rendement des cultures commerciales : voilà donc un revenu d’un demi-million, garanti par deux débouchés également certains. Ce minimum de recettes certaines étant connu, et le bilan des dépenses probables étant établi avec une intelligente prévision, on obtiendra, par la comparaison des deux comptes, le chiffre du produit net. Or, si ce chiffre est assez fort pour garantir, non-seulement les bénéfices du capital, mais encore les frais exceptionnels du travail, de la défense, de l’assainissement du sol, l’entreprise aura satisfait, pour sa part contributive, aux nécessités d’une bonne et solide colonisation. Il est évident que cette manière de procéder doit être appropriée, par des calculs spéciaux, aux divers genres de culture dont le pays est susceptible. Le succès de chaque industrie spéciale fera éclore vingt groupes sur le même type, de même qu’on voit en France vingt fabriques se monter à l’exemple d’une première qui a réussi. Ce mouvement créateur ne s’arrêtera dans chaque spécialité que lorsque l’avilissement du prix de la marchandise démontrera que le débouché est saturé. C’est par la multiplication naturelle de ces groupes que s’accomplira le phénomène du peuplement. Les vrais capitalistes ne mettent pas à la loterie ; ils font des avances sur les affaires dont les chiffres exacts déterminent leurs convictions. Outre l’avantage de fournir des aperçus positifs, la spécialisation des cultures assure à chaque entreprise une classe spéciale de protecteurs. Il n’est pas douteux que les chefs d’industrie qui opèrent sur la soie, le lin, le coton, les fers, les essences oléagineuses, commanditeraient volontiers des entreprises destinées à multiplier la matière sur laquelle repose leur existence commerciale, si d’ailleurs le placement leur paraissait suffisamment assuré. La certitude du débouché est donc, de toutes manières, la garantie de l’opération.

Intéressé au succès des premières expériences, le gouvernement devrait y contribuer, non pas par des subventions directes, mais par un ensemble de mesures tutélaires. L’emplacement choisi par une compagnie lui serait concédé gratuitement, s’il faisait partie du domaine disponible. On mettrait autant que possible le nouveau village sous la protection d’un poste, ou bien on établirait dans le voisinage un camp agricole, si le système militaire était mis à l’essai. On faciliterait le recrutement des ouvriers et leur passage en Afrique, on multiplierait les moyens de communication ; mais, en retour de ces avantages, le gouvernement dicterait le règlement le plus conforme aux nécessités de la colonisation. Pour que l’Algérie fût peuplée, il exigerait que la part du travail fût loyalement faite, dans le double intérêt des ouvriers et des exploitans eux-mêmes. Pour que l’Algérie fût défendue, il surveillerait le choix des ouvriers-colons et introduirait dans le régime industriel quelque chose de la discipline militaire. Pour que l’Algérie n’épuisât plus la France, on poserait en principe que toute entreprise en état de distribuer des dividendes doit contribuer aux frais généraux de la colonisation.

De telles clauses éclairciraient la foule des demandeurs de concessions. Serait-ce un malheur pour l’Algérie ? serait-ce un malheur pour eux-mêmes ? Nous ne le croyons pas[8]. Les colonisateurs sans argent et sans expérience agronomique ne feront pas venir une gerbe de plus. Le règne des coureurs d’aventures est passé ; l’agiotage est tombé dans cette langueur qui suit la fièvre. Ce qu’il faut aux propriétaires déjà établis en Algérie, c’est une colonisation sérieuse et puissante. Le premier effet d’un mouvement commercial, comme celui que nous entrevoyons, serait de doubler la valeur des terres. Un entrepreneur isolé, s’il opérait avec un capital suffisant et sur les bases qui viennent d’être indiquées, aurait les mêmes chances de succès que la plus puissante compagnie. Une autre ressource offerte aux colons déjà établis serait de se défaire avantageusement de leurs terres en les vendant à une société, ou d’entrer eux-mêmes dans une grande association, s’ils en adoptaient les statuts. Dans cette dernière hypothèse, leurs terres, bâtimens, bestiaux, matériel, seraient évalués loyalement, et chacun deviendrait actionnaire dans la proportion de son apport. Tout donne à croire que les plus clairvoyans prendraient ce parti. Ceux qui sont jaloux de ce qu’on appelle l’indépendance du propriétaire continueraient à végéter, en tâchant de produire des vivres pour l’approvisionnement des marchés voisins.

Il y a des préjugés que nous connaissons contre le régime des sociétés par actions appliqué au travail des champs, et, en effet, l’épreuve qu’on en a déjà faite en Algérie n’a pas été heureuse. Pendant les premières années de la conquête, on vit se former une douzaine de sociétés qui ont fourni à M. Desjobert l’occasion d’écrire quelques pages spirituelles. Ces entreprises formées à la hâte, avant que les ressources et les désavantages du pays fussent connus, dirigées, non pas par des agronomes, mais par des spéculateurs avides qui commencèrent par s’adjuger de gros traitemens avant qu’il y eût apparence de travail, échouèrent honteusement. Ce résultat prouve seulement que l’industrie coloniale n’est pas une bonne veine pour les niais et les intrigans. Oserait-on en tirer une conclusion défavorable contre des compagnies formées, comme le faisait l’ancien gouvernement hollandais, par l’alliance des noms les plus recommandables, surveillées, dans un intérêt national, par le pouvoir et par l’opinion publique ? Répétera-t-on avec M. Moll : « Toutes les fois qu’une entreprise dépendra du choix des hommes, il faudra qu’elle échoue ? » Nous demanderons à M. Moll quelle entreprise ne dépend pas du choix des hommes, et si une métairie de dix hectares réussirait avec un chef vicieux ? Pourquoi les agens d’un domaine rural seraient-ils moins probes que ceux des ateliers ? Un village algérien demanderait une administration moins nombreuse, une comptabilité moins compliquée que la plupart des grandes manufactures. Un ordonnateur général, un comptable, un agronome chef des cultures, deux contre-maîtres, un sous-officier vétéran pour commander la milice, un prêtre maître d’école, un médecin, en tout huit personnes constitueraient un personnel en rapport avec tous les besoins d’une petite colonie de mille à douze cents ames. A une époque où l’encombrement des carrières devient un fléau pour les familles, on bénirait l’Algérie, si elle ouvrait des perspectives nouvelles à la jeunesse intelligente et laborieuse, si quelques années passées en Afrique devenaient, pour ainsi dire, le stage des élèves formés dans les fermes-modèles et les écoles industrielles.

On va renouveler une objection à laquelle s’attachent les partisans du système militaire : « Le point capital, dira-t-on, est la rapidité de l’opération. Il faut se hâter d’introduire une population compacte, afin de mettre le sol en état de défense. Quand la sécurité sera établie, on s’occupera des intérêts commerciaux. » Eh bien ! nous le déclarons avec une conviction profonde, cette manière de raisonner est directement contraire au but qu’on veut atteindre. Nous aussi, nous sentons vivement qu’il y a urgence absolue d’opposer une masse résistante à la population arabe, et de soulager la France du glorieux fardeau sous lequel elle succomberait à la longue, et c’est précisément parce que nous reconnaissons qu’il faut aller vite, que nous recherchons avec tant de sollicitude tout ce qui pourrait favoriser la spéculation. Vous voulez peupler rapidement un pays, ne vous occupez pas d’y implanter des habitans : créez dans ce pays des intérêts, et les hommes viendront d’eux-mêmes. Oui, il faut aller vite ; mais le vrai moyen, c’est de donner l’exemple d’un succès commercial également attrayant pour les capitalistes et les ouvriers. On aura beau faire, le peuplement effectif et durable restera subordonné aux progrès du commerce. Quel que soit le système qu’on adopte, il faudra subir plusieurs années d’épreuve avant de réduire les dépenses militaires. Une population introduite à grands frais, si bien aguerrie qu’elle soit, dépérira en dix ans, si son installation recèle un vice économique ; si, par exemple, disséminée sur un sol découpé en parcelles, elle ne peut ou ne sait pas distribuer ses travaux en vue des débouchés possibles. Au contraire, dix ans suffiraient pour que cent villages s’organisassent sur un type florissant. On irait vite si, par le concours d’un heureux climat, d’un riche capital, d’une savante exploitation, on parvenait à livrer les productions naturelles à l’Afrique à des prix qui en assurassent le placement sur les marchés européens. Ce résultat, nous l’entrevoyons pour le coton, et, comme la production du monde entier est inférieure de 15 millions de kilogrammes aux demandes de la fabrique, il y aurait, à notre compte, du travail pour 50,000 ames, rien que pour combler ce déficit. Sur 856 millions d’achats faits par la France en 1845, il y a pour 452 millions de marchandises que l’ex-régence pourrait fournir[9], en la supposant habilement exploitée : un tel mouvement commercial conduirait naturellement en Algérie au moins 1,200,000 ames. Qu’on ne nous accuse donc pas de méconnaître la nécessité d’un peuplement rapide et d’être indifférent aux soins de la défense. C’est, au contraire, parce que nous en faisons notre préoccupation principale, que nous excluons tous les systèmes qui condamnent les émigrans à une existence souffreteuse. Pour une multitude misérable, il n’y a pas d’expansion possible, et elle ne se défendra que mollement, malgré son origine guerrière. Au contraire, dix années d’heureuse exploitation grouperont sur le sol une population respectable, et des comptoirs florissans aviseront bien aux moyens de se protéger.

En effet, tout ce qu’il y a de bon et de sympathique dans le système des colonies militaires pourrait être combiné avec une puissante direction commerciale. Au point de vue de l’économie politique, la sécurité est une valeur qui augmente le profit des entreprises : il n’est donc pas contraire à l’équité de mettre un prix à cet avantage. On pourrait imposer à chaque compagnie l’obligation de contribuer à la sécurité du pays par un service effectif et par un impôt en argent. La partie virile de la population ouvrière serait organisée en milice, sous le commandement d’un officier choisi par le gouvernement. Des exercices et des revues périodiques entretiendraient les habitudes militaires. Chaque famille devrait fournir un homme de garde tous les vingt jours : cet homme, étant pavé pour sa journée de garde comme pour une journée de travail agricole, verrait dans ce service un délassement plutôt qu’une obligation onéreuse. L’impôt en argent, versé au trésor, servirait à la solde d’une gendarmerie locale, ou serait appliqué aux dépenses de l’armée active, si la sécurité était suffisamment garantie par un poste voisin. Les colons paieraient ainsi de leur argent et de leur personne. Cette double cotisation, proportionnée au capital engagé dans l’entreprise, n’aurait rien d’excessif. Dans le village que nous montrerons bientôt pour type, avec 200 familles, on aurait, par jour, dix miliciens à 2 francs 50 cent., et autant de gendarmes à 4 francs, lesquels coûteraient, en total, environ 24,000 francs par an. A la première alerte donnée par les hommes de garde, un tel village réunirait plus de 200 fusils. Il nous semble que 200 hommes robustes et intéressés à la conservation du domaine, d’ailleurs bien exercés, bien retranchés, comptant parmi eux beaucoup d’anciens soldats de l’armée d’Afrique, qui seraient admis de préférence, constitueraient une résistance, sinon égale aux camps agricoles, au moins suffisante pour se défendre en attendant l’arrivée des corps mobiles. Chaque nouveau centre industriel, augmentant la partie civile et militaire de la population, autoriserait une réduction notable des dépenses coloniales. Pour ne citer qu’un exemple, le placement des 15 millions de kilogrammes que réclament les fabriques de coton enfanterait naturellement 5,000 soldats-laboureurs, et permettrait de retrancher 4 à 5 millions au budget de l’Algérie. Que le succès commercial se généralise, les villages, s’échelonnant d’eux-mêmes sur le sol et se soutenant les uns les autres, auront bientôt assez de vitalité et de ressources pour se protéger. Nous avons toujours regretté qu’on ait pris l’habitude d’opposer dans la discussion le principe civil au principe militaire, comme si les deux élémens étaient inconciliables. L’antagonisme existe moins dans les choses que dans les mots. L’industriel serait dévoré par l’Arabe, sil ne se montrait pas tant soit peu soldat, et, si le soldat ne devient pas industriel, il sera dévoré par la misère. M. le maréchal Bugeaud a été dans le vrai le jour où il a dit : « La colonisation civile, si elle est prévoyante, deviendra très militaire, de même que la colonisation militaire deviendra inévitablement civile. »


