Clerambault/Troisième partie

Libr. Paul Ollendorff (p. 151-236).


TROISIÈME PARTIE


Clerambault rentra de l’hôpital et, s’enfermant dans sa chambre, il se mit à écrire. Mme Clerambault une fois voulut entrer, s’informa de ce qu’il faisait, avec une sorte de méfiance. On eût dit qu’une intuition, bien rare chez cette brave femme qui ne devinait jamais rien, lui inspirât une crainte obscure de ce que son mari préparait. Il réussit à défendre sa retraite, jusqu’à ce qu’il eût achevé. D’ordinaire, il ne faisait grâce aux siens d’aucune de ses lignes : c’était un plaisir de naïve, d’affectueuse vanité ; c’était aussi un devoir de tendresse, dont pas plus qu’eux il n’aurait pu se passer. Cette fois, il s’en dispensa, et il évita de s’en avouer les raisons. Quoiqu’il fût loin d’imaginer les conséquences de son acte, il avait peur des objections ; et il n’était pas assez sûr de lui pour s’y exposer ; il voulait mettre les autres en face du fait accompli.

Son premier cri était pour s’accuser :

« Ô Morts, pardonnez-nous ! »

Cette Confession publique portait en épigraphe la phrase musicale d’une vieille plainte de David, pleurant sur le corps de son fils Absalon :



{
\clef bass
\key f \major
\time 6/4
\override Score.TimeSignature.stencil = ##f

<<
\new Voice = "melodie" {
\stemDown

g,1 bes,2
d2 bes,2 d2
fis2 d2 fis2
a2 bes2 g2
fis2 a2. d4
d1.
\bar "|."
}

\new Lyrics \lyricsto "melodie" {
Fi- li mi,
Fi- li mi,
Fi- li mi,
Fi- li mi,
Fi- li mi!
}
>>
}


J’avais un fils. Je l’aimais. Je l’ai tué. Pères de l’Europe en deuil, ce n’est pas pour moi seul, c’est pour vous que je parle, millions de pères, pères veufs de vos fils, ennemis ou amis, tous couverts de leur sang, comme moi. C’est vous tous qui parlez, par la voix d’un des vôtres, ma misérable voix qui souffre et se repent.

Mon fils a été tué, pour les vôtres, par les vôtres ? (je ne sais), comme les vôtres. Comme vous, j’ai accusé l’ennemi, j’ai accusé la guerre. Mais le principal coupable, je le vois aujourd’hui, je l’accuse : c’est moi. C’est moi ; et moi, c’est vous. C’est nous. Que je vous force à entendre ce que vous savez bien, mais ne voulez pas savoir !

Mon fils avait vingt ans, lorsqu’il est tombé sous les coups de la guerre. Vingt ans, je l’ai chéri, défendu contre la faim, le froid, contre les maladies, contre la nuit de l’esprit, l’ignorance, l’erreur, contre toutes les embûches dissimulées dans l’ombre de la vie. Mais qu’ai-je fait pour le défendre contre le fléau qui venait ?

Je n’étais pourtant pas de ceux qui pactisaient avec les passions des nationalismes jaloux. J’aimais les hommes, j’avais joie à me représenter leur fraternité future. Pourquoi donc n’ai-je rien fait contre ce qui la menaçait, contre la fièvre qui couvait, contre la paix menteuse, qui, le sourire aux lèvres, se préparait à tuer ?

Peur de déplaire, peut-être ? Peur des inimitiés ? J’aimais trop à aimer, surtout à être aimé. Je craignais de compromettre la bienveillance acquise, cet accord fragile et fade avec ceux qui nous entourent, cette comédie qu’on joue aux autres et à soi, et dont on n’est pas dupe, puisque des deux côtés on redoute de dire le mot qui effriterait le plâtre et dénuderait la maison crevassée. Peur de voir clair en soi. Équivoque intérieure… Vouloir tout ménager, faire tenir ensemble les vieux instincts et la nouvelle croyance, les forces qui s’entredétruisent et s’annulent mutuellement. Patrie, Humanité, Guerre et Paix… Ne pas savoir au juste de quel côté l’on penche. Pencher de l’un à l’autre, comme en se balançant. Peur de l’effort à faire, pour prendre une décision et pour faire son choix… Paresse et lâcheté ! Le tout bien recrépit d’une foi complaisante en la bonté des choses, qui sauraient, pensions-nous, s’organiser d’elles-mêmes. Et nous nous contentions de regarder, de glorifier le cours impeccable du Destin… Courtisans de la Force !…

A notre défaut, les choses, — ou les hommes, (d’autres hommes) — ont choisi. Et nous avons compris alors que nous nous étions trompés. Mais il nous était si affreux d’en convenir, et nous étions si déshabitués d’être vrais que nous avons agi comme si nous étions d’accord avec le crime. Pour gage de l’accord, nous avons livré nos fils…

Ah ! nous les aimons bien ! Sûrement, plus que nos vies… (S’il ne s’était agi que de donner nos vies…) mais pas plus que notre orgueil, s’exténuant à voiler notre désarroi moral, le vide de notre esprit et la nuit de notre cœur.

Passe encore pour ceux qui croient à la vieille idole, hargneuse, envieuse, poissée de sang caillé, — la Patrie barbare ! Ceux-là, en lui sacrifiant les autres et les leurs, tuent ; mais du moins ils ne savent ce qu’ils font ! — Mais ceux qui ne croient plus, qui seulement veulent croire, (Et c’est moi ! Et c’est nous !), en sacrifiant leur fils ils l’offrent à un mensonge : (affirmer dans le doute, c’est mentir) ; ils t’offrent pour se prouver à eux-mêmes leur mensonge. Et maintenant que nos aimés sont morts pour notre mensonge, bien loin de l’avouer, nous nous y enfonçons jusqu’au-dessus des yeux, afin de ne plus le voir. Et il faut qu’après les nôtres, les autres, tous les autres, meurent pour notre mensonge !…

Mais moi, je ne peux plus ! Je pense aux fils encore vivants. Est ce que cela me fait du bien que cela fasse du mal aux autres ? Suis-je un barbare du temps d’Homère pour croire que j’apaiserai la douleur de mon fils mort et sa faim de la lumière, en répandant sur la terre qui le dévore le sang des autres fils ? En sommes-nous toujours là ? — Non. Chaque meurtre nouveau tue mon fils une fois de plus, fait peser sur ses os la lourde boue du crime. Mon fils était l’avenir. Si je veux le sauver, je dois sauver l’avenir, je dois épargner aux pères qui viendront la douleur où je suis. Au secours ! Aidez-moi ! Rejetez ce mensonge ! Est-ce pour nous que se livrent ces combats entre États, ce brigandage de l’univers ? De quoi avons-nous besoin ? La première des joies, la première des lois, n’est-elle pas celle de l’homme, qui, pareil à un arbre, monte droit et s’étend sur le cercle de terre qui est à sa mesure, et par sa libre sève et son calme labeur voit sa multiple vie, en lui et en ses fils, patiemment s’accomplir ? Et qui donc d’entre nous, frères du monde, est jaloux pour les autres de ce juste bonheur, voudrait le leur voler ? Qu’avons-nous à faire de ces ambitions, de ces rivalités, de ces cupidités, de ces maladies d’esprit, que des blasphémateurs couvrent du nom de patrie ? La patrie, c’est vous, pères. La patrie, c’est nos fils. Tous nos fils. Sauvons-les !

.

Sans consulter personne, il alla porter ces pages, à peine écrites, chez un petit éditeur socialiste du quartier. Il revint, soulagé. Il pensait :

— Maintenant, j’ai parlé. Cela ne me regarde plus.

Mais, la nuit qui suivit, il perçut brusquement, par un coup dans la poitrine, que cela le regardait plus que jamais. Il s’éveilla…

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

Il éprouvait une souffrance de pudeur, à livrer au public sa douleur sacrée. Et sans imaginer qu’elle pût soulever des colères, il avait le sentiment des incompréhensions, des commentaires grossiers, qui sont des profanations.

Les journées suivantes passèrent. Il ne se produisit rien. Silence. L’appel avait plongé dans l’inattention publique. L’éditeur était peu connu, le lancement de la brochure négligemment fait. Et il n’y a pire sourd que qui ne veut pas entendre. Les quelques lecteurs qu’avait attirés le nom de Clerambault avaient, dès les premières lignes, écarté cette lecture importune. Ils pensaient :

— Le pauvre homme ! Son malheur est en train de lui troubler la tête.

Bon prétexte pour ne pas risquer de compromettre l’équilibre de la leur.

Un second article suivit. Clerambault y prenait congé du vieux fétiche sanglant : la Patrie. Ou plutôt, il opposait au grand carnassier auquel se livrent en pâture les pauvres hommes de ce temps, à la Louve Romaine, l’auguste Mère de tout ce qui respire : la Patrie universelle :

A Celle qu’on a aimée

Nulle douleur plus amène que de se séparer de celle qu’on a aimée. En l’arrachant de mon cœur, c’est mon cœur que j’arrache. La chère, la bonne, la belle, — si du moins on avait l’aveugle privilège de ces amants passionnés qui peuvent oublier tout, tout l’amour, tout le beau et le bon d’autrefois, pour ne plus voir que le mal qu’elle vous fait aujourd’hui et ce qu’elle est devenue ! Mais je ne sais pas, je ne sais pas oublier : je te verrai toujours comme je t’ai aimée, quand je croyais en toi, quand tu étais mon guide et ma meilleure amie, — Patrie ! Pourquoi m’as-tu laissé ? Pourquoi nous as-tu trahis ? Encore si j’étais seul à souffrir, je cacherais la triste découverte sous ma tendresse passée. Mais je vois tes victimes, ces peuples, ces jeunes hommes crédules et épris (je reconnais en eux celui que je fus aussi) Comme tu nous as trompés ! Ta voix nous semblait celle de l’amour fraternel ; tu nous appelais à toi afin de nous unir : plus d’isolés ! Tous frères ! A chacun tu prêtais les forces de milliers d’autres ; tu nous faisais aimer notre ciel, notre terre et l’œuvre de nos mains ; et nous nous aimions tous en t’aimant Où nous as-tu conduits ? Ton but, en nous unissant, était-il seulement de nous faire plus nombreux, pour haïr et pour tuer ? Ah ! nous avions assez de nos haines isolées. Chacun avait son faix de ses mauvaises pensées ! Du moins, en y cédant, nous les savions mauvaises. Mais toi, tu les nommes sacrées, empoisonneuse des âmes…

Pourquoi ces combats ? Pour notre liberté ? Tu fais de nous des esclaves. Pour notre conscience ? Tu l’outrages. Pour notre bonheur ? Tu le saccages. Pour notre prospérité ? Notre terre est ruinée Et quand avons-nous besoin de nouvelles conquêtes, quand le champ de nos pères nous est devenu trop grand ? Est-ce pour l’avidité de quelques dévorants ? La patrie a-t-elle pour mission d’emplir ces ventres, avec le malheur public ?

Patrie vendue aux riches, aux trafiquants de l’âme et du corps des nations. Patrie qui es leur complice et leur associée, qui couvres leurs vilenies de ton geste héroïque, — prends garde ! Voici l’heure où les peuples secouent leur vermine, leurs dieux, leurs maîtres qui les abusent ! Qu’ils poursuivent parmi eux les coupables ! Moi, je vais droit au Maître, dont l’ombre les couvre tous. Toi qui trônes impassible, tandis que les multitudes s’égorgent en ton nom, toi qu’ils adorent tous en se haïssant tous, toi qui jouis d’allumer le rut sanglant des peuples, femelle, dieu de proie, faux Christ qui planes au-dessus des tueries, avec tes ailes en croix et tes serres d’épervier ! Qui t’arrachera de notre ciel ? Qui nous rendra le soleil et l’amour de nos frères ? … Je suis seul, et je n’ai que ma voix, qu’un souffle va éteindre. Mais avant de disparaître, je crie : « Tu tomberas ! Tyran, tu tomberas ! L’humanité veut vivre. Le temps viendra, où l’homme va briser ton joug de mort et de mensonge. Le temps vient. Le temps est là ».

