Colonisation de l’Algérie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 498-537).
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DE LA


COLONISATION DE L'ALGERIE.




LES ESSAIS ET LES SYSTEMES.




I.

Un homme dont la parole fait autorité en matière d’exploitation agricole, Mathieu de Dombasle, a dit : « Pour fonder des colonies, il est une qualité précieuse : c’est cette disposition à juger d’avance, froidement et avec sagacité, d’une part, les avantages réels que l’on peut tirer de tel établissement colonial en particulier, et d’autre part les dépenses, qui seront nécessaires pour s’en assurer la possession. » Il est rare cependant que les grandes colonies doivent leur origine à une spéculation régulière : elles sont presque toutes, comme notre Algérie, filles du hasard. Séduites par l’orgueil de la conquête, par cette fausse idée qu’une extension de territoire est le gage d’un accroissement de puissance, les nations jettent avec un enthousiasme aveugle les bases d’un empire colonial. Une fois engagées, elles persévèrent, et, si le présent est onéreux, elles se consolent et se persuadent qu’elles travaillent pour l’avenir. Il est sans doute nécessaire qu’une métropole soutienne sa colonie au début ; mais les dépenses qu’elle s’impose ne doivent être de sa part qu’un placement. Il faut qu’elle voie bien clairement que l’entreprise a chance, non-seulement de se suffire bientôt à elle-même, mais encore d’amortir les frais de son établissement. Si l’affaire ne répondait pas à cette condition, c’est qu’elle serait mauvaise commercialement, et alors il y aurait pour la métropole, comme pour les colons eux-mêmes, profit à s’abstenir. Il importe donc que les hommes d’état appelés à prononcer sur l’avenir de l’Algérie règlent leur jugement d’après ce principe : un système de colonisation, quel qu’il soit, ne peut réussir qu’à la condition de payer ses frais, c’est-à-dire de garantir tous les capitaux, de rémunérer tous les services au moyen des ressources créées par la colonie elle-même.

Si les gouvernemens procédaient d’une manière rationnelle, ou même avec le simple bon sens du marchand qui fonde une maison de commerce à l’étranger, le premier soin serait d’évaluer les sacrifices nécessaires à la consolidation d’un établissement extérieur. L’entreprise de peupler et de fertiliser un pays est plus ou moins difficile, plus ou moins dispendieuse. Qu’on imagine un territoire isolé dont l’état sanitaire ne fût pas suspect, dont la possession ne fût pas disputée par les armes, le peuplement d’une telle contrée pourrait être effectué facilement et à peu de frais. Telle ne s’est pas présentée à nous l’Algérie. Inquiétée par un ennemi opiniâtre, cette colonie doit acheter la sécurité, soit que les habitans enrégimentés en milices paient de leur temps et de leurs personnes, soit qu’un impôt spécial vienne en déduction du budget de la guerre. L’assainissement des lieux, résultant des desséchemens, des endiguemens, des plantations, enfouira beaucoup d’argent. Un capital relativement plus considérable qu’ailleurs (nous le démontrerons plus tard) sera nécessaire à la bonne exploitation du pays, et on ne l’obtiendra qu’en offrant aux capitalistes l’appât des gros bénéfices. La terre africaine ne pourra être fécondée qu’avec le concours des hommes de science, qu’il faudra rémunérer dignement. Enfin, condition suprême et sans laquelle il n’y a plus pour nous en Afrique que ruine et périls, on n’obtiendra en assez grand nombre les hommes qui doivent faire le fonds de la population franco-africaine, les ouvriers honnêtes, laborieux et énergiques, qu’en leur offrant des avantages solides et positifs : c’est encore de l’argent à fournir, et beaucoup d’argent. Il n’y a donc pas à se faire illusion : la colonisation de l’Algérie coûtera très cher, aussi cher qu’aucune autre entreprise de ce genre puisse jamais coûter.

Ces conditions d’existence, sécurité, salubrité, primes offertes aux capitaux, à l’intelligence, au rude labeur, ne peuvent être réalisées, nous le répétons, qu’au moyen des ressources créées au sein de la colonie. La France voulût-elle faire vivre artificiellement son nouvel empire à force de subventions, qu’elle n’y réussirait pas : le sacrifice dépasserait ses forces. La dépense des dix premières années d’occupation, déduction faite des recouvremens, s’est élevée à 323,626,312 francs. La tactique suivie depuis 1840 a porté le chiffre annuel à plus de 100 millions : en joignant au budget et aux crédits spéciaux les frais accessoires pour les mouvemens de troupes et les transports maritimes occasionnés par la guerre d’Afrique, M. Desjobert a porté le chiffre de l’année dernière à 125,762.993 francs : c’est donc, en nombre rond, un milliard au moins que l’Afrique a englouti jusqu’à ce jour. Eh bien ! cette somme énorme n’a servi, pour ainsi dire, qu’aux préliminaires de l’installation : on a assuré la conquête et entrepris le déblaiement du sol ; mais l’œuvre sérieuse et reproductive, la colonisation proprement dite, est à peine commencée ; on n’en est encore qu’au ballottage des systèmes, et personne, à l’heure qu’il est, n’entrevoit clairement quelle sera l’étendue des avances à faire et quels dédommagemens on en doit espérer. La. France, encore une fois, ne peut pas éterniser le sacrifice sous lequel elle succombe. Des subventions additionnelles vont être demandées pour déterminer le peuplement et la culture du sol. Si on les accorde, ce ne peut être qu’à titre de prêt. L’Algérie doit exister par elle-même ; toute organisation qui laisserait les dépenses coloniales au compte de la métropole aboutirait fatalement à un échec.

Les besoins de la colonie étant constatés, on se demande quelles sont les chances de développer les ressources en proportion des charges. Un impôt prélevé sur les indigènes, à la manière des Anglais dans l’Inde, ne dépassera jamais 4 à 5 millions Un système basé sur les profits du commerce aurait peu de chances en présence d’une population clairsemée, sans industrie et sans moyens d’échange. La colonisation doit donc être agricole, et le programme à remplir pourrait être formulé ainsi : peupler l’Afrique française au moyen des bénéfices obtenus par la culture et l’exploitation des richesses intérieures de la terre.

On nous dira que, le produit de la terre étant la seule fortune de l’Algérie, il n’est pas possible que les bénéfices de l’agriculture paient ces frais de colonisation que l’on déclare devoir être considérables ; que les tentatives agricoles faites jusqu’à ce jour ne donnent pas lieu d’espérer un semblable résultat. En réponse à ces objections, nous rappellerons un axiome simple comme toutes les lois agronomiques, axiome sur lequel on nous permettra d’insister en raison de son importance.

Une culture maigre et insuffisante ne donne que de maigres produits, qui souvent ne paient pas leurs frais, si minimes que soient ces frais. Une exploitation riche et bien dirigée paie non-seulement les frais, si considérables qu’ils soient, mais donne des bénéfices nets ; il y a plus, le bénéfice semble augmenter en proportion de la somme des efforts producteurs (capital et travail), non pas dans une proportion relative aux avances, mais dans une relation progressive. Il est utile d’expliquer ce phénomène par un exemple. Deux propriétaires, l’un riche et l’autre malaisé, achètent deux domaines d’égale étendue et d’égale qualité au prix de 80,000 francs ; le pauvre ajoute au prix d’achat un capital d’exploitation de 20,000 francs ; total de ses avances, 100,000 francs. Le riche, élève son capital d’exploitation à 120,000 francs ; total, 200,000 francs. On les suppose d’ailleurs tous deux également économes, également habiles. Eh bien ! si le premier obtient en produit net 5,000 francs, soit 5 pour 100 de son capital engagé, le riche obtiendra 20,000 francs, soit 10 pour 100 de son capital : de sorte que, si la possession de ces deux domaines était grevée accidentellement d’une charge annuelle de 6,000 francs, le cultivateur pauvre se trouverait incapable de continuer son exploitation, tandis que son voisin resterait en possession d’un revenu de 14,000 francs, par le seul fait de l’exubérance de son capital.

On pressent la portée de ce phénomène dans son application à l’Algérie. Il n’y a pas de mesure absolue pour la fécondité de la terre ; on peut en élever graduellement le produit à l’aide d’un capital bien employé : la seule limite de cette progression est le point où les débouchés avantageux viennent à manquer. Au sein même de la France ; il y a des terres qui ne valent pas 100 francs l’hectare, quoique supérieures dans leur essence à d’autres terres qui se vendent 2,000 et 3,000 francs : la plus-value de ces dernières, toujours proportionnée aux produits, n’est que la représentation des sommes employées pour améliorer le fonds ou assurer des débouchés. Trop confians dans la vertu naturelle du sol africain, les premiers colons n’ont pas attendu, pour solliciter la terre, qu’ils eussent des moyens suffisans. On a même érigé, en quelque sorte, cette faute en système. Une circulaire administrative répandue parmi les colons leur recommandait de ne pas faire de bonne agriculture, sous prétexte que les circonstances économiques ne se prêtaient pas à une exploitation perfectionnée. Autant aurait valu recommander à nos soldats de désapprendre l’art militaire pour combattre les Arabes. Si la victoire reste toujours en définitive à nos drapeaux, c’est qu’à des bandes sans frein et sans ressources certaines nous opposons la bravoure disciplinée, la tactique, un matériel spécial, des approvisionnemens garantis par le trésor d’un grand empire. Le moyen de vaincre dans l’ordre industriel, c’est de procéder comme dans l’ordre militaire. Si l’on veut asservir une nature sauvage et en arracher de riches tributs, qu’on l’attaque avec une forte discipline agricole, avec la tactique la plus subtile de la science.

Il importe avant tout de se pénétrer de la différence essentielle, caractéristique, qui doit se manifester entre l’industrie de la France africaine et celle de la métropole. Dans les anciennes sociétés, la spéculation industrielle repose sur l’existence du prolétariat, triste continuation de l’antique servitude. En Europe, où il y a, sauf de très rares exceptions, surabondance de bras relativement au travail offert, tout homme qui possède une mince pièce d’argent est certain de rencontrer un de ses semblables qui lui vendra le travail de sa journée, même lorsque l’offre serait inférieure au prix réel du labeur. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : cet état de choses n’est pas normal ; c’est la plus dangereuse des maladies qui affligent nos vieilles sociétés. L’Afrique française, société naissante, n’a pas encore eu le temps de contracter cette lèpre du paupérisme. On ne passe pas la mer, on n’affronte pas un climat suspect, on ne s’expose pas aux sabres et aux balles pour travailler à vil prix. Il est évident qu’elle n’obtiendra des colons effectifs, disposés à faire de l’Algérie leur seconde patrie, que par des offres séduisantes, par l’appât d’une rémunération qui garantisse l’avenir, soit que cette rémunération consiste en titres de propriété, en participation aux bénéfices, ou en salaires très élevés.

L’impossibilité d’obtenir la main-d’œuvre à bas prix a été jusqu’ici le principal sujet de découragement. Peut-être que cet obstacle deviendra au contraire le salut et la gloire de l’Algérie. Après s’être débattu vainement dans l’ornière, on éprouvera l’impatience d’en sortir, et, sous l’inspiration de l’intérêt bien entendu, on substituera aux routines de la ferme et de l’atelier un régime industriel plus loyal et plus fécond. L’égoïsme aura beau se débattre, il en faudra venir là ou perdre l’Algérie. Au surplus, en supposant le travail agricole loyalement organisé, la forte part faite à des ouvriers d’élite serait moins onéreuse en réalité qu’en apparence. On se procure aisément, en Algérie, des mendians ou des vauriens, rebuts de leur pays, au prix de 2 fr. par jour, mais ils ne travaillent pas et volent leurs maîtres. Les manœuvres indigènes se contentent de 1 fr. à 1 fr. 50 cent. par jour, plus une portion de pain évaluée à 30 cent. ; mais ces hommes, qui ne consomment avec leur pain que de l’eau et des figues sèches, sont si indolens de corps et d’esprit, qu’en réalité ils coûtent plus cher que les bons ouvriers européens. Ceux-ci, absorbant quatre ou cinq fois plus d’élémens nutritifs, déploient une vitalité en rapport avec leur alimentation[1]. La forte nourriture procurée aux ouvriers est un genre d’économie que les chefs d’industrie commencent à comprendre. La facilité que les planteurs des États-Unis ont de nourrir leurs nègres de viandes fraîches est la principale cause de leur supériorité sur ceux des Antilles dans les cultures qui dépendent principalement de la main-d’œuvre, comme celle du cotonnier. En Algérie, un bon mécanisme d’association, utilisant toutes les forces d’un ménage, prévoyant les besoins du présent ; garantissant l’avenir, doit fournir le moyen d’assurer aux classes ouvrières une aisance et une sécurité égales à ce qu’elles pourraient attendre des plus forts salaires.

Cette situation particulière de l’agriculture algérienne est une des causes qui l’obligent à rechercher de gros bénéfices. Quel mode d’exploitation choisira-t-on ? L’économie rurale en distingue deux aujourd’hui le premier, qui consiste à cultiver dans la perfection une surface restreinte, afin d’en obtenir la plus forte quantité de produits bruts que sa nature puisse donner, constitue le système intensif ; le second, appelé par opposition le système extensif, applique des soins superficiels à un espace aussi considérable que possible, laisse agir la nature et établit sa spéculation sur l’économie de la main-d’œuvre. Comme exemples de ces deux systèmes, M. Moll met en contraste un domaine de 1,400 hectares, situé dans le Berri, qui n’occupe pas plus de 65 travailleurs adultes et 26 chevaux, avec les jardins maraîchers contenus dans la nouvelle enceinte de Paris, qui, sur une surface de 1,378 hectares, emploient environ 10,000 travailleurs et 1,600 chevaux. Après avoir déclaré que les deux systèmes sont également légitimes, que le choix dépend des ressources du propriétaire, de la valeur du terrain, du prix de la main-d’œuvre, du débouché, M. Moll ajoute : « Dans les circonstances actuelles et pendant bien long-temps encore, le système extensif est le seul dont on puisse attendre du succès en Algérie. » S’il en était ainsi, il s’écoulerait un temps incalculable avant que l’agriculture algérienne pût suffire aux frais de la colonisation. Nous voudrions, au contraire, que de grandes sociétés agricoles, après avoir choisi les emplacemens les plus heureux, y déployassent les efforts les plus intenses. L’éclat d’un grand succès industriel, c’est la seule chance de lancer la spéculation africaine. Nous le répétons avec une conviction profonde qui n’est pas sans quelque mélange d’inquiétude, si l’industrie coloniale végète terre à terre, si le travail n’acquiert pas assez de vitalité pour fournir des dividendes aux capitalistes métropolitains, un sort attrayant aux ouvriers, un tribut au gouvernement en déduction des charges qu’il subit, la colonie périra de cette langueur dont elle souffre aujourd’hui.