II. – LE TRAVAIL.

Toutes les difficultés qui s’opposent à la colonisation de l’Algérie se résument en une seule : insuffisance des bras. Voulez-vous estimer la portée réelle d’un système, examinez, en vous plaçant au point de vue du salarié, quelles sont les chances qu’offre ce système pour réunir les ouvriers nécessaires à une bonne exploitation. Toute entreprise qui ne s’assurera pas le concours des travailleurs par des avantages exceptionnels et solidement garantis échouera. Si des échecs multipliés découragent la classe agricole, le peuplement sera si long et si pénible, que la métropole à son tour perdra patience. Pour tout dire en un mot, les ouvriers sont, en Afrique, les maîtres de la situation. Il faut compter avec eux. En parlant ainsi, nous exprimons une conviction profonde, confirmée par les études et les informations de chaque jour.

La difficulté de recruter les travailleurs en nombre suffisant s’est présentée à l’origine de toutes les colonies. Dans les Antilles, le problème a été résolu brutalement par l’introduction de l’esclavage. Si l’on a généralisé l’emploi des noirs, ce n’est pas que la race blanche soit incapable de supporter les ardeurs tropicales, comme les planteurs ont fini par se le persuader. Les opérations les plus pénibles, le défrichement et la mise en valeur, ont été accomplies par les Européens ; mais, comme chacun d’eux arrivait avec des illusions extravagantes, avec un désir fiévreux de richesse, la spéculation resta long-temps désordonnée et improductive. A défaut de salariés libres, on ne parvint à régulariser les travaux d’ensemble qu’en introduisant des troupeaux d’esclaves. Grace au ciel, l’esclavage a fait son temps. Un autre moyen souvent mis à l’essai par les peuples colonisateurs est d’organiser le travail au moyen des indigènes ; mais ce régime n’est applicable qu’au sein d’une population débile, maniable et incapable de résistance : telles étaient les peuplades sauvages apprivoisées par les jésuites dans les missions de l’Amérique du Sud ; tels sont les lâches Asiatiques exploités aujourd’hui par les Anglais et les Hollandais. Nous ne repoussons pas l’emploi des indigènes en Algérie ; nous croyons au contraire qu’ils sont appelés à rendre de grands services comme auxiliaires, et qu’il sera d’une bonne politique de les utiliser autant que possible. Néanmoins chercher dans les races africaines les instrumens principaux d’une colonisation lucrative, c’est s’abuser étrangement. Si la production de quelques denrées précieuses était organisée en Algérie, il suffirait de protéger, de surexciter cette industrie locale, d’établir un large courant d’échanges entre la colonie et la métropole, et de s’en réserver les profits au moyen des impôts, à l’exemple de ce qui a été fait dans l’Hindoustan et à Java. Mais comment organiser le monopole commercial où le commerce n’existe pas ? Nous n’avons trouvé, nous, qu’une population pauvre et belliqueuse, faisant de la sobriété son luxe principal, peu portée au travail, trop attachée à ses traditions routinières pour adopter des procédés plus féconds, trop irritable pour qu’il soit prudent de multiplier ses charges. Essayer l’exploitation directe du sol en commandant le travail aux musulmans africains, ou l’exploitation indirecte en absorbant par l’impôt le principal de leurs revenus, sont deux combinaisons aussi impraticables que déloyales. Le concours des indigènes se réduira à la coopération molle et capricieuse des mercenaires de la basse classe. Il y a, en Algérie - comme partout, des journaliers qui vivent misérablement dans leurs tribus, et qui ne refusent pas leurs bras dès qu’on fait briller une pièce d’argent à leurs yeux. On peut les employer aux manœuvres qui exigent plus de force que d’adresse, comme les défrichemens, les terrassemens, les charrois, la grosse bâtisse[10]. Nous indiquerons plus spécialement le parti qu’on en peut tirer.

Le peuplement par le partage du sol, à la manière antique, entre les citoyens pauvres, est un autre moyen sur lequel plusieurs projets ont été bâtis. Il est assez naturel de supposer que, pour peupler une contrée nouvelle, il suffit d’offrir l’appât de la propriété à des hommes qui ne possèdent rien dans leur pays. Cependant l’expérience a été rarement favorable à ce système. Il serait dérisoire d’offrir de la terre à l’ouvrier qui n’apporte que ses bras, sans y joindre un capital d’exploitation. Or, quelle que soit la libéralité du gouvernement métropolitain, il est impossible d’élever ce capital au taux nécessaire pour combler tous les frais, tous les mécomptes d’un premier établissement. Les sacrifices que l’autorité civile a faits pour établir les colons pauvres ne les a point préservés de la misère. Les derniers rapports sur la province de Constantine confirment ce que nous avaient appris les essais de la province d’Alger. Trois villages créés dans la banlieue de Philippeville, suivant le mode des petites concessions, ont peu de bien-être, quoique la proximité de la ville offre des ressources aux habitans. Aussi M. le général Bedeau déclara-t-il que des essais de colonisation en tous genres peuvent être faits, « à l’exception d’un seul, celui des pauvres, qui paraît très onéreux pour l’état en raison des dépenses de première mise et de la faiblesse des résultats obtenus. » On nous répète que le sort offert aux prolétaires dans les villages algériens sera toujours préférable à leur condition habituelle. Cela peut être ; néanmoins l’assurance d’une médiocrité laborieuse n’est pas suffisante pour développer un peuple nouveau. L’émigrant apporte sur le sol étranger une ambition qu’il n’avait pas dans son pays ; son exil volontaire est un temps d’épreuve qu’il consent à subir, non pas seulement pour échapper à la pauvreté, mais pour réaliser l’espoir d’un prompt retour ou l’illusion d’une vie calme et heureuse dans sa patrie d’adoption. A mesure que ces rêves s’évanouissent, il se manifeste dans la colonie un découragement qui comprime l’essor de la population. Qu’on établisse le budget d’un petit propriétaire de 10 hectares en Algérie. Obligé de cultiver spécialement les céréales, parce que la première loi est de nourrir sa famille, parce qu’il n’a sans doute pas les avances et le talent requis pour varier les cultures, parce que les débouchés lui manqueraient peut-être, il n’obtiendra pas, par la vente de son excédant, l’argent nécessaire pour les dépenses forcées du ménage. Dans son mémoire sur la province d’Oran, M. de Martimprey établit que chaque laboureur, ensemençant 8 hectares pour nourrir la population civile et militaire du triangle, obtiendra un excédant de 20 quintaux de blé et de 20 quintaux d’orge ; nous élèverons ce dernier chiffre à 30 pour plus d’exactitude. A raison de 25 francs le quintal pour le froment et de 8 francs pour l’orge, le laboureur réalisera environ 740 fr., sur lesquels il y aura à déduire les déboursés comme outillage, fumier, charrois, etc., soit environ 440 francs. À ce compte, une famille de cinq personnes aura, avec le blé pour son pain, une somme de 600 fr. Soyons généreux ; doublons cette valeur pour le produit des autres 8 hectares de seconde qualité, et on aura 1,200 francs, applicables à toutes les dépenses d’un ménage, telles que logement, viande, boisson, vêtemens, ameublement, combustible, soins hygiéniques et médicaux. Si le triangle devait être morcelé en petits lots, de manière à exclure le travail d’ensemble, cette perspective serait-elle bien attrayante pour les colons ? On dira que la culture du blé n’occupe pas toute l’année du laboureur, et que les journées disponibles seront louées avantageusement au riche propriétaire : c’est encore une illusion. Les époques où le pauvre pourrait être appelé sur un grand domaine sont précisément celles où sa présence est absolument nécessaire sur son propre champ : quand il deviendra libre, le grand propriétaire, loin d’appeler des auxiliaires, éprouvera lui-même l’embarras d’utiliser tout son monde. Nous n’épuiserons pas tous les argumens qu’il serait facile de produire pour démontrer que la petite culture, l’émiettement du sol, dont les inconvéniens sont compensés par quelques avantages dans les régions très peuplées, sont impuissans pour attirer une population laborieuse dans un désert.

Nous connaissons des personnes qui tranchent les difficultés de ce genre en disant qu’il ne faut pas se préoccuper des moyens de recruter, de retenir les ouvriers en Afrique ; que les travaux s’y régleront naturellement, comme dans la métropole, par la libre pondération de l’offre et de la demande. Ceux qui raisonnent ainsi oublient que dans le monde européen l’industrie est basée sur la préexistence d’un prolétariat surabondant ; qu’on ne se demande presque jamais si le salaire qu’une entreprise peut fournir est suffisant pour l’homme de peine, parce qu’on sait qu’on trouvera toujours des affamés, trop heureux d’accepter le peu qu’on leur offre. Mais, à cet égard, il y a une différence radicale entre une société vieillie et une colonie naissante. Nous ne connaissons que trois modes de mise en culture, quand le propriétaire n’exploite pas par lui-même : le fermage, le métayage et le salaire librement débattu. Les deux premiers moyens ne feraient que déplacer la difficulté, car, à moins d’émietter le sol en parcelles, ce qui généraliserait les inconvéniens de la petite culture, les bras manqueraient au fermier ou au métayer comme au possesseur de fonds. La culture à moitié fruit, système funeste et généralement condamné par les agronomes, parce qu’il est la négation de tout progrès, est d’une application difficile dans un pays qui n’est pas encore mis en valeur. Il y a toutefois un mode de partage praticable avec les indigènes, et dont on espère de bons résultats dans la province de Constantine. Les khammas, classe de laboureurs auxquels on fournit la subsistance et tous les élémens du travail, se contentent du cinquième des produits pour leur part de bénéfice. « Le khammas, dit M. Warnier dans une de ses remarquables études, accepterait de construire cinq maisons, à la condition que l’une d’elles deviendrait sa propriété ; il planterait cinq arbres, s’il s’était assuré de récolter les fruits de l’un d’eux ; il défricherait cinq hectares, si le cinquième devait lui appartenir ; il creuserait un canal d’irrigation, si une part de l’eau détournée par ses bras devait aussi féconder sa terre. » Souples et pacifiques, ces métayers au cinquième seront d’un grand secours pour les travaux de premier établissement ; mais on ne sait pas encore jusqu’à quel point leur coopération, en se généralisant, deviendrait lucrative. Reste enfin le salariat ou convention libre et sans contrôle entre deux individus, l’un capitaliste, l’autre vendant ses bras. La fiction sur laquelle le salariat repose, le balancement de l’offre et de la demande, ni est admissible qu’au sein d’une population nombreuse : elle suppose que l’ouvrier est garanti par la concurrence des maîtres, comme les maîtres par la concurrence que se font les ouvriers. Tel homme qui consent à guider la charrue dans son village pour 2 francs par jour sait du moins ce que représente cette somme, et a la ressource de quitter son maître, s’il est mécontent de lui. Une colonie à peine éclose offre un milieu bien différent. L’ouvrier sait-il si la somme qu’on lui promet correspond aux nécessités de la vie ? Isolé dans un pays sans communications, que deviendra-t-il si son maître ne remplit pas ses engagemens, si l’entreprise échoue ? Un salaire élevé en apparence, en supposant que les propriétaires algériens pussent l’offrir, attirera quelques prolétaires déclassés et sans ressources ; mais il ne déterminera pas un mouvement normal d’émigration. Ce qu’il faut pour coloniser, ce sont des familles, et le chef de famille qui consent à s’expatrier exige des avantages évidens et solidement garantis.

