Librairie Ollendorff (p. 178-183).


II

LA BAGUE NOIRE


De coutume, les femmes n’allaient pas trop au café ou au cabaret, sauf les grandes dames accompagnées par quelques seigneurs, qui s’y rendaient par curiosité, et les courtisanes.

Mais tant que durait la foire de Saint-Germain, on ne se faisait aucun scrupule de fréquenter ceux qui se trouvaient dans son enceinte ou aux environs. C’était même devenu, non seulement une question de mode, mais une sorte d’obligation. Il était de bon ton de s’y donner rendez-vous et la licence qui y régnait permettait toutes les entrevues entre amoureux de même classe ou de classes différentes.

La plus authentique duchesse, qui ne se fût jamais commise ailleurs avec ses inférieures, ne trouvait point mauvais de s’asseoir auprès d’une lingère, voire de la prier très humblement de se déranger pour gagner sa place.

La Révolution n’inventa rien en inscrivant au fronton de ses édifices les trois mots sur lesquels tout devait se baser : Liberté, Égalité, Fraternité. Ils étaient déjà de règle à la Foire Saint-Germain et quelques-uns seulement y contrevenaient, comme on y contrevient d’ailleurs de nos jours.

Cette fusion des classes autour des loges des marchands et surtout dans les cafés et théâtres, ne laissait pas souvent que de donner lieu à d’amusantes surprises. Il arriva plusieurs fois qu’une marquise et une soubrette vinrent s’asseoir l’une auprès de l’autre, chacune attendant quelqu’un : la soubrette le marquis et la marquise le galant de la soubrette. On laisse à penser le désarroi quand les deux hommes arrivaient.

Journellement, c’était un mari surpris par sa femme en conversation clandestine, ou la femme par son mari. Si l’un ou l’autre faisait du bruit, la chronique scandaleuse le répétait à tous les échos et le monde s’en égayait. Les mœurs de l’époque permettaient heureusement aux intéressés de fermer les yeux : en de telles occasions, n’est-ce pas souvent le plus sage !

On ne s’étonnait donc pas de la qualité de ceux ou de celles qui venaient au café ni de ce qu’ils voulaient y faire. En général — et ceci concerne la noblesse — comme on se connaissait et se surveillait entre soi, il s’y passait peut-être moins de choses répréhensibles qu’ailleurs, où l’on prenait le soin de se cacher. Il en sera de tout temps ainsi : celles qui vont tous les soirs au bal et s’y montrent, au vu et su de tous, endiablées, infatiguables, même passionnées, sont beaucoup moins coupables que celles qui, une fois seulement la semaine, se glissent pendant une heure dans quelque mystérieux entresol.

La limpidité de l’eau courante sera toujours moins suspecte que celle de l’eau tranquille.

La petite baronne de Longpré était une assidue de la foire. Quelquefois elle s’y faisait accompagner, en tout bien tout honneur, de quelque cavalier galant, mais peu dangereux : son parent, par exemple, le baron de la Hunaudaye.

Le plus souvent, elle y venait seule. Son esprit curieux et indépendant lui faisait préférer à la société d’un phraseur accroché à ses jupes et l’assommant de ses madrigaux, la liberté d’aller où il lui plaisait, son petit nez rose au vent.

Jeune fille, elle ne l’eût pas osé peut-être ; mais sa situation particulière le lui permettait, elle en usait largement.

Ce jour-là, n’étant pas allée à l’hôtel de Nevers, elle avait tout naturellement dirigé ses pas vers le célèbre champ de foire, autant pour y chercher quelques distractions, que pour tromper son besoin d’activité. En effet, depuis la résolution qu’elle avait prise de retrouver le prince auquel elle s’était passivement donnée, le soir de ses noces, Liane éprouvait l’impérieuse nécessité de dépenser ses forces, et se livrait à tous les exercices physiques permis aux femmes, pour donner au moins la lassitude en pâture à son agitation.

Certes, ce n’était pas en ce lieu qu’elle espérait rencontrer Philippe de Mantoue, sachant bien qu’il était exilé et que c’eût été fou de sa part de se venir promener en plein Paris et dans l’endroit de Paris où mille personnes pour une eussent pu le reconnaître à première vue.

Et cependant, à chacun de ses pas elle levait la tête, comme si parmi ces quantités de visages qui paraissaient et disparaissaient, à peine entrevus, allait surgir soudain celui qu’elle attendait.