Mais, dira-t-on, en supposant que certaines sociétés puissamment organisées donnassent l’exemple d’un succès exceptionnel, ces entreprises n’introduiront en Afrique qu’un petit nombre d’individus, et la grande difficulté, celle du peuplement, restera sans solution. Cette difficulté nous ramène au point essentiel de la controverse. Une erreur que nous retrouvons au fond de tous les systèmes consiste à croire qu’on peut improviser une population. Chaque auteur commence par supputer le nombre d’habitans qu’il croit indispensable pour la défense et la fécondation de la terre. On se préoccupe surtout de masser les habitans dans un but stratégique. M. le maréchal Bugeaud demande 100,000 familles, soit 500,000 ames environ. M. le général de Lamoricière veut 75,000 ames dans son triangle d’Oran. M. le docteur Bodichon, médecin à Alger, en demande 30,000 seulement pour le Sahël. M. l’abbé Landmann a rabattu ses prétentions à 50,000 personnes. Le trop plein de la France, dit M. Lingay, est de 4 millions d’hommes ; il faut le déverser en Afrique. Le chiffre des colons étant déterminé, on cherche par quels moyens on les empêchera de mourir de faim. On ne fabrique pas ainsi un peuple. Créez d’abord des intérêts, assurez des situations, et la population se développera d’elle-même. Donnez tous vos soins à un petit nombre d’entreprises, en vous préoccupant beaucoup moins de la quantité que de la qualité des hommes qu’elles emploient, constituez ces entreprises vigoureusement et loyalement, assurez-leur même, par des sacrifices, le prestige du succès industriel. Quand on se dira en France que chefs et ouvriers ont trouvé leur compte à ce succès, cent autres entreprises se formeront, et ces dernières en enfanteront mille. Tous les peuples ont commencé par l’exploitation des terres de choix : c’est sur ce fait que Ricardo a basé sa célèbre théorie de la rente foncière. Entre les groupes industriels qui réussiront, une foule flottante se glissera à la longue. C’est ainsi que naît un peuple, et non pas d’après des combinaisons stratégiques. Au lieu d’être abolies tout d’un coup, les charges du gouvernement, les dépenses de l’armée, ne pourront être réduites qu’en proportion du succès de ces centres d’exploitation : il est vrai, mais ce procédé, bien qu’il contrarie l’impatience des esprits systématiques, est en réalité le plus court et le plus sûr. Il y a une mesure naturelle et infranchissable pour le développement d’une population qui doit vivre par l’industrie agricole : c’est l’état des débouchés. En agriculture comme en toute autre fabrication, la difficulté n’est pas de produire, c’est de vendre sûrement et à des prix avantageux. Une exploitation bien entendue est celle qui distribue ses travaux suivant l’importance et la sécurité des débouchés. Supposez qu’il fût possible de jeter en Afrique des masses imposantes de population : elles seraient violemment comprimées, si la somme de leurs produits était hors de proportion avec les issues commerciales. Que 100,000 familles se mettent à produire du blé, vivront-elles dans l’abondance ? Non, elles dépériront de privations et de misère, s’il arrive une série de récoltes assez généralement riches pour avilir le prix des grains. Quoi qu’on fasse, une population coloniale ne se développe et ne s’affermit jamais que suivant la mesure de sa prospérité industrielle ; il n’y a donc aucun inconvénient à ne commencer l’œuvre du peuplement que par un petit nombre d’entreprises.

Rapprochons les idées qui viennent d’être développées. La colonisation de l’Afrique doit coûter très cher par la nécessité de se défendre contre les Arabes, d’offrir un appât aux capitalistes dont on a besoin, d’être libérale envers les travailleurs. La France succomberait sous cette triple charge. Il faut donc organiser la spéculation coloniale d’une façon assez lucrative pour qu’elle suffise à tout. Qu’on ne s’inquiète pas à priori du chiffre de la population. L’Algérie trouvera promptement des habitans, si on parvient à y établir un bon mouvement d’affaires ; elle restera dépeuplée, malgré tous les efforts du gouvernement, si la spéculation y languit. Nous ne pensons pas que ces principes soient contestés. Il nous a paru utile de les établir avant d’entrer dans l’analyse des théories proposées et des expériences faites jusqu’ici. Lorsque la nation française connaîtra mieux les difficultés d’une grande colonisation, au lieu de s’abandonner à cet instinct du dénigrement trop commun aujourd’hui, il ne lui restera plus que des sentimens de reconnaissance pour tous ceux qui ont mis la main à l’œuvre, même lorsque leurs efforts auront été impuissans.


II.

Les essais antérieurs à 1842 ne doivent pas compter dans l’histoire de la colonisation. Si l’on rappelle qu’en 1832 les deux premiers villages franco-algériens, Kouba et Dely-Ibrahim, furent fondés par 414 Alsaciens, que pendant les dix années qui suivirent d’autres groupes essayèrent à leurs risques et périls de se former dans le Sahël et la Mitidja, c’est pour honorer par un souvenir de regrettables victimes. Les colons de cette première période, ceux du moins qui se livrèrent aux travaux des champs, engagèrent la lutte contre une nature inconnue et rebelle, sans expérience, sans autre arme que leur énergie aveugle. Le moins qui leur arriva fut de se ruiner. Après ce triste exemple de la colonisation libre et spontanée, la paix paraissant établie, l’état manifesta enfin la volonté d’intervenir. Tout le monde croyait alors que le succès dépendait uniquement du nombre des bras, et que, pour obtenir une nombreuse population, il suffisait de faire appel aux pauvres en leur offrant des moyens faciles d’existence. En 1842, M. le comte Guyot, chef de la direction civile d’Alger, avec l’assistance de M. le colonel Marengo, choisit l’emplacement de plusieurs villages, les protégea par un fossé et une enceinte, y conduisit les eaux nécessaires, fit élever les bâtimens publics. Chacune des familles élues par l’administration reçut un lot de terre dans l’enceinte du village avec des matériaux de construction pour 600 francs et à l’extérieur un champ cultivable de 5 à 10 hectares. Dans certaines localités, on livra aux colons munis d’un petit capital une maison bâtie et des terres défrichées moyennant 1,500 francs. À ces premières libéralités, on ajouta successivement et par forme de secours des bestiaux, des semences, des outils, de l’argent. En additionnant toutes ces dépenses, on a trouvé que chaque famille avait coûté à l’état de 4,000 à 5,800 francs ; ce dernier chiffre est celui qui résulte des impitoyables calculs de M. Desjobert. Malgré tout, les villages de la direction civile ont échoué. Il n’y a qu’un avis sur ce point. « Je suis entré chez un grand nombre de ces colons, dit M. l’abbé Landmann, je me suis informé minutieusement de leur position actuelle, et de leur espoir pour l’avenir ; je n’ai trouvé partout que découragement et une misère profonde. » Dans sa dernière brochure, M. le maréchal Bugeaud parle dans le même sens. « A Douera, dit-il, le colonel du 36e, ému de pitié pour les familles rurales qui mouraient de faim, leur a créé une soupe économique avec les restes du pain des ordinaires, et les légumes des jardins du régiment. »

L’opposition algérienne (quel pays n’a pas son opposition ?) rejette le tort sur la direction civile : les emplacemens ont été mal choisis, les maisons mal appropriées aux pratiques rurales, les lots de terre mal répartis, et vingt autres griefs faciles à énumérer après l’événement. La vraie raison est celle qu’on oublie de dire : c’est que tout système reposant sur le travail individuel, sur la petite culture isolée, chétive, nécessiteuse et ignorante, doit échouer en Algérie. Son moindre tort serait d’être fort dispendieux, car, ayant pour principe de distribuer sur le sol colonial des gens sans ressources, il faudrait toujours que ces gens fussent installés et soutenus long-temps aux frais du trésor. Les partisans de la petite culture affirment que ce régime a pour effet d’asseoir une population nombreuse et intéressée par la propriété à la défense du sol. Ceux qui raisonnent ainsi sous l’illusion de ce qui se passe en France ne considèrent pas que les conditions du travail ne sont pas les mêmes en Afrique qu’en Europe. La division des propriétés développe la population française, parce qu’un lambeau de terre très bien cultivé peut suffire aux besoins d’une famille, grace à l’avantage des débouchés et à un courant d’échanges établi depuis des siècles. Le bénéfice de la petite culture en France découle de la variété de ses produits. Achetant les denrées qui font la base de son alimentation à plus bas prix qu’elle ne pourrait les obtenir elle-même, elle se réserve pour les menus travaux qui, n’admettant pas les machines, offrent une rémunération suffisante à la main-d’œuvre. Dans la situation où on la place en Afrique, la petite propriété rurale est obligée de se consacrer presque exclusivement à la production des grains, dont les avantages sont très douteux. Or, une industrie condamnée à végéter est plutôt un obstacle qu’un encouragement à la population. L’expérience en a été faite plus d’une fois. Le Canada offrait à la France un champ de colonisation plus favorable peut-être que l’Algérie : similitude de climat, surface immense et à peine disputée, sol riche et moins dépouillé que les solitudes africaines ; que d’avantages réunis ! En 1628, une compagnie favorisée par Richelieu prit l’engagement de transporter au Canada 16,000 ouvriers en quinze ans. Promesse était faite à ces colons de les loger, de les nourrir et entretenir de toutes choses pendant trois ans, de leur assigner ensuite des terres défrichées autant qu’il serait nécessaire pour leur subsistance, avec des grains pour les ensemencer. Ces conditions avantageuses furent maintenues pendant les deux siècles de la domination française : un courant d’émigration assez considérable eut lieu entre la France et le nord de l’Amérique, et pourtant, à la cession du Canada, en 1763, on ne livra à l’Angleterre que 27,000 ames. L’Angleterre fit entrer le Canada dans le mouvement de ses affaires commerciales, et cette belle colonie compte plus d’un million d’ames aujourd’hui.

La petite culture conserve encore des théoriciens. Le docteur Bodichon l’a préconisée dans une publication récente à laquelle nous avons emprunté quelques détails. Il voudrait que le gouvernement entreprît la construction des villages, le défrichement, la mise en valeur des terres, pour y établir des colons-fermiers, en leur imposant une redevance perpétuelle, rachetable à leur volonté, au moyen de leurs économies. Dans son utile ouvrage sur l’agriculture algérienne, M. Moll a consacré une part beaucoup trop large à un projet de même nature, Ces propositions n’auront pas d’échos.

La mise en valeur du sol africain exige évidemment la grande culture, ou, pour mieux dire, les travaux d’ensemble. Pourquoi donc la grande propriété n’a-t-elle pas pu encore organiser ses travaux ? Nous l’avons dit, les bras lui manquent, et il n’est pas possible qu’on lui accorde, comme en Europe, pleine liberté pour les recruter. Si on laissait faire les spéculateurs, ils finiraient bien par obtenir le travail à vil prix en attirant les mendians de tous les pays de l’Europe. A l’époque où M. Baude visitait l’Algérie (1840), les Français formaient la moitié de la population européenne à Alger, le tiers de celle de Bône, où les Maltais dominaient, et le quart de celle d’Oran, où les Espagnols étaient presque en nombre double. Les dernières années n’ont pas amélioré cet état de choses. Tandis que les documens officiels constatent le découragement des ouvriers français, une misère croissante dans la Péninsule, et surtout dans les Baléares, précipite l’émigration espagnole vers l’Algérie. Sur environ 105,000 colons européens, la France n’en a pas fourni plus de 47,000, de sorte qu’on peut encore dire avec M. Baude : « La colonisation n’est française qu’en ce sens que nous en supportons toutes les charges. » La France n’aurait-elle conquis l’Afrique que pour y implanter cette servitude déguisée, ce prolétariat affamé et menaçant qui est pour l’Europe une honte et un péril ? Les mesures récentes de l’administration centrale prouvent qu’elle a compris ses devoirs à ce sujet. Elle exige que des familles soient établies en nombre proportionné à l’étendue des concessions, que les deux tiers au moins de ces familles soient françaises, et que des avantages leur soient garantis. Il est à craindre que la plupart des concessionnaires ne puissent remplir ces conditions : ils ne peuvent recruter les bras parce qu’ils n’ont pas assez d’argent, et on ne leur confie pas d’argent parce qu’on sait qu’ils n’ont pas de bras.

Plusieurs théoriciens ont cherché dans l’association des intérêts la force nécessaire pour briser ce cercle vicieux. Quelques livres écrits sous cette inspiration ont été remarqués : ce sont ceux de M. Enfantin, de M. Lingay, de l’abbé Landmann. M. Enfantin s’est maintenu dans les généralités sociales sans descendre aux détails économiques. Il veut que le gouvernement trace le plan de l’entreprise, mais qu’il en confie l’exécution aux intérêts privés. « La mission d’un gouvernement, dit-il avec raison, n’est pas de faire, mais de faire faire. » Après avoir établi en principe que la propriété doit être collective, et que chaque arrondissement colonial doit former un groupe associé pour le travail comme pour les bénéfices, il distingue deux zones d’établissemens : des colonies militaires instituées aux frais de l’état, avant-garde de la civilisation contre les barbares, et des colonies civiles créées par des appels de fonds aux capitalistes. Quoique M. Enfantin ait saisi un prétexte pour formuler une théorie générale d’association plutôt qu’un projet immédiatement applicable à l’Algérie, il y a beaucoup à prendre dans son livre, comme dans toutes les manifestations de cet esprit puissant et sympathique.