Notre but, en exposant toutes ces difficultés, est de montrer par quel chemin nous avons été conduit à proposer une sorte de charte industrielle applicable à l’Algérie. Il a été démontré pour nous qu’un bon plan d’exploitation, uni à un bon règlement de travail, était absolument nécessaire pour équilibrer les droits du capitaliste et de l’ouvrier, et assurer la continuité de l’œuvre en intéressant les familles laborieuses au succès ; il nous a semblé que de grandes compagnies, opérant, comme celles qui ont fondé les chemins de fer, sous le contrôle du gouvernement et de l’opinion publique, pouvaient seules réaliser ces diverses conditions, du moins au début de la colonie. Ce n’est pas une association que nous proposons, car tout contrat social suppose égalité de droits entre les engagés : nous ne spéculons pas sur les économies de la vie commune. La liberté de l’industrie (pourvu que ce ne soit pas cette liberté menteuse qui consacre la tyrannie du coffre-fort), la liberté du citoyen, le libre essor de ses facultés dans le sanctuaire de la famille, sont des principes qu’il ne faut pas plus sacrifier en Afrique qu’en France. Dans notre conception, l’ouvrier doit rester aussi libre envers la compagnie que la compagnie envers l’ouvrier. Chaque famille vivra isolément, selon son caprice et ses moyens, sous la responsabilité de sa conduite. Nous tenons même à conserver, comme formule de cette liberté, le salariat pur et simple : la seule modification à introduire dans le but d’assurer le concours sincère et durable des travailleurs est de pondérer la rémunération de manière à ce qu’elle représente une existence abondante et facile pour le présent, et la perspective d’un avantage pour l’avenir. En conséquence, nous décomposons la solde en deux parts : 1° un salaire fixe, à la journée ou à la tâche, tarifé en proportion du prix des objets de consommation, clause impraticable dans l’industrie européenne, mais qui, au contraire, deviendra en Afrique une source de bénéfices, ainsi que nous le démontrerons bientôt ; 2° salaire éventuel, ou, si l’on veut, gratification accordée annuellement, afin que le travailleur ait un intérêt à faire de l’Afrique sa seconde patrie. Au premier coup d’œil, nous en conviendrons, un tel programme ressemble aux rêveries d’un utopiste, et cependant le mode que nous indiquons n’est pas autre chose au fond que ce qui se pratique dans les deux tiers des fermes françaises. Le propriétaire ne décompose-t-il pas en deux parts le salaire qu’il offre à l’ouvrier des champs ? Il donne, comme nous, un minimum pour l’essentiel de la vie, c’est-à-dire la nourriture et le logement ; comme nous, il y ajoute une rémunération annuelle en argent, qui est pour le pauvre le seul moyen d’épargne, la seule chance d’affranchissement. Il y a pourtant une innovation dans notre programme, et nous allons dire en quoi elle consiste. Le propriétaire européen, qui nourrit ses garçons de charrue avec les produits de sa terre, leur réserve les alimens grossiers et économise sur les rations. Nous voulons, nous, que l’homme dont la sueur coulera dans les champs africains ait les moyens de réparer amplement ses forces par une nourriture abondante et de premier choix. En Europe, le maître ou le fermier qui ajoute à l’entretien des gages en argent les réduit autant que le permet la concurrence des bras ; en Algérie, il est juste et nécessaire que le bénéfice des cultivateurs ait pour mesure le succès des entreprises. Nous allons démontrer maintenant que notre combinaison repose sur un mécanisme des plus simples, et que la réalisation en serait plus profitable encore aux capitalistes qu’aux ouvriers[11].

La valeur du salaire quotidien n’est que relative : le chiffre débattu entre le maître et son employé n’est qu’une mesure de convention, un moyen de proportionner la rémunération au service. C’est la puissance réelle du signe monétaire qu’on doit examiner. Or, pour que l’offre faite au cultivateur français le détermine à passer en Afrique, il faut qu’elle réunisse à ses yeux les avantages suivans : 1° assurance que le prix du travail, en rapport constant avec celui des denrées, suffira largement à la satisfaction des besoins essentiels ; 2° certitude que sa femme et ses enfans seront également occupés, de sorte que l’accroissement de sa famille ne soit pas, comme en Europe, un fléau pour lui ; 3° perspective d’un excédant de recette dont l’accumulation lui permettra d’acheter une petite propriété dans le pays, s’il s’y trouve bien, ou de revenir en France pour y vivre au moyen de ses épargnes : 4° enfin, pour condition suprême, surveillance tutélaire du gouvernement, qui garantisse la loyale exécution du contrat.

Le premier fait à établir dans une entreprise bien ordonnée est donc l’équilibre des salaires et des objets de consommation. Dans l’état présent de l’Algérie, le prix de la main-d’œuvre est en moyenne le double de ce qu’il est en France, et les prétentions de l’ouvrier s’élèvent naturellement à mesure qu’on l’éloigne des centres de population, où sa sécurité est plus grande. Le salaire de l’Européen varie, selon les lieux et la nature des services, de 2 à 5 francs par jour. Les maçons et les charpentiers demandent jusqu’à 6 francs pour s’aventurer en pleine campagne. Même à ces prix, que les colons trouvent excessifs, on ne réunirait pas les bras nécessaires pour développer la spéculation agricole sur une large échelle. C’est que, dans un pays où la production et le commerce ne sont pas régularisés, où mille incidens influent sur le prix des marchandises, l’ouvrier ne sait pas ce qu’il fait en vendant son travail : un salaire, élevé en apparence, le laissera peut-être au dépourvu. « Une comparaison entre le prix de la vie à Alger et celui de nos villes de France échappe à tous nos calculs, dit M. Genty de Bussy. Ce serait au mois de mai celui de la Bretagne, ce serait au mois de septembre celui de Paris, encore pourrait-il changer vingt fois dans l’intervalle. » Une grande compagnie peut corriger ces fluctuations, en appropriant à une société libre le principe sur lequel reposent les industries coloniales. Dans les pays anciens, dont la population est forte relativement à leur étendue, les propriétaires du sol, ayant le monopole de la vente des vivres, s’arrangent pour les faire payer aussi cher que possible aux industriels et aux rentiers. Il n’en est pas de même dans les pays nouvellement exploités et dont la population est très faible encore. Là chacun possède assez de terre pour obtenir les alimens dont il a besoin : la production des vivres, ne pouvant pas constituer un monopole lucratif, tente rarement les spéculateurs. On ne s’y adonne spécialement que dans certaines contrées où elle peut être pratiquée sur une échelle immense et avec des chances de succès vraiment phénoménales, comme dans la région centrale de l’Union américaine. Chaque fois, au contraire, que le climat le permet, le but principal de la spéculation agricole est la vente d’une marchandise de haut commerce, telle que le sucre, le café, le coton, les épices ; la culture des denrées alimentaires, réduite aux besoins intérieurs du domaine, devient un accessoire dans l’exploitation. C’est au moyen de cette combinaison, et non pas par le fait même de l’esclavage[12], que le planteur obtient la possibilité de vendre à bas prix. Le nègre de la Louisiane ou de la Géorgie fait quatre repas dont deux avec de la viande. Ce régime surabondant développe une telle puissance de travail, que les Antilles, où l’ouvrier noir est fort mal nourri, ne peuvent plus soutenir la concurrence de l’Amérique du Nord, pour les produits qui exigent beaucoup de main-d’œuvre, comme le coton. N’est-il pas évident que, si le planteur américain était obligé d’acheter au marché les rations qu’il donne aux cultivateurs, il arriverait à payer des salaires plus considérables que ceux des pays les plus riches de l’Europe ? Mais, comme le domaine est très étendu, comme il suffit d’une moitié plantée en cannes ou en cotonniers pour enrichir le propriétaire, il reste des champs, des jardins, des pâturages, où les récoltes, où la multiplication du bétail et de la volaille, où les fruits, les légumes, les neufs, le beurre, ne coûtent que quelques journées de travail ; de cette façon, la soupe au lard du déjeuner, la viande fraîche du dîner, le pudding, les gâteaux de maïs, ne représentent en réalité qu’un très faible salaire. Eh bien ! l’Algérie offre aux spéculateurs, comme l’Amérique du Nord, des terres vastes et fécondes qui ne coûtent que les frais de la mise en culture. Le pain et la viande, produits pour l’habitation et consommés sur place, y reviendraient certainement à très bas prix. Dès qu’une entreprise peut nourrir ses ouvriers parfaitement et à très bas prix, il n’y a plus à craindre qu’elle soit écrasée, par le taux des salaires. Voilà le principe : passons à l’application.

Si la compagnie offrait la nourriture à ses employés, ainsi que cela se pratique dans nos campagnes, il y aurait à craindre que le cultivateur fût mal nourri : la cupidité des actionnaires, l’infidélité des agens, un système d’économie mal entendu, donneraient lieu tôt ou tard à des contestations funestes. En second lieu, une nourriture uniforme offerte à tous les habitans de la ferme serait un mode de rémunération peu équitable ; à ce compte, les bouches inutiles seraient autant payées que les hommes sobres et laborieux. Il faut, avons-nous dit, que l’ouvrier soit aussi libre dans les provinces algériennes que dans les départemens français. Il faut qu’il puisse se nourrir, se loger, se vêtir bien ou mal, selon sa fantaisie ou sa bourse. La règle à introduire se résume dans l’offre d’un salaire quotidien représentant pour l’ouvrier le pain et la viande d’excellente qualité, les alimens secondaires, le combustible, un logement sain avec un fonds de mobilier dans les bâtimens de la ferme, plus un léger excédant pour le vêtement et les besoins divers. Pour cela, il suffit qu’une compagnie, possédant les logemens et fabriquant les denrées, les livre, sur place, à des prix proportionnés loyalement à la puissance des salaires. Il est bien entendu que l’ouvrier ne sera pas privé du bénéfice de la concurrence, et que si des marchands, attirés par un grand centre de population, viennent ouvrir boutique à côté des comptoirs de la compagnie, le consommateur restera libre de leur donner la préférence. Avec la clause d’une gratification proportionnelle, il n’y a pas à craindre que la vente des vivres devienne un monopole au moyen duquel la compagnie pourrait asservir ses employés, puisque ceux-ci, étant intéressés dans l’entreprise, reparaîtront en qualité de producteurs pour prendre part au bénéfice qu’on aura fait sur eux-mêmes comme consommateurs. Si, par exemple, la société bénéficie de 50 cent. sur un kilog. de viande vendu 1 franc, l’acquéreur participera au gain dans la proportion de 20 cent., ce qui réduira le prix vénal de 20 pour 100.