Réponse de l’Aimée

Ta parole, mon fils, est la pierre qu’un enfant lance contre le ciel. Elle ne m’atteint pas. C’est sur toi qu’elle retombe. Celle que tu outrages, qui usurpe mon nom, est l’idole que tu as sculptée. Elle est à ton image, et non pas à la mienne. La vraie Patrie est celle du Père. Elle est commune à tous. Elle vous embrasse tous. Ce n’est pas sa faute, si vous la rapetissez à votre taille… Malheureux hommes ! Vous souillez tous vos dieux, il n’est pas une grande idée que vous n’avilissiez. Le bien qu’on veut vous faire, vous le tournez en poison. La lumière qu’on vous verse vous sert à vous brûler. Je suis venue parmi vous, pour réchauffer votre solitude. J’ai rapproché vos âmes grelottantes, en troupeaux. J’ai fait de vos faiblesses dispersées un faisceau. Je suis l’amour fraternel, la grande Communion. Et c’est en mon nom, ô fous, que vous vous détruisez !…

Je peine, depuis des siècles, à vous délivrer des chaînes de la bestialité. J’essaie de vous faire sortir de votre dur égoïsme. Sur la route du temps, vous avancez en ahanant. Les provinces, les nations, sont les bornes militaires qui jalonnent vos haltes essoufflées. C’est votre débilité qui seule les a plantées. Pour vous mener plus loin, j’attends que vous ayez repris haleine. Mais vous êtes si pauvres de souffle et de cœur que de votre impuissance vous vous faites une vertu ; vous admirez vos héros, pour les limites auxquelles ils ont dû s’arrêter, épuisés, et non parce qu’ils ont su y atteindre les premiers ! Parvenus sans effort au point où ces héros avant-coureurs sont tombés, vous croyez être des héros à votre tour ! Qu’ai-je à faire aujourd’hui de vos ombres du passé ? L’héroïsme dont j’ai besoin n’est plus celui des Bayard, des Jeanne d’Arc, chevaliers et martyrs d’une cause à présent dépassée, mais d’apôtres de l’avenir, de grands cœurs qui se sacrifient pour une patrie plus large, pour un idéal plus haut. En marche ! Franchissez les frontières ! Puisqu’il faut encore ces béquilles à votre infirmité, reportez-les plus loin, aux portes de l’Occident, aux bornes de l’Europe, jusqu’à ce que pas à pas vous arriviez au terme et que la ronde des hommes fasse le tour du globe, en se donnant la main

Misérable écrivain, qui m’adresses des outrages, redescends en toi-même, ose t’examiner ! Je t’ai donné le pouvoir de parler pour guider les hommes de ton peuple ; et tu en as usé pour te tromper toi-même et pour les égarer ; ta as enfoncé dans leur erreur ceux que tu devais saucer, tu as eu le triste courage de sacrifier à ton mensonge ceux que tu aimais : — ton fils. Maintenant, pauvre ruine, oseras-tu du moins t’offrir en spectacle aux autres et dire : « Voilà mon œuvre, ne l’imitez pas ! » — Va, et que ton infortune puisse éviter ton sort à ceux qui viendront après ! Ose parler ! Crie-leur :

« Peuples, vous êtes fous. Vous tuez la patrie, en croyant la défendre. La patrie, c’est vous tous. Vos ennemis sont vos frères. Embrassez-vous, millions d’êtres ! »

.

Le même silence parut engloutir ce nouveau cri. Clerambault vivait en dehors des milieux populaires, où ne lui eût point manqué la chaude sympathie des cœurs simples et sains. D’un écho éveillé par sa pensée, il ne percevait rien.

Mais quoiqu’il se vit seul, il savait qu’il ne l’était point. Deux sentiments extrêmes, qui paraissaient contraires, — sa modestie et sa foi, — s’unissaient pour lui dire : « Ce que tu penses, d’autres le pensent. Ta vérité est trop grande, et tu es trop petit, pour qu’elle n’existe qu’en toi. Ce que tu as pu voir, avec tes mauvais yeux, d’autres yeux en reçoivent, comme toi, la lumière. En ce moment la Grande-Ourse s’incline à l’horizon. De milliers de regards la contemplent peut-être. Tu ne vois pas les regards. Mais la flamme lointaine les marie à tes yeux. »

La solitude de l’esprit n’est qu’une illusion. Amèrement douloureuse, mais sans réalité profonde. Nous appartenons tous, même les plus indépendants, à une famille morale. Cette communauté d’esprits n’est pas groupée en un pays, ou en un temps. Ses éléments sont dispersés à travers les peuples et les siècles. Pour un conservateur, ils sont dans le passé. Les révolutionnaires et les persécutés les trouvent dans l’avenir. Avenir et passé ne sont pas moins réels que le présent immédiat, dont le mur borne les regards satisfaits du troupeau. Et le présent, lui-même, n’est pas tel que voudraient le faire croire les divisions arbitraires des États, des nations, et des religions. L’humanité actuelle est un bazar de pensées ; sans les avoir triées, on les a mises en tas, que séparent des clôtures hâtivement construites : ainsi, les frères sont séparés des frères, et parqués avec des étrangers. Chaque État englobe des races différentes, qui ne sont nullement faites pour penser et agir ensemble ; chacune des familles ou des belles-familles morales qu’on appelle des patries, enveloppe des esprits qui, en fait, appartiennent à des familles différentes, actuelles, passées, ou à venir. Ne pouvant les absorber, elle les opprime ; ils n’échappent à la destruction que par des subterfuges : — soumission apparente, rébellion intérieure, — ou par la fuite : — exilés volontaires, Heimatlos. Leur reprocher d’être insoumis à la patrie, c’est reprocher aux Irlandais, aux Polonais, d’échapper à l’engloutissement par l’Angleterre ou par la Prusse. Ici et là, ces hommes restent fidèles à la vraie Patrie. Ô vous qui prétendez que cette guerre a pour but de rendre à chaque peuple le droit de disposer de soi, quand rendrez-vous ce droit à la République dispersée des libres âmes du monde entier ?

Cette République, Clerambault, isolé, savait qu’elle existait. Comme la Rome de Sertorius, elle était toute en lui. Toute en chacun de ceux, — les uns aux autres, inconnus, — pour qui elle est la Patrie.

.

Brusquement, la muraille de silence qui bloquait la parole de Clerambault, tomba. Et ce ne fut pas la voix d’un frère qui répondit à la sienne. Où la force de sympathie eût été trop faible pour rompre les barrières, la sottise et la haine aveuglément firent une brèche.

Après quelques semaines, Clerambault se croyait oublié et songeait à une publication nouvelle, quand un matin Léo Camus tomba chez lui, avec fracas. Il était crispé de colère. Avec un front tragique, il tendit à Clerambault un journal grand ouvert :

— Lis !

Et, debout derrière lui, tandis que Clerambault lisait :

— Qu’est-ce que cette saloperie ?

Clerambault, consterné, se voyait poignardé par une main qu’il croyait amie. Un écrivain notoire, en bons termes avec lui, collègue de Perrotin, homme grave, honorable, avait, sans hésiter, assumé le rôle de dénonciateur public. Bien qu’il connût depuis assez longtemps Clerambault pour n’avoir aucun doute sur la pureté de ses intentions, il le présentait sous un jour déshonorant. Historien habitué à manipuler les textes, il détachait de la brochure de Clerambault quelques phrases tronquées, et il les brandissait, comme un acte de trahison. Sa vertueuse indignation ne se fût point satisfaite d’une lettre privée ; elle avait fait choix du plus bruyant journal, basse officine de chantage, dont un million de Français méprisaient, mais avalaient les bourdes, bouche bée.

— Ce n’est pas possible ! balbutiait Clerambault, que cette animosité inattendue trouvait sans défense.

— Pas un instant à perdre ! dit Camus. Il faut répondre.

— Répondre ? Que puis-je répondre ?

— D’abord, naturellement, démentir cette ignoble invention.

— Mais ce n’est pas une invention, dit Clerambault, en relevant la tête et regardant Camus.

Ce fut au tour de Camus d’être frappé de la foudre.

— Ce n’est pas… ? Ce n’est pas… ? bégaya-t-il, de saisissement.

— La brochure est de moi, dit Clerambault ; mais le sens en est dénaturé par cet article…

Camus n’avait pas attendu la fin de la phrase pour hurler :

— Tu as écrit ça, toi, toi !…

Clerambault, essayant de calmer son beau-frère, le priait de ne pas juger avant de savoir exactement. Mais l’autre le traitait, à tue-tête, d’aliéné, et criait :

— Je ne m’occupe pas de cela. Oui, ou non, as-tu écrit contre la guerre, contre la patrie ?

— J’ai écrit que la guerre est un crime, et que toutes les patries en sont souillées…

Camus bondit, sans permettre à Clerambault de s’expliquer davantage, fit le geste de l’empoigner au collet, et, se retenant, il lui souffla à la face que le criminel, c’était lui, et qu’il méritait de passer illico en conseil de guerre.

Aux éclats de sa voix, la domestique écoutait à la porte. Mme Clerambault, accourue, tâchait d’apaiser son frère, avec un flot de paroles sur le mode suraigu. Clerambault, assourdi, offrait vainement à Camus de lui lire la brochure incriminée ; mais Camus s’y refusait avec fureur, disant qu’il lui suffisait de connaître de cette ordure ce que les journaux en exposaient. (Il traitait les journaux de menteurs ; mais il ratifiait leurs mensonges). Et, se posant en justicier, il somma Clerambault d’écrire sur-le-champ, devant lui, une lettre de rétractation publique. Clerambault haussa les épaules ; il dit qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à sa conscience, — qu’il était libre…

— Non ! cria Camus.

— Quoi ! Je ne suis pas libre, je n’ai pas le droit de dire ce que je pense ?

— Non, tu n’es pas libre ! Non, tu n’as pas le droit ! criait Camus, exaspéré. Tu dépends de la patrie. Et d’abord, de la famille. Elle aurait le droit de te faire enfermer !

Il exigea que la lettre fût écrite, à l’instant. Clerambault lui tourna le dos. Camus partit, en frappant les portes, criant qu’il ne remettrait plus les pieds ici : entre eux, tout est fini.

Après, Clerambault eut à subir les questions éplorées de sa femme qui, sans savoir ce qu’il avait fait, se lamentait de son imprudence et lui demandait « pourquoi, pourquoi il ne se taisait pas ? N’avaient-ils pas assez de malheur ? Quelle démangeaison de parler ? Et quelle manie surtout de vouloir parler autrement que les autres ? »

Rosine rentrait d’une course. Clerambault la prit à témoin, il lui raconta confusément la scène pénible qui venait de se passer, et la pria de s’asseoir auprès de sa table, pour qu’il lui donnât lecture de l’article. Sans prendre le temps d’enlever ses gants et son chapeau, Rosine s’assit près de son père, l’écouta sagement, gentiment, et quand il eut fini, elle alla l’embrasser, et dit :

— Oui, c’est beau !… Mais, papa, pourquoi as-tu fait cela ?

Clerambault fut démonté :

— Comment ? Comment ?… Pourquoi je l’ai fait ?… Est-ce que ce n’est pas juste ?

— Je ne sais pas… Oui, je crois… Cela doit être juste, puisque tu le dis… Mais peut-être que ce n’était pas nécessaire de l’écrire…

— Pas nécessaire ? Si c’est juste, c’est nécessaire.

— Puisque cela fait crier !

— Mais ce n’est pas une raison !

— À quoi bon faire crier ?

— Voyons, ma petite fille, ce que j’ai écrit, tu le penses aussi ?

— Oui, papa, je crois…

— Voyons, voyons, « tu crois » ?… Tu détestes la guerre, comme moi, tu voudrais la voir finie ; tout ce que j’ai dit là, je te l’ai dit, à toi ; et tu pensais comme moi…

— Oui, papa.

— Alors, tu l’approuves ?

— Oui, papa.

Elle avait passé ses bras autour de son cou :

— Mais il n’y a pas besoin de tout écrire…

Clerambault, attristé, essaya d’expliquer ce qui lui semblait évident. Rosine écoutait, répondait tranquillement ; et la seule évidence fut qu’elle ne comprenait pas. Pour finir, elle embrassa encore son père, et dit :

— Moi, je t’ai dit ce que je crois. Mais tu sais mieux que moi. Ce n’est pas à moi de juger…

Elle rentra dans sa chambre, en souriant à son père ; et elle ne se doutait pas qu’elle venait de lui retirer son meilleur appui.