Bientôt, elle fut lasse ; ses petits pieds mignons, qui eussent tenu dans la main d’un enfant, n’étaient pas accoutumés à cette fatigue du piétinement incessant.

Elle avisa tout à coup le cabaret dont la porte était béante devant elle et, comme elle n’avait d’autre règle que sa volonté, rassemblant ses jupes, elle s’y engouffra.

Tout d’abord Liane ne vit rien que l’ensemble des yeux qui la regardaient. Il lui sembla étrange de se trouver là, devant tous ces regards braqués sur elle. Mais n’avait-elle pas l’habitude d’être admirée ?… Son minois fûté, malin, on nez agaceur, ses petits yeux pétillants, jusqu’au bout de sa langue rose qu’elle passait à chaque instant sur ses lèvres fraîches, tout cela n’attirait-il pas l’attention sur elle partout où elle allait ?

Enfin, avisant une place libre, elle glissa à travers les rangs, comme dans une mesure de pavane, sautilla, voleta et se trouva assise… ouf !…

Plus à son aise à son tour, elle regarda ceux qui l’entouraient : à droite, un procureur au Châtelet ; à gauche, un singulier personnage, qui semblait en refléter un autre dont la mise était à peu près la même, à quelques détails de luxe près ; plus loin, deux ou trois figures de soudards qu’il lui semblait avoir déjà vues ailleurs, et des femmes.

Les rayons de ses yeux inspectèrent circulairement toute la salle et ne rencontrèrent pas un seul visage familier. Alors elle se rassura, tapota sa robe du bout de ses doigts pour en harmoniser les plis, regarda dans son minuscule miroir de poche si tout était bien en place : ses frisons, sa poudre et ses mouches. Ces préparatifs achevés, elle commanda un sorbet à la glace qu’elle commença à déguster en gourmande, avec un happement de la langue.

À l’entrée de Mme de Longpré, Philippe de Mantoue avait tressailli.

Quand elle vint s’asseoir auprès de lui, il eut une sorte de recul et se tourna de trois quarts, de façon à ne pas présenter son visage, juste assez pour ne pas être impoli.

Le souci de déguiser sa voix vis-à-vis des prévôts l’empêchait d’être communicatif ; aussi, la Nivelle essayait-elle vainement de le dérider. Elle avait imaginé de lui faire promettre qu’il viendrait le soir à l’Opéra, lui avait indiqué à quel moment elle danserait, quel rôle elle tiendrait ; il la reconnaîtrait d’ailleurs au signe qu’elle lui ferait : trois fois les deux premiers doigts de sa main gauche réunis et appuyés sur ses lèvres.

Mais il avait répondu qu’il n’était pas certain de pouvoir aller à l’Opéra le soir même, et paraissait moins préoccupé des avances de cette femme que des questions posées aux prévôts par Peyrolles dont l’audace nouvelle le surprenait.

Celui-ci, en effet, sous couleur de les combler de louanges pour toutes les actions d’éclat qu’ils avaient certainement accomplies, s’efforçait de les faire causer.

Passepoil, se méfiant de la loquacité de son ami, lui écrasait le pied sous la table, l’empêchant à chaque instant de répondre, car la qualité d’étrangers de leurs interlocuteurs ne suffisait pas à endormir sa défiance. Trop de fois il avait eu à constater qu’il faut tenir sa langue, même devant les gens les moins suspects ; aussi, prudent pour deux, se jugeant responsable des paroles malencontreuses qui échapperaient à Cocardasse, il entendait l’obliger au silence.

Grâce au serment prêté solennellement sur la garde de Pétronille, il croyait posséder maintenant un moyen magique pour arrêter la langue du Gascon au moment où il le faudrait.

En effet, il avait été entendu entre eux, que celui-ci se tairait chaque fois que Passepoil, par un signe convenu, lui montrerait la garde de sa propre épée.

Mais lors de la conclusion de cette entente, frère Amable n’avait pas prévu qu’il rencontrerait Cydalise et que la grosse danseuse absorberait assez son attention pour lui faire oublier de surveiller son noble ami.

Le terrible bavard n’avait cependant encore commis aucun impair. C’était loin de faire l’affaire de Peyrolles, si loin même que celui-ci résolut de presser ses questions davantage, dans l’espoir d’apprendre, par une simple indication, ce qu’était devenu le bossu.