Un mécanisme auquel on n’est pas accoutumé paraît toujours trop compliqué au premier coup d’œil. On nous a dit qu’une telle combinaison, entraînant à des détails infinis, offrirait trop de facilité à la fraude. Il n’est pas d’exploitation agricole qui ne donne lieu à une surveillance, à une comptabilité aussi minutieuses que difficiles. Dans un village algérien, la vente sur place à un seul marchand qui entrerait dans les vues de la compagnie simplifierait beaucoup les détails. D’ailleurs, le mécanisme que nous indiquons a aujourd’hui un précédent très remarquable, dont le succès a fait sensation dans la grande industrie. Un homme de cœur, pour qui l’amélioration du sort des ouvriers n’est pas une vaine formule, M. Léon Talabot, vient d’augmenter le salaire des nombreux ouvriers qu’il emploie dans ses forges du Tarn, non pas en leur donnant un peu plus d’argent, mais en leur fournissant les moyens de se nourrir beaucoup mieux et à bien moindres frais ; c’est en tenant des bestiaux dans les terres dépendantes de l’usine, en achetant aux conditions les plus favorables divers objets de consommation, et en revendant le tout en détail, à prix coûtant, de telle sorte que l’ouvrier profite de tout ce qu’ajoutent au prix des denrées l’impôt, l’usure, les transports, le brocantage du petit commerce. Plus fort, plus content, parce qu’il est mieux nourri, et en réalité mieux payé, l’ouvrier compense déjà, par la vigueur qu’il apporte au travail, les sacrifices qu’il a fallu faire pour améliorer son sort. Il est bien évident que l’heureuse inspiration de M. Talabot n’a pu être réalisée que dans un pays qui renferme, comme l’Algérie, des terres inexploitées, et qu’elle ne serait pas praticable aujourd’hui dans les départemens riches où la propriété foncière a acquis une énorme valeur[13].

Avec une telle combinaison, le taux nominal des salaires deviendrait assez indifférent, puisque la valeur réelle en serait assurée pour le présent et augmentée par les éventualités de l’avenir. Il serait bon de s’arrêter à un chiffre normal en rapport avec le prix moyen des objets de consommation, soit, par exemple, 2 francs 50 cent. pour la journée du manœuvre : ce chiffre, divisible par cinquième[14], pourrait être augmenté ou réduit selon la capacité ou les services rendus par chacun. Ainsi un bon semeur, un bouvier soigneux, un horticulteur exercé, pourraient obtenir par exception un ou plusieurs cinquièmes en plus, et voir leur salaire quotidien élevé à 3 ou 4 francs. La journée d’une femme serait de trois ou quatre cinquièmes, 1 franc 50 cent., ou 2 fr. ; l’enfant, pendant l’âge où une partie de son temps serait passée à l’école, recevrait 50 centimes ; depuis l’adolescence jusqu’à l’âge adulte, il pourrait obtenir le double. Nous réduirions à neuf heures de travail la journée, qui est de douze heures dans les ateliers de l’Europe. Nous avons calculé, d’après ces bases, que la famille du simple manœuvre, fournissant 300 journées d’homme, 300 journées de femme, et de 400 à 600 journées d’enfans, selon leur âge, réaliserait annuellement 1,500 fr., et que pour cette somme elle obtiendrait un logement sain et en partie meublé dans les bâtimens de la compagnie, 2 1/2 kilogrammes de pain blanc de première qualité, 1 kilogramme de viande, 1 litre de vin[15] par jour, les menus alimens, le combustible, les soins médicaux, l’école pour les enfans, et qu’il resterait un boni d’environ 250 francs pour l’habillement et les besoins divers ; cet excédant serait augmenté, à la fin de l’année, par la gratification subventionnelle, qui, suivant nos prévisions, flotterait entre 400 et 500 francs, chiffres qu’une exploitation heureuse élèverait progressivement. A coup sûr, une telle perspective, offerte aux familles pauvres et laborieuses, est de nature à déterminer ce mouvement d’émigration duquel dépend le salut de l’Algérie. Nous ajouterons que ces conditions favorables faites à l’ouvrier, loin d’écraser l’entreprise, deviendront au contraire en Afrique la garantie du succès industriel. On comprend maintenant pourquoi nous avons posé en principe que toute exploitation africaine doit, comme les plantations des Antilles, spéculer sur la vente d’une ou deux denrées commerciales, et ne produire les vivres que pour le personnel du domaine. Les alimens, produits économiquement et consommés sur place, coûteraient fort peu[16]. Que sur la fourniture faite chaque jour à l’ouvrier la compagnie ait un bénéfice net de 1 franc, le salaire effectif se trouvera réduit à 1 franc 50 cent. ; il deviendra possible alors de produire la marchandise sur laquelle doit reposer l’espérance de la société à un prix assez bas pour que le placement en soit assuré en Europe. Ainsi se trouverait réalisée la véritable condition du succès, le débouché doublement assuré à l’intérieur et sur les marchés étrangers.

La certitude d’être constamment occupés est le second avantage offert aux travailleurs. La principale cause de la misère dans l’industrie européenne est moins l’insuffisance des salaires que l’irrégularité du travail. Il est bien rare que tous les bras disponibles d’une famille soient utilisés en même temps. Le mari, la femme, les enfans employés dans des ateliers divers manquent d’ouvrage tour à tour ; ceux qui sont occupés ont à soutenir ceux qui chôment ; ce sont ces alternatives qui introduisent au bout de l’année le déficit dans le modeste budget du ménage. Cet inconvénient n’est pas à craindre dans le genre d’exploitation qui convient à l’Algérie. L’intérêt du capitaliste, d’accord avec celui de l’ouvrier, sera de distribuer les travaux de manière à ce que les salaires ne soient jamais réduits par les chômages. Rien ne sera plus facile que d’occuper constamment tous les bras, quelle que soit d’ailleurs la composition des familles. Sans parler des soins de la basse-cour, des sarclages, des moissons, du fanage et autres labeurs réservés d’ordinaire à la population débile des campagnes, l’agriculture algérienne offrira mille occasions de rétribuer les femmes, les enfans, les vieillards, les infirmes. Plus les petits travailleurs se multiplieront, et plus il y aura de facilités pour ces cultures spéciales qui ne supporteraient pas une main-d’œuvre chèrement payée. Nous avons calculé, par exemple, que les femmes pourraient concourir à la récolte du coton dans la proportion de 20 journées par hectare, et les enfans de 30 journées. La production de la soie, jugée impossible jusqu’ici parce que les seuls ouvriers disponibles ont été des hommes robustes dont les prétentions étaient élevées, deviendrait au contraire facile dans une grande ferme qui réunirait beaucoup de jeunes filles. Chaque exploitation aurait, selon sa culture prédominante, une occupation spéciale pour les petits travailleurs, en attendant qu’ils fussent en âge de guider la charrue ou de soigner le bétail. Dans quelques domaines, ce serait l’écimage, la récolte, le séchage, l’emballage des tabacs ; dans les autres, la dessiccation des figues ou la cueillette des olives. Il y aurait une grande différence, on le remarquera, entre des services de ce genre et le travail des enfans dans les manufactures de l’Europe. Au lieu de l’atmosphère viciée de l’atelier, du battage assourdissant, du mouvement automatique, l’Algérie offrira aux enfans un air libre, un labeur varié, salubre, qui souvent même ne sera qu’un jeu. Citons quelques exemples : pendant la huitaine qui précède la moisson, il est nécessaire de faire battre les buissons a l’entour des champs de blés pour écarter les nuées d’oiseaux qui viendraient sans cela dégrader les épis ; cette tâche est remplie aujourd’hui par de pauvres Kabyles à qui on donne environ 1 fr. par jour. Dans un grand domaine où l’on consacrerait 300 hectares aux céréales, ce soin n’exigerait pas moins de sept à huit cents journées d’apprentis. Les marécages et les terrains incultes fournissent spontanément des plantes filamenteuses et des genêts qu’on emploie pour faire des tapis, des nattes, des paniers, des cordages et autres ouvrages dits de sparterie. Cette industrie, qui déjà s’est développée dans la province d’Oran, fournirait une occupation lucrative aux femmes et aux jeunes filles pendant les saisons où les travaux ordinaires viendraient à manquer. Ce n’est pas sans raison que nous insistons sur les exemples de ce genre : il importe beaucoup de démontrer à l’ouvrier que l’industrie algérienne le mettra à l’abri des chômages, et que les occasions de gagner le salaire quotidien pourront être offertes à tous les membres de sa famille proportionnellement à leur force et à leur aptitude.

Un grand motif d’émulation pour l’ouvrier est l’espérance de s’appartenir un jour à lui-même. On a souvent proposé d’attirer les petits cultivateurs en Algérie par l’attrait de la propriété et de l’indépendance. Si nous avons combattu les systèmes basés sur ce principe, c’est que nous avons peu de foi dans les moyens d’application. Il faut beaucoup d’argent pour transformer les pauvres en propriétaires. Qui fera les frais de la métamorphose ? L’état, comme le demande M. le maréchal Bugeaud ? Les capitalistes, comme l’espère M. le général de Lamoricière ? Mais les chambres sont dans une veine d’économie peu favorable à l’institution des camps agricoles. Quant aux quatre hectares promis dans le triangle d’Oran à chacun des ouvriers, on ne nous a pas encore fait connaître les clauses de cette concession. Dans notre plan, l’indépendance est pour l’ouvrier colonial, comme pour celui de la métropole, le couronnement d’une carrière laborieuse. L’accumulation naturelle de ses bénéfices lui fournira en peu de temps les moyens de s’établir isolément par la location ou l’achat d’un petit lot de terre : si le sentiment de la propriété est moins puissant que le souvenir du sol natal, il amassera pour retourner au pays. Le meilleur moyen pour lui de devenir propriétaire serait d’acheter avec ses épargnes des actions de la compagnie ; il multiplierait de la sorte les bénéfices du producteur par ceux du capitaliste. Pour intéresser les ouvriers à ce genre de placement, il serait bon de leur réserver des actions au pair, créées successivement par l’extension naturelle des cultures.

Sans engager les ressources de l’état, sans influencer les transactions individuelles, le gouvernement doit jouer le rôle essentiel dans cet ensemble. Il faut que son intervention morale, sa surveillance attentive, servent de garantie au capitaliste contre l’ouvrier et à l’ouvrier contre le capitaliste. Persuadés que le gouvernement prend des mesures pour l’assainissement et la sécurité des lieux, pour la loyale exécution du contrat, n’étant plus glacés par la crainte de donner dans un piège, les cultivateurs n’auront plus de répugnance à s’expatrier, et en même temps la publicité donnée officiellement à l’acte social permettra aux entrepreneurs de recruter de bons auxiliaires.