.

L’attaque injurieuse ne resta pas isolée. Une fois le grelot attaché, il ne cessa plus de tinter. Mais dans le tumulte général, son bruit se fût perdu, sans l’acharnement d’une voix, qui groupa contre Clerambault tout le chœur des malignités diffuses.

C’était celle d’un de ses plus anciens amis, l’écrivain Octave Berlin. Ils avaient été camarades au lycée Henri IV. Le petit Parisien Bertin, fin, élégant, précoce, avait accueilli les avances gauches et enthousiastes de ce grand garçon qui arrivait de sa province, aussi dégingandé de corps que d’esprit, les bras, les jambes qui n’en finissaient pas dans des vêtements trop courts, un mélange de candeur, d’ignorance naïve, de mauvais goût, d’emphase, et de sève débordante, de saillies originales, d’images saisissantes. Rien n’avait échappé aux yeux malins et précis du jeune Bertin, ni les ridicules ni les richesses intérieures de Clerambault. Tout compte fait, il l’avait agréé pour intime. L’admiration que lui témoignait Clerambault n’avait pas été sans influence sur sa décision. Pendant plusieurs années, ils partagèrent la surabondance bavarde de leurs pensées juvéniles. Tous deux rêvaient d’être artistes, se lisaient leurs essais, s’escrimaient en d’interminables discussions. Bertin avait toujours le dernier mot, — comme il primait en tout. Clerambault ne songeait pas à lui contester sa supériorité ; il l’eût beaucoup plutôt imposée à coups de poing à qui l’aurait niée. Il admirait bouche bée la virtuosité de pensée et de style de ce brillant garçon, qui récoltait en se jouant tous les succès universitaires, et que ses maîtres voyaient d’avance appelé aux plus hautes destinées, — ils voulaient dire : officielles et académiques. Bertin l’entendait bien ainsi. Il était pressé de réussir, et pensait que le fruit de la gloire est meilleur, quand on le mange avec des dents de vingt ans. Il n’était pas sorti de l’École qu’il trouvait moyen de publier dans une grande revue parisienne une série d’Essais, qui lui valurent une immédiate notoriété. Sans même prendre haleine, il produisit coup sur coup un roman à la d’Annunzio, une comédie à la Rostand, un livre sur l’Amour, un autre sur la Réforme de la Constitution, une enquête sur le Modernisme, une monographie de Sarah-Bernhardt, enfin des « Dialogues des vivants », dont la verve sarcastique et sagement dosée lui procura la chronique parisienne dans un des premiers journaux du boulevard. Après quoi, entré dans le journalisme, il y resta. Il était un des ornements du Tout Paris des lettres, quand le nom de Clerambault était encore inconnu. Clerambault, lentement, prenait possession de son monde intérieur ; il avait assez à faire de lutter contre lui-même, pour ne pas consacrer beaucoup de temps à la conquête du public. Aussi, ses premiers livres, péniblement édités, ne dépassèrent pas un cercle de dix lecteurs. Il faut rendre cette justice à Bertin qu’il était des dix, et qu’il savait apprécier le talent de Clerambault. Il le disait même, à l’occasion ; et tant que Clerambault ne fut pas connu, il se donna le luxe de le défendre, — non sans ajouter aux éloges quelques conseils amicaux et protecteurs, que Clerambault ne suivait pas toujours, mais que toujours il écoutait avec le même respect affectueux.

Et puis, Clerambault fut connu. Et puis, ce fut la gloire. Bertin, bien étonné, content sincèrement du succès de l’ami, un peu vexé tout de même, laissait entendre qu’il le trouvait exagéré et que le meilleur Clerambault était le Clerambault inconnu, — celui d’avant la renommée. Il entreprenait parfois de le démontrer à Clerambault, qui ne disait ni oui ni non, car il n’en savait rien, et ne s’en occupat guère : il avait toujours une nouvelle œuvre en tête. — Les deux vieux camarades étaient restés en excellents termes ; mais ils avaient laissé leurs relations peu à peu s’espacer.

La guerre avait fait de Bertin un furieux cocardier. Autrefois, au lycée, il scandalisait le provincial Clerambault par son irrespect effronté pour toutes les valeurs, politiques ou sociales : patrie, morale, religion. Dans ses œuvres littéraires, il avait continué de promener son anarchisme, mais sous une forme sceptique, mondaine et lassée, qui répondait au goût de sa riche clientèle. Avec cette clientèle et tous les fournisseurs, ses confrères de la presse et des théâtres du boulevard, ces petits-neveux de Parny et de Crébillon junior, il s’érigea soudain en Brutus, immolant ses fils. Son excuse d’ailleurs était qu’il n’en avait pas. Mais peut-être le regrettait-il.

Clerambault n’avait rien à lui reprocher ; aussi n’y songeait-il point. Mais il songeait encore moins que son vieux camarade l’amoraliste se ferait contre lui le procureur de la Patrie outragée. Était-ce seulement de la Patrie ? La furieuse diatribe que Bertin déversa sur Clerambault décelait, semblait-il, un ressentiment personnel, que Clerambault ne s’expliquait pas. Dans le désarroi des esprits, il eût été compréhensible que Bertin fût choqué par la pensée de Clerambault et s’en expliquât avec lui, librement, seul à seul. — Mais, sans le prévenir, il débutait par une exécution publique. En première page de son journal, il l’empoignait, avec une violence inouïe. Il n’attaquait pas seulement ses idées, mais son caractère. De la crise de conscience tragique de Clerambault, il faisait un accès de mégalomanie littéraire, dont était responsable un succès disproportionné. On eût dit qu’il cherchât les termes les plus blessants pour l’amour-propre de Clerambault. Il terminait sur un ton de supériorité outrageante, en le sommant de rétracter ses erreurs.

La virulence de l’article et la notoriété du chroniqueur firent du « cas Clerambault » un événement parisien. Il occupa la presse pendant près d’une semaine, ce qui était beaucoup pour ces cervelles d’oiseaux. Presque aucun ne chercha à lire les pages de Clerambault. Cela n’était plus nécessaire : Bertin les avait lues. La confrérie n’a pas l’habitude de refaire un travail superflu. Il ne s’agissait pas de lire. Il s’agissait de juger. Une curieuse « Union Sacrée » s’effectua sur le dos de Clerambault. Cléricaux, jacobins, s’entendirent pour l’exécuter. Du jour au lendemain, sans transition, l’homme hier admiré fut traîné dans la boue. Le poète national devint un ennemi public. Tous les Myrmidons de la presse y allèrent de leur invective héroïque. La plupart étalaient, avec leur mauvaise foi constitutive, une invraisemblable ignorance. Bien peu connaissaient les couvres de Clerambault, c’est à peine s’ils savaient son nom et le titre d’un de ses volumes : cela ne les gênait pas plus pour le dénigrer maintenant que cela ne les avait gênés pour le célébrer naguère, quand la mode était pour lui. Maintenant, ils trouvaient dans tout ce qu’il avait écrit des traces de « bochisme ». Leurs citations étaient, d’ailleurs, régulièrement inexactes. Un d’eux, dans la fougue de son réquisitoire, gratifia Clerambault de l’ouvrage d’un autre, qui, blêmissant de peur, protesta aussitôt avec indignation, en se désolidarisant de son dangereux confrère. Des amis, inquiets de leur intimité avec Clerambault, n’attendirent pas qu’on la leur rappelât : ils prirent les devants ; ils lui adressèrent des « Lettres ouvertes », que les journaux publièrent en bonne place. Les uns, comme Berlin, joignaient à leur blâme public une adjuration emphatique de faire son mea culpa. D’autres, sans recourir même à ces ménagements, se séparaient de lui en termes amers et outrageants. Tant d’animosité bouleversa Clerambault. Elle ne pouvait être causée par ses seuls articles ; il fallait qu’elle couvât déjà dans le cœur de ces hommes. Quoi ! Tant de haine cachée !… Qu’avait-il pu leur faire ? L’artiste qui a du succès ne se doute pas que, parmi les sourires de l’escorte, plus d’un cache les dents qui guettent l’heure de mordre.

Clerambault s’efforçait de dissimuler à sa femme les outrages des journaux. Ainsi qu’un collégien qui escamote ses mauvaises notes, il guettait l’heure du courrier pour faire disparaître les feuilles malfaisantes. Mais leur venin finit par infecter l’air même qu’on respirait. Mme Clerambault et Rosine eurent à subir, de leurs relations mondaines, des allusions blessantes, de menus affronts, des avanies. Avec l’instinct de justice qui caractérise la bête humaine, et spécialement femelle, on les rendait responsables des pensées de Clerambault, qu’elles connaissaient à peine et qu’elles n’approuvaient pas. (Ceux qui les incriminaient ne les connaissaient pas davantage.) Les plus polis usaient de réticences ; ils évitaient ostensiblement de demander des nouvelles, de prononcer le nom de Clerambault « Ne parlez pas de corde dans la maison d’un pendu !… » Ce silence calculé était plus injurieux qu’un blâme. On eût dit que Clerambault avait commis une escroquerie, ou bien un attentat à la pudeur. Mme Clerambault revenait, ulcérée. Rosine affectait de ne pas s’en soucier ; mais Clerambault voyait qu’elle souffrait. Une amie, rencontrée dans la rue, passait sur le trottoir opposé et détournait la tête, pour ne pas les saluer. Rosine fut exclue d’un Comité de bienfaisance, où elle travaillait assidûment depuis plusieurs années.

Dans cette réprobation patriotique, les femmes se distinguaient par leur acharnement. L’appel de Clerambault au rapprochement et au pardon ne trouvait pas d’adversaires plus enragés. — Il en a été de même partout. La tyrannie de l’opinion publique, cette machine d’oppression, fabriquée par l’État moderne et plus despotique que lui, n’a pas eu, en temps de guerre, d’instruments plus féroces que certaines femmes. Bertrand Russell cite le cas d’un pauvre garçon, conducteur de tramway, marié, père de famille, réformé par l’armée, qui se suicida de désespoir, à la suite des insultes dont le poursuivaient les femmes du Middlesex. Dans tous les pays, des centaines de mal heureux ont été, comme lui, traqués, affolés, livrés à la tuerie, par ces Bacchantes de la guerre… N’en soyons pas surpris ! Il faut, pour n’avoir pas prévu cette frénésie, être de ceux qui, tel jusqu’alors Clerambault, vivent sur des opinions admises et des idéalisations de tout repos. En dépit des efforts de la femme afin de ressembler à l’idéal mensonger imaginé par l’homme pour sa satisfaction et sa tranquillité, la femme, même étiolée, émondée, ratissée, comme l’est celle d’aujourd’hui, est bien plus près que l’homme de la terre sauvage. Elle est à la source des instincts et plus richement pourvue en forces, qui ne sont ni morales ni immorales, mais animales toutes pures. Si l’amour est sa fonction principale, ce n’est pas l’amour sublimé par la raison, c’est l’amour à l’état brut, aveugle et délirant, où se mêlent égoïsme et sacrifice, également inconscients et tous deux au service des buts obscurs de l’espèce. Tous les enjolivements tendres et fleuris, dont le couple s’efforce de voiler ces forces qui l’effraient, sont un treillis de lianes au-dessus d’un torrent. Leur objet est de tromper. L’homme ne supporterait pas la vie, si son âme chétive voyait en face les grandes forces qui l’emportent. Son ingénieuse lâcheté s’évertue à les adapter mentalement à sa faiblesse : il ment avec l’amour, il ment avec la haine, il ment avec la femme, il ment avec la Patrie, il ment avec ses Dieux ; il a si peur que la réalité apparue ne le fasse tomber en convulsions qu’il lui a substitué les fades chromos de son idéalisme.

La guerre faisait crouler le fragile rempart. Clerambault voyait tomber la robe de féline politesse dont s’habille la civilisation ; et la bête cruelle apparaissait.