Un livre dont le titre fait image, la France en Afrique, a excité dans le public un mouvement marqué d’attention. On disait que l’auteur, mal caché par l’anonyme, va prêté sa plume leste et intelligente à la pensée d’un homme politique placé au premier rang. L’ouvrage n’avait pas ce caractère semi-officiel. Toutefois, en sa double qualité de secrétaire de la présidence du conseil et de la commission spéciale instituée pour les affaires de l’Algérie, l’auteur a pu parler souvent en pleine connaissance de cause, avec un accent de confiance et d’enthousiasme auquel le lecteur est heureux de s’abandonner. Le livre de M. Lingay est un tableau destiné à refléter aux yeux de la France l’ensemble des efforts dont la régénération de l’Afrique est aujourd’hui le but. Loin de se prononcer pour un système absolu, l’auteur s’applique à représenter l’Algérie comme un vaste laboratoire où toutes les expériences loyales et raisonnables doivent être permises : néanmoins on discerne une préférence pour un mode de colonisation admettant les grandes compagnies. La commission dont M. Lingay est le secrétaire avait posé en principe, dès l’année 1842, que, la colonie devant être mise en état de se suffire à elle-même, le but à atteindre est le peuplement pour la défense du sol et la fertilisation du sol pour les besoins du peuple nouveau. L’auteur de la France en Afrique a entrevu que l’éclosion d’un peuple est un de ces phénomènes que la grande industrie peut seule produire, mais que chez nous les capitaux sont timides, qu’ils ne se lancent jamais dans l’inconnu comme les capitaux anglais, et que le seul moyen de les attirer est de les prémunir contre la peur en leur assurant un minimum de revenu, ainsi qu’il a été fait à l’origine des chemins de fer. Ce double point, garantie d’un minimum d’intérêt, à charge pour les compagnies de concourir activement à la défense du pays, dans la mesure du cautionnement offert par l’état, est, nous en sommes certain, la combinaison la plus économique et la moins chanceuse : c’est le mode par lequel il eût été heureux de commencer, c’est celui auquel on se ralliera, quand viendra l’heure des mécomptes et du découragement. Tout en félicitant M. Lingay d’avoir entrevu le principe, nous regrettons qu’il n’ait pas cherché les moyens de le rendre praticable. Ses énonciations vagues, disséminées dans l’ouvrage, semblent contradictoires lorsqu’on les rapproche avec la malice qu’y a mise, par exemple, M. Desjobert, et les adversaires de la colonie semblent autorisés à dire que les esprits les plus judicieux battent follement les campagnes de l’Afrique quand ils poursuivent l’œuvre impossible. Après avoir demandé « la garantie du minimum d’intérêt, pour toutes les entreprises formées dans le but de développer largement la colonisation (page 177), » l’auteur estime (page 248) que chaque famille de colons civils à installer coûterait 5,000 francs ; mais aussitôt, remarquant qu’un million de familles absorberait 5 milliards, il recule d’épouvante devant l’énormité de ce chiffre, et déclare qu’il y aurait folie à pousser le gouvernement vers un abîme de sacrifices. Il aurait fallu du moins dire dans quelles limites et à quelles conditions on pourrait obtenir l’appui du crédit public. La mesure à observer n’est pas moins importante pour le capitaliste que pour l’état lui-même. En effet, si la caution du trésor n’était pas habilement ménagée, l’affluence du capital en Afrique provoquerait un mouvement industriel désordonné et conduirait à un désastre aussi bien que le manque d’argent. La question vitale, celle du travail, n’est pas même soulevée directement. M. Lingay dit négligemment que les ouvriers des champs devraient être intéressés au succès de la colonie en qualité de fermiers ou de métayers, mais il ne paraît pas entrevoir les difficultés que présenteraient ces deux modes d’exploitation dans un pays désert et inculte. Si M. Lingay s’est proposé seulement de réchauffer les sympathies de la France pour l’Algérie, il y a réussi ; le retentissement qu’a eu son livre le prouve. Quant aux idées qu’il a semées au hasard dans le domaine de la discussion, elles ne porteront leurs fruits que lorsque l’étude les aura fécondées.

M. l’abbé Landmann poursuit avec un zèle apostolique un plan d’association chrétienne pour l’affermissement de la puissance française en Afrique combiné avec la régénération morale des indigènes. Le but est noble et digne de toutes les sympathies. M. Landmann, qui ne cherche que le bien, peut déjà se féliciter d’en avoir fait beaucoup en propageant, avec l’autorité que lui donne un long séjour en Algérie, les idées et les sentimens favorables au principe de l’association, en proposant des combinaisons fort ingénieuses pour constituer une force militaire au sein d’une communauté civile[2]. Nous doutons cependant qu’il parvienne à la pleine réalisation de sa pensée. Il a ruiné son projet par la peine qu’il a prise pour lui enlever jusqu’à l’apparence d’une spéculation. Dans sa sainte horreur contre l’agiotage, il a rétréci les bases commerciales de l’entreprise, à tel point qu’il devient douteux qu’elle puisse se soutenir. M. l’abbé Landmann fut d’abord l’un des auxiliaires du prince de Mir, qui avait obtenu du gouvernement français la concession de la Ressauta, riche domaine à proximité d’Alger. Le prince polonais, qui s’attribuait la mission providentielle de civiliser les Arabes, laissait planer sa pensée au-dessus des menus détails d’une exploitation agricole : le spectacle de sa ruine fut un malheur pour la colonie. Une conviction profonde soutint le courage de M. l’abbé Landmann : avant de refondre le plan primitif, il voulut étudier le pays et prendre conseil des faits. Ses vues, publiées dans trois mémoires successifs[3], composent, pour ainsi dire, un triple appel à la nation, au roi, aux chambres. Dans sa première conception, l’auteur demandait qu’on établît sur le revers septentrional du petit Atlas de grandes fermes fortifiées, distribuées de manière à réunir cent familles, c’est-à-dire quatre à cinq cents têtes au début. Chaque famille aurait accepté le lien d’une discipline commune et fourni un homme d’armes soumis à des exercices et à un service défensif. Le terrain, d’une contenance de 2,500 hectares, les bâtimens, les bestiaux, le matériel, déclarés propriétés de la ferme, seraient devenus biens de main-morte, comme ceux des communautés religieuses. On eût travaillé en commun. Chaque année, après avoir prélevé sur le produit les sommes nécessaires aux besoins des travailleurs et à l’entretien de l’exploitation, après déduction faite sur le surplus de 10 pour 100 pour la part de l’état, on eût déclaré l’excédant bénéfice net de la ferme : à ce titre, on en eût fait deux parts égales, l’une pour être distribuée aux ouvriers en proportion de leur travail annuel, l’autre affectée à l’intérêt et à l’amortissement du capital de fondation. Les colons devaient s’engager pour trois ans : une existence laborieuse, mais à l’abri de tous les besoins, des bénéfices assurés, une retraite pour les vieux jours, la sécurité pour l’avenir des familles, étaient promis aux associés. Pour opérer ces prodiges, on ne demandait que la concession gratuite des terrains et un capital de 400,000 francs par ferme. Les frais de construction, d’ameublement, d’outillage, de défrichement, de plantations, le déficit des premières années, reposaient sur ce modeste chiffre, aussi bien que le calcul des bénéfices probables. Appel était fait au gouvernement et au patriotisme du peuple français pour constituer ce capital de manière à ce que l’opération ne fût pas souillée par les impuretés de l’agiotage.

Nous n’entrerons pas dans la discussion de ce projet : M. Landmann en a fait justice en le modifiant, sinon dans son esprit évangélique, au moins dans ses dispositions matérielles. Dans ses récens mémoires adressés au roi et aux chambres, l’auteur se borne à proposer « de construire des fermes d’acclimatation, où les colons, au nombre de vingt à vingt-cinq familles, travailleront, pendant trois ans, sous une direction commune. » A chaque ferme, on adjoindrait une cinquantaine d’orphelins indigènes ou d’enfans trouvés venus de France. Tout colon pourrait quitter la ferme en prévenant six semaines à l’avance ; mais ceux qui y auraient travaillé pendant trois ans auraient droit à une part proportionnelle dans les bénéfices et à une concession en toute propriété de 10 hectares de terre, dont 3 en culture. S’ils consentaient à rester dix ans dans la communauté, ils recevraient, à leur sortie, les 10 hectares cultivés. Cet avantage ne serait fait qu’aux vingt-cinq colons fondateurs de chaque ferme ; les associés admis postérieurement n’auraient plus droit qu’au salaire et au bénéfice proportionnel. L’auteur évalue à 250,000 francs les frais pour la fondation et la mise en culture de chaque ferme d’une contenance de 1,000 hectares, et comme, selon lui, deux cents fermes bien échelonnées suffiraient à la consolidation de notre puissance en Algérie, il résulte que la dépense totale serait portée à 50 millions. Ce second projet soulève moins de difficultés que le premier ; toutefois il est encore assez éloigné de la pratique pour que nous doutions qu’il obtienne les honneurs de la discussion parlementaire. Trop confiant dans les inspirations de son zèle apostolique, le digne abbé n’est pas descendu jusqu’au détail de l’existence matérielle des colonies. Le moins que chaque ferme puisse vendre en grains chaque année, dit-il, c’est 4,600 hectolitres à 16 fr. ; total 73,600 fr. ; qu’à cette vente s’ajoute le produit des bestiaux et des cultures riches, et l’avenir de l’établissement est assuré. Par malheur, ceux qui connaissent assez les lois de l’agriculture et du commerce pour pénétrer jusqu’au cœur d’une affaire prieront M. l’abbé Landmann d’établir d’une manière plus précise le décompte des journées de travail, des salaires, des charrois, des frais de toutes sortes en regard des produits de vente ; ils lui demanderont, par exemple, comment, avec 750 hectares[4], il pourra ensemencer environ 500 hectares et établir les assolemens convenables, et s’il accorde une place au jardinage et aux légumes, s’il cultive le tabac, le pavot et autres plantes commerciales, comment il nourrira ses bestiaux sans fourrages et comment il aura de l’engrais pour ses blés sans bestiaux. En supposant même que les moissons n’eussent pas à souffrir de l’épuisement de la terre, croit-on que l’excédant des deux cents fermes, 1 million d’hectolitres jetés sur les marchés de l’Algérie, n’y écraserait pas les prix, et que, dans les années d’abondance, les colons pourraient compter sur le revenu qu’on leur promet ? Nous ne multiplierons pas les objections de ce genre ; nous en avons dit assez pour convaincre M. Landmann lui-même que son projet aurait besoin d’une troisième refonte pour être pris en considération sérieuse.

Si nous ne poursuivons pas l’analyse des divers modes d’association qui ont été proposés, c’est que nous aurions à répéter chaque fois la même critique. Nous trouverions des théories nuageuses et pas de faits appréciables. On a méconnu cette vérité, qu’une colonisation n’est, ne doit, ne peut être qu’un placement pour celui qui l’entreprend, et qu’avant d’engager un capital acquis, le devoir des hommes d’état, comme celui des chefs de famille, est de vérifier, par tous les moyens d’information, si l’entreprise repose sur des bases solides.

N’y a-t-il donc eu jusqu’ici en Algérie que des illusions en théorie et des échecs dans la pratique ? La réponse à cette question décisive dépend du point de vue auquel on se place. Si l’on considère avant tout l’intérêt national, si l’on pose en principe que la colonisation a pour but d’installer en Afrique une population forte et respectable représentant dignement la France, capable de se défendre elle-même sans qu’il soit nécessaire d’éterniser les sacrifices de la métropole, nous répondrons hardiment : Non, rien de solide, rien de satisfaisant n’a été fait ; aucune des combinaisons mises à l’essai n’est de nature à dédommager la métropole ; jusqu’ici, l’Algérie n’a été pour la France qu’une mauvaise affaire. En se mettant au contraire au point de vue des intérêts particuliers, on reconnaît que beaucoup d’individus ont fait des affaires excellentes. Nous ne faisons pas allusion à l’agiotage sur les terrains, qui a eu le résultat ordinaire des jeux de bourse, la ruine et la désolation des uns, la rapide et scandaleuse exaltation des autres. Nous voulons parler d’un petit nombre d’exploitations agricoles qui, commencées avec des ressources suffisantes, dirigées avec intelligence et énergie, donnent à leurs possesseurs de belles et légitimes espérances.

En tête des établissemens prospères, il faut citer le monastère de Staoueli. Le 17 février 1843, vingt-cinq trappistes[5] obtinrent une concession de 1,020 hectares, dont moitié en terres réputées mauvaises, dans la plaine de Staoueli, près du petit promontoire de Sidi-Ferruch, où l’armée française opéra son débarquement en 1830. L’administration accorda en outre à ces religieux une subvention en argent de 62,000 fr., des bestiaux, des semences, et le concours de cent cinquante condamnés militaires pour les constructions : ces avances furent probablement grossies par les ressources personnelles de quelques religieux ou par des aumônes pieuses. Les deux premières années furent rudes : une influence épidémique ajouta un danger réel à la fatigue des défrichemens. Sur trente-huit trappistes, huit moururent à la peine, et les autres furent plus ou moins atteints dans leur santé. Les condamnés militaires, ne voulant pas que des moines l’emportassent sur eux en énergie, travaillèrent avec une ardeur qui coûta la vie à trente-sept d’entre eux ; mais aussi, dès la troisième année (mars 1846) un inspecteur de colonisation, en tournée à Staoueli, constatait des résultats merveilleux. Un groupe de bâtimens, contruits en bons moellons cimentés à chaux et à sable, avec les ouvertures et les angles en pierre de taille, comprenait le monastère proprement dit, une vaste ferme, un moulin à farine, des ateliers pour les industries accessoires, une hôtellerie constamment ouverte aux voyageurs. Déjà 3,000 mûriers, 4,000 arbres fruitiers et 1 hectare de vignes avaient été plantés ; 300 hectares étaient nettoyés, défrichés ou ensemencés, et, sur ce nombre, 45 hectares en céréales et 4 hectares en potagers étaient en plein rapport. Il restait à défricher 200 hectares de bonnes terres : on était incertain sur le parti à tirer des 520 hectares de terres réputées mauvaises. Le compte des animaux donnait 1,097 têtes, dont 60 bêtes bovines et un troupeau de 600 moutons. En un mot, les travaux exécutés procuraient déjà à un sol ingrat une plus-value de 400,000 francs. Le revenu brut, évalué à 25,000 francs, suffisait et au-delà à la consommation de 100 personnes, savoir : 60 religieux, 30 ouvriers auxiliaires à l’année ou à la tâche, plus les visiteurs, évalués en moyenne à 10 par jour, et qui, riches ou pauvres, chrétiens ou musulmans, sont assurés de trouver à Staoueli une hospitalité cordiale et gratuite.