Le cadre que nous venons de tracer n’exclut pas les indigènes. En beaucoup de circonstances, leur adjonction sera un grand soulagement pour les travailleurs européens. On obtient facilement des pâtres ou des manœuvres à raison de 1 franc 50 cent. à 2 francs par jour, y compris le pain qu’on a coutume de leur donner, et qui fait le fond de leur subsistance. On les utilisera, comme ouvriers supplémentaires, sans trop compter sur leur concours. Ceux qu’on emploie comme métayers ne passent pas pour très fidèles. Les journaliers, malgré la modicité de leurs salaires, coûtent plus cher que les Européens. Le premier jour, ils attaquent franchement le travail, parce qu’ils sont avides, mais ils s’amollissent peu à peu et arrivent au découragement. Attachés à leurs routines, il est difficile de leur faire adopter les procédés abréviateurs. Leur travail ne se marie pas à celui des ouvriers d’Europe ; il faut les occuper à part : c’est ainsi qu’en agit M. Borelly-Lassapie, qui a déjà réuni sur ses terres vingt-trois cultivateurs français et quarante métayers arabes. Il ne faudrait pas, au surplus, que la prudence nous rendît injustes. S’il arrivait qu’à la longue les indigènes acceptassent cordialement le joug de notre civilisation, il serait naturel qu’ils participassent à ses bénéfices : il n’y aurait aucun inconvénient alors à les attacher à un centre de colonisation aux mêmes titres que les ouvriers français.

Attirer en Afrique des hommes laborieux et de bonne trempe, entretenir leur émulation, assurer la continuité de l’œuvre, neutraliser la concurrence entre les maîtres pour s’arracher les ouvriers, comme celle des ouvriers entre eux pour se ravir le travail, préparer le succès commercial en ouvrant une double issue aux produits, tels doivent être les effets du régime que nous indiquons, s’il est loyalement pratiqué. Ces résultats découlent d’une combinaison des plus simples, qui réunit les avantages de la liberté individuelle aux bénéfices de l’association. Il ne faut voir dans nos idées ni la formule d’une utopie ni le prospectus d’une affaire. Si un moyen de donner à l’Algérie les bras qui lui manquent nous paraissait plus équitable et plus efficace que le nôtre, nous n’hésiterions pas à le proclamer.


III. – EXPLOITATION.

La démonstration suprême en matière de colonie, ce sont les chiffres. Un établissement extérieur doit être pour un peuple ce qu’est pour le simple négociant la création d’un comptoir à l’étranger, c’est-à-dire un calcul commercial, dont la preuve ressort de la balance des frais et des produits. Les théoriciens qui ne fournissent pas ce genre de preuve, soit qu’ils ignorent, soit qu’ils dédaignent la pratique industrielle, se débattent dans le vide. Leurs assertions, aussi bien que les critiques qu’ils provoquent, manquent de sanction, et ne peuvent déterminer aucune certitude dans les esprits. Nous considérons donc comme une nécessité de mettre en mouvement sous les yeux du lecteur le mécanisme proposé. Nous ne craindrons pas de descendre dans les détails minutieux de l’application, puisqu’il en doit jaillir de nouvelles lumières sur l’état et les ressources de la colonie.

Dans la spéculation algérienne, avons-nous dit, chaque groupe doit s’en tenir à la culture des vivres pour la consommation locale, et à la production en grand d’une ou deux marchandises d’exportation. Prenons donc pour exemple un domaine consacré à la culture du cotonnier ; supposons qu’une société constituée suivant les principes qui viennent d’être discutés entreprend la mise en valeur d’une superficie de 2,500 à 3,000 hectares, dont au moins 1,500 de bonne terre et le reste de qualité inférieure ; 1,000 hectares environ formeraient la cotonnière ; une pareille étendue comprendrait les terres arables, ensemencées en céréales, cultivées en prairies ou laissées en jachère. Les landes et les broussailles formant le dernier tiers du domaine ne seraient converties qu’à la longue en plantations et en bois taillis : ces terrains vagues offriraient des ressources pour le pâturage et le combustible. Nous remarquerons que l’espace consacré au coton serait complanté en légumes et en plantes fourragères : on peut évaluer au tiers l’espace disponible entre les cotonniers-arbres, ce qui laisserait 300 hectares de plus pour la nourriture du bétail.

Une concession faite par le gouvernement coûte tout l’argent qu’il faut dépenser pour préparer le sol à la culture. Entre deux terrains offrant au même degré les avantages de la fertilité, de la salubrité et des communications faciles, dont l’un, inculte et dégarni, pourrait être obtenu gratuitement, dont l’autre, déjà mis en valeur, devrait être acheté, il y aurait profit évident à préférer le dernier, pourvu que le prix d’achat fût en rapport avec les travaux accomplis. Les obstacles au défrichement, les frais qui en résultent, ne peuvent pas être appréciés d’une manière générale. Beaucoup de terres, non pas précisément incultes, mais traitées à de longs intervalles, selon le système capricieux des Arabes, sont plutôt des jachères négligées que des friches : elles n’exigent pas un défoncement méthodique ; tristement dépouillées ou garnies d’herbes peu tenaces, il suffirait pour les ameublir d’un fort labour à la charrue. Quelquefois le terrain s’est couvert de taillis ou de broussailles qu’il devient nécessaire d’arracher ; mais alors on a pour dédommagement la vente des fagots et des souches. MM. Rameau et Binel ont calculé que, pour une dépense moyenne de 150 francs par hectare dans ces sortes de terres, on retrouve une valeur de 60 francs en combustible. Il y a mieux : les buissons contiennent en grand nombre les sauvageons d’arbres précieux qui croissent spontanément en Algérie. Suivant la recommandation de M. Moll, on enlèvera avec soin les jeunes plants d’oliviers, de figuiers, de citronniers, de jujubiers, pour les replanter immédiatement en pépinière. L’épouvantail du défricheur, c’est le palmier nain. Si l’on considère que cet arbuste vivace est scellé, pour ainsi dire, dans le sol par une touffe de racines chevelues et pénétrantes qui repoussent tant qu’il en reste un tronçon, on n’est plus étonné que le défrichement de certaines parties du sahel d’Alger ait coûté jusqu’à 800 francs l’hectare. De petits propriétaires, à proximité d’une grande ville, ont pu supporter ces frais excessifs. Une compagnie devant approprier une vaste superficie en serait écrasée, Heureusement que les parties les plus fertiles de l’ex-régence sont précisément celles où le palmier nain est le plus rare. L’admirable vallée du Chélif en est à peu près exempte. A mesure que la colonisation se répandra dans les plaines, le défoncement du sol deviendra moins onéreux. Si l’on opère dans un lieu éloigné et désert, la plus forte dépense sera celle du baraquement provisoire et du transport des vivres pour les défricheurs. L’emploi des indigènes en aussi grand nombre que possible, le concours des soldats moyennant une juste rétribution, les procédés mécaniques, tout ce qui pourra accélérer la mise en rapport deviendra une économie. En résumé, comme il est probable que des spéculateurs intelligens ne choisiront pas des terrains trop surchargés d’obstacles, c’est agir largement que d’allouer une avance moyenne de 100 fr. pour le défrichement de chaque hectare d’un grand domaine.

Quelques dépenses comprises dans le fonds de premier établissement sont directement productives, à tel point qu’il y aurait profit à les multiplier. Les frais et les difficultés des transports écrasent aujourd’hui la production agricole. Un chameau ou un mulet qui ne peuvent porter à dos que deux hectolitres de blé, c’est-à-dire une valeur de 30 fr. au plus, coûteraient avec un indigène pour conducteur environ 5 fr. par jour ; on fait peu de chemin dans une journée quand les voies ne sont pas frayées. On peut évaluer l’économie qu’il y aura à relier un domaine isolé aux grandes voies de communication par des routes praticables pour le roulage. Le régime des eaux n’est pas moins important. Nous avons déjà signalé les merveilleux effets de l’irrigation. Quoique l’Afrique soit souvent désolée par les sécheresses ; l’élément humide n’y est pas rare ; la distribution seule en est désordonnée. Les courans y sont nombreux, les pluies plus abondantes qu’en France ; mais ces eaux, lancées des montagnes, roulant sur des pentes rapides, travaillées par les influences atmosphériques, sont capricieuses et vagabondes. Qu’on mette l’art européen aux prises avec cette fougueuse nature, et il en aura facilement raison. Si grandes que soient les avances à faire pour élever, par des barrages, les eaux encaissées au fond des vallées, pour égoutter les marécages, créer des réservoirs, des norias, des canaux d’arrosage, ces frais constitueront un placement dont le résultat dépassera toutes les espérances.

Les premières constructions faites en Algérie ont été extrêmement dispendieuses. La rareté du bois, le transport des matériaux, le haut prix que les ouvriers d’art mettaient à leurs services, et surtout les faux frais des premiers tâtonnemens, élevaient alors les devis à des chiffres effrayans pour les Européens. Aujourd’hui des ingénieurs habiles à profiter des avantages locaux construiraient un groupe d’habitations rurales à des prix qui n’excéderaient pas ceux de la France. Les bois et les fers de Suède arrivent sur les côtes à de bonnes conditions. Les routes et les moyens de transport sont déjà assez multipliés pour que les prix du roulage aient diminué de beaucoup, du moins pour les localités accessibles. En ce qui concerne la maçonnerie, l’Algérie offre des ressources qui compensent les frais exceptionnels de la charpente. M. le capitaine Brunet attribue les mécomptes des premiers entrepreneurs à la manie d’importer en Afrique les méthodes de construction usitées en Europe. « Le système minéral, dit-il, est très riche en Algérie, et tous les matériaux nécessaires à la confection des bonnes maçonneries, tels que pierres de toutes sortes, chaux, plâtre, argile pour briques, sable, terre rouge pour les gros mortiers hydrauliques, se trouvent en abondance et dans des conditions faciles d’exploitation. Aussi les constructions en maçonnerie offrent en Algérie de grands avantages sous le rapport de la facilité, de l’économie, de la solidité et de la fraîcheur. » En résumé, les déboursés pour les bâtimens peuvent être considérablement diminués, lorsque les travaux sont conduits avec économie et intelligence. Les constructions de Souk-Ali, comprenant six étables, six maisonnettes pour les ouvriers, deux corps de logis pour les maîtres et les domestiques, n’ont coûté que 46,788 francs. Plusieurs autres devis que nous avons consultés donnent des chiffres aussi modérés. Dans notre combinaison, la parcimonie serait moins nécessaire ; les logemens devant être loués par la compagnie aux familles ouvrières, les dépenses de construction ne seraient en réalité que de l’argent placé. En consacrant 300,000 francs à la fondation d’un corps de village de deux cents feux, on pourrait offrir à chaque ménage un logement sain, muni du mobilier indispensable au prix moyen de 100 fr. Pour les bâtimens de ferme, ateliers, étables, greniers, écuries, et pour les bâtimens d’administration tels que bureaux, corps-de-garde, chapelle, école, la dépense, sans être directement productive, atteindrait au moins 130,000 francs.