Les plus tolérants étaient, parmi les anciens amis de Clerambault, ceux qui tenaient au monde politique : députés, ministres d’hier ou de demain ; habitués à manier le troupeau humain, ils savaient ce qu’il vaut ! Les hardiesses de Clerambault leur semblaient bien naïves. Ils en pensaient vingt fois plus ; mais ils trouvaient sot de le dire, dangereux de l’écrire, et plus dangereux encore d’y répondre : car ce que l’on attaque, on le fait connaître ; et ce que l’on condamne, on consacre son importance. Aussi, leur avis eût-il été, sagement, de faire le silence sur ces écrits malencontreux, qu’eût négligés, d’elle-même, la conscience publique, somnolente et fourbue. Ç’a été, pendant la guerre, le mot d’ordre généralement observé en Allemagne, où les pouvoirs publics étouffaient sous les fleurs les écrivains révoltés, quand ils ne pouvaient pas sans bruit les étrangler. Mais l’esprit politique de la démocratie française est plus franc et plus borné. Elle ne connaît pas le silence. Bien loin de cacher ses haines, elle monte sur des tréteaux pour les expectorer. La Liberté française est comme celle de Rude : gueule ouverte, elle braille. Qui ne pense pas comme elle, aussitôt est un traître ; il se trouve toujours quelque bas journaliste, pour dire de quel prix fut achetée cette voix libre ; et vingt énergumènes ameuteront contre elle la fureur des badauds. Une fois la musique en train, rien à faire qu’à attendre que la violence s’épuise par son excès. En attendant, gare à la casse ! Les prudents se mettent à l’abri, ou hurlent avec les loups.

Le directeur du journal, qui s’honorait de publier, depuis plusieurs années, des poésies de Clerambault, lui fit dire à l’oreille qu’il trouvait tout ce vacarme ridicule, qu’il n’y avait pas dans son cas de quoi fouetter un chat, mais qu’à son grand regret, il se voyait obligé, pour ses abonnés, de l’éreinter… Oh ! avec toutes les formes ! … Sans rancune, n’est-ce pas ? … — Fin effet, rien de brutal : on se borna à le rendre ridicule.

Et jusqu’à Perrotin — (piteuse espèce humaine !) — qui, dans une interview, ironisa brillamment Clerambault, fit rire à ses dépens, et pensait en cachette demeurer son ami.

Dans sa propre maison, Clerambault ne trouvait plus d’appui. Sa vieille compagne, qui depuis trente ans ne pensait que par lui, répétant ses pensées avant même de les comprendre, s’effrayait, s’indignait de ses paroles nouvelles, lui reprochait âprement le scandale soulevé, le tort fait à son nom, au nom de la famille, au souvenir du fils mort, à la sainte vengeance, à la patrie. Quant à Rosine, elle l’aimait toujours ; mais elle ne comprenait plus. Une femme a rarement les exigences de l’esprit ; elle n’a que celles du cœur. Il lui suffisait que son père ne s’associât point aux paroles de haine, qu’il restât pitoyable et bon. Elle ne désirait point qu’il traduisît ses sentiments en théories, ni surtout qu’il les proclamât. Elle avait le bon sens affectueux et pratique de celle qui sauve son cœur et s’accommode du reste. Elle ne comprenait pas cet inflexible besoin de logique, qui pousse l’homme à dévider les conséquences extrêmes de sa foi. Elle ne comprenait pas. Son heure était passée, l’heure où elle avait reçu et rempli, sans le savoir, la mission de relever maternellement son père, faible, incertain, brisé, de l’abriter sous son aile, de sauver sa conscience, de lui rendre le flambeau qu’il avait laissé tomber. Maintenant qu’il l’avait repris, son rôle, à elle, était accompli. Elle était redevenue la « petite fille », aimante, effacée, qui regarde les grands actes du monde avec des yeux un peu indifférents, et, dans le fond de son âme, comme la phosphorescence de l’heure surnaturelle qu’elle a vécue, qu’elle couve religieusement, et qu’elle ne comprend plus.

A peu près dans le même temps, Clerambault reçut la visite d’un jeune permissionnaire, ami de la famille. Ingénieur, fils d’ingénieur, Daniel Favre, dont la vive intelligence n’était pas bornée par son métier, s’était depuis longtemps épris de Clerambault : les puissantes envolées de la science moderne ont singulièrement rapproché son domaine de celui de la poésie ; elle est devenue elle-même le plus grand des poèmes, Daniel était un lecteur enthousiaste de Clerambault ; ils avaient échangé d’affectueuses lettres ; et le jeune homme, dont la famille était en relations avec les Clerambault, venait souvent chez eux, peut-être pas uniquement pour la satisfaction d’y rencontrer le poète. Les visites de cet aimable garçon, âgé d’une trentaine d’années, grand, bien découplé, aux traits forts, au sourire timide, avec des yeux très clairs dans un visage hâlé, étaient bien accueillies ; et Clerambault n’était pas seul à y trouver plaisir. Il eût été facile à Daniel de se faire affecter à un service de l’arrière, dans une usine métallurgique ; mais il avait demandé à ne pas quitter son poste périlleux, au front ; il y avait rapidement conquis le grade de lieutenant. Il profita de sa permission pour venir voir Clerambault.

Celui-ci était seul. Sa femme et sa fille étaient sorties. Il reçut avec joie le jeune ami. Mais Daniel paraissait gêné ; et après avoir répondu tant bien que mal aux questions de Clerambault, il aborda brusquement le sujet qui lui tenait à cœur. Il dit qu’il avait entendu parler, au front, des articles de Clerambault ; et il était troublé. On disait… on prétendait… Enfin, on était sévère… Il savait que c’était injuste. Mais il venait — (et il saisit la main de Clerambault avec une chaleureuse timidité) — il venait le supplier de ne pas se séparer de ceux qui l’aimaient. Il lui rappela la piété qu’inspirait le poète qui avait célébré la terre française et la grandeur intime de la race… « Restez, restez avec nous, à cette heure d’épreuves ! »

— Jamais je n’ai été davantage avec vous, répondit Clerambault. Et il demanda :

— Cher ami, vous dites qu’on attaquait ce que j’ai écrit. Vous-même, qu’en pensez-vous ?

— Je ne l’ai pas lu, dit Daniel. Je n’ai pas voulu le lire. J’ai craint d’être attristé dans mon affection pour vous, ou troublé dans l’accomplissement de mon devoir.

— Vous n’avez pas beaucoup de confiance en vous, pour craindre de voir ébranler vos convictions par la lecture de quelques lignes !

— Je suis sûr de mes convictions, fit Daniel, un peu piqué ; mais il est certains sujets qu’il est préférable de ne pas discuter.

— Voilà, dit Clerambault, une parole que je n’attendais pas d’un homme de science ! Est ce que la vérité a rien à perdre à être discutée ?

— La vérité, non. Mais l’amour. L’amour de la patrie.

— Mon cher Daniel, vous êtes plus téméraire que moi. Je n’oppose pas la vérité à l’amour de la patrie. Je tâche de les mettre d’accord.

Daniel trancha :

— On ne discute pas la patrie.

— C’est donc, dit Clerambault, un article de foi.

— Je ne crois pas aux religions, protesta Daniel. Je ne crois à aucune. C’est justement pour cela. Que resterait-il sur terre, s’il n’y avait la patrie ?

— Je pense qu’il y a sur terre beaucoup de belles et bonnes choses. La patrie en est une. Je l’aime, moi aussi. Je ne discute pas l’amour, mais la façon d’aimer.

— Il n’y en a qu’une, dit Daniel.

— Et c’est ?

— Obéir.

— L’amour aux yeux fermés. Oui, le symbole antique. Je voudrais les lui ouvrir.

— Non, laissez-nous, laissez-nous ! La tâche est déjà assez dure. Ne venez pas nous la rendre encore plus cruelle !

En quelques phrases sobres, hachées, frémissantes, Daniel évoqua les images terribles des semaines qu’il venait de vivre dans la tranchée, le dégoût et l’horreur de ce qu’il avait souffert, vu souffrir, fait souffrir.

— Mais, mon cher garçon, dit Clerambault, puisque vous voyez cette ignominie, pourquoi ne pas l’empêcher ?

— Parce que c’est impossible.

— Pour le savoir, il faudrait d’abord essayer.

— La loi de la nature est la lutte des êtres. Détruire ou être détruit. C’est ainsi, c’est ainsi.

— Et cela ne changera jamais ?

— Non, dit Daniel, avec un accent de douleur obstinée. C’est la loi.

Il est des hommes de science, à qui la science cache si bien la réalité qu’elle enserre, qu’ils ne voient plus sous le filet la réalité qui s’échappe. Ils embrassent tout le champ que la science a découvert, mais jugeraient, impossible et même ridicule de l’élargir au delà des limites qu’une fois la raison a tracées. Ils ne croient à un progrès qu’enchaîné à l’intérieur de l’enceinte. Clerambault connaissait trop bien le sourire goguenard, avec lequel des savants éminents, sortis des écoles officielles, écartent, sans autre examen, les suggestions des inventeurs. Une certaine forme de la science s’allie parfaitement à la docilité. Du moins, Daniel n’apportait à la sienne aucune ironie : c’était plutôt l’expression d’une tristesse stoïque et buttée. Il ne manquait point de hardiesse d’esprit. Mais dans les choses abstraites. Mis en face de la vie, il était un mélange — ou, plus exactement, une succession — de timidité et de raideur, de modestie qui doute et de dureté de conviction. Un homme, — comme beaucoup d’hommes, — complexe, contradictoire, fait de pièces et de morceaux. Seulement, chez un intellectuel, surtout chez un inconnu de science, les pièces se juxtaposent, et l’on voit les sutures.

— Cependant, dit Clerambault, achevant tout haut les réflexions qu’il venait de faire en silence, les données de la science elle-même se transforment. Les conceptions de la chimie, de la physique, subissent depuis vingt ans une crise de renouvellement, qui les bouleverse en les fécondant. Et les prétendues lois qui régissent la société humaine, ou plutôt le brigandage chronique des nations, ne pourraient être changées ! N’y a-t-il point place dans votre esprit pour l’espoir d’un avenir plus haut ?

— Nous ne pourrions pas combattre, dit Daniel, si nous n’avions l’espoir d’établir un ordre plus juste et plus humain. Beaucoup de mes compagnons espèrent par cette guerre mettre fin à la guerre. Je n’ai pas cette confiance, et je n’en demande pas tant. Mais je sais avec certitude que notre France est en danger, et que si elle était vaincue, sa défaite serait celle de l’humanité.

— La défaite de chaque peuple est celle de l’humanité, car tous sont nécessaires. L’union de tous les peuples serait la seule vraie victoire. Toute autre ruine les vainqueurs autant que les vaincus. Chaque jour de cette guerre qui se prolonge fait couler le sang précieux de la France, et elle risque d’en rester épuisée pour jamais.

Daniel arrêta ces paroles, d’un geste irrité et douloureux. Oui, il le savait, il le savait Qui le savait mieux que lui, que la France mourait, chaque jour, de son effort héroïque, que l’élite de la jeunesse, la force, l’intelligence, la sève vitale de la race s’en allait par torrents, et avec elle la richesse, le travail, le crédit du peuple de France ! La France, saignée aux quatre membres, suivait la route par où passa l’Espagne d’il y a quatre siècles, — la route qui conduit aux déserts de l’Escurial Mais qu’on ne lui parlât pas de la possibilité d’une paix qui mît fin au supplice, avant l’écrasement total de l’adversaire ! Il n’était pas permis de répondre aux avances que faisait alors l’Allemagne, — même pour les discuter. Il n’était même pas permis d’en parler. Et, comme les politiciens, les généraux, les journalistes, et les millions de pauvres bêtes qui répètent à tue-tête la leçon qu’on leur souffle, Daniel criait : « Jusqu’au dernier ! »

Clerambault regardait avec une affectueuse pitié ce brave garçon timide et héroïque, qui s’effarait à l’idée de discuter les dogmes dont il était victime. Son esprit scientifique n’avait-il pas une révolte devant le non-sens de ce jeu sanglant, dont la mort pour la France comme pour l’Allemagne — et peut-être plus que pour l’Allemagne — était l’enjeu ?