Indépendamment de leur portée morale, ces résultats seraient de nature à réjouir le cœur du spéculateur le plus exigeant ; mais le succès des trappistes est obtenu dans des conditions exceptionnelles, qui ne prouvent pas beaucoup pour l’avenir de la colonie. Une soixantaine de célibataires, instrumens d’une qualité supérieure, intelligens et soumis, sobres et laborieux, opérant avec cette ponctualité que commande la discipline monacale, peuvent réaliser des prodiges qu’on aurait tort d’attendre avec une brigade de salariés recrutés au hasard, mal payés et malcontens. Sous le régime actuel de l’industrie, quand une grande opération réussit, il en faut attribuer l’honneur au mérite personnel de celui qui la dirige. L’Algérie offre plusieurs exemples de ce que peuvent l’intelligence et l’énergie passionnée d’un seul homme. Il y a deux ans, la plaine de Souk-Ali, près de Bouffarik, était couverte, comme presque toute la Mitidja, d’eau marécageuse en hiver, de joncs et de roseaux putréfiés en été. Le 20 juillet 1844, M. Borelly-Lassapie obtint la concession de 404 hectares dans ce lieu mal famé, à la condition d’y fonder une vaste exploitation agricole et un hameau de vingt familles. Avant la fin de la seconde année, l’administration constata que M. Borelly-Lassapie a déjà fait élever un corps de bâtiment pour les maîtres et les domestiques, la ferme avec les greniers et les étables, six maisonnettes sur l’emplacement destiné au hameau. Un fossé d’écoulement et d’arrosage, exécuté sur un développement de 5,000 mètres, a commencé l’assainissement des lieux. 22 charrues Dombasle sillonnent la plaine, 20 hectares sont transformés en prairies, 200 hectares sont ensemencés en céréales ; une étendue considérable est préparée pour le grand jardinage, les plantes commerciales, les cultures arborescentes. Près de 10,000 pieds d’arbres d’essences variées ont été plantés en pépinières on en lignes espacées, pour protéger les cultures de leur ombrage. Le bétail, au nombre de 635 têtes, promet une abondante fumure. Bref, le marais de Souk-Ali, qui n’envoyait à Bouffarik que des miasmes pestilentiels, lui fournit du blé, de l’orge, de la viande, en attendant qu’il envoie au marché d’Alger de l’huile, du tabac ou de la soie. On cite encore comme modèles d’exploitation active et intelligente la ferme de M. Vialar à Kouba, celle de MM. de Franclieu dans le canton d’El-Biar, les propriétés de MM. de Saint-Guilhem, de Pina, Fortin d’Ivri, etc., etc. On pourrait peut-être fournir une liste de vingt noms heureux[6].

La foule qui se lance dans une carrière ne tient jamais compte des dangers et des revers ; elle n’a des yeux que pour voir le succès : chacun se range naïvement dans la classe de ceux qui sont prédestinés à réussir. En Algérie, personne n’a voulu remarquer que les résultats favorables, résultats qui sont même des espérances plutôt que des bénéfices acquis, ont été obtenus dans des conditions exceptionnelles. On ne s’est pas dit que les trappistes, communauté de saints ouvriers exempts des embarras et des charges de la famille, agissent en dehors du cadre ordinaire de la spéculation ; que si quelques grands propriétaires ont pu se soutenir, c’est grace à leur fortune déjà faite et à l’ardeur, pour ainsi dire apostolique, avec laquelle ils ont abordé l’œuvre algérienne. Il n’est pas de coureur d’aventures qui ne s’égale en zèle et en mérite aux hommes honorables qui ont réussi. Le premier venu, tête creuse et poche vide, croit qu’avec une concession obtenue ou un titre plus ou moins suspect acheté à un brocanteur arabe, il lui suffira de tourmenter un peu la terre pour faire fortune. La spéculation désordonnée se hâte de se mettre en règle. En 1845, les demandes de titres définitifs ont été nombreuses : 133 familles, dont les propriétés représentent en total une somme de 1,127,340 francs, ont obtenu ces titres, en se conformant tant bien que mal aux obligations de bâtisses et de cultures prescrites par l’administration. Les concessions nouvelles ont été sollicitées avec un redoublement d’ardeur. Les bureaux d’Alger ont reçu 1,882 demandes, dont 183 par des étrangers. A Paris, 464 familles[7], réunissant un capital de 15,091,359 francs, se sont présentées au ministère de la guerre. Les demandes de ce genre sont accueillies lorsque les solliciteurs paraissent offrir des, garanties suffisantes. C’est ainsi que M. Ferdinand Barrot a obtenu une concession de 600 hectares, près de Philippeville, à charge d’y établir 20 familles. Les relevés de 1846 n’ont pas encore été publiés ; nous avons lieu de croire que les chiffres de demandes et d’acquisitions définitives suivent leur phase de progression. Les personnes qui connaissent l’Algérie augurent bien d’une société dite l’Union agricole, qui a été admise à fonder un village d’au moins 300 familles européennes, au centre d’un domaine de 3,059 hectares, dans la riche vallée du Sig. L’autorité a exigé que les deux tiers de ces familles fussent françaises, qu’on leur assurât une habitation convenable, un matériel suffisant en bestiaux et autres moyens de travail, que la société fît des plantations, un haras, des bergeries, un moulin à farine, un atelier pour la fabrication des outils d’agriculture. La part de l’état dans cette fondation est un secours de 150,000 francs pour les travaux d’utilité publique. La petite colonie, dirigée et soutenue cordialement par quelques officiers, possède déjà une soixantaine de maisons.

La réussite apparente de quelques grands propriétaires ayant frappé l’opinion publique, il y a tendance presque générale aujourd’hui vers une sorte de féodalité coloniale, qui consisterait à livrer de grands domaines à tout spéculateur prenant l’engagement d’y implanter une population ouvrière. Une plume fine et incisive sans âcreté a formulé ainsi ce système[8] : « Au lieu de diviser la terre en cent parties et de la donner à ceux qui n’ont rien, vous la donnerez à un seul qui ait quelque chose, à la seule charge d’y loger, d’y nourrir et salarier les quatre-vingt-dix-neuf autres. Tout le monde y trouvera son compte, et la patrie la première. » Le programme est acceptable sans doute ; mais pourquoi ne s’est-il pas exécuté de lui-même chez les propriétaires qui sont en possession des grands domaines ? Pourquoi les artisans et les revendeurs à la suite de l’armée sont-ils les seuls qui aient afflué en Algérie ? Pourquoi les laboureurs français n’ont-ils pas été se grouper sous l’autorité tutélaire des seigneurs algériens[9] ? Pourquoi voit-on partout, selon M. Bugeaud, « les familles installées par les soins du propriétaire très misérables et très dégoûtées de leur sort ? » Démentira-t-on cette phrase, écrite dans la dernière brochure du maréchal, qui n’a pas un mois de date : « Jusqu’ici, ces faibles essais n’ont produit que des déceptions ; ou les familles que l’on s’était obligé d’implanter ne sont pas venues, ou celles qui sont venues sont tombées dans la misère et se sont en allées, parce que les entrepreneurs n’ont pas exercé envers elles cette sollicitude paternelle que les autres colons ont trouvée dans l’administration ? »

De leur côté, les colons ne se font pas scrupule de rejeter sur l’autorité locale le tort de leur impuissance. A les entendre, ils sont paralysés par le despotisme militaire, par l’absence des institutions civiles. Qu’on découpe l’Algérie en départemens, qu’on envoie un assortiment de fonctionnaires civils, depuis le préfet jusqu’au garde champêtre, et tout à coup le sol se couvrira de moissons dorées. Nous ne connaissons pas les faits locaux avec assez d’exactitude pour prendre parti dans ce débat. Nous inclinons à croire néanmoins que les colons s’abusent sur la nature des obstacles qu’ils ont à vaincre. Supposer que les capitalistes et les ouvriers vont affluer, que le travail colonial va s’organiser de lui-même aussitôt que les fonctionnaires algériens ne porteront plus l’épaulette, c’est se faire une étrange illusion. Sans nous prononcer sur les influences qui ont présidé jusqu’ici aux destinées de l’Algérie, nous restons persuadé qu’on ne peut sans injustice imputer au gouvernement la stagnation des travaux. Bien loin de là : les nombreux règlemens qui ont eu pour but de forcer les propriétaires à la culture, de les contraindre à s’entourer d’une population agricole, ont toujours été les principaux griefs des colons contre l’autorité. Récemment encore, l’ordonnance du 21 juillet, qui imposait comme sanction définitive de la propriété l’obligation d’installer une famille par 20 hectares, n’a-t-elle pas été frappée de nullité, pour ainsi dire, par la résistance des colons qui l’ont déclarée inexécutable ? Demander au domaine de vastes étendues de terres sous la promesse d’y attirer des habitans, et puis, la concession acquise, exagérer les difficultés de la mise en culture pour échapper aux charges du contrat, telle a été jusqu’ici la tactique des agioteurs, qui, malheureusement, sont en majorité parmi les détenteurs du sol colonial. Il y a donc des motifs de suspicion contre ce prétendu patronage des grands propriétaires : il a donné lieu à plusieurs supercheries. Rien n’est plus facile que de faire élever au milieu d’un champ un amas de bicoques et d’y réunir des familles au rabais le jour où l’inspecteur de colonisation doit passer. Lorsqu’on s’est ainsi mis en règle et que les titres définitifs sont obtenus, on laisse végéter et périr de faim les pauvres diables qui ont paradé le jour de la visite, et dont il serait d’ailleurs impossible d’obtenir de bons services. Ce tour, à ce qu’on assure, n’est pas le plus ingénieux de ceux qui ont été faits. Il est hors de doute que les trois quarts des personnes qui sollicitent des concessions à charge d’y établir des familles européennes prennent un engagement au-dessus de leurs moyens. Nous lisons dans le livre qui renferme le plus de détails pratiques sur la colonisation, celui de MM. Rameau et Binel, ces conseils caractéristiques donnés aux entrepreneurs : « Il ne faut pas s’embarrasser de familles amenées d’Europe à grands frais, et qui, après vous avoir grugé de mille façons, vous quittent au moment où vous en avez besoin. Le pays et l’émigration naturelle fournissent assez de monde pour nous dispenser d’une pareille charge. »

Nous avons achevé la revue des faits et des idées. Dans ce chaos d’événemens, d’expériences, de systèmes, de rêveries, il y avait un choix à faire le bon sens public s’en est chargé. Deux principes ont surnagé : l’un, admettant qu’il y a urgence de libérer la métropole, veut que, pour hâter ce résultat, l’état dirige l’entreprise et en assume les charges ; ce système est celui de la colonisation militaire dont M. le maréchal Bugeaud est le promoteur. Le principe opposé découle de la doctrine du laisser-faire : il confie l’organisation de l’Algérie aux seules inspirations de l’intérêt individuel. Le procédé qu’il adopte est celui qui a eu jusqu’ici le meilleur résultat ; c’est l’introduction des familles ouvrières par les grands spéculateurs. Reste à savoir, dans cette combinaison, comment les ouvriers seront choisis, quelles conditions devront leur être faites, quelles garanties ils trouveront au besoin contre leurs patrons, quel intérêt ils pourront prendre au succès de l’œuvre algérienne, quelle sera enfin l’action du gouvernement dans l’ensemble des faits. M. le général de Lamoricière a essayé de résoudre ces difficultés, et son projet est celui auquel se rattachent aujourd’hui les partisans de la colonisation civile. Les deux systèmes vont être mis en présence devant les chambres et devant le pays. Le moment est venu de les soumettre à une analyse approfondie.


III.

La théorie de M. le maréchal Bugeaud découle d’une idée juste, d’un sentiment équitable et vraiment national, et il n’est pas douteux pour nous que la colonisation militaire eût prévalu, si les moyens d’application eussent été acceptables. Homme de guerre, M. Bugeaud s’est plus préoccupé de la défense que de l’exploitation du sol. Il est bien évident qu’en subordonnant le peuplement de l’Afrique aux spéculations des grands propriétaires, il faudrait des siècles pour constituer une population capable de pourvoir à sa propre défense. Le vice de la grande culture étant la tendance assez légitime à économiser sur la main-d’œuvre, le nombre des hommes établis par les capitalistes sera toujours réduit au strict nécessaire pour l’exécution des travaux, et, de plus, ces manœuvres, recrutés au rabais, ne seront que des hommes de peu de valeur. Aperçoit-on là les élémens d’une force militaire ? De quel droit demanderait-on à de malheureux journaliers, qui déjà, s’ils sont Français, ont satisfait à la conscription, de s’astreindre à la discipline et aux exercices, de quitter la pioche pour le fusil, quand viennent les Arabes ? Si ces ouvriers n’ont ni le désir, ni l’énergie, ni le devoir de défendre la colonie, il faudra donc que la métropole emploie indéfiniment le tiers de son armée active pour défendre une œuvre dont les avantages sont problématiques ? Que l’entretien de 100,000 hommes soit encore nécessaire pendant vingt ans, et c’est le moins, à raison de 100 millions par an, déduction faite des recettes, la France sera condamnée à un déboursé de 2 milliards ! Ne vaudrait-il pas mieux en finir par un seul sacrifice, faire les avances nécessaires pour implanter en peu d’années, sur le sol africain, une population accoutumée aux armes et qui aurait déjà fait ses preuves de dévouement à la France ? Cette opération, si dispendieuse qu’elle paraisse, ne serait-elle pas une économie ? N’est-il pas prudent de rendre à la France la liberté de ses mouvemens politiques, en hâtant le terme d’une occupation qui paralyse le tiers de ses forces ?

