Collection complète des œuvres de M. de Florian/Fables/2/Le Bon Homme et le Trésor

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Fables de FlorianLouis Fauche-BorelVolume 9 (p. 68-71).


FABLE II

Le bon homme & le Trésor


Un bon homme de mes parents,
    Que j’ai connu dans mon jeune âge,
Se faisoit adorer de tout son voisinage ;
Consulté, vénéré des petits & des grands,
Il vivoit dans sa terre en véritable sage.
    Il n’avoit pas beaucoup d’écus,
Mais cependant assez pour vivre dans l’aisance ;
    En revanche, force vertus,
    Du sens, de l’esprit par dessus,
Et cette aménité que donne l’innocence.
    Quand un pauvre venoit le voir,
S’il avoit de l’argent, il donnoit des pistoles ;
Et, s’il n’en avoit point, du moins par ses paroles
Il lui rendoit un peu de courage & d’espoir.
    Il raccommodoit les familles,
Corrigeoit doucement les jeunes étourdis,
    Riait avec les jeunes filles,
    Et leur trouvoit de bons maris.
    Indulgent aux défauts des autres,
Il répétoit souvent : « N’avons nous pas les nôtres ?

Ceux ci sont nés boiteux, ceux là sont nés bossus,
    L’un un peu moins, l’autre un peu plus :
    La nature de cent manières
Voulut nous affliger : marchons ensemble en paix ;
    Le chemin est assez mauvais
    Sans nous jeter encor des pierres. »
     Or il arriva, certain jour,
  Que notre bon vieillard trouva dans une tour
    Un trésor caché sous la terre.
    D’abord il n’y voit qu’un moyen
    De pouvoir faire plus de bien ;
    Il le prend, l’emporte & le serre.
  Puis, en réfléchissant, le voilà qui se dit :
   Cet or que j’ai trouvé feroit plus de profit
    Si j’en augmentois mon domaine ;
  J’aurois plus de vassaux, je serois plus puissant.
Je peux mieux faire encor : dans la ville prochaine
Achetons une charge, & soyons président.
    Président ! cela vaut la peine.
Je n’ai pas fait mon droit, mais, avec mon argent,
On m’en dispensera, puisque cela s’achète. »
    Tandis qu’il rêve & qu’il projette,
    Sa servante vient l’avertir
    Que les jeunes gens du village
Dans la cour du château sont à se divertir :
    Le dimanche, c’étoit l’usage,
Le seigneur se plaisoit à danser avec eux.

Oh ! ma foi, répond-il, j’ai bien d’autres affaires ;
Que l’on danse sans moi. » L’esprit plein de chimères,
Il s’enferme tout seul pour se tourmenter mieux.
    Ensuite il va joindre à sa somme
Un petit sac d’argent, reste du mois dernier.
    Dans l’instant arrive un pauvre homme
    Qui, tout en pleurs, vient le prier
De vouloir lui prêter vingt écus pour sa taille.
 Le collecteur, dit-il, va me mettre en prison,
    Et n’a laissé dans ma maison
    Que six enfants sur de la paille. »
  Notre nouveau Crésus lui répond durement
    Qu’il n’est point en argent comptant.
 Le pauvre malheureux le regarde, soupire,
    Et s’en retourne sans mot dire.
 Mais il n’étoit pas loin, que notre bon seigneur
    Retrouve tout à coup son cœur :
    Il court au paysan, l’embrasse,
    De cent écus lui fait le don,
    Et lui demande encor pardon.
Ensuite il fait crier que sur la grande place
 Le village assemblé se rende dans l’instant.
    On obéit ; notre bonhomme
    Arrive avec toute sa somme,
    En un seul monceau la répand.
Mes amis, leur dit-il, vous voyez cet argent :


Depuis qu’il m’appartient je ne suis plus le même ;
Mon âme est endurcie, & la voix du malheur
    N’arrive plus jusqu’à mon cœur.
Mes enfants, sauvez-moi de ce péril extrême
Prenez & partagez ce dangereux métal ;
Emportez votre part chacun dans votre asile :
Entre tous divisé, cet or peut être utile ;
Réuni chez un seul, il ne fait que du mal. »

    Soyons contents du nécessaire,
Sans jamais souhaiter de trésors superflus :
Il faut les redouter autant que la misère,
    Comme elle ils chassent les vertus.