Si ! il se révoltait, mais il se raidissait pour ne pas se l’avouer. Daniel adjura de nouveau Clerambault… « Oui, ses pensées étaient peut-être justes, vraies… mais, pas maintenant ! Elles ne sont pas opportunes… Dans vingt ou cinquante ans !… Laissez-nous d’abord accomplir notre tâche, vaincre, fonder la liberté du monde, la fraternité des hommes, par la victoire de la France ! »

Ah ! le pauvre Daniel ! Ne prévoit-il donc pas, dans le meilleur des cas, les excès dont se souillera fatalement cette victoire, et que ce sera au tour du vaincu de reprendre la volonté maniaque de revanche et de juste victoire ? Chaque nation veut la fin des guerres, par sa propre victoire. Et de victoire en victoire, l’humanité s’écroule dans la défaite.

Daniel se leva, pour prendre congé. Serrant les mains de Clerambault, il lui rappela avec émotion ses poèmes d’autrefois où, redisant la parole héroïque de Beethoven, Clerambault exaltait la souffrance féconde… « Durch Leiden Freude… »

— « Hélas ! Hélas ! Comme ils comprennent ! Nous chantons la souffrance, pour nous en délivrer. Mais eux, ils s’en éprennent ! Et voici que notre chant de délivrance devient pour les autres hommes un chant d’oppression… »

Clerambault ne répondit pas. Il aimait ce cher garçon. Ces pauvres gens qui se sacrifient savent bien qu’ils n’ont rien à gagner à la guerre. Et plus on leur demande de sacrifices, plus ils croient. Bénis soient-ils !… Mais si du moins ils voulaient bien ne pas sacrifier avec eux l’humanité entière !…

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Clerambault reconduisait Daniel jusqu’à la porte de l’appartement, lorsque Rosine rentra. Elle eut, en voyant le visiteur, un mouvement de surprise ravie. Le visage de Daniel s’éclaira aussi ; et Clerambault remarqua l’animation joyeuse des deux jeunes gens. Rosine invita Daniel à revenir sur ses pas, pour reprendre l’entretien. Daniel fit mine de rentrer, hésita, refusa de se rasseoir, et, prenant une expression contrainte, il allégua un vague prétexte qui l’obligeait à partir. Clerambault, lisant dans le cœur de sa fille, insista amicalement pour qu’il revînt du moins une fois avant la fin de sa permission. Daniel, gêné, dit non, d’abord, puis oui, sans prendre d’engagement ferme, et finalement, pressé par Clerambault, il fixa un jour, et prit congé, d’une façon un peu froide. Clerambault rentra dans son cabinet et s’assit, Rosine restait debout, immobile, absorbée, l’air peiné. Clerambault lui sourit. Elle vint l’embrasser.

Le jour fixé passa, Daniel ne revint pas. On l’attendit encore le lendemain et le surlendemain. Il était reparti pour le front. — A l’instigation de Clerambault, sa femme alla, peu après, avec Rosine, faire visite aux parents de Daniel. Elles furent reçues avec une froideur glaciale, presque blessante. Mme Clerambault revint en déclarant qu’elle ne reverrait plus de sa vie ces malotrus. Rosine avait grand’peine à ne pas montrer ses larmes.

Dans la semaine qui suivit, arriva une lettre de Daniel à Clerambault. Un peu honteux de son attitude et de celle de ses parents, il cherchait moins à l’excuser qu’à l’expliquer. Il faisait une allusion discrète à l’espoir qu’il avait conçu de devenir, un jour, plus proche de Clerambault que par les liens de l’admiration, du respect, de l’amitié. Mais il ajoutait que Clerambault était venu jeter le trouble dans ses rêves d’avenir par le rôle regrettable qu’il avait cru devoir prendre dans le drame où se jouait la vie de la patrie, et par le retentissement que sa voix avait eu. Ses paroles, sans doute mal comprises, mais à coup sûr imprudentes, avaient revêtu un caractère sacrilège qui soulevait l’opinion. Parmi les officiers du front, comme chez ses amis à l’arrière, l’indignation était unanime. Ses parents, qui connaissaient le rêve de bonheur qu’il avait formé, y mettaient leur veto. Et quelle que fût sa peine, il ne se croyait pas le droit de passer outre à des scrupules, qui avaient leur source dans une piété profonde envers la patrie blessée. L’opinion ne pourrait concevoir qu’un officier qui avait l’honneur d’offrir son sang pour la France songeât à une union qu’on eût interprétée comme une adhésion à des principes funestes. Elle aurait tort, sans doute. Mais il faut compter toujours avec l’opinion. L’opinion d’un peuple, même excessive et injuste en apparence, est respectable ; et c’était l’erreur de Clerambault de l’avoir voulu braver. — Daniel pressait Clerambault de reconnaître cette erreur et de la désavouer, d’effacer par de nouveaux articles l’impression déplorable produite par les premiers. Il lui en faisait un devoir — un devoir envers la patrie — un devoir envers lui-même — et (il laissait entendre) un devoir envers celle qui leur était à tous deux si chère. — Sa lettre se terminait par diverses autres considérations, où revenait deux ou trois fois encore le nom de l’opinion. Elle finissait par prendre la place de la raison et même de la conscience.

Clerambault songea en souriant à la scène de Spitteler, où le roi Épiméthée, l’homme à la ferme conscience, quand l’heure est venue de l’exposer à l’épreuve, ne peut plus mettre la main dessus, la voit qui décampe, la poursuit, et, pour la rattraper, se jetant à plat ventre, la cherche sous son lit. Et Clerambault pensa qu’on pouvait être un héros devant le feu de l’ennemi, et un tout petit garçon devant l’opinion de ses compatriotes.

Il montra la lettre à Rosine. Si partial que soit l’amour, elle fut blessée dans son cœur de la violence que son ami voulait faire aux convictions de son père. Elle pensa que Daniel ne l’aimait pas assez. Et elle dit qu’elle ne l’aimait pas assez, pour accepter de pareilles exigences : quand bien même Clerambault serait disposé à céder, elle ne le permettrait pas ; car ce serait injuste.

Sur quoi, embrassant son père, elle affecta bravement de rire et d’oublier sa cruelle déconvenue. Mais on n’oublie pas le bonheur entrevu, tant qu’il reste la plus faible chance de le retrouver. Elle y pensa toujours ; et même, après quelque temps, Clerambault sentit qu’elle s’éloignait de lui. Qui a l’abnégation de se sacrifier a rarement celle de n’en pas garder rancune aux êtres pour qui il se sacrifie. Rosine, malgré elle, en voulait à son père de son bonheur perdu.

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Un phénomène bizarre se produisait dans l’esprit de Clerambault. Il était atterré, et, en même temps, affermi. Il souffrait d’avoir parlé, et il sentait qu’il allait de nouveau parler. Il ne s’appartenait plus. Son écrit le tenait, son écrit l’obligeait ; à peine sa pensée était-elle publiée qu’il était lié par elle. L’œuvre jaillie du cœur rejaillit sur le cœur. Elle est née à une heure d’exaltation de l’esprit ; cette heure, elle la prolonge et la reproduit dans l’esprit qui, sans elle, retomberait épuisé. Elle est le jet de lumière qui vient des profondeurs ; elle est le meilleur de soi, et le plus éternel ; elle entraîne le reste de la bête. L’homme, bon gré mal gré, marche, appuyé sur ses œuvres et remorqué par elles ; elles vivent en dehors de lui, elles lui rendent sa vigueur perdue, lui rappellent son devoir, le guident et lui commandent. Clerambault voulait se taire. Et il réitéra.

Il n’en menait pas large. — « Tu trembles, carcasse, car tu sais où je vais te traîner », disait Turenne à son corps, avant la bataille. — La carcasse de Clerambault ne faisait pas plus fière mine. Pour être beaucoup plus humble, la bataille où il la menait, n’en était que plus rude : car il s’y trouvait seul et sans armée. Le spectacle qu’il s’offrait à lui-même, en cette veillée d’armes, était humiliant. Il se voyait à nu, dans sa médiocrité, — un pauvre homme timide de nature, un peu lâche, ayant besoin des autres, de leur affection, de leur approbation ; il lui était affreusement pénible de rompre avec eux ses liens, d’aller tête baissée au-devant de leur haine Serait-il assez fort pour résister ? — Et les doutes, dispersés, revenaient à l’assaut. Qui le forçait à parler ? Qui l’entendrait ? A quoi cela servirait-il ? N’avait-il pas l’exemple des plus sages qui se taisaient ?

Et cependant, son cerveau résolu continuait de lui dicter ce qu’il devait écrire ; et sa main l’écrivait, sans atténuer un mot. Il était comme deux hommes : l’un prostré, qui avait peur et criait : « Je ne veux pas aller me battre ! » — l’autre qui, dédaigneux de convaincre le lâche, le traînait par le collet, et disait : « Tu iras ! ».

Ce serait toutefois lui faire trop d’honneur que penser qu’il agissait ainsi, par courage. Il agissait ainsi parce qu’il ne pouvait pas autrement. Quand même il eût voulu s’arrêter, il lui fallait marcher, parler… « C’est ta mission ». Il ne comprenait pas, il se demandait pourquoi c’était lui justement qui avait été choisi, lui, poète de tendresse, fait pour une vie calme, sans lutte, sans sacrifices, tandis que d’autres hommes, vigoureux, aguerris, taillés pour le combat, ayant l’âme d’athlètes, restaient inemployés. — « Inutile de discuter. Obéis. C’est ainsi ».

La dualité même de sa nature le contraignait, une fois que s’imposait la plus forte des deux âmes, à se remettre à elle, tout entier. Un homme plus normal n’eût pas manqué de fondre les deux natures, ou bien de les combiner, de trouver un compromis qui satisfît ensemble les exigences de l’une et la prudence de l’autre. Mais chez un Clerambault, c’est tout l’un ou tout l’autre. Que la route lui plût ou non, une fois qu’elle était choisie il la suivait tout droit. Et, pour les mêmes raisons qui lui avaient naguère fait croire absolument à ce que tout le monde autour de lui croyait, il devait se montrer sans aucun ménagement, dès qu’il eut commencé de voir les mensonges qui l’abusaient. Ceux qui en étaient moins dupes ne les eussent pas démasqués.

Ainsi, le téméraire malgré lui engagea, comme Œdipe, la lutte avec le sphinx de la Patrie, qui l’attendait au carrefour.

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L’attaque de Bertin attira sur Clerambault l’attention de quelques hommes politiques d’Extrême-Gauche, qui ne savaient trop comment concilier leur opposition au gouvernement (leur raison d’être) avec l’Union Sacrée, consentie contre l’invasion ennemie. Ils reproduisirent les deux premiers articles de Clerambault dans un de ces journaux socialistes, dont la pensée d’alors clapotait dans les contradictions. On y combattait la guerre, en votant les crédits. D’éloquentes affirmations internationales y coudoyaient le prône de ministres qui faisaient une politique nationaliste. Dans ce jeu de bascule, les pages de Clerambault, d’un lyrisme vague, où l’attaque était mesurée, et où la critique de l’idée de patrie s’enveloppait de piété, eussent gardé le caractère anodin d’une protestation platonique, si la censure n’en avait rongé les phrases, avec une ténacité de termite. La trace de ses dents désignait aux regards ce que la distraction générale eût laissé échapper. C’est ainsi que, dans l’article « A Celle qu’on a aimée », après avoir conservé le mot Patrie quand il paraissait, pour la première fois, accolé à une invocation d’amour, elle l’échoppait dans le reste du morceau, où il était l’objet d’appréciations moins flatteuses. Sa niaiserie ne voyait pas que le mot, gauchement recouvert par l’éteignoir, n’en luisait que mieux dans l’esprit du lecteur. Ainsi, elle contribua à donner quelque importance à un écrit qui en avait fort peu. Il faut ajouter qu’à cette heure de passivité universelle, la moindre parole de libre humanité prenait une ampleur extraordinaire, surtout quand elle portait un nom réputé. Le « Pardon demandé aux Morts », plus encore que l’autre article, était ou pouvait être, par son douloureux accent, contagieux à la masse des cœurs simples, que la guerre déchirait. Aux premiers indices qu’il en eut, le pouvoir, jusqu’alors indifférent, tâcha de couper court à la publicité. Assez avisé pour ne pas signaler Clerambault par une mesure de rigueur, il sut agir sur le journal, par les intelligences qu’il s’était ménagées dans la place. Une opposition contre l’écrivain se manifesta, au sein du journal même. Ils n’allaient pas, naturellement, lui reprocher l’internationalisme de sa pensée ! Ils le traitèrent de sensiblerie bourgeoise.