Ces considérations sont, pour ainsi dire, l’exposé des motifs de la colonisation militaire. On voit qu’avant de combattre ce système nous aimons à rendre justice aux principes qui l’ont inspiré. Le maréchal n’est d’ailleurs pas le seul qui ait senti l’urgence de constituer en Algérie une force locale. M. Enfantin place à l’avant-garde de sa colonisation civile une zone d’établissemens militaires dans lesquels il y aurait communauté d’efforts et d’avantages. L’association agricole proposée par l’abbé Landmann est militaire autant que religieuse ; elle astreint le laboureur à des exercices et à un service fréquens. Également sympathiques par l’intention, ces divers projets provoquent la même critique on n’y trouve pas la garantie du succès industriel ; on n’a pas de foi dans les 100,000 défenseurs qu’on prétend donner à l’Afrique, parce qu’en décomposant ces projets d’installation, l’économiste n’entrevoit pas comment ces 100,000 familles militaires pourraient vivre et prospérer. Nous allons développer l’objection en exposant les idées du gouverneur-général.

Le système du maréchal Bugeaud n’a pas été produit tout d’une pièce. Sa théorie s’est formulée et modifiée à la longue, un peu au hasard, suivant le cours des événemens et le choc de la contradiction. Un premier mémoire, daté de 1837 et publié l’année suivante[10], pendant que le maréchal commandait la province d’Oran, a été écrit sous l’impression des mouvemens hostiles dont cette province a toujours été le principal théâtre. Après avoir déclaré que des ouvriers civils, disséminés sans ordre au milieu des Arabes, ne tarderaient pas à être anéantis, l’auteur propose, comme unique chance de salut, l’introduction d’une population guerrière, habituée aux travaux des champs, « organisée à peu près comme le sont les tribus arabes, » résignée à « commencer son établissement avec la tente en poil de chameau. » Suivant lui, la qualité de propriétaire dans une contrée où la terre inculte est à peu près sans valeur, la solde et la ration de campagne pendant trois ans et la solde simple pendant les deux années suivantes, trois pantalons de drap garance, deux blouses de toile, un burnous et une casquette, des matériaux de construction pour les villages qui doivent remplacer plus tard la tente bédouine, un certain nombre d’instrumens aratoires et de bestiaux par escouade, devaient être des appâts suffisans pour des soldats destinés à rester sans état et sans ressources à l’expiration de leur service. Le personnel de chaque compagnie devait être composé d’un bataillon de 600 à 1,000 hommes, distribués suivant la hiérarchie régimentaire. Le chef de bataillon aurait eu droit à quatre lots de bon terrain, le capitaine à trois, et les officiers inférieurs à des portions moindres, suivant leurs grades. M. Bugeaud admettait que chaque groupe de 600 soldats mariés donnerait, en quinze ans, 3,600 têtes, et, quinze ans plus tard, fournirait 1,000 guerriers. La dépense totale pour l’entretien et l’installation de la colonie, pendant les cinq premières années, était évaluée à 1,242,800 francs, c’est-à-dire à 100 francs par tête, en comptant une moyenne de cinq personnes par famille. Restait la difficulté qui s’est présentée à l’origine de Rome, celle de donner des femmes aux soldats colons. Il suffisait, dans la pensée de l’auteur, d’accorder à ces soldats un congé de trois mois pour qu’ils revinssent avec une jeune épouse, trop heureuse de partager la ration de campagne et les douceurs de la tente bédouine perfectionnée. « Au surplus, ajoutait l’auteur en brave militaire qui ne connaît pas les obstacles, il me semble que les maisons de repentir pourraient fournir des femmes à ceux qui n’en trouveraient pas dans leur pays. Dans les maisons de repentir, il y a des femmes qui ne sont pas dégradées. Souvent une seule erreur les y a conduites. Celles-ci pourraient encore être de très bonnes mères de famille. Les Enfans-Trouvés pourraient aussi leur en fournir. Ainsi, les colonies militaires réussissant, on trouvera là l’écoulement d’une partie des femmes et des enfans qui sont à charge à la société. »

Ce projet n’avait pas la consistance nécessaire pour être pris en considération sérieuse. On y sentait une idée à peine mûrie et jetée au hasard dans le domaine de la discussion. Quant à l’auteur, sa conviction était si complète, qu’à peine élevé au gouvernement général de la colonie, il se hâta de traduire sa théorie en fait. Un village d’essai fut fondé sur le territoire d’Aïn-Fouka, près de Koléah. 75 soldats dont le service venait d’expirer se soumirent volontairement à l’expérience 23 d’entre eux consentirent même à se marier. La communauté végéta deux ans et finit par se dissoudre. Le maréchal essaya de pallier cet échec en déclarant que des soldats affranchis par leur libération du joug de la discipline n’offraient plus assez de prise, qu’au premier mécompte ils se laissaient aller au découragement et demandaient à rentrer dans leurs foyers, que d’ailleurs les libérés ne seraient jamais assez nombreux pour établir la colonisation armée sur des bases assez larges. Suivant ces vues nouvelles, on se hâta de procéder à l’installation de deux nouveaux centres militaires, le village de Beni-Mered, entre Bouffarik et Blidah, et le campement de Maëlma. Ces lieux reçurent des compagnies d’hommes qui étaient encore attachés au drapeau, et qui promettaient de s’établir en Algérie après leur libération définitive. La seconde expérience n’eut pas de résultats décisifs, et on fit rentrer les villages militaires sous la direction civile. Rien n’avait été épargné cependant pour intéresser les légionnaires à leur nouvelle situation. A des hommes voués pour la plupart aux misères du prolétariat, on avait offert le logement, l’habillement et les vivres, les instrumens du travail, les prestations nécessaires pour leurs menus besoins, une prime sous forme de dot à ceux qui consentiraient à prendre femme, et, en perspective, l’espoir de devenir des propriétaires indépendans.

Il est dans la nature des esprits dominés par une idée fixe de s’aveugler sur la signification des faits comme sur la portée des objections. Souvent même la manière dont ils s’expliquent à eux-mêmes l’insuccès d’une expérience ne sert qu’à les confirmer dans leurs principes. Ce fut précisément après son double échec que le maréchal en vint à se persuader que son procédé colonial offrait la seule chance de salut, et qu’il ne lui manquait pour réussir que d’être appliqué sur une vaste échelle. Sous l’empire de cette conviction, le cadre des colonies militaires n’a cessé de s’élargir dans une proportion dont on ne voit pas encore les dernières limites. Le premier projet, soumis en 1842 au gouvernement, évaluait la dépense totale à 30 millions pour l’établissement de 20,000 soldats. En 1845, un second projet, publié dans les journaux algériens comme pour sonder l’opinion, élevait la population militaire à 100,000 familles, pour lesquelles on pouvait prévoir une av ce de 350 millions, somme probablement insuffisante et qu’il ne faut considérer que comme un premier mot[11]. A l’appui de cette demande, un système formulé en 21 articles, sous trois titres différens, a pris la forme d’un projet de loi. En voici la substance. Les colons militaires, pris dans l’armée active, doivent être au moins depuis deux ans sous les drapeaux et avoir encore au moins trois ans de service à faire. Ils obtiendront un congé de six mois pour aller se marier : une indemnité leur sera allouée, ainsi qu’à la femme qu’ils ramèneront, pour les frais de route et le transport de leurs bagages. Pendant leur absence, la construction des villages, les défrichemens, les routes, en un mot les préliminaires d’une installation coloniale, seront accomplis par les soldats restés sous les drapeaux. Le colon, de retour avec sa femme, n’aura à fournir que son travail. L’état offre au simple soldat la propriété incommutable de dix hectares de terres cultivables, en un ou plusieurs lots. La part des chefs sera proportionnée aux grades, de telle sorte que les colonels et lieutenans-colonels obtiennent 5 parts ou 50 hectares, les chefs de bataillon 4 parts, et ainsi des autres. Il sera alloué à chaque famille militaire une paire de bœufs de labour, une paire de vaches, dix brebis, tue truie, une charrette, deux charrues et les menus outils aratoires, les arbres à planter, les semences de toute nature. Pendant trois ans, les soldats recevront, avec les vivres de campagne pour eux et leur ménage, la solde, l’habillement, l’équipement, et toutes les prestations de l’infanterie. Il pourra leur être fait l’avance, remboursable en trois ans, d’une valeur de 400 francs en mobilier indispensable. Trois ans doivent suffire aux colons pour fonder leur existence future. Au bout de ce terme, ils perdront leurs droits aux vivres et à la solde : l’équipement et l’armement leur resteront en toute propriété, à charge de les entretenir. Pendant la durée de leur service, les colons seront soumis à la discipline militaire ; dès qu’ils seront libérés, ils rentreront sous la loi civile : après deux ans passés sous ce nouveau régime, ils seront maîtres de vendre ou d’aliéner leurs propriétés. Même après leur libération, ils seront tenus de fournir dans l’année un certain nombre de journées pour les travaux d’utilité publique, et de se faire incorporer dans une milice locale dont une ordonnance royale réglera le service. Cinq ans après être rentrés sous la loi civile, les colons seront soumis à l’impôt ou à la patente, selon les prévisions du droit commun.

La première objection suscitée par ce système, celle qui a le plus frappé les esprits, est l’énormité de la dépense. Nous déclarons qu’à nos yeux la difficulté n’est pas là. Il y a plus : si, comme il est probable, l’installation des soldats-colons devait correspondre à une diminution dans l’effectif de l’armée, et en supposant que cet abaissement de l’effectif s’arrêtât à une garnison de 20,000 hommes, il y aurait encore économie pour le pays. Nous sommes surpris que l’auteur du projet n’ait pas essayé de le démontrer[12]. Toutefois, à part la question financière, les difficultés de l’exécution sont si nombreuses, les lacunes et l’inconsistance du projet sont si évidentes, que ce système n’aurait certainement pas obtenu les honneurs de la discussion, sans le nom glorieux et retentissant de l’auteur.

Le premier tort de la colonisation militaire de M. le maréchal Bugeaud est de ne pas répondre à son titre : elle n’institue pas des colonies militaires. Ce qui doit caractériser une telle institution, c’est la continuité de l’œuvre, la perpétuité de la discipline et du service. Cette conception suppose que le revenu d’un lot de terrain remplace la solde militaire, et que quiconque vivra au moyen de ce revenu devra en retour être prêt à répondre à l’appel du chef. Le titulaire de ce bénéfice ne peut être remplacé que par un homme acceptant la même obligation. Les colonies militaires que les Romains opposèrent aux barbares, le régime féodal qui ne fut qu’une admirable généralisation du principe romain, et, dans les temps modernes, l’l’indelta ou armée rurale de la Suède, les régimens-frontières de l’Autriche, quelques campemens en Russie, sont des formes diverses de cette organisation ; mais ce régime n’est praticable qu’avec des hommes en état de servitude légale, ou du moins faisant le sacrifice volontaire de leur liberté[13]. Un tel contrat serait tellement opposé aux principes et aux instincts de notre société, qu’il ne se trouverait pas de législateurs pour le sanctionner. M. Bugeaud l’a senti ; aussi, dans son plan, l’organisation régimentaire n’est-elle imposée aux colons que pour les années de service qu’ils doivent encore à l’état. C’est un moyen de transition pour conserver, pendant les premières épreuves, le sentiment de la discipline et de l’abnégation personnelle. Lorsque, après trois ans de noviciat, les colons militaires auront recouvré le bénéfice de la loi civile ; lorsque, deux ans plus tard, ils seront libres de vendre ou d’aliéner leurs petits domaines, que deviendront les cadres ? et, s’il n’y a plus de cadres, à quoi servira-t-il d’avoir des chefs militaires ? Si l’on exige que l’acquéreur se substitue aux obligations personnelles du vendeur, qu’il prenne rang dans la milice coloniale et qu’il consacre un certain nombre de jours dans l’année à la confection des travaux publics, on reconstitue en Algérie la distinction qui existait jadis en Europe entre les terres féodales soumises à certaines servitudes et les terres de franc-alleu : les premières ne pourront plus être transmises aux femmes ni aux infirmes, ni même au voisin, déjà soumis pour son propre compte à un service personnel. Si au contraire le soldat-colon peut vendre au premier venu, sans lui transmettre aucune des charges du contrat primitif (c’est là, à n’en pas douter, la pensée du maréchal), il n’y a plus de colonies militaires, et ce formidable appareil de défense qui doit comprimer le peuple arabe commencerait à tomber pièce à pièce dès la cinquième année.

Aux termes du projet, 10,000 jeunes soldats quitteraient chaque année leur garnison avec un congé de six mois pour aller se marier dans leur pays. En supposant qu’un tel nombre de volontaires se présentât, ce qui est encore incertain[14], comment les remplacerait-on dans l’armée ? Proposerait-on un recrutement supplémentaire ? Il est douteux que les chambres consentent à aggraver les rigueurs de nos institutions militaires, à sacrifier les citoyens auxquels la loi actuelle offre des chances d’exemption. Laissera-t-on des lacunes dans les cadres en répartissant le service sur les soldats restés sous les drapeaux ? Mais déjà on leur impose, d’une manière peu légale peut-être, un surcroît de travail : on les transforme en maçons et en pionniers pour commencer les constructions et les défrichemens au profit de leurs camarades. On entrevoit dans ces innovations beaucoup de difficultés.

Le moyen imaginé pour fonder des familles ne nous paraît pas offrir de sérieuses garanties. Le mariage n’est une base solide pour la société qu’autant qu’il reste une chose grave et respectée. Il ne suffit pas de crier à des soldats : Prenez femme ! ainsi qu’on leur commanderait la charge en douze temps. Dans ces contrats d’urgence, les sympathies et la prudence seraient sans doute peu consultées. Après la comédie annuelle du retour des 10,000 rentrant triomphalement en Algérie avec leurs épouses de la veille, il serait bien à craindre qu’on ne vît le plus grand nombre de ces ménages se disloquer et donner l’exemple du désordre. Le maréchal a dit, en réfutant un projet en opposition avec le sien : « Le dominateur doit être plus fort, plus moral, plus actif, plus habile que le peuple à dominer. » Nous nous étonnons qu’il trouve des gages de moralité et d’énergie austères dans les 100,000 familles improvisées.