Plus sera considérable la somme consacrée primitivement à l’achat du bétail, plus on augmentera les chances de succès. C’est surtout en facilitant la consommation de la viande qu’on assurera ce bien-être, cette vigueur du corps et de l’esprit nécessaires pour attacher les travailleurs à l’Algérie. En France, la consommation annuelle de la viande n’atteint pas 12 kilogrammes par tête. Si l’on observe que la ration des personnes aisées est dix fois plus forte que cette moyenne, on restera tristement convaincu que la majorité des Français est complètement privée de l’aliment le plus nutritif. Les généreuses dispositions que M. Talabot a prises en faveur de ses ouvriers ont élevé leur consommation presque au niveau de l’Angleterre, c’est-à-dire à 66 kilogrammes et demi par tête, y compris les femmes et les enfans. Nous voudrions que les laboureurs algériens fussent aussi bien traités que les forgerons du Tarn. Il faudrait pour cela, suivant les calculs de M. Talabot, abattre par année 500 bêtes à cornes, ou leur équivalent en espèces diverses. Il serait peut-être difficile d’acquérir au début des troupeaux assez nombreux pour de tels besoins. On n’y pourrait suffire qu’en achetant pendant les sécheresses des bêtes maigres à engraisser avec les fourrages en réserve. Nous remarquerons à ce sujet que, si la colonisation s’étendait subitement sur une grande échelle, il y aurait des demandes de bestiaux si considérables, que leur valeur augmenterait au point de fausser tous les calculs provisoires. On resterait sans doute au-dessous des besoins, en attribuant 100,000 francs au premier achat des troupeaux.

Établissons d’après ces données diverses le compte général des frais d’établissement :


Francs
Défrichement de 2,000 hectares à 100 francs 200,000
Travaux de terrassement pour les eaux et les chemins 50,000
Maisons d’habitation, corps du village 300,000
Mobilier pour les logemens d’ouvrier 20,000
Bâtimens de ferme (ateliers, étables, greniers, écuries) 100,000
Bâtimens d’administration (bureaux, corps-de-garde, chapelle, école) 30,000
Matériel d’exploitation (instrumens aratoires, plants et semences) 60,000
Bétail (premier fonds d’achat, environ 4,000 têtes) 100,000
Dépenses diverses et imprévues 40,000
Total du capital immobilisé 900,000
Fonds de roulement (subdivisé en deux parties, 1° pour les besoins journaliers de la circulation, achats, avances, salaires, etc., environ 300,000 fr. – 2° Somme égale de 300,000 fr. tenue en réserve, et placée provisoirement sur bonne hypothèque en Algérie, à 5 pour 100 au moins.) 600.000
Total général 1,500,000 fr.

À ce compte de 1,500,000 francs, un domaine défriché, bâti et garni de tous les instrumens du travail, serait acheté à raison de 500 francs l’hectare.

Le principe commercial que nous avons posé simplifiera beaucoup L’exploitation. Consacrer un tiers des meilleures terres aux cultures qui doivent fournir le produit d’exportation, n’ensemencer en céréales qu’une superficie en rapport avec les besoins locaux, utiliser tout le reste du domaine de manière à multiplier autant que possible le bétail et l’engrais, telle est la méthode la plus conforme aux conditions de l’agriculture algérienne. Pour un centre de population tel que celui que nous avons en vue, 300 hectares doivent fournir amplement la quantité de grains nécessaire ; peut-être que les stimulans inconnus aux indigènes, le remuement profond de la terre, les assolemens, les fumures, l’arrosage, augmenteront dans une proportion inespérée le rendement des champs et des prairies ; alors le meilleur moyen d’accroître le revenu en argent sera de rétrécir l’espace consacré aux plantes alimentaires au profit des cultures commerciales. M. le général Bedeau pense, comme nous, que la spéculation doit s’établir principalement sur les cultures industrielles ; mais il dépasse le but en condamnant d’une manière absolue la production du blé. « L’Européen, dit-il, ne peut pas essayer de faire concurrence à ce travail ; le prix de revient des céréales produites par lui serait toujours plus élevé que les mercuriales d’aucun des marchés africains. » Exprimée en ces termes, l’assertion cesse d’être exacte. Sur un espace déterminé, le cultivateur civilisé produira à bien meilleur marché que le laboureur sauvage ; ce qui fait la supériorité apparente de celui-ci, c’est qu’il opère sur une étendue à peu, près illimitée. Pour obtenir 100 hectolitres par année, il faudra que l’Européen possesseur de 20 hectares consacre aux céréales un tiers seulement de son domaine, dont le reste sera d’ailleurs utilisé. L’Arabe n’arrivera au même résultat qu’en stérilisant au moins 40 hectares, parce qu’il ne récolte qu’à la condition de laisser les trois quarts des terres au repos absolu pendant plusieurs années, de sorte qu’en appréciant le prix de revient suivant les notions européennes, c’est-à-dire d’après l’étendue consacrée à la culture, le blé arabe coûterait quatre fois plus. Nous regrettons que M. le général Bedeau n’ait pas appuyé par des calculs agronomiques le conseil qu’il donne aux colons d’abandonner aux indigènes les deux tiers de leurs propriétés, et de s’en rapporter à eux pour la production des grains. « Si l’on admet, a-t-il dit, que chaque lot de terre se compose de 30 hectares, dont 10 propres au travail européen, les 20 autres seront cultivés par deux charrues indigènes, qui rendront net au concessionnaire un revenu de 500 francs. » D’après les renseignemens que M. Moll a donnés sur les procédés arabes, il paraît impossible que deux familles indigènes réduites à 20 hectares, dont moitié au plus serait ensemencée chaque année, puissent vivre en donnant 500 francs de fermage. Une assertion énoncée aussi vaguement échappe à la controverse ; nous engageons seulement les colons à la vérifier rigoureusement pour éviter les mécomptes. En résumé, nous croyons que les grains, traités en bonne culture et affranchis du transport[17], reviendront à des prix inférieurs aux cours des marchés indigènes : il y aura donc bénéfice à les produire pour la consommation locale ; mais, considéré comme valeur commerciale, le blé, déjà inquiété par les silos arabes et par les greniers d’Odessa, tombera dans l’avilissement dès que les divers essais de colonisation auront multiplié les petites propriétés.

Le labeur le plus important serait celui de la cotonnière[18]. Nous avons trouvé, nous l’avouerons, des préventions à peu près générales contre la possibilité d’obtenir le précieux filament. Ce n’est pas qu’on mette en doute l’énergie du sol algérien : les principales espèces du cotonnier ont été cultivées de tout temps dans les états barbaresques, en Espagne, en Sicile, dans l’archipel grec. D’ailleurs, les faits ont parlé. Les cultures expérimentales du jardin botanique ont donné des produits de qualités diverses et généralement favorables, telle est du moins l’opinion des filateurs qui les ont traités mécaniquement. On peut voir présentement au ministère de la guerre des cotons algériens et de fort beaux tissus qui en proviennent : mais l’éternelle objection revient avec plus de force que jamais à propos de l’industrie qui devrait être le principal mobile de la colonisation. La rareté des bras, dit-on, l’élévation des salaires, ne permettent pas d’entrer en concurrence avec des pays dont le monopole repose sur des bases inattaquables. On est persuadé que le coton, exigeant une manutention multipliée, sinon difficile, ne peut donner lieu à une industrie lucrative que dans les contrées où la population est esclave de fait, ou condamnée par la misère à l’abnégation de l’esclavage. Au fond, c’est toujours le même cercle vicieux : défaut de culture parce qu’on n’a pas d’argent, défaut d’argent parce qu’on ne sait pas tirer l’industrie culturale de l’ornière. Il en est des erreurs comme des mauvaises herbes, elles se répandent sans qu’on sache comment, jusqu’au jour où une main laborieuse entreprend de les extirper. Habitué à ne pas accepter sans vérification ce qu’on appelle les idées reçues, nous avons recherché sur quels faits repose le préjugé défavorable à la propagation des cotons algériens. Nous n’avons pas tardé à nous convaincre que, si le traitement agricole du cotonnier est simple et généralement connu, il n’en est pas de même de son économie industrielle ; que les notions précises sur le coût de la production, le rendement, les chances mercantiles, manquaient non-seulement aux colons algériens, mais aux agronomes de profession et aux statisticiens commerciaux.

Pour arriver à un aperçu décisif, il nous a fallu décomposer l’opération en estimant, d’une part, le nombre des journées de travail, et d’autre part la récolte qu’il est raisonnable d’espérer. Suivant nos calculs, un hectare, préalablement défriché, demanderait en travaux divers, depuis les labours jusqu’à l’emballage du coton égrené, 22 journées d’hommes, 20 journées de femmes, 30 journées d’enfans, soit 72 journées à différens prix, représentant en total 40 journées d’adultes à 2 francs 50 cent. Ajouter 25 francs pour l’usage des outils, les graines, les fumiers, les charrois et frais éventuels, ce serait beaucoup. À ce compte, le produit d’un hectare planté en coton occasionnerait un déboursé d’environ 425 francs[19]. Nous ferons remarquer que les cotonniers vivaces, étant plantés à deux ou trois mètres de distance, laissent disponibles pour d’autres cultures le tiers environ de la superficie qui leur est consacrée. On cultive dans les interlignes des légumes, des racines ou même du maïs, suivant l’espace et la hauteur des arbustes. Qu’on ajoute donc pour le travail de ces complantations une somme de 25 francs en semences et main-d’œuvre, et le déboursé total, pour chaque hectare, sera porté à 150 francs. L’évaluation de rendement doit être faite avec beaucoup de réserve, si l’on veut éviter les déceptions. On compte une quarantaine de variétés, plus ou moins productives, plus ou moins capricieuses ; celles auxquelles le commerce attache le plus haut prix, le coton jumel d’Égypte et les longues-soies de Géorgie, paraissent, suivant M. Moll, les plus favorables à l’Algérie. Le rendement moyen en Amérique est d’une balle par acre, soit environ 375 kilogrammes par hectare ; cette mesure est souvent dépassée. « De la manière dont les Arabes cultivent le cotonnier, dit M. Bové, qui a été directeur des cultures d’Ibrahim-Pacha au Caire, un feddan[20] ne rapporte qu’environ un quintal métrique de coton égrené ; mais le même espace de terrain, quand il est bien cultivé, en peut produire de trois à trois et demi. » Ces derniers résultats représenteraient sept à huit cents kilogrammes par hectare. Le coton d’Égypte a un cours facile au prix moyen de 1 franc 50 cent. le kilogramme. Écartons tous ces chiffres ; ils sont tellement éblouissans, qu’ils pourraient troubler notre vue. Contentons-nous d’espérer que le rendement moyen, dépassant un peu le résultat des premiers tâtonnemens, s’établira entre 250 à 300 kilogrammes par hectare. Cependant la vente de la matière textile n’est pas le seul produit d’une cotonnière ; on aurait encore, par chaque hectare, 600 kilogrammes de grailles, des feuilles, des tiges, qui, converties en nourriture pour le bétail, en huile comparable à celle du colza, en tourteaux pour engrais, en litières, en combustible, représenteraient une valeur d’au moins 50 francs ; il resterait enfin une superficie d’environ 30 ares, fournissant des légumes ou des fourrages. Eh bien ! malgré tant de ressources, nous n’avons attribué au produit brut de l’hectare qu’une valeur totale de 300 francs ; qu’on juge par ce seul fait de la prudence de nos évaluations.