Clerambault vint leur fournir des arguments, en apportant un troisième article, où son aversion de toute violence semblait incidemment condamner la Révolution comme la guerre. Les poètes sont toujours de mauvais politiques.

C’était une réplique indignée à l’« Appel aux Morts », que ululait Barrès, chouette grelottante, perchée sur un cyprès de cimetière.
“L’Appel aux Vivants”

La mort règne sur le monde. Vivants, secouez son joug ! Il ne lui suffit pas d’anéantir les peuples. Elle veut qu’ils la glorifient, qu’ils y courent en chantant ; et leurs maîtres exigent qu’ils célèbrent leur propre sacrifice… « C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !… » — Ils mentent ! Vive la vie ! Seule, la vie est sainte. Et l’amour de la vie est la première vertu. Mais les hommes d’aujourd’hui ne la possèdent plus. Cette guerre le démontre — et déjà, depuis quinze ans, chez beaucoup (avouez-le !) le monstrueux espoir de ces bouleversements. Vous n’aimez pas la vie, vous qui n’en voyez pas d’emploi meilleur à faire que de la jeter en pâture à la mort. Votre vie vous est à charge : à vous, riches, bourgeois, serviteurs du passé, conservateurs qui boudent, par manque d’appétit, par dyspepsie morale, âme et bouche pâteuses, amères, par ennui, — et à vous, prolétaires, pauvres et malheureux, par découragement du lot qui vous est attribué. Dans la médiocrité maussade de votre vie, dans le peu d’espérance de la transformer jamais (hommes de peu de foi !) vous n’aspirez qu’à en sortir par un acte de violence qui vous soulève au-dessus du marécage, l’espace d’une minute au moins, — la dernière. Les plus forts, ceux de vous qui ont le mieux conservé l’énergie des instincts primitifs — anarchistes ou révolutionnaires, — font appel à eux seuls pour accomplir cet acte qui les libère. Mais la masse du peuple est trop lasse pour prendre l’initiative. C’est pourquoi elle accueille avec acidité la puissante lame de fond qui remue les patries, — la guerre. Elle s’y abandonne avec une sombre volupté. C’est le seul instant de leur vie, où ces pâles existences sentent passer en elles le souffle de l’infini. Et cet instant est celui de l’anéantissement !

Ah ! le bel emploi de la vie ! N’être capable de l’affirmer qu’en la niant — au profit de quel dieu carnassier ? Patrie, Révolution qui fait claquer ses mâchoires sur les os de millions d’hommes

Mourir, détruire. La glorieuse affaire ! C’est vivre qu’il faudrait. Et vous ne le savez pas ! Vous n’en êtes pas dignes. Jamais vous n’avez goûté la bénédiction de la minute vivante, de la joie qui circule dans la lumière. Âmes moribondes qui veulent que tout meure avec elles, frères malades à qui nous tendons la main pour les sauver, et qui nous tirent à eux, rageusement, dans l’abîme

Mais ce n’est pas à vous, malheureux, que j’en ai ; c’est à vos maîtres. Vous, les maîtres de l’heure, nos maîtres intellectuels, nos maîtres politiques, maîtres de l’or, du fer, du sang et de la pensée ! Vous qui tenez ces États, vous qui remuez ces armées, vous qui avez façonné ces générations, par vos journaux, vos livres, vos écoles, vos Églises, et qui de ces âmes libres avez fait des troupeaux ! Toute leur éducation — votre œuvre d’asservissement — éducation laïque, éducation chrétienne, exalte également, avec une joie malsaine, le néant de la gloire militaire et de la béatitude ; elle tend, au bout de la ligne de l’Église ou de l’État, la mort comme un appât…

Scribes et Pharisiens, hypocrites, malheur à vous ! Politiciens et prêtres, artistes, écrivains, coryphées de la mort, vous êtes pleins, au dedans, d’ossements et de pourriture. Ah ! vous êtes bien les fils de ceux qui tuèrent le Christ. Comme eux, vous écrasez les épaules des hommes de fardeaux monstrueux que vous ne remueriez pas seulement du bout du doigt. Comme eux, vous crucifiez ; et ceux qui veulent aider les peuples infortunés, ceux qui viennent parmi vous, portant dans leurs mains la paix, la paix bénie, vous les emprisonnez et vous les outragez, et, comme dit l’Écriture, vous les pourchasserez de cité en cité, jusqu’à ce que tout le sang répandu sur la terre retombe en pluie sur vous.

Pourvoyeurs de la mort, vous ne travaillez que pour elle. Vos patries ne sont faites que pour asservir l’avenir au passé et ligoter aux morts pourrissants les vivants. Vous condamnez la vie nouvelle à perpétuer peureusement les rites vides des tombeaux Ressuscitons ! Sonnons les Pâques des vivants !

Hommes, il n’est pas vrai que vous soyez les esclaves des morts et, par eux, enchaînés comme les serfs à la terre. Laissez les morts enterrer les morts et s’enterrer avec eux ! Vous êtes fils des vivants, et, à votre tour, vivants. Frères jeunes et sains, brisez la torpeur neurasthénique, secouée d’accès de frénésie, qui pèse sur les âmes asservies aux patries du passé. Soyez maîtres du jour, et maîtres du passé, pères et fils de vos œuvres ! Soyez libres ! Chacun de vous est l’Homme, — non pas la chair gâtée qui pue dans les tombeaux, mais le feu crépitant de vie qui lave la pourriture, qui dévore les cadavres des siècles gisants, et toujours feu nouveau, jeune feu, ceint la terre de ses bras brûlants. Soyez libres ! Ô vainqueurs de la Bastille, vous n’avez pas encore conquis celle qui est en vous, la fausse Fatalité, qu’ont bâtie, pour vous emprisonner, tous ceux depuis des siècles qui, esclaves ou tyrans, (ils sont de la même chiourme), ont peur que vous preniez conscience de votre liberté. L’ombre massive du passé — religions, races, patries, science matérialiste — couvre votre soleil. Marchez à sa rencontre ! La Liberté est là, derrière ces remparts et ces tours de préjugés, de lois mortes, de mensonges sacrés, que gardent les intérêts de quelques augures, l’opinion des masses enrégimentées, et vos doutes en vous. Osez vouloir ! Et soudain, derrière les murs du faux Destin écroulés, vous reverrez le soleil et l’horizon illimité.

Au lieu d’être sensible à la flamme révolutionnaire de cet appel, le Comité du journal ne s’attacha qu’aux trois ou quatre lignes où Clerambault semblait mettre dans le même sac les violences de toute mouture, celles de gauche, comme de droite. A quel titre ce poète venait-il, dans un journal du Parti, donner des leçons aux socialistes ? Au nom de quelle doctrine ? Était-il seulement socialiste ? Qu’on renvoie à la bourgeoisie ce bourgeois tolstoyen et anarchiste, avec ses exercices de style ! — Vainement, quelques esprits plus larges protestèrent qu’avec ou sans étiquette une pensée libre devait être accueillie, et que celle de Clerambault, si ignorante qu’elle fût de la doctrine, était plus vraiment socialiste que celle de socialistes associés à l’œuvre de tuerie nationale. On passa outre ; et l’article de Clerambault lui fut, après avoir dormi quelques semaines au fond d’un tiroir, rendu, sous prétexte que l’actualité était exigeante et qu’on avait trop de copie.

Clerambault porta l’article à une petite revue, plus attiré par son renom littéraire que par ses idées. Le résultat fut que la revue fut fauchée, suspendue par arrêté de police, le lendemain de la parution de l’article, blanchi pourtant jusqu’à la corde.

Clerambault s’entêta. Il n’est pires révoltés que, si on les y force, ceux qui ont été soumis toute leur vie. J’ai souvenir d’avoir vu, une fois, un grand mouton qui, harcelé par un chien, finit par foncer sur lui ; et le chien, atterré par ce renversement inattendu des lois de la nature, s’enfuit en aboyant, de stupeur et de peur. Le chien-État est trop sûr de ses crocs, pour s’inquiéter de quelques moutons révoltés. Mais le mouton

Clerambault ne mesurait plus l’obstacle : il donnait de la tête à tort et à travers. Le propre des cœurs faibles et généreux est de passer sans transition d’une exagération à l’autre. De l’excès du sentiment grégaire Clerambault avait sauté, d’un bond, à l’excès de l’individualisme isolé. Parce qu’il le connaissait bien, il ne voyait plus partout que le fléau de l’obéissance, cette suggestion sociale, dont les effets s’étalaient dans tous les milieux : passivité héroïque des armées qu’on exalte jusqu’à la frénésie, comme les millions de fourmis enclavées dans le gros de la tribu ; servilité moutonnière des Assemblées qui, tout en méprisant un chef de gouvernement, le soutiennent de leurs votes, jusqu’au hasard d’une explosion provoquée par la révolte d’un seul ; soumission maussade, mais enrégimentée, des partis mêmes de liberté, sacrifiant à l’idole absurde de l’Unité abstraite jusqu’à leur raison de vivre. Cette passion d’abdiquer était pour lui l’ennemi. Et sa tâche lui sembla, en réveillant le doute, l’esprit qui ronge, les chaînes, de rompre, s’il pouvait, la grande suggestion.

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Le foyer du mal était l’idée de nation. On ne pouvait toucher à ce point envenimé, sans faire hurler la bête. Clerambault l’attaqua sans ménagements.

Qu’ai-je à faire de vos nations ? Vous me demandez d’aimer, de haïr des nations ? J’aime, ou je hais des hommes. Il en est, dans chaque nation, de nobles, de vils, de médiocres. Et dans chaque nation, les nobles et les vils sont peu, et les médiocres sont foule. J’aime, ou je n’aime point un homme pour ce qu’il est, et non pour ce que sont les autres. Et n’y eût-il qu’un seul homme que j’aime dans une nation, cela me suffirait pour ne pas la condamner. — Vous me parlez de luttes et de haines de races ? Les races sont les couleurs du prisme de la vie : c’est leur faisceau qui fait la lumière. Malheur à qui le brise ! Je ne suis pas d’une race. J’appartiens à la vie, à la vie tout entière. Dans toutes les nations, alliées ou ennemies, j’ai des frères ; et les plus proches ne sont pas toujours ceux que vous prétendez m’imposer comme compatriotes. Les familles des âmes sont dispersées à travers le monde. Reformons-les ! Notre tâche est de détruire les nations chaotiques, et de tresser à leur place des groupes harmonieux. Rien ne l’empêchera. Les persécutions mêmes forgeront sur la souffrance commune la commune affection des peuples torturés.

D’autres fois, sans nier l’idée de nation, et même en admettant les nations comme un fait naturel, — (car il ne se piquait pas de logique, et cherchait seulement à atteindre l’idole, à tous les défauts de la cuirasse), — il affirmait brutalement son détachement de leurs rivalités. Cette attitude n’était pas la moins dangereuse.

Je ne puis m’intéresser aux querelles de suprématie entre vos nations. Il m’est indifférent que triomphe sur le ring telle ou telle couleur. Quel que soit le gagnant, c’est l’humanité qui gagne. Il est juste que le peuple le plus vivant, le plus intelligent, et le plus travailleur, l’emporte dans les luttes pacifiques du travail. Le monstrueux serait que les concurrents évincés, ou sur le point de l’être, eussent recours à la violence pour l’éliminer du marché. Ce serait sacrifier les intérêts de tous les hommes à ceux d’une raison commerciale. La patrie n’est pas une raison commerciale. Il est certes fâcheux que la hausse des uns fasse la baisse des autres ; mais quand le grand commerce de mon pays ruine le petit commerce de mon pays, vous ne dites pas que c’est un crime de lèse-patrie ; et pourtant, cette lutte fait des ruines plus tristes et plus imméritées. Tout le système actuel d’économie du monde est funeste et vicieux : il faut y remédier. Mais la guerre, qui cherche à escroquer le concurrent plus habile ou plus heureux, au profit du plus maladroit ou du plus paresseux, ne fait qu’empirer le vice du système : elle enrichit quelques-uns, et ruine la communauté.