Nous arrivons à l’objection capitale. « Trois années sont données aux colons militaires pour fonder leur existence future. » Telle est l’expression du maréchal. Ce terme doit-il suffire dans les conditions où on prétend placer ces soldats transformés en cultivateurs ? Nous sommes persuadé du contraire, et notre opinion a pour base ce que nous avons dit précédemment du désavantage de la petite culture en Algérie. Les 350 millions fournis par l’état seront absorbés par les frais de voyageas ou de transport des soldats en congé, par la haute paie des soldats occupés aux défrichemens[15], l’achat des matériaux de construction, des semences, des instrumens aratoires, et enfin pour l’entretien de la famille pendant trois ans. On ne donnera aucune subvention en numéraire, afin de soustraire le soldat aux tentations qu’excite l’argent en poche. Ceux qui n’auront aucune avance resteront sans capital de roulement. Dès-lors, impossibilité pour eux de choisir des cultures appropriées à la qualité de leurs terres, de prendre au besoin des aides salariés. Qu’une maladie paralyse, à l’époque des semailles ou des moissons, les deux seuls bras qui fertilisent le petit champ, l’année est perdue : il n’en faut pas plus pour ruiner la famille. La faculté laissée aux colons de s’associer pour le travail avec un camarade de leur choix n’aura d’autre effet que de marier deux misères. Les cultures lucratives exigent une mise de fonds et une aptitude spéciale ; les plantations n’entrent en rapport que vers la huitième année. La plupart des soldats-colons, sans autre éducation agronomique que la routine de leurs villages, se borneront à l’entretien de leur petit troupeau, à la culture des grains et des légumes pour leur propre consommation. Un tel régime ne promet qu’une population contrainte et nécessiteuse. L’auteur du projet semble l’avouer : « Quoi qu’on fasse, a-t-il dit, cette existence sera rude au début ; mais, au bout de quatre ou cinq ans, elle deviendra fort tolérable. » Pour accepter ce rude noviciat sur la vague espérance d’un sort laborieux et médiocre au bout de cinq années, il faudrait un sentiment de prévoyance, un esprit de conduite fort rares dans le prolétariat, et surtout parmi des hommes accoutumés au laisser-aller des mœurs soldatesques. Il y aura bien des mécomptes avec les paresseux, les ivrognes, les débauchés, les capricieux, les maladroits, les infirmes. Quelle sera la conduite du gouvernement à l’égard de ceux qui ne répondront pas à ses vues ? Les soutiendra-t-il s’ils tombent dans la misère, ou les remplacera-t-il par de plus dignes ? Reconnaîtra-t-il quelques droits aux femmes délaissées, aux veuves, aux enfans ? En sondant cet abîme de difficultés, on éprouve une sorte de vertige.

M. le maréchal Bugeaud n’a eu jusqu’ici d’autre appui que lui-même. Les échos de la publicité ne lui sont pas favorables. Le gouvernement ne paraît le seconder que par déférence pour sa haute position et ses grands services. Devant les chambres, le système militaire a été condamné avec une vivacité de langage un peu sévère peut-être pour un collègue présent. Dans la dernière discussion sur les crédits supplémentaires consacrés à l’Algérie, le rapporteur s’est exprimé en ces termes : « Cette conception, plus théorique que pratique, n’a jamais été admise par l’administration de la guerre. Plusieurs de vos commissions l’ont examinée et l’ont condamnée. Notre opinion est absolument la même. La majorité de votre commission est convaincue qu’après d’énormes dépenses pour mettre ce système en pratique, on s’apercevrait qu’il repose sur des illusions. » On assure que, malgré cette sentence, la proposition annoncée officiellement aux chambres a pour but principal de solliciter les fonds nécessaires à une nouvelle expérience. Un échec n’est pas douteux, à moins que le projet ne reparaisse avec des modifications essentielles, ou qu’on se contente d’un essai sur une échelle très réduite.

Répétons pour conclure : l’intention du maréchal est louable ; le plan d’exécution est défectueux. Le maréchal a dit : « La question de force a plus d’importance à nos yeux que celle de la production. » Son erreur est dans ce mot. Il s’est si peu occupé de la production, que sa colonie doit rester improductive, et c’est précisément pour cela qu’elle sera faible numériquement et moralement. Des légionnaires, isolés dans leurs petites maisons, sur leurs petits carrés de terre, vivraient de la vie végétative de nos plus pauvres paysans, et finiraient par se démoraliser. Le meilleur, l’unique moyen de développer une population coloniale, c’est d’assurer son bien-être. Les nations fortes ne sont pas les plus populeuses ; ce sont les plus riches. Qu’on nous cite donc une société pauvre et improductive qui ait fait une grande figure militaire, si ce n’est passagèrement et dans un état de surexcitation sauvage. Au contraire, Venise, la Hollande, l’Angleterre, n’ont-elles pas montré l’intelligence et la virilité politiques suivant la prépondérance commerciale ? Qu’au lieu de chercher la défense territoriale en dehors de l’industrie, on la fasse sortir d’une bonne et large organisation industrielle, et le problème sera résolu.


IV.

De même que le système de M. le maréchal Bugeaud, le système de M. le général de Lamoricière a subi plusieurs phases. L’idée primitive, exposée assez vaguement dans une note publiée au commencement de 1845, était résumée dans ces mots : « Assurer une prime, un intérêt, pendant les premières années, au capital dont l’emploi sera constaté sur le sol en travaux destinés à préparer la venue de la population qu’on veut attirer. » Le général supposait qu’il suffirait de renouveler en Algérie ce qui a été pratiqué en France pour peupler les landes de la Bretagne. Pour fonder un lieu, suivant l’expression bretonne, le propriétaire d’une terre en friche faisait jadis élever les bâtimens d’habitation, creuser les puits, enclore les champs, tracer grossièrement les voies de communication. On installait ensuite, en qualité de fermiers ou de métayers, des colons auxquels on donnait en cheptel le grain pour les semences, avec les animaux et les outils indispensables pour le travail. Rien de plus simple qu’une telle opération dans une province où existaient de riches propriétaires, au milieu d’une population affamée. Dans un cas pareil, quelque faible que soit le revenu, il vaut mieux pour le propriétaire qu’un sol en friche ; quelque faible que soit le salaire, il vaut mieux pour le paysan que la mort par la faim ; mais, dans nos provinces algériennes, il n’y a ni habitans, ni capitaux, et la difficulté est d’y attirer les uns et les autres. L’argent est beaucoup plus prudent que les hommes, et ne s’aventure pas au-delà des mers sans de bonnes garanties. En conséquence, le général demandait qu’on offrît une prime aux capitaux employés en travaux d’installation, prétendant qu’il suffisait de déblayer le sol pour que des laboureurs s’y précipitassent. Il proposait d’allouer une gratification égale au quart des dépenses faites en construction de bâtimens, forages de puits, norias ou machines d’irrigation, défrichemens, plantations. « Tel est, disait-il, le moyen de faire dépenser par les bailleurs de fonds une somme quadruple de celle que l’état aura employée pour les subventionner. »

Il ne faut prendre ce premier mot du général de Lamoricière que comme une conception vague, livrée un peu légèrement et pour consulter l’opinion publique. La réponse du gouverneur-général ne se fit pas attendre. « Votre système est ingénieux, dit-il, il séduira les hommes d’état qui n’ont pas profondément étudié la matière. » Ce compliment un peu ironique sert de préface aux objections. Elles sont nombreuses, et le maréchal ne les a pas signalées toutes. Il en est une qui nous paraît essentielle. En offrant une prime à tout capital employé, sait-on à quoi l’on s’engage ? Ne ferait-on pas un sacrifice en pure perte, dans tous les cas où le capital aurait été mal employé ? Supposons, par exemple, un domaine exigeant pour une bonne exploitation une mise de 300,000 francs. Un propriétaire maladroit ou nécessiteux n’y consacre que 100,000 francs. Il reçoit en déduction un quart de cette somme ; mais l’entreprise mal combinée ne réussit pas. La terre retombe peu à peu dans l’inculture, la population dépérit, et les 25,000 fr, déboursés par l’état sont littéralement perdus.

Dans une entreprise si nouvelle, si épineuse, que les hommes les plus éclairés sont seuls capables d’en entrevoir les difficultés, le premier mérite est d’écouter la controverse, de remanier continuellement la théorie qu’on s’est faite, afin de la rapprocher de la pratique. M. de Lamoricière nous paraît être dans cette disposition. Il a senti que les débats ne peuvent pas s’engager sérieusement sur un système tant qu’il reste à l’état de vague aperçu, comme son premier projet. Il a donc donné une base positive à ses études, en appliquant son principe à la colonisation d’un territoire situé dans la province qu’il commande. Il ne s’agit plus maintenant d’une théorie abstraite et flottant dans les nuages. L’auteur présente un plan et un devis pour le peuplement successif et la mise en culture d’environ 100,000 hectares. Le système traduit en faits et en chiffres acquiert ainsi l’importance et la précision d’une affaire industrielle. Cette manière de discuter les intérêts et l’avenir de l’Algérie est, nous l’avons souvent dit, la seule qui puisse aboutir à une conclusion.

Le second travail de M. de Lamoricière n’a reçu jusqu’ici qu’une publicité incomplète. Résumé dans le journal l’Algérie, il a été imprimé provisoirement en très petit nombre, pour être distribué à quelques hommes d’état et à quelques personnes qui réunissent à un zèle passionné une connaissance spéciale des besoins de l’Afrique française. Le mémoire est accompagné de l’inévitable correctif, la réfutation assez vive de M. le maréchal Bugeaud[16], dont on admirera la dextérité à reproduire sous toutes les formes son plaidoyer pour la colonisation militaire. Nous ne croyons pas être indiscret en exposant à une vive lumière les idées que l’honorable général a cru modestement devoir laisser dans un demi-jour. De semblables études, même lorsqu’elles donnent prise à la critique, sont profitables au pays et augmentent l’éclat des services militaires.

Après avoir limité le champ de la colonisation dans la province de l’ouest, en traçant un grand triangle qui a sa base sur le bord de la mer d’Oran à Mostaganem, et son sommet à Mascara, M. de Lamoricière a posé en ces termes le problème dont il cherche la solution pratique : « Déterminer le chiffre de la population européenne agricole, qui suffirait seule à nourrir les 25,000 habitans, 2,000 chevaux ou, mulets qui peuplent les villes de la province d’Oran, et en outre 25,000 hommes de troupes et 6,000 chevaux ou mulets, effectif nécessaire à la défense du pays dans les circonstances ordinaires. » Une exploration du territoire, en ce qui concerne du moins la mise en culture des terres et l’établissement des colons européens, a été confiée à une commission choisie dans l’état-major de la division. M. le lieutenant-colonel de Martimprey a débattu avec les indigènes les nombreuses questions qui se rattachent à la propriété des lieux. Au point de vue spécial de l’agriculture, la nature du sol et des eaux a été étudiée par M. d’Illiers, chef d’escadron. M. le capitaine d’artillerie Azema de Mont gravier a donné une utilité pratique à des recherches d’archéologie. Le relevé topographique a été fait par M. le capitaine Gelez, avec les secours de M. Brahemscha, interprète principal, et de plusieurs indigènes, anciens fonctionnaires du gouvernement turc. Ces travaux préliminaires, auxquels six semaines ont été consacrées, ont répondu au désir de M. de Lamoricière et obtenu la sincère approbation du maréchal. Du mémoire très remarquable de M. d’Illiers, il résulte que le triangle ouvert à la colonisation offre une superficie d’environ 102,000 hectares, qu’il admettrait au moins 83 centres de population groupés en 25 communes, et que le nombre des familles à établir pourrait dépasser sans inconvénient le nombre de 5,000. Cependant le général, posant en principe qu’il serait injuste autant qu’impolitique de déloger les indigènes sans les indemniser, propose de circonscrire la colonisation dans les limites où il sera possible d’obtenir les terres sans argent, ou du moins à très peu de frais. En conséquence, il restreint provisoirement l’occupation du sol à 51,875 hectares divisibles en 2,332 familles. Cette population, répartie entre 40 centres d’habitation, formerait 14 communes. Ces chiffres ressortent du tableau suivant, que nous avons dressé d’après les documens fournis par la commission :


COMMUNES. Population (familles) Superficie totale (hect) Superficie par famille (hect) Centres de population Population par lieue carrée (individus)
Zone d’Oran Sidi-Ali 170 4,800 28 5 283
« Hassian-Toual 200 3,500 17 5 458
« Tazout 70 2,500 35 4 218
« Goudyel 140 6,000 42 2 175
« Guessiba 72 4,500 60 4 120
« Arzew 200 3,600 18 3 444
« Betteoua 100 2,425 25 3 320
Zone de Mostaganem Les Jardins 250 4,000 16 2 500
« Assi-Mamaëte 130 2,000 23 2 348
Zone intérieure du Sig Saint-Denis 600 8,400 14 4 560
« Union agricole 600 8,400 14 4 560
Zone intérieure du Mascara Mascara (banlieue 250 5,500 22 3 363
« Sidi-Daho 100 2,500 25 1 320
Village routier Tledate 50 1,150 23 2 348
14 communes 2,332 51,875 27 (moyenne) 40 343 (moyenne

Le cadre est trouvé : il reste à le remplir. Suivant M. de Lamoricière, deux causes jusqu’ici ont porté obstacle à la colonisation sur une grande échelle : d’abord les formalités imposées aux capitalistes grands ou petits qui sollicitent des concessions de terre, les lenteurs administratives qui dévorent leurs ressources ; en second lieu, l’exagération des crédits que l’on propose de demander aux chambres pour les frais à la charge de l’état. Le général est donc persuadé que, si le devis des dépenses préparatoires était réduit au point de ne plus offusquer la parcimonie de nos représentans, et qu’en même temps tout individu offrant des garanties trouvât aussitôt sa place au soleil d’Afrique, la population exubérante en Europe prendrait d’elle-même son élan vers l’Algérie. Sur cette conviction repose le système auquel l’opinion publique a attribué le nom de colonisation civile.