Il nous a fallu analyser les diverses opérations économiques ou rurales pour évaluer le nombre des journées de travail et le chiffre total des salaires. D’après des calculs qui seront justifiés ailleurs, l’entreprise exigerait environ 160 à 180 familles agricoles, et une vingtaine de familles vouées aux industries ordinairement alliées aux travaux des champs. Avec le personnel de la direction, la population flottante de militaires, de petits marchands, d’auxiliaires européens ou indigènes employés à la journée, on aurait un groupe d’environ 1,200 personnes. Les hommes fourniraient 60,000 journées de travail[21] ; les femmes, vouées en partie aux soins du ménage, 40,000 journées ; les enfans, peu nombreux dans les premiers temps, 80,000 : total 180,000 journées effectives à divers prix, produisant une valeur de 250,000 fr. à répartir en salaires entre les familles attachées à l’établissement. On a laissé en dehors de ce compte les auxiliaires indigènes, et certains ouvriers spéciaux engagés à prix débattu.

Il nous reste à réunir ces données diverses, pour établir le budget approximatif de l’opération en dépenses et recettes :


DÉPENSES COURANTES.


francs
Intérêt et amortissement du capital à 5 pour 100 75,000
Administration métropolitaine et locale 40,000
Salaires (180,000 journées à divers prix) 250,000
Journées supplémentaires, auxiliaires indigènes 15,000
Entretien et accroissement du matériel 10,000
Besoins et dépenses imprévues 10,000
Total 400,000 fr.
RECETTES.


francs
1° Coton (produits divers de l’hectare estimés à 300 francs) 300,000
Consommation locale Blé ou pain pour 240 familles[22] (2 kil. et demi par jour) 88,000
« Viande (1 kilog. environ par jour pour chaque famille) 80,000
« 2° Comestibles divers (beurre, lait, œufs, légumes) 42,000
« Logemens (à 100 francs environ par famille) 20,000
« Combustible 10,000
« 3° Vente des produits alimentaires non employés, abats et issues de bétail (toisons, suifs, cuirs, cornes, engrais) 35,000
4° Intérêt du capital de réserve placé sur hypothèques, environ 15,000
Total 590,000

Au premier aperçu, les recettes promettent sur les dépenses une plus-value d’environ 50 pour 100 ; ajoutons que ce revenu doit être élevé progressivement par le perfectionnement des cultures, par la mise en valeur des terrains vagues, par le produit des plantations, qui, seules, promettent dans huit ou dix ans, à raison de 1 franc par pied d’arbre, un surcroît de 40,000 francs. Le produit serait encore augmenté, à mesure que le capital réservé trouverait son emploi dans les cultures. Admettons donc provisoirement un excédant de 190,000 fr. En prélevant un cinquième, soit 38,000 francs pour la part de l’impôt, pour l’extension de l’entreprise, et pour constituer un fonds d’assurance, on aura 152,000 francs à partager en dividendes entre le capital et le travail, ce qui élèvera l’intérêt de l’action à plus de 12 pour 100, et donnera pour salaire éventuel à chaque famille ouvrière une somme de 456 francs. Aux yeux de quelques personnes, cette prime d’encouragement offerte au travail paraîtra excessive : nous nous contenterons de leur répondre que la gratification annuelle accordée aux mineurs de la Vieille-Montagne n’est pas moins forte, et que l’on a vu des ouvriers intelligens et laborieux élever leur dividende jusqu’à 700 francs, ce qui n’a pas empêché les actionnaires de sextupler leur mise de fonds.

Ce n’est pas sans raison que nous avons exposé le plan d’une vaste entreprise ; cet exemple était nécessaire pour tirer la discussion des généralités vagues, et introduire le public français dans la réalité des affaires coloniales. De ces détails minutieux, qu’on nous pardonnera sans doute, il doit ressortir un double enseignement. A voir tout ce qu’il faut de ressources, de combinaisons commerciales, d’efforts harmonieux, pour attaquer avec avantage la nature africaine, on se représentera la triste figure du petit colon subventionné, du propriétaire isolé et nécessiteux, et l’on apprendra à ne pas trop compter, pour le peuplement de l’Algérie, sur la petite culture et sur la spéculation individuelle. Après avoir reconnu que la colonisation exige les grands travaux d’ensemble, on sentira que des compagnies à la hauteur de leur mission, puissantes par le capital et la science pratique, comme par leurs généreuses sympathies pour les ouvriers, s’organiseront bien difficilement, si le gouvernement français, à l’exemple de la vieille Hollande, ne se fait pas un devoir d’en provoquer la formation.

A notre point de vue, il n’est pas nécessaire que le gouvernement prenne une part directe à l’œuvre de la colonisation ; cependant il aurait à remplir un rôle de telle importance, que, sans lui, le succès serait douteux. Son intervention serait morale et tutélaire. Sans engager le trésor, sans se faire industriel, il deviendrait le promoteur des entreprises destinées à lancer la spéculation. Étant admis le genre d’exploitation que nous avons indiqué, et que des négocians habiles perfectionneraient sans doute, le premier soin serait d’en faire comprendre le mécanisme au pays par tous les moyens de publicité dont on dispose. Pour attirer l’argent dans les colonies, le gouvernement hollandais, avons-nous dit, faisait étudier commercialement certaines opérations, et publiait le devis des dépenses et recettes, de telle sorte que les spéculateurs métropolitains vissent d’un coup d’œil s’ils devaient engager leurs fonds. Ainsi pourrait-on faire pour l’Algérie. Les plans de diverses entreprises basées sur des cultures spéciales, répandus parmi les personnes intéressées à chaque nature de produits en raison de leur spécialité industrielle, détermineraient assurément un mouvement de capitaux. Que l’on démontre par exemple aux riches manufacturiers qui travaillent le coton que, par l’établissement d’une cotonnière en Afrique, ils auraient le double avantage de multiplier la matière première et de bénéficier comme bailleurs de fonds ; ils réuniront certainement entre eux le capital nécessaire aux premières expériences. L’Algérie a besoin de bras autant que d’argent. Les cultivateurs français sont peu attirés vers l’Afrique, non pas, comme on le dit, parce qu’ils sont casaniers, mais parce qu’ils ont des motifs de défiance fort légitimes. Il est difficile qu’un spéculateur isolé les détermine à s’expatrier ; pour y consentir, il faudrait qu’ils se sentissent sous la tutelle de la conscience publique. L’intervention morale du gouvernement devient encore nécessaire pour les rassurer. On pourrait répandre dans les ateliers et dans les fermes de petites instructions destinées à bien faire comprendre aux ouvriers le régime institué à leur avantage, et surtout les garanties qu’ils trouveraient dans la surveillance de l’autorité. Il serait bon d’ouvrir en même temps des registres d’enrôlement dans les mairies du royaume et d’organiser les moyens d’information nécessaires, afin que les compagnies à former pussent se recruter facilement et faire de bons choix. Il nous semble impossible qu’en montrant d’une part, aux ouvriers, de grandes facilités d’existence garanties par la tutelle du gouvernement, on ne trouve pas de bras, et, d’autre part, qu’en exposant aux yeux des capitalistes des chances à peu près certaines de bénéfices, on ne trouve pas d’argent. Si pourtant des obstacles imprévus empêchaient la formation des compagnies puissantes, il faudra bien que la nation en vienne à tenter l’expérience à ses risques et périls, c’est-à-dire à fonder quelques entreprises modèles en offrant la garantie d’un minimum d’intérêt.

Si une colonie apporte un accroissement de puissance, ce n’est pas par l’acquisition d’un nouveau territoire, c’est par la vitalité qu’elle excite parmi le peuple colonisateur. A quoi nous servirait-il de jeter des hommes sur le sol africain, si leur installation n’était pas profitable à la métropole ? De quel intérêt serait pour nous une peuplade pauvre, inhabile à créer des produits d’échange ? Une colonie doit consommer largement et offrir en retour les richesses de son sol. Pour réaliser cet idéal, il ne manque à l’Algérie qu’une première impulsion donnée par une main intelligente, que l’exemple d’un succès industriel à citer. Persuadé qu’une colonisation est surtout une affaire de pratique commerciale, nous avons essayé de substituer à des théories générales et dénuées de preuves des raisonnemens et des calculs positifs. Ce n’est donc pas une solution systématique et exclusive que nous ajoutons à la liste déjà trop nombreuse des systèmes. Un village organisé sur le type que nous exposons s’accommoderait du voisinage d’un camp agricole, de même qu’il trouverait sa place dans le triangle de M. de Lamoricière ou dans le cadre circulaire de M. le général Bedeau. Il profiterait des institutions civiles et pourrait à la rigueur s’en passer. En un mot, nos idées, essentiellement pratiques, ne peuvent que fortifier le régime qui doit prévaloir.