Tous les peuples ne peuvent, sur la même route, marcher du même pas. A tour de rôle, les uns dépassent les autres, et sont dépassés à leur tour. Qu’importe, s’ils ne forment qu’une même colonne ! Point de sot amour-propre ! Le pôle de l’énergie du monde se déplace constamment. Dans un morne pays, il a souvent changé : de la Provence romaine, il a passé en France à la Loire des Valois, il est maintenant à Paris, il ne restera pas toujours. La terre tout entière obéit à un rythme alterné de printemps fécond et d’automne qui s’endort. Les voies commerciales ne demeurent pas immuables. Les richesses du sous-sol ne sont pas inépuisables. Un peuple qui s’est, pendant des siècles, dépensé sans compter, s’achemine, par sa gloire, à son déclin ; il ne subsistera qu’en renonçant à la pureté de son sang et le mêlant aux autres. Il est vain, il est criminel de prétendre prolonger sa maturité passée, en empêchant celle des autres. Tels nos vieillards d’aujourd’hui qui envoient les jeunes hommes à la mort. Cela ne les rend pas plus jeunes. Et ils tuent l’avenir.

Au lieu de s’enrager contre les lois de la vie, un peuple sain cherche à comprendre ces lois ; il voit son vrai progrès, non dans une volonté stupide qui s’entête à ne pas vieillir, mais dans un effort constant pour progresser avec l’âge, devenir autre et plus grand. A chaque âge, sa tâche ! S’agripper, toute sa vie, à la même, c’est paresse et faiblesse. Apprenez à changer ! Le changement, c’est la vie. L’usine de l’humanité a du travail pour tous. Peuples, travaillons tous, et que chacun soit fier du travail de tous ! La peine, le génie de tous les autres sont nôtres.

Ces articles paraissaient de-ci de-là, quand ils pouvaient, dans quelque petite feuille d’avant-garde, anarchiste et littéraire, où les violences contre les personnes dispensaient d’un combat raisonné contre le régime. Ils étaient à peu près illisibles, hachés par la censure, qui, d’ailleurs, quand l’article était reproduit dans un autre journal, laissait passer, avec un oubli capricieux, ce que la veille elle avait haché, et hachait ce qu’elle avait laissé passer. Pour en démêler le sens, il fallait s’appliquer. L’étonnant c’était qu’à défaut des amis, les adversaires de Clerambault s’appliquaient. D’ordinaire, à Paris, les bourrasques durent peu. Les pires ennemis, rompus à la guerre de plume, savent très bien que le silence étouffe mieux que l’injure et font taire leur animosité, pour plus mûrement l’exercer. Mais dans la crise d’hystérie qui tordait les âmes d’Europe, il n’était plus de boussole, même pour la haine. La violence des attaques d’Octave Bertin venait, à tout moment, rappeler Clerambault au public. Il avait beau dire dédaigneusement aux autres : « N’en parlons plus ! » Il le disait, à la fin de chaque article où il venait de décharger sa bile.

Il était trop bien au courant de toutes les faiblesses intimes, de tous les défauts d’esprit, des petits ridicules de l’ancien ami. Il ne résistait pas au plaisir de les toucher d’une flèche sûre. Et Clerambault, atteint au vif, pas assez sage pour ne pas le montrer, se laissait entraîner dans le combat, ripostait, et prouvait qu’il pouvait, lui aussi, blesser l’autre jusqu’au sang. Une inimitié ardente se déchaîna entre eux.

Le résultat était à prévoir. Jusque-là, Clerambault avait été inoffensif. Il se bornait, somme toute, aux dissertations morales ; sa polémique ne sortait pas du cercle des idées ; elle eût pu aussi bien s’appliquer à l’Allemagne, à l’Angleterre, — ou à la Rome antique, — qu’à la France d’aujourd’hui. Pour dire la vérité, il ignorait les faits politiques à propos desquels il déclamait, — comme les neuf dixièmes des hommes de sa classe et de sa profession. Aussi sa musique ne pouvait guère troubler les maîtres du jour. La bruyante passe d’armes de Clerambault avec Bertin, au milieu du charivari de la presse, eut une double conséquence : d’une part, elle habitua Clerambault dans son escrime à un jeu plus précis, elle l’obligea à se tenir sur un terrain moins creux que celui des logomachies ; de l’autre, elle le mit en rapport avec des hommes qui, mieux au courant des faits, lui fournirent une documentation. Depuis peu, s’était formée en France une petite Société, à demi clandestine, de recherche indépendante et de libre critique sur la guerre et les causes qui l’avaient amenée. L’État, si vigilant à écraser toute tentative de pensée libre, avait jugé sans danger ces hommes sages, tranquilles, hommes d’études avant tout, qui ne cherchaient pas l’éclat et se contentaient de discussions privées ; il avait cru plus politique, tout en les surveillant, de les enfermer entre quatre murs. Il se trompait dans ses calculs. La vérité modestement, laborieusement trouvée, ne fût-elle d’abord connue que de cinq ou six, ne peut plus être déracinée ; elle monte de terre avec une force irrésistible. Clerambault apprit, pour la première fois, l’existence de ces chercheurs passionnés de vérité, qui rappelaient ceux des temps de l’Affaire Dreyfus ; leur apostolat à huis clos prenait, dans l’oppression générale, je ne sais quelle apparence de petite société chrétienne des Catacombes. Grâce à eux, il découvrit, à côté des injustices, les mensonges de la « Grande Guerre ». Il en avait jusque-là un faible pressentiment. Mais il ne soupçonnait pas à quel point l’histoire qui nous touche de plus près avait été falsifiée. Il en fut suffoqué. Même à ses heures de plus sévère examen, sa naïveté n’avait jamais imaginé les trompeuses assises sur lesquelles repose une croisade du Droit. Et comme il n’était pas homme à garder pour lui sa découverte, il la cria dans des articles que la censure interdit, puis sous forme satirique, ironique, symbolique, dans de petits récits, des apologues Voltairiens qui passaient quelquefois, par l’inattention du censeur, et qui désignèrent Clerambault au pouvoir comme un homme décidément dangereux.

Ceux qui croyaient le connaître se trouvaient bien surpris. Il était traité couramment de sentimental par ses adversaires. Et certes, il l’était. Mais il le savait et, parce qu’il était Français, il avait la faculté d’en rire, de se railler. Bon pour les sentimentaux d’Allemagne, de croire opaquement en eux ! Au fond d’un Clerambault éloquent et sensible, le regard du Gaulois, toujours sur le qui-vive au cœur de ses grands bois, observe, ne perd rien, et de tout est prêt à rire. Le plus surprenant est que ce fond, émerge, au moment où on l’attend le moins, dans la plus dure épreuve et le danger pressant. Le sens du ridicule universel venait tonifier Clerambault. Son caractère prenait soudain une complexité vivante, à peine s’était-il dégagé des conventions où il était enroulé. Bon, tendre, combatif, irritable, dépassant la mesure, et le reconnaissant, et la passant de plus belle, larmoyant, ironique, sceptique et croyant, il s’étonnait lui-même, en se voyant dans le miroir de ce qu’il écrivait. Toute sa vie, sagement, bourgeoisement renfermée en lui, faisait irruption, développée par la solitude morale et l’hygiène de l’action.

Et Clerambault s’aperçut qu’il ne se connaissait pas. Il était comme re-né, depuis la nuit d’angoisse. Il apprit à goûter une espèce de joie, dont il n’avait pas idée — la joie vertigineuse et détachée de l’homme libre dans le combat : tous ses sens ajustés, comme un arc bien tendu, et jouissant de ce parfait bien-être.

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Mais ceux qui l’entouraient n’en avaient nul profit. Mme Clerambault ne récoltait de la lutte que les désagréments, une animosité générale, qui finissait par se faire jour jusque chez les petits fournisseurs du quartier. Rosine dépérissait. Sa peine de cœur, qu’elle tenait secrète, l’étiolait en silence. Si elle ne se plaignait point, sa mère le faisait pour deux. Elle associait dans une égale amertume les sots qui lui faisaient des affronts et l’imprudent Clerambault qui les lui valait. C’étaient, à chaque repas, des reproches maladroits, pour l’amener à se taire. Rien n’y faisait : blâmes muets ou bruyants glissaient sur Clerambault ; sans doute, il était contrit ; mais il s’abandonnait à l’ardeur de la lutte ; un égoïsme inconscient et un peu enfantin lui faisait écarter ce qui contrariait ce plaisir nouveau.

Les circonstances vinrent en aide à Mme Clerambault. Une vieille parente, qui l’avait élevée, mourut. Elle habitait en Berry et léguait aux Clerambault sa petite propriété. Mme Clerambault utilisa son chagrin, pour s’éloigner de Paris, que maintenant elle abhorrait, et pour arracher son mari à ce milieu dangereux. Elle sut faire valoir, avec son deuil, les raisons d’intérêt et la santé de Rosine, qui se trouverait bien de ce changement d’air. Clerambault céda. Ils allèrent tous les trois prendre possession de leur petit héritage, et restèrent en Berry l’été et l’automne.

C’était à la campagne. Une vieille maison bourgeoise, à la sortie d’un village. De l’agitation de Paris Clerambault passa brusquement à un calme stagnant. Dans le silence des journées, le chant des coqs dans les fermes, les meuglements des bestiaux dans les prés, ponctuaient les heures monotones. Le cœur de Clerambault était trop enfiévré pour s’adapter au rythme placide et lent de la nature. Jadis, il l’avait aimée jusqu’à l’adoration ; jadis, il était en harmonie avec ce peuple des campagnes, d’où sa famille était issue. Mais aujourd’hui, les paysans avec qui il essaya de causer lui firent l’effet d’hommes d’une autre planète. Certes, ils n’étaient pas infectés par le virus de la guerre ; ils ne se passionnaient point, ils ne montraient pas de haine contre l’ennemi. Mais ils n’en montraient aucune non plus contre la guerre. Ils l’acceptaient comme un fait. Ils n’en étaient pas dupes : (certaines réflexions d’une bonhomie malicieuse faisaient voir qu’ils savaient ce qu’il valait). En attendant, ce fait, ils l’utilisaient. Ils faisaient de grasses affaires. Sans doute, ils perdaient leurs fils ; mais leurs biens ne perdaient point. Ils n’étaient pas insensibles ; leur deuil, pour s’exprimer peu, n’en était pas moins inscrit en eux. Mais enfin, les vies passent, et la terre demeure. Eux du moins n’avaient pas, comme les bourgeois des villes, envoyé par fanatisme national leurs enfants à la mort. Seulement, leur sacrifice, ils savaient le mettre en valeur ; et il est probable que les fils sacrifiés l’eussent trouvé naturel. Pour perdre ce qu’on aime, doit-on perdre la tête ? Les paysans ne l’ont point perdue. La guerre a fait, dit-on, dans les campagnes de France, près d’un million de nouveaux propriétaires.

La pensée de Clerambault se sentait exilée. Elle ne parlait point la même langue. Ils échangeaient avec lui quelques vagues doléances. Quand il parle au bourgeois, le paysan se plaint toujours, par habitude : c’est une façon de se défendre contre un possible appel à son escarcelle. Ils eussent parlé sur le même ton d’une épidémie de fièvre aphteuse. Clerambault restait, pour eux, le Parisien. S’ils pensaient quelque chose, ils n’auraient pas été le lui dire. Il était d’une autre tribu.

L’absence de résonance étouffait la parole de Clerambault. Impressionnable comme il était, il en venait à ne plus l’entendre. Silence. La voix des amis inconnus et lointains qui tentaient de le rejoindre était interceptée par l’espionnage postal, — une des hontes qui déshonoraient ce temps. Sous prétexte de réprimer l’espionnage étranger, l’État d’alors faisait de ses propres citoyens des espions. Il ne se contentait pas de surveiller la politique, il violait les pensées ; il dressait ses agents au métier de valets qui vont écouter aux portes. Cette prime offerte à la bassesse remplissait le pays (tous les pays) de policiers volontaires, gens du monde, gens de lettres, en grand nombre embusqués, qui achetaient leur sécurité en vendant celle des autres, et couvraient leurs dénonciations du nom de la patrie. Grâce à ces délateurs, les pensées libres qui se cherchaient ne parvenaient point à se donner la main. L’énorme monstre, l’État, avait une peur soupçonneuse de la demi-douzaine de personnalités libres, seules, faibles, démunies, — tant lui cuisait l’épine de sa mauvaise conscience ! Et chacune de ces âmes libres, encerclée par une surveillance occulte, se rongeait dans sa geôle ; et, ne pouvant savoir que d’autres souffraient de même, se mourait lentement, dans les glaces polaires, gelée en son désespoir.