Profitant d’un moment où le Normand, très entrepris par sa compagne, semblait être incapable de l’entendre, il demanda d’un air indifférent, poursuivant la conversation commencée :

— Qu’était-ce que ce régiment de Royal-Lagardère ?… Et qui le commandait ?…

— Té !… le comte Henri de Lagardère, parbleu !… Le reste se composait de quatre hommes, dont le petit et moi… Cela passait partout, bagasse, dans l’eau, le feu, le fer… même dans l’air…

— Pourquoi l’avez-vous quitté ?… le comte aurait-il été tué quelque part ?

— Troun de l’air ! on ne le tue pas, celui-là !

— Alors qu’est-il devenu ?

Le Gascon ne répondit pas sans avoir regardé la rapière de Passepoil et ce fut celui-ci qui prit la parole.

— Il court le monde… où… Nous serions bien aises de le savoir.

L’intendant, comprenant qu’il n’y avait pas grand’chose à tirer des prévôts, de quelque façon qu’on pût s’y prendre, se demanda s’il fallait poursuivre son interrogatoire jusqu’à devenir indiscret, ou bien y renoncer complètement.

Son hésitation fut comme le signal d’une petite scène bien étrangère à ses soucis : scène après laquelle il ne devait plus lui être possible de reprendre ses questions.

En entendant prononcer le nom de Lagardère, plus apte que tout autre à frapper ses oreilles, la baronne de Longpré s’était vivement penchée pour voir de quelles lèvres il était sorti, et ça avait été pour elle un trait de lumière ; elle s’était soudain souvenue avoir vu quelques-uns de ces hommes à l’hôtel de Nevers.

De son côté, Cocardasse, l’ayant aperçue, avait jugé à propos de lui faire un profond salut, auquel elle s’était abstenue de répondre.

Jusque-là rien que de très naturel et les choses n’eussent pas été plus loin si Jean-Marie Berrichon, qui, se rappelant sans doute avoir eu le monopole des indiscrétions et des gaffes, languissait de ne pas en avoir commis depuis longtemps, n’avait dit assez haut en poussant le coude d’Amable :

— Je suis bien certain pourtant que c’est bien là l’amie de Mlle Aurore.

Ces quelques mots passèrent inaperçus de la plupart des auditeurs, et pourtant ils étaient gros de conséquences.

Philippe de Mantoue, lui, ne les avait pas laissés tomber, en saisissant toute la valeur, bien qu’ils n’eussent aucune portée pour Peyrolles ; aussi, cette fois se tourna-t-il franchement du côté de la baronne, sachant bien être assez maquillé et grimé pour ne pouvoir être reconnu d’elle.

Il eût voulu maintenant voir tous les autres s’en aller, car il lui semblait bien qu’il avait quelque chose à dire à l’amie de Mlle de Nevers.

L’attention qu’il se prit à marquer à la nouvelle venue provoqua aussitôt la jalousie de la Nivelle, et redoubla son désir de l’accaparer pour elle seule.

— Vous avez là, monsieur, lui dit-elle en minaudant, une fort jolie bague. Soyez donc assez aimable pour me la montrer de plus près.

Tout en parlant, la danseuse s’était emparée de la main du prince et considérait avec attention le bijou. C’était une pierre noire peu volumineuse, sertie jadis à Venise dans un anneau qui contenait un secret. Philippe de Mantoue ne se souvenait pas l’avoir jamais révélé à personne.

— Elle est plus étrange que belle, répondit-il, dans le but de modérer l’admiration exagérée de sa voisine. Elle n’a d’ailleurs de valeur que celle que certains peuvent y attacher.

— Dans ce cas offrez-la moi, soupira la Nivelle, de cette façon basse dont quémandent les courtisanes.

Le prince fronça les sourcils :

— Je regrette vivement de ne pouvoir vous être agréable, dit-il, mais cette bague a une destinée, laquelle ne peut s’accomplir que par moi.

— Je l’aurais gardée jusqu’à la fin de mes jours, murmura la belle, convaincue de l’inanité de toute nouvelle insistance ; puisqu’il en est ainsi, je ne saurais vous en priver.

En dépouillant sa fortune, Gonzague n’en avait pas perdu pour cela ses allures de grand seigneur et c’était inutile de gratter le marchand pour retrouver le prince. Il tira de son doigt une autre bague charmante qu’il tendit à la cupide hétaïre en lui disant :

— Prenez plutôt celle-ci : elle vaut mieux pour vous et moins pour moi.

Le visage de la Nivelle rayonna.