Le projet que nous étudions s’est divisé naturellement en deux titres demande de crédits pour les travaux de premier établissement, et obligations réciproques des colons envers, l’état, comme de l’état envers les colons. Voulant faire ce que M. le maréchal Bugeaud appelle de la colonisation à bon marché, l’auteur s’est appliqué surtout à réduire le chiffre des dépenses. Ce chiffre devient en effet imperceptible, incroyable : 200,000 francs pour l’implantation de 2,332 familles européennes. Pour 11,650 personnes, à raison de cinq par famille, c’est environ 17 francs par tête[17]. Il est vrai qu’ayant pour principe de déplacer le moins possible les Arabes et de procéder, lorsqu’ils y consentent, par des échanges de terrain plutôt que par des indemnités en argent, la somme à débourser la première année est réduite à 20,000 francs[18]. Les dépenses d’installation sont ordonnées avec la même parcimonie. Jusqu’ici, pour fonder un village algérien, on a commencé par créer à grands frais les établissemens publics qui constituent une ville européenne. Après avoir construit une église, un presbytère, une école, une mairie, une caserne, après avoir aligné les rues, nivelé les routes, jeté les ponts, cadastré les champs, on tâchait de recruter les habitans, qui ne venaient pas toujours. M. de Lamoricière blâme comme un luxe inutile « cette perfection encore inconnue dans la plupart des villages de France ; » il pense qu’il suffit de balayer les lieux pour que la population y fleurisse. A chaque centre d’habitat on, une enceinte tracée par un fossé et un parapet en terre, le service des eaux, c’est-à-dire des puits, des fontaines, des pompes, des lavoirs, des abreuvoirs, des barrages, et, s’il se peut, des irrigations ; au lieu de la route communale, de simples sentiers à la manière arabe, « grossièrement rectifiés, débarrassés des broussailles et des palmiers nains pour que les charrettes y puissent circuler, » voilà tout ce qui est exigible au début. Des piquets détermineront provisoirement l’alignement des rues et la place des bâtimens publics ; les champs seront bornés, sauf vérification ultérieure, avec des pierres : les routes de première et de seconde classe seront tracées sur le papier. Ce n’est pas que l’auteur conteste l’utilité des travaux commandés par nos habitudes sociales ; mais il croit qu’au lieu de les improviser à grands frais, il faut les laisser faire, comme en France, peu à peu et avec le temps. C’est ainsi qu’en abaissant à 20 centimes par mètre en moyenne les dépenses pour la confection des chemins indispensables, en appliquant la même rusticité aux travaux de terrassement et à l’aménagement des eaux, le général a pu ramener les frais de la première année à un chiffre dont la modicité est un sujet d’étonnement.

Le moyen de recruter la population coloniale n’est pas moins simple. La fondation d’un certain nombre de villages ayant été résolue par le gouvernement, on ferait appel en Algérie et en France aux personnes disposées à s’établir dans les limites indiquées. La description des lieux avec un plan à l’appui et un cahier des charges serait déposée à Paris, au ministère de la guerre, à Alger, à Oran, et enfin dans toutes les préfectures françaises. Ainsi tout citoyen, sans être rebuté par les lenteurs et les caprices des bureaux, pourrait voir par lui-même et d’un coup d’œil si les chances offertes lui conviennent. Les communes seraient concédées par grands domaines ou par petits lots. En vertu du cahier des charges, le concessionnaire devrait s’engager : 1° à installer dans le délai de trois, quatre ou cinq ans, un nombre de familles ouvrières proportionné à l’étendue et à l’importance du domaine obtenu : le tiers au moins de ces colons devrait être installé dans le courant de la seconde année ; 2° à introduire dans les contrats avec les ouvriers colons une clause en vertu de laquelle ceux-ci deviendraient propriétaires d’au moins quatre hectares de terres propres au labour ou au jardinage, après l’accomplissement des obligations contractées envers leurs maîtres ; 3° à procéder au peuplement d’une commune d’après les règles prescrites par la prudence et l’hygiène, c’est-à-dire de grouper les maisons dans l’intérieur des enceintes, en respectant les lots destinés aux ouvriers établis ou à établir ; 4° à réserver un cinquième de la surface obtenue, qui deviendrait propriété communale dès que le village serait constitué. Le concessionnaire resterait libre de débattre avec ces familles qu’il aurait appelées les conditions de travail auxquelles il leur procurerait le logement dans l’enceinte du village, et, sans doute aussi, la nourriture et l’entretien. Quant aux simples ouvriers qui, dès leur arrivée, seraient en mesure de se construire à eux-mêmes leurs habitations, l’autorité locale leur concéderait directement et gratuitement des lots pris dans les terrains réservés à cet effet.

L’état, de son côté, contracterait diverses obligations au profit des nouveaux habitans de la colonie. Il s’engagerait : 1° à renouveler pendant deux ans les crédits spécifiés plus haut pour compléter les premiers travaux d’installation, c’est-à-dire l’ébauche des communications et le service indispensable des eaux ; ces travaux pourraient être faits directement par l’état ou confiés aux concessionnaires qui voudraient occuper leurs ouvriers pendant la morte-saison ; 2° à exécuter plus tard les constructions ordinaires d’utilité générale, telles que mairies, églises, écoles, etc., et même à se charger des travaux exceptionnels qui intéresseraient vivement une localité ; 3° à payer une prime, dont la quotité n’est pas déterminée, aux colons qui rencontreraient des obstacles extraordinaires et imprévus, par exemple, cherté des matériaux de construction, difficulté des défrichemens, chemins impraticables, intempéries, etc. : cette subvention ne serait d’ailleurs soldée que proportionnellement au nombre des familles déjà établies par le propriétaire ; 4o enfin, promesse serait faite par l’état « d’acquérir pendant dix ans, aux prix moyens des marchés passés outre mer, les céréales (blés et orge) produites par les colons, chacun d’eux pouvant livrer un maximum calculé d’après la surface ensemencée dans l’année, c’est-à-dire cinq quintaux disponibles par hectare. » Le gouvernement aurait à choisir, pour la délivrance des terres, entre le système de l’adjudication et celui de la concession directe. Dans ce second cas, les conditions seraient débattues de gré à gré entre l’administration et le concessionnaire. Dans le système de l’adjudication, le concurrent préféré serait celui qui proposerait les conditions les plus généreuses. La surveillance des établissemens et l’exécution du cahier des charges seraient partagées entre l’agent du domaine et l’inspecteur de colonisation.

Le projet de M. de Lamoricière se présente avec une simplicité de mécanisme et un caractère de loyauté qui provoqueront la sympathie. Les hommes capables de le soumettre à une analyse sévère ne croiront pas à la pleine réussite de ce projet, et cependant ils feront des vœux sincères pour qu’il soit mis à l’essai avec quelques variantes et quelques précautions. De quoi s’agit-il en effet ? D’employer 200,000 francs en améliorations appliquées au sol. C’est un placement plutôt qu’une dépense. La somme est si modique, que ce placement ne peut, en aucun cas, prendre aux yeux de la France les proportions d’une mauvaise affaire. Tout le monde sait que la valeur du sol n’est que la représentation des travaux qui ont été nécessaires pour le rendre propre à la culture. L’argent employé pour déblayer le terrain et corriger les eaux de la province d’Oran sera une valeur acquise à la colonisation, quelle qu’en soit la forme définitive. Ces travaux, ne dussent-ils porter profit qu’aux indigènes, la France aurait encore à se féliciter de les voir accomplis. M. le maréchal Bugeaud admet lui-même qu’on doit essayer le système de M. de Lamoricière, mais seulement sur une échelle restreinte : « Nous consentons, dit-il, à un essai sur trois ou quatre communes, en choisissant celles qui n’exigent pas le déplacement des Arabes. » Il serait à craindre que cette réduction du plan ne faussât beaucoup les prévisions de l’auteur. Pour écarter tout danger, il suffit de quelques amendemens au cahier des charges. Que le gouvernement se tienne en garde contre l’abus qu’on pourrait faire de la promesse d’une prime éventuelle, et de l’engagement d’acheter les blés des colons au prix des marchés de France ; qu’il établisse bien nettement le droit d’évincer le propriétaire en cas de non-exécution du contrat, et l’on pourra donner au digne général la satisfaction d’une expérience. Quoi qu’il advienne, la France lui saura gré d’avoir simplifié les ressorts de l’opération, à tel point que l’immobilité n’est plus possible.

De ce que l’on ne voit pas d’inconvénient à l’expérience proposée par M. de Lamoricière, est-ce à dire que le problème de la colonisation soit résolu ? Non, malheureusement. Si la prétendue colonisation civile a le mérite de ne pas compromettre le présent, elle n’offre aucune sécurité pour l’avenir. Il est sans doute d’une bonne tactique de lancer l’œuvre africaine, en réduisant le prix des dépenses à une somme tellement faible, qu’il est impossible de la refuser. Néanmoins les hommes qui ont le sens politique applaudiront à M. Bugeaud, qui ose dire au payse que, dans une affaire d’un intérêt vital, la dépense ou plutôt l’avance en argent ne doit être qu’une considération secondaire, que le système qui permettra de réduire le budget spécial de l’Afrique et de rendre à la France la libre disposition de ses forces militaires sera le plus économique. Loin d’atteindre ce dernier but, le projet de M. de Lamoricière ne le signale même pas, puisqu’il a pour base une garnison de 25,000 hommes avec 6,000 chevaux pour la seule province d’Oran. Cette colonisation à bon marché n’est pas d’ailleurs aussi modeste qu’elle en a l’air. Le crédit de 200,000 fr. n’est applicable qu’à la première année, et doit être renouvelé plusieurs fois. La dépense des travaux publics est ajournée, mais non économisée. Soit qu’avec M. Bugeaud on bâtisse un village pour tâcher d’avoir des habitans, soit que, selon M. de Lamoricière, on cherche des habitans pour tâcher d’avoir un village, il" faudra, tôt ou tard, acheter des matériaux et payer des maçons pour construire des églises, des écoles, des mairies, des corps-de-garde, et de vrais ponts, et de vraies routes. Dans son plan primitif, M. de Lamoricière accordait à chaque entrepreneur une allocation de 25 pour cent sur les frais de premier établissement. Aujourd’hui le général parle d’une prime facultative, payée par l’administration aux propriétaires qu’elle jugerait dignes d’un encouragement ou d’une indemnité. Sans parler des abus d’un pouvoir discrétionnaire exercé par des agens subalternes, sait-on à quels sacrifices l’état se trouverait entraîné par cette clause du contrat colonial ? Enfin l’obligation d’acheter, pendant dix ans, les céréales au cours des marchés de la métropole n’est qu’une subvention déguisée. Si l’armée refusait les 200,000 hectolitres de grains que les indigènes apportent sur les marchés de l’Algérie pour payer les blés des colons à raison de 5 francs de plus par mesure, il y aurait, au bout des dix ans, un sacrifice réel de 10 millions. Il est vrai que cette perspective n’effraie pas le maréchal. Il ne veut pas, dit-il, chicaner sur le monopole qu’on prétend imposer à l’état, tant il est persuadé que les colons de M. de Lamoricière, bien loin d’avoir des denrées à revendre, ne produiront pas même pour leur subsistance. Ce dernier argument, ce nous semble, pourrait être retourné avec bien plus de force contre celui qui l’emploie. Si la colonisation civile pratiquée par de grands propriétaires est impuissante à produire, que peut-on attendre des soldats-colons, pauvres et inexpérimentés pour la plupart, isolés et sans direction sur leur carré de terre ?

Une autre objection de M. Bugeaud donne lieu à une remarque importante. Pour démontrer que les 25,000 colons[19] du triangle d’Oran ne pourront jamais nourrir avec leur excédant les 50,000 habitans civils ou militaires de la province, le maréchal cite l’exemple de la France, où 24 millions de cultivateurs sont, dit-il, nécessaires pour alimenter 10 millions d’artisans. Nous constaterons d’abord que le nombre des cultivateurs diminue chaque jour chez nous, comme il est arrivé en Angleterre, à mesure que l’agriculture est devenue plus productive, parce que l’industrie rurale, en se perfectionnant, tend à remplacer le travail des bras par celui des machines : déjà le nombre des ouvriers attachés à la terre est abaissé chez nous à la proportion de 50 pour 100. Si maintenant on observe la classe agricole, on voit qu’il faut la décomposer en deux groupes : d’un côté, une foule de journaliers, de petits métayers, ou même de paysans possesseurs de quelques lambeaux de terre, tous également misérables, produisant à peine ce qu’ils consomment ; d’un autre côté, l’élite de nos populations rurales, des propriétaires dans l’aisance, des fermiers intelligens ou de bons ouvriers attachés à des exploitations florissantes. Ce dernier groupe, quoique le moins nombreux, est celui qui nourrit avec l’excès de ses produits les industriels et les citadins. Si, comme le pense M. Bugeaud, « la petite culture par familles ou par métairies, qui est celle des deux tiers de la France, est celle qu’il nous faut en Afrique pour avoir de la population, » il est clair que les 25,000 mille colons du triangle d’Oran ne nourriront pas 50,000 ames, plus 8,000 bêtes de somme. Si, au contraire, le personnel de la colonisation civile, bien choisi, bien dirigé, entouré de garanties suffisantes, attaquait le sol africain avec les ressources combinées de la science et du capital, il n’est plus douteux que les 5,000 familles agricoles pussent non-seulement approvisionner les militaires et les citadins de la province, mais même obtenir des produits d’exportation. Si l’on ne pouvait pas se promettre un tel résultat avec 80,000 hectares, à ne compter que les bonnes terres, soit une moyenne de 16 hectares par famille agricole, il faudrait désespérer de l’Afrique, et la France s’exposerait à la risée de l’Europe, si elle continuait à s’épuiser pour une telle colonie.