A. COCHUT.

  1. Dans le nombre des lettres qu’on nous a fait l’honneur de nous adresser à l’occasion de notre précédent article sur l’Algérie, il en est une qui a pour auteur un officier de l’armée d’Afrique, partisan déclaré de la colonisation militaire, et en position d’être parfaitement bien informé. Nous regrettons que l’étendue de cette lettre ne nous permette pas de la reproduire tout entière ; nous considérons toutefois comme un devoir de loyauté de transcrire ici les passages qui ont le caractère d’une rectification de faits :
    « … Vous dites que les colonies militaires de Fouka, de Mered, de Mahelma, ont échoué ; vous tirez cette conclusion de ce qu’elles ont été réunies à l’administration civile. C’est là, monsieur, une erreur de fait. Le village de Foutra a bien moins réussi que les deux autres, parce que l’espèce d’hommes était moins bonne : ils sortaient de la légion étrangère. Cependant ce village est aujourd’hui hors d’affaire ; il n’est pas riche, mais il subsiste. Dans la visite que M. le maréchal vient de faire, les colons civils l’ont accablé de demandes de secours, qu’il leur a accordés dans la mesure de ses moyens. Dans le village de Fouka, il n’y a eu que trois demandes ; dans celui de Mahelma, deux ; dans celui de Mered, aucune. Sur 66 militaires placés dans ce village, 62 y sont encore, 42 sont mariés et ont des enfans, les 20 autres ne tarderont pas à se marier. Le maréchal a constaté que plusieurs d’entre eux avaient déjà 8, 10 et 12,000 francs en mobilier agricole ou en récoltes. Plusieurs, que nous n’avions pas logés d’abord, ont construit des maisons très saines et très commodes…
    « Vous attendez le succès d’un petit nombre d’entreprises bien constituées et manœuvrant avec un gros capital ; eh bien ! je prétends que les villages militaires seront des entreprises bien constituées et appuyées sur un gros capital, écus et bras. Supposons un village de 100 familles. L’état fait pour chacune une dépense de 3,000 francs.
    Total pour les 100 familles : 300,000 fr.
    Leurs camarades leur donnent 1,200 journées de main-d’œuvre à 35 cent. ; la plus-value est pour chaque famille d’au moins 1,500, francs. Ci pour les 100 familles : 150,000
    Les bras de chacun de ces colons et de leur famille valent au moins 600 francs : 60, 000
    Les 9,000 colons militaires-inscrits, sur les registres ont en moyenne plus de 1,000 francs à eux, ce qui fait pour les 100 familles : 100,000
    Total : 610,000, fr.
    « Voilà effectivement 610,000 francs de capital appliqués à 1,000 hectares. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de capitalistes qui emploieront plus de capitaux sur une pareille surface ?… Une seule incertitude reste dans mon esprit : c’est de savoir si les colons militaires trouveraient aisément des femmes et en nombre suffisant. Du reste, je ne m’inquiète pas de leur établissement et de leur production, puisque, dans ce moment même, nous faisons réussir, à grand’ peine il est vrai, des populations très mal composées physiquement et moralement. »
    Cet extrait, provoquerait, ainsi que le reste de la lettre, une longue discussion : nous nous permettrons une seule remarque sur la manière dont le chiffre du capital vient d’être établi. Si l’auteur de la lettre avait eu sous les yeux, comme nous, la brochure de M. le duc d’Isly, il aurait vu, 1° que, les soldats-colons étant nourris et payés sur les 300,000 francs fournis par l’état, il n’y a pas lieu à estimer séparément la valeur de leur travail : c’est une première réduction de 60,000 francs. – 2° Le projet du maréchal, article 12 du compte de dépense, évalue le travail des ouvriers militaires pour leurs camarades à 600 et non pas à 1,200 journées par famille à établir : c’est donc 750 francs au lieu de 1,500 francs en main-d’œuvre ; seconde réduction de 75,000 francs sur le chiffre du capital. – 3° On ne peut pas évaluer par une moyenne l’apport des colons, puisque chacun d’eux doit travailler à son compte : il est évident que ceux qui n’apporteront que peu de chose ou rien seront dans l’impuissance de se soutenir. – 4° Le maréchal prélève sur la subvention de 3,000 francs par famille une somme de 500 francs 42 cent. pour les vivres du mari et de la femme pendant dix-huit mois : c’est environ 57 cent. et demi par tête et par jour. Malgré l’économie du régime militaire, il ne nous semble pas qu’une consommation de 12 sous par jour soit une perspective bien séduisante pour les femmes appelées en Afrique. Au surplus, l’auteur de l’Algérie et l’Opinion, récent opuscule dans lequel la colonisation militaire est défendue avec beaucoup de verve et d’esprit, annonce un mémoire dans lequel les moyens d’établissement et d’exploitation des camps agricoles seront rigoureusement exposés. Il faut attendre cette publication pour asseoir un jugement, définitif sur la vitalité des colonies militaires.
  2. Ébranlées aujourd’hui par l’affranchissement des noirs et la concurrence du sucre, de betterave, les colonies à esclaves sentent que leur temps est passé, et elles en sont chercher une autre loi d’existence. Au lieu de spéculer sur l’avilissement d’une partie de l’humanité, elles demandent au capital et à la science des Européens le secret d’élargir les débouchés par un nouvel abaissement des prix, et de réaliser des bénéfices assez forts pour payer convenablement des travailleurs libres. C’est une solution de ce genre qu’il faut espérer pour l’Afrique française.
  3. Voir les principes développés dans notre précédent article, exposé critique des essais et des systèmes, livraison du 1er février 1847.
  4. On a des jardins d’essai pour l’étude scientifique des plantes ; pourquoi n’aurait-on pas des fermes d’essai, organisées au point de vue commercial ?
  5. On estime qu’un bœuf absorbe 20 kilogrammes de foin pour acquérir en poids un seul kilogramme de viande. Au prix de 7 francs le quintal métrique, qui est celui de l’Algérie, 20 kilogrammes de foin représentent 1 fr. 40 cent., ce qui porterait le revient d’un kilogramme de viande à un taux excessif. Quoique favorisée par la richesse de la végétation, l’élève du bétail pour la boucherie ne sera pas une source directe de profit. En général, ce genre d’industrie ne devient avantageux que lorsqu’il est très habilement combiné avec les diverses opérations d’un grand domaine.
  6. Qu’on veuille bien nous accorder ce fait, que nous développerons plus tard en parlant des ouvriers.
  7. C’est le produit brut, selon nos calculs, de 1,000 hectares consacrés au coton.
  8. On fait sommer haut le chiffre total des capitaux possédés par les solliciteurs de concessions. Non-seulement il faut rabattre de ces promesses, mais il faut savoir à quelles conditions ce capital se présente : il est d’une extrême importance que les chambres et le public soient éclairés à ce sujet. Si, comme il est probable, les 20 millions qui s’offrent sollicitent une étendue de territoire dont la bonne exploitation exigerait un capital trois fois plus fort, il y a pour l’Algérie un danger plutôt qu’un avantage. Par exemple, dans une brochure récemment publiée par M. de Raousset-Boulbon, l’un des principaux propriétaires de l’Algérie, on demande que la règle des concessions soit l’établissement d’une famille de métayers, avec un chétif mobilier, 4 bœufs et 15 bêtes ovines par 25 hectares Que l’auteur établisse exactement le compte des journées de travail, le budget de la famille en dépenses et recettes, et il verra si les fruits partagés pourront faire vivre les ouvriers et payer au propriétaire la rente du capital engagé. M. de Raousset déclare qu’en vertu de son programme, un possesseur de 500 hectares, engageant 120,000 fr., réaliserait au bout de cinq ans une valeur de 400,000 francs. Il est possible qu’avec un simulacre de culture, on parvienne à reporter sur les champs le genre de spéculation qui a existé sur les propriétés urbaines, et qu’il y ait encore de grands bénéfices à réaliser pour les gens qui savent vendre et acheter à propos ; mais une exploitation misérable, comme celle qu’on propose, n’enfanterait dans les champs africains qu’une sorte de sauvagerie. Il est bon de rappeler aux colons ce que Mathieu de Dombasle, d’accord avec les plus célèbres agronomes, pensait du métayage : « L’influence du bail à partage de fruits est tellement désastreuse par la nature même du contrat, que s’il était possible que cet usage s’introduisît dans les Flandres ou dans l’Alsace, il est hors de doute que les terres de ces riches provinces seraient, dans un court espace de temps, réduites, sous le rapport de la valeur vénale, au niveau des parties les plus mal cultivées du Berry ou du Poitou. » Les propriétaires algériens, et notamment M. de Raousset, qui a fait preuve de dévouement en Algérie, auront à voir s’ils veulent, par le métayage, assimiler les champs africains à ceux de la Sologne.
  9. Tels sont, en nombres ronds, les chiffres fournis par les derniers documens :
    millions millions
    Cotons 108 Fonte brute 8
    Soie 64 Lin 7
    Laines 49 Fruits 7
    Graines oléagineuses 45 Suifs 5
    Peaux brutes 30 Riz 5
    Tabac en feuilles 28 Sparterie 8
    Huile d’olive 22 Chanvre 4
    Indigo 21 Cochenille 4
    Céréales 15 Fromage 3
    Chevaux 9 Beurre 2
    Bestiaux 8 TOTAL 452 millions


    Les pays dont nous tirons ces marchandises ne nous achètent pas, en général, pour une somme correspondante. Ainsi, les États-Unis, dont nous avons revu en 1845 pour 102 millions de coton, 25 millions de tabac, et 13 millions d’auges objets, ne nous ont demandé en total que pour 96 millions de nos produits.

  10. Voici l’opinion de M. Brunet, capitaine d’artillerie, qui a eu occasion d’employer les indigènes dans les travail qu’il a dirigés en Afrique : « Ces masses indigènes opéraient avec assez de désordre, travaillaient peu, et étaient trop payées. Un assez grand nombre de Marocains sont employés dans la province d’Oran. Ces hommes gagnent beaucoup, ne dépensent presque rien, et emportent l’argent dans leur pays. On doit chercher à remplacer ces étrangers par des ouvriers européens qui restent sur le sol. » Nous avons puisé des renseignemens très utiles dans le travail de M. le capitaine Brunet, qui vient d’être publié sous ce titre : La Question algérienne, 1 vol. in-8o ; chez Dumaine.
  11. Nous venons d’apprendre avec la plus vive satisfaction qu’une des plus grandes entreprises industrielles de l’Europe, l’exploitation des mines de zinc de la Vieille-Montagne repose sur les bases que nous indiquons. Les ouvriers ont droit à une gratification proportionnée aux services qu’ils ont rendus, et, sans prendre un intérêt direct à la vente des vivres, l’administration favorise et surveille des cantines où les ouvriers achètent leur nourriture aux conditions les plus favorables. Loin de réduire les profits du capital, cette combinaison, dont l’honneur revient à M. Charles de Brouckère, a élevé le cours des actions de 1,000 francs, taux d’émission, à plus de 6,000 francs.
  12. Il est démontré que l’esclavage coûte aussi cher que le travail libre, seulement la possession de l’esclave assure au maître la continuité du travail.
  13. M. le marquis de Vogué vient de déclarer au congrès agricole qu’il a fondé une boucherie pour procurer aux ouvriers de ses forges une nourriture saine et copieuse au plus bas prix possible, et que ce régime avait communiqué à la population ouvrière une santé et une vigueur qui tournaient au profit de la manufacture elle-même. On ne saurait donner trop de publicité à ces nobles exemples : ils sont l’espoir de l’avenir.
  14. Nous proposons cette division par cinquièmes, parce qu’elle rendrait très facile la répartition des dividendes attribués au travail.
  15. Le vin serait acheté en France, car il n’y aurait aucun avantage à le produire en Afrique. Ce seul article ouvrirait une source féconde de bénéfices à nos vignobles et à notre marine marchande.
  16. La production des grains en Algérie est surtout écrasée par les frais de transport. Pour envoyer le blé à un marché un peu éloigné, il en coûte de 2 fr. 50 cent. à 3 francs par hectolitre. C’est une réduction d’environ 20 pour 100 que le producteur subit sur son bénéfice. On les gagnerait au contraire par la consommation sur place.
  17. Le rendement de 600 hectares, moitié en foins, moitié en céréales, pèserait environ 15,000 quintaux métriques ; il en coûterait, pour le transport à un marché éloigné de cinq à six lieues, environ 2 fr. le quintal ; ce serait donc un bénéfice net de 30,000 francs que réaliserait la compagnie par le fait de la vente sur place aux prix courans du marché.
  18. Nos données à ce sujet ressortent d’une étude spéciale à laquelle nous donnerons bientôt de la publicité. Nous prions nos lecteurs de nous dispenser des développemens techniques qui seraient déplacés ici, et d’accepter provisoirement nos résultats, sauf vérification ultérieure.
  19. D’après les essais faits à Alger dans les jardins du gouvernement, le prix de revient par hectare a été coté à 155 fr. pour une récolte de 200 kilogrammes de coton nettoyé, soit 77 cent. et demi le kilogramme ; mais les premières expériences exécutées sur une petite échelle ne peuvent pas faire loi pour une grande entreprise, travaillant avec précision et économie.
  20. Le feddan légal représentait autrefois 5,929 mètres carrés ; mais, le pacha en ayant réduit la contenance pour augmenter l’impôt, il n’est plus aujourd’hui que de 4,417 mètres carrés. Nous ne savons pas si l’appréciation de M. Bové se rapporte à l’ancienne ou la nouvelle mesure.
  21. En comprenant environ 4,000 journées de service militaire, sacrifice annuel de 10,000 fr. à la charge de la compagnie, sans préjudice des autres impôts en argent.
  22. En ajoutant aux familles ouvrières le personnel administratif et militaire, les auxiliaires, les passagers, etc.