Tous les autres eurent un regard d’envie et se levèrent, car il leur fallait regagner l’Opéra pour la représentation du soir.

Les prévôts avaient imité ce mouvement.

Alors jetant une poignée d’or sur la table, Gonzague dit d’un ton bref pour arrêter toute protestation :

— Pas un mot !… je n’ai jamais laissé payer ni des femmes ni des soldats. Adieu, mesdames, et vous, messieurs, grand merci de votre conversation ; il est fort probable que nous nous en souviendrons longtemps.

— Nous demeurons ici ? demanda l’intendant, dont le plan était de suivre les prévôts.

— Reste, lui répondit son maître.

La Dorbigny n’avait rien demandé à Peyrolles, ni rien obtenu de lui, pas même une promesse. La Nivelle n’était pas plus avancée et s’en allait à regret. La bande se dispersa, les prévôts d’un côté, de l’autre ces demoiselles de l’Opéra, telle une volée de moineaux.

Dès que tout le monde fut dehors, Gonzague se retourna vers Liane de Longpré et fut tout surpris de la voir très pâle. Leurs yeux se croisèrent et il en jaillit un éclair ; il y avait de la défiance du côté du prince, une interrogation anxieuse de la part de la baronne. Peyrolles les regardait tous deux et n’y comprenait rien.

Ils se rapprochèrent l’un de l’autre et Mme de Longpré se pencha pour murmurer :

— J’ai à vous parler, seul.

Gonzague feignit de l’étonnement et répondit tout bas :

— N’y aurait-il pas confusion de votre part, madame ? votre visage m’est inconnu ?

Il voyait bien que son masque ne lui servait plus à rien, mais il voulait que la baronne le lui dit.

Elle se pencha plus près encore et reprit :

— Philippe de Mantoue, je veux te voir en tête à tête.

— Encore une fois, madame, vous vous trompez ; qui vous prouve que je sois celui que vous croyez reconaître en moi.

— Ceci, répondit-elle en montrant la bague noire au doigt de Gonzague. Il n’y en a pas deux semblables et celle-ci contient un secret.

— Elle a été faite pour moi et je n’ai jamais confié de secret à personne.

— Erreur, Philippe !… Il est des heures de passion où l’on parle malgré soi : d’aucuns les oublient, les autres se souviennent !… Ceci prouve que tu ne m’as jamais aimée et que je t’aime encore !…

Le prince tressaillit. Quelques instants auparavant, il avait songé à acheter cette femme qui avait été sa maîtresse. Il avait espéré même pouvoir le faire en restant dans la coullisse, sans remuer de cendres, et par l’intermédiaire de Peyrolles. Il avait cru que cette petite âme légère, cette tête qu’il supposait vide, pouvait être façonnée pour la trahison sans qu’elle fît un retour sur le passé, sans même qu’elle voulût le revoir lui-même. La première fois qu’il avait acheté son corps, elle avait accepté sans rien voir, sans rien discuter… Serait-ce donc autre chose, maintenant qu’il s’agissait seulement de sa conscience ?

Devant son impensabilité elle reprit très bas, mais d’une voix sourde et énergique :

— Dans le chaton de cette bague, il y a une goutte de poison et ce poison posé sur les lèvres d’une femme suffirait à la tuer… Est-ce vrai ?

Gonzague se souvint enfin que Liane était le seul être humain auquel il eût révélé ce secret, et il répondit lentement :

— C’est vrai !

La petite baronne l’enveloppa d’un regard passionné en murmurant :

— Je suis à toi ! je n’ai jamais été qu’à toi ! et si tu me destinais ce poison, Philippe, je te dirais quand même : Je t’aime !

Le prince s’inclina, jugeant que l’épreuve avait assez duré.

Il avait besoin de cette femme, elle se livrait pieds et poings liés, et le cœur avec. De celui-ci il se souciait peu ; il ne lui fallait qu’un instrument pour sa vengeance ; il le possédait, quitte à le briser plus tard.

La petite baronne avait peut-être vu l’avenir, songeant que le poison serait pour elle !

Il demanda très grave :

— Es-tu prête à m’obéir ?

— Jusqu’à la mort !

— Alors, viens ! dit-il en se levant.

Ils quittèrent le cabaret, Peyrolles les suivant ; mais en route Gonzague faisant glisser ses bagues au fond d’une de ses poches, se jura de n’en plus porter, puisqu’une seule avait suffi à le faire reconnaître.