Le succès industriel, c’est-à-dire une large rémunération du capital et du travail, est la principale chance d’avenir pour l’Algérie, la seule espérance d’un peuplement rapide. C’est le point de vue qu’il faut choisir pour apprécier à sa juste valeur le système de M. de Lamoricière. Les offres faites aux spéculateurs et aux ouvriers sont-elles de nature à fertiliser la province d’Oran ? Appliquons la théorie du général à exploitation d’une commune ; par exemple celle des jardins dans la zone de Mostaghanem, d’une étendue de 4,000 hectares en terres de choix. Pour obtenir la concession de ces 4,000 hectares, le propriétaire s’engage : 1° à établir 250 familles, soit une famille par 16 hectares ; 2° à rétrocéder un cinquième de son domaine comme terrain communal, soit 800 hectares ; 3° à donner postérieurement 4 hectares par famille agricole, soit 1,000 hectares. Voilà donc la concession réduite par ces deux dernières clauses à 2,200 hectares seulement. Or, la propriété de cette superficie doit être achetée par l’installation de 250 familles. L’ordonnance du 21 juillet 1846 prescrivait pour chaque famille la construction d’une maison d’au moins 5,000 francs : M. Bugeaud porte la dépense totale à plus de 6,000 francs. Pour n’être pas suspect d’exagération, nous réduirons ce dernier chiffre de moitié, et nous compterons 3,000 francs seulement par famille pour les frais de voyage, la construction de l’habitation, l’achat du mobilier et l’entretien indispensable pendant les premiers temps. Eh bien ! pour ce premier article, le concessionnaire est obligé de débourser 750,000 francs, de sorte qu’il paie à raison de 340 francs l’hectare cette même terre dont les indigènes viennent de faire abandon à l’autorité française à raison de 2 francs. À ce prix, le spéculateur n’aurait qu’une terre en friche dans un canton dont les communications ne sont pas encore établies, dont les ressources commerciales sont incertaines. Qu’on double cette somme de 340 francs par hectare pour les frais de défrichement, pour la construction des bâtimens, pour l’achat des bestiaux et du matériel d’exploitation, pour le roulement des salaires et le déficit des premières années, et qu’on juge si l’opération se présente de manière à séduire les capitalistes prudens.

Plaçons-nous maintenant au point de vue du travailleur prolétaire, et demandons-nous si la combinaison proposée est de nature à faire affluer cette classe qui fait le fonds et la force de toute population. A quel titre les propriétaires appelleront-ils les ouvriers ruraux ? Sera-ce comme métayers ou comme salariés ? Le premier mode est impraticable, du moins dans l’état présent de la colonie : pour que de bons laboureurs consentent à être métayers, c’est-à-dire à se contenter, pour prix de leur travail, du partage des fruits, il faut qu’ils soient assurés qu’il y aura des fruits. Le métayage, genre de rémunération dont tous les agronomes ont signalé les effets funestes, est heureusement inapplicable à des travaux de défrichement. Il est donc probable que les entrepreneurs en reviendront à la forme consacrée, au salariat pur et simple : mais alors les colons d’Oran succomberont sous l’alternative qui paralyse aujourd’hui l’Algérie entière. S’ils offrent, en argent ou en objets de consommation, un salaire suffisant pour un bon ouvrier chef de famille, ils seront écrasés sous les frais de la main-d’œuvre. Si le prix offert au travail n’est pas assez attrayant pour qu’une famille consente à s’expatrier, il y aura, comme aujourd’hui, pénurie de bras, et la terre restera dans l’inculture. M. de Lamoricière croit peut-être faire beaucoup pour l’ouvrier en lui assurant la propriété de quatre hectares de terres labourables après l’accomplissement de toutes les obligations contractées envers son maître. Nous doutons fort qu’une promesse aussi vague soit une amorce bien puissante. A quelles conditions, après quels services l’ouvrier entrera-t-il en possession de son domaine ? Voilà ce qu’il importerait de savoir, et c’est précisément ce qu’on ne dit pas. Si on doit livrer au laboureur un coin de terre inculte sans lui avoir procuré d’une manière quelconque les moyens de le féconder, l’avantage qu’on lui propose est dérisoire. Il y a plus, l’intérêt de l’entrepreneur est qu’en aucun cas l’ouvrier ne puisse vivre indépendant par l’exploitation de son petit champ, car aussitôt ce dernier abandonnerait son ancien patron ou lui ferait la loi, et le travail de la grande propriété resterait désorganisé. Nous touchons là le vice radical du projet, qui est de ne pas pouvoir être accepté plus loyalement par les capitalistes que par les prolétaires, de n’offrir aucun appât réel, aucune garantie sérieuse à la classe qu’il importe d’attirer en Afrique, et, suivant la rude expression du maréchal Bugeaud, de livrer les pauvres pieds et poings liés à la cupidité des spéculateurs. L’honnête laboureur, l’homme robuste et laborieux à qui l’occupation ne manque pas en France, ne passera pas les mers sur les vagues promesses d’un contrat suspect. On nous dira que nos prévisions sont chimériques, que les demandeurs de concessions assiègent les bureaux, et qu’ils seraient moins empressés s’ils craignaient d’être paralysés par l’insuffisance des bras ; mais cet empressement prouve peu de chose pour l’avenir de l’Algérie. L’amour de la propriété est un des instincts profonds de notre société : il en coûte peu pour demander une terre ; il est toujours agréable de l’obtenir. Seulement, lorsque les concessions ou les adjudications seront légalisées, on renouvellera ce qui vient de se passer à l’occasion de l’ordonnance du 21 juillet, on recommencera les doléances sur l’impossibilité de réunir le nombre voulu de familles ouvrières.

Cependant, comme les trois pouvoirs de l’état veulent de la façon la plus sérieuse que l’Afrique cesse d’être un désert, comme une solution, fût-elle négative, est le plus grand intérêt du pays, on ne manquerait pas de stimuler l’inertie des entrepreneurs en les menaçant de l’expropriation. Qu’arriverait-il alors ? Les plus faibles renonceraient au bénéfice de leur concession. Quelques capitalistes rentreraient tant bien que mal dans les termes du contrat, en employant sur leurs domaines le nombre de bras exigé. Forcés alors, comme tous les entrepreneurs de grande industrie, d’économiser sur la main-d’œuvre, ils recruteraient, non pas d’honnêtes familles françaises, mais des misérables et des vagabonds sortis de tous les pays : l’Algérie deviendrait le dépôt de mendicité de l’Europe. Avec un tel fonds de population, il faudrait perdre l’espoir d’opposer aux Arabes une force locale. Bref, un petit nombre de riches propriétaires, entourés de leurs esclaves blancs, comme les planteurs des Antilles de leurs nègres, feraient peut-être de grandes fortunes ; mais, pour défendre ces grands propriétaires, il faudrait que la France restât en Afrique l’arme au bras, et que l’on perpétuât le sacrifice annuel dont la formule est devenue proverbiale : cent mille hommes et cent millions.

Un dernier rapprochement entre le système militaire et le système civil mettra en saillie le but de cette étude. La France dépense en Algérie, d’une manière improductive, la dixième partie de son revenu cette situation ne pourrait se prolonger sans péril. M. le maréchal Bugeaud propose de constituer, au moyen d’un dernier sacrifice de 350 à 500 millions, une population habituée aux armes et assez forte pour se faire respecter sans le secours de l’armée active. Politiquement, l’intention est louable ; mais le succès matériel de l’entreprise laisse des doutes. M. le général de Lamoricière ne demande qu’une faible somme : seulement, comme il ne touche pas même la question politique, comme il ne laisse entrevoir aucune réduction de l’effectif, le résultat financier est à peu près le même pour la métropole. Dans la nécessité de rejeter la dépense du peuplement sur les spéculateurs, il leur impose des conditions que ceux-ci pourront difficilement remplir, de sorte que son projet n’offre pas plus que l’autre la perspective du succès commercial. A nos yeux, la fondation d’une colonie n’est qu’une spéculation gigantesque entreprise par une nation : quand l’affaire ne paie pas naturellement ses frais, c’est qu’elle est mauvaise, et il faut l’abandonner. Les frais de l’Algérie sont l’entretien d’une armée, la nécessité d’une forte prime aux capitalistes pour avoir de l’argent, la nécessité d’une forte rémunération au travail pour avoir des travailleurs. Le problème doit donc être ramené à ces termes : Est-il possible que l’industrie agricole devienne assez lucrative pour solder toutes les dépenses nécessaires à l’existence de la colonie ? Nous répondrons bientôt, d’une manière affirmative, en exposant un type et un budget d’organisation aveu des détails de nature à éclairer la situation de l’Algérie.


A. COCHUT.

  1. En 1833, dit M. Genty de Bussy, la consommation de la viande à Alger a été évaluée à 194 kilogrammes pour un Européen, 43 et demi pour un Maure, 21 trois quarts pour un Juif.
  2. Cette partie du travail est attribuée à M. Buchez.
  3. Les Fermes du petit Atlas, ou colonisation agricole, religieuse et militaire du nord de l’Afrique, 1841. — Mémoire au Roi sur la colonisation de l’Algérie, 1845. — Exposé sur la colonisation, adressé à MM. les pairs de France, etc., 1846.
  4. Les 1,000 hectares de la ferme seraient réduits à 750 après dix ans, par la séparation des colons-fondateurs.
  5. Le nombre s’est augmenté successivement. Aujourd’hui il est de plus de soixante, malgré les extinctions.
  6. M. le maréchal Bugeaud est moins optimiste ; il réduit à une seule la liste des entreprises florissantes : « Jusqu’ici, dit-il, les essais ne présentent pas de grandes espérances, si ce n’est sur une seule propriété, où il y a un homme remarquable par son zèle, son activité et son intelligence. » - (Réponse à M. de Lamoricière, en date du 30 mai 1845.)
  7. Ces familles étaient composées ainsi : hommes, 533 ; femmes, 203 ; enfans, 1,034, dont 631 garçons et 403 filles ; domestiques, 99. Total, 1863 personnes. On remarquera que le sexe masculin fournit le double de l’autre.
  8. Très humble Lettre sur les Affaires de l’Algérie à M le duc d’Aumale, par un colon (1846). Cette brochure, remarquablement spirituelle, est attribuée à M. le vicomte de Pina.
  9. On dit que le nombre total des ouvriers ruraux dépasse à peine 2,000, non compris les jardiniers et les maraîchers. Au contraire, avec les cabaretiers, cafetiers, brocanteurs, ouvriers d’ateliers, on ferait une armée.
  10. Mémoire sur notre établissement de la province d’Oran (juillet 1837). — Paris„ 1838.
  11. Nous verrons plus loin qu’en réfutant le projet du général de Lamoricière, le maréchal évalue la dépense à 6,130 fr. au maximum par famille, somme qui, multipliée par 100,000, donnerait 613 millions.
  12. Les 100,000 hommes que nous entretenons en Afrique nous coûtent annuellement 100 millions : nous acceptons cette évaluation devenue proverbiale, quoique M. Desjobert élève dans son dernier factum la dépense réelle à plus de 125 millions. C’est, en nombre rond, une dépense de 1,000 francs par homme. Au bout de dix ans, le statu quo occasionnerait à la France un déboursé de 1 milliard. Or, dans l’hypothèse de M. le maréchal Bugeaud, en obtenant chaque année sur les dépenses de l’armée une réduction de 10 millions par la suppression de 10,000 hommes, on ne dépenserait en dix ans que 910 millions. A partir de la huitième année, le budget militaire serait réduit à 55 millions ; mais, trois ans plus tard, les 100,000 colons militaires étant installés définitivement, il n’y aurait plus que 20 millions à payer pour les 20,000 hommes de l’armée active. Preuve :
    ARMES. COLONISATION MILITAIRE. TOTAL DE CHAQUE ANNÉE.
    Dépense réductible chaque année. Dépense fixe pendant dix ans. (Millions.)
    1ère année 100 35 135
    2e 90 35 125
    3e 80 35 115
    4e 70 35 105
    5e 60 35 95
    6e 50 35 85
    7e 40 35 75
    8e 30 35 65
    9e 20 35 55
    10e 20 35 55
    TOTAL 560 350 910


    Bénéfice sur les dix ans, 90 millions - dépense annuelle après les dix ans, 20 millions seulement. — Au prix de 600 millions, la dépense équivaudrait à douze années du régime actuel.

  13. Dans le droit féodal, par exemple, l’homme d’armes pouvait se soustraire au servie par le renoncement à la solde, c’est-à-dire au fief qui passait immédiatement à son remplaçant militaire.
  14. Après un appel fait, comme essai, par M. le maréchal Bugeaud, 25 officiers de divers grades et 3,985 sous-officiers et soldats de la division d’Alger se sont fait inscrire volontairement. En admettant un nombre à peu près égal pour les deux autres divisions de l’Algérie, on réunirait le contingent de la première année ; mais ne doit-on pas faire un peu la part de la flatterie dans ces signatures données sous les yeux du puissant auteur du projet, et d’ailleurs le premier élan se soutiendrait-il pendant dix ans ?
  15. Le service du génie et celui des ponts-et-chaussées allouent aux soldats employés aux travaux d’utilité publique en Algérie de 35 à 45 centimes pour la journée de travail de huit à dix heures.
  16. Le maréchal vient de faire imprimer à Alger le plan de M. de Lamoricière, précédé de ses Observations critiques : cette brochure n’a pas encore été répandue à Paris.
  17. En considérant que l’auteur n’attribue aucune dépense aux deux communes du Sig, qu’il déclare être en voie d’exécution, on pourrait élever la moyenne à 23 fr. par tête.
  18. D’après les marchés passés provisoirement, et sauf ratification, avec les Arabes, cette somme de 20,000 francs n’est en général que le tiers du prix total convenu pour l’abandon d’environ 34,000 hectares de terre. À ce compte, l’hectare reviendrait à moins de 2 fr. En vérité, ce n’était pas la peine d’établir de si longues discussions pour savoir à qui appartient la terre algérienne, aux Français par droit de conquête, ou aux indigènes par droit d’ancienne possession. N’est-il pas plus loyal et plus économique de payer une légère indemnité, suivant l’exemple de M. de Lamoricière, et de ne pas s’exposer à des collisions ?
  19. Ce nombre suppose 5,000 familles, que M. de Lamoricière espère réunir en commençant par 2,332.