L’âme que Clerambault portait sous sa peau était trop brûlante pour se laisser recouvrir par le linceul de neige. Mais l’âme ne suffit pas. Le corps est une plante qui a besoin de terre humaine. Privé de sympathie, réduit à se nourrir de sa propre substance, il dépérit. Tous les raisonnements de Clerambault pour se prouver que sa pensée répondait à celle de milliers d’inconnus, ne remplaçait pas le contact réel d’un seul cœur vivant. La foi suffit à l’esprit. Mais le cœur est saint Thomas. Il a besoin de toucher.

Clerambault n’avait pas prévu cette défaillance physique. L’asphyxie. La peau sèche, le sang bu par le corps brûlé, les sources de vie taries. Sous la cloche pneumatique. Un mur le séparait de l’air.

Or, un soir qu’il avait, comme un phtisique par une lourde journée, erré de pièce en pièce à travers la maison, à la quête d'un souffle à respirer, une lettre arriva, qui avait réussi à passer entre les mailles du filet. Un vieil homme comme lui, un instituteur de village, dans une vallée perdue du Dauphiné, disait :

« La guerre m'a tout pris. De ceux que je connaissais, elle a tué les uns ; les autres, je ne les reconnais plus. Tout ce qui me faisait vivre, mon espoir de progrès, ma foi en un avenir de raison fraternelle, ils trépignent dessus. Je mourais de désespoir, quand le hasard d'un journal qui vous insultait m'a fait connaître vos articles « Aux morts » et « A celle qu'on a aimée ». Je les ai lus et j'ai pleuré de joie. On n'est donc point tout seul ? On ne souffre pas tout seul ? Vous y croyez encore, Monsieur, à cette foi, dites-moi, vous y croyez ? Elle existe toujours, ils ne la tueront pas ? Ah ! que cela fait du bien ! Je finissais par douter. Pardon. Mais on est vieux, on est seul, on est bien las... Je vous bénis, Monsieur. Maintenant, je mourrai tranquille. Maintenant, je sais, grâce à vous, que je ne me suis pas trompé... »

Ce fut, instantanément, comme si l'air rentrait par une fissure. Les poumons se gonflèrent, le cœur se remit à battre, la source de vie se rouvrit et recommença de remplir le lit de l'âme desséchée. Ô besoin que l'on a de l'amour les uns des autres !... Main tendue, à l'heure de mon angoisse, main qui m'as fait sentir que je n'étais pas une branche arrachée de l'arbre, mais que je tiens au cœur, je te sauve et tu me sauves ; je te donne ma force, elle meurt si tu ne la prends. La vérité solitaire est comme une étincelle qui jaillit du caillou, sèche, cinglante, éphémère. Elle va s’éteindre ? Non. Elle a touché une autre âme. Une étoile s’allume au fond de l’horizon

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Il ne la vit qu’un instant. Elle rentra sous le nuage, et pour toujours disparut.

Clerambault écrivit, le jour même, à l’ami inconnu ; il lui confiait avec effusion ses épreuves et ses dangereuses convictions. La lettre resta sans réponse. Après quelques semaines, Clerambault récrivit, sans plus de succès. Telle était sa faim d’un ami, avec qui échanger la douleur et l’espoir, qu’il prit le train, pour Grenoble, et de là fit à pied la route, jusqu’au village dont il avait l’adresse. Mais quand, le cœur joyeux de la surprise qu’il allait causer, il frappa à la porte de l’école, celui qui lui ouvrit ne comprit rien à ce qu’il dit. Après explication, il sut que l’instituteur qui lui parlait était nouveau venu au village. Le prédécesseur avait été déplacé, un mois auparavant, et envoyé, par disgrâce, dans une région éloignée. Mais il n’avait pas eu la peine de faire le voyage. Une fluxion de poitrine l’avait enlevé, la veille du jour où il devait quitter ce pays qu’il habitait depuis trente ans. Il l’habitait encore. Il était en terre. Clerambault vit la croix sur le tertre encore frais. Et il ne sut jamais si l’ami disparu avait au moins reçu ses paroles d’affection. — Il était mieux pour lui de rester dans le doute. Non, l’ami disparu n’avait pas reçu ses lettres ; ils lui avaient dérobé même cette lueur de joie…

La fin de l’été en Berry fut une des périodes les plus arides de la vie de Clerambault. Il ne causait avec personne. Il n’écrivait plus rien. Il n’avait aucun moyen de communiquer directement avec le peuple ouvrier. Dans les rares occasions où il s’était trouvé en contact avec lui (dans des foules, des fêtes, des Universités ouvrières) il se faisait aimer. Mais une timidité, au reste réciproque, empêchait de se livrer. D’un côté comme de l’autre, on avait le sentiment, orgueilleux ou gêné, de son infériorité : car Clerambault se croyait en bien des choses, et des plus essentielles, inférieur aux ouvriers intelligents. — (Il avait raison : c’est dans leurs rangs que se recruteront les chefs de l’avenir.) — L’élite ouvrière comptait alors de probes et virils esprits, qui eussent été faits pour comprendre Clerambault ; avec un idéalisme intact, ils restaient fermement attachés au réel ; habitués par la vie quotidienne au combat, aux déceptions, aux trahisons, ces hommes, dont plusieurs étaient, quoique jeunes encore, des vétérans de la lutte sociale, étaient dressés à la patience ; et ils eussent pu l’apprendre à Clerambault. Ils savaient que tout s’achète, que l’on n’a rien pour rien, que ceux qui veulent le bonheur des hommes à venir doivent le payer de leurs souffrances propres, que le moindre progrès se conquiert pas à pas, et, souvent, se perd vingt fois avant d’être acquis définitivement… (Rien n’est définitif) — Clerambault aurait eu grand besoin de ces hommes solides et patients comme la terre. Et sa chaude intelligence les eût ensoleillés.

Mais ils portaient, eux et lui, la peine du système de castes, archaïque, blessant, funeste à la communauté non moins qu’à l’individu, que crée entre les citoyens prétendus égaux de nos menteuses « démocraties » l’inégalité excessive des fortunes, de l’éducation, de la vie. Ils ne communiquaient de caste à caste que par les journalistes, qui, formant une caste à part, ne représentent ni les uns ni les autres. La voix seule des journaux remplissait le silence de Clerambault. Rien n’était capable de troubler leur « Brékékékex ! coax ! coax ! ».

Les résultats désastreux d’une nouvelle offensive les trouvèrent, comme toujours, intrépides au poste. Les oracles optimistes des pontifes à l’arrière étaient une fois de plus démentis. Nul ne paraissait le remarquer. D’autres oracles succédaient, débités et gobés avec la même assurance. Ni ceux qui écrivaient, ni ceux qui les lisaient, ne reconnaissaient qu’ils s’étaient trompés. En toute sincérité, ils ne s’en apercevaient pas. Ce qu’ils avaient dit la veille, ils ne se le rappelaient plus. Que diable peut-on fonder sur ces animaux-là ? Cervelles d’écureuils ! Tête en haut, tête en bas. On ne peut en tout cas leur refuser le don de se retrouver sur leurs pattes, après leurs cabrioles. Une conviction par jour. La qualité n’importe, puisqu’on la renouvelle…

Vers la fin de l’automne, pour soutenir le moral qui fléchissait, à l’idée des tristesses de l’hiver, on refit dans la presse une nouvelle propagande d’atrocités germaniques. Elle « rendit » parfaitement. Le thermomètre de l’opinion remonta brusquement à la fièvre. Jusque dans le placide village du Berry, pendant quelques semaines, les langues s’agitèrent en des propos cruels : le curé s’y associa, fit un prône de vengeance. Clerambault, qui l’apprit de sa femme, au déjeuner, manifesta sans ménagement ce qu’il en pensait, devant la domestique qui servait à table. Le soir, tout le village savait qu’il était un Boche ; et, chaque matin, depuis, Clerambault put le lire, inscrit sur sa porte. L’humeur de Mme Clerambault n’en fut pas adoucie. Et Rosine, qui, dans le juvénile chagrin de son amour déçu, passait par une crise de religiosité, était trop occupée de son âme endolorie et de ses métamorphoses, pour songer aux peines des autres. Les plus tendres natures ont leurs heures de naïf et parfait égoïsme.

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Livré seul à lui-même, privé de moyens d’agir, Clerambault retourna contre lui sa fièvre de pensée. Plus rien ne le retint sur la voie de l’âpre vérité. Rien n’en venait plus tempérer la lumière cruelle. Il se sentait l’âme brûlée de ces fuorusciti qui, rejetés des murailles de la dure cité, la regardent du dehors, avec des yeux sans piété. Ce n’était plus la vision douloureuse de la première nuit d’épreuves, dont les blessures saignantes l’unissaient encore à son groupe humain. Tous les liens étaient rompus. Son esprit trop lucide descendait, en girant, sur l’abîme. La descente aux enfers. Lentement, de cercle en cercle, et seul, dans le silence…

« Je vous vois donc, troupeaux, peuples, myriades d’êtres, qui avez besoin de vous serrer en bancs, pour frayer et penser ! Chacun de vos groupements a son odeur spéciale, qui lui paraît sacrée. Comme chez les abeilles : la puanteur de leur reine fait l’unité de la ruche et leur joie au travail. Comme chez les fourmis : qui ne pue pas comme moi et ma race, je le tue. Ruches d’hommes, chacune a votre odeur de race, de religion, de morale, de coutumes rituelles. Elle imprègne vos corps, votre cire, votre couvain. Elle enduit votre vie, de la naissance à la mort. Malheur à qui se lave !

« Qui veut humer le relent de cette pensée d’essaims, cette sueur des nuits hallucinées d’un peuple, qu’il regarde à distance les rites et les croyances dans les lointains de l’histoire ! Qu’il aille demander au narquois Hérodote de tourner devant lui le film de la divagation humaine, ce long panorama de coutumes sociales, ignobles ou ridicules, mais toujours vénérées, des Scythes, des Issédons, des Gètes, des Nasamons, des Gindares, des Sauromates, des Lydiens, des Lybiens, et des Égyptiens, des bipèdes de tout cuir, de l’Orient au Couchant et du Nord au Midi. Le Grand Roi, esprit fort, par jeu invite les Grecs qui brûlent leurs morts à les manger, et les Hindous qui les mangent à les brûler ; et il rit de leur indignation. Mais le sage Hérodote, qui ôte son bonnet, tout en souriant derrière la coiffe, se défend de les juger et blâme qui les raille, car « si l’on proposait à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois des divers pays, chacun se déciderait pour celles de sa patrie : tant il est vrai que chacun est persuadé qu’il n’en est point de plus belles ! Aussi, rien de plus vrai que le mot de Pindare : La coutume est la reine de tous les hommes… »

« Chacun boit à son auge. Mais au moins devrait-il supporter que les autres boivent à la leur. Point ! Pour qu’il jouisse de la sienne, il faut qu’il crache dans celle du voisin. Le dieu le veut. Car il lui faut un dieu — quel qu’il soit, homme ou bête, fût-il même un objet, une ligne rouge ou noire, ainsi qu’au Moyen-Age, une merlette, un corbeau, un blason, — pour se décharger sur lui de ses insanités.

« Aujourd’hui qu’au blason a succédé le drapeau, nous nous proclamons affranchis des superstitions ! Quand furent-elles plus épaisses ? Maintenant, le dogme nouveau, l’Égalité, nous oblige tous à puer exactement les uns comme les autres. Nous ne sommes même plus libres de dire que nous ne sommes pas libres : ce serait un sacrilège ! Il faut, le bât sur le dos, braire : « Vive la liberté ! » — La fille de Chéops, sur l’ordre de son père s’était faite putain, afin de contribuer, avec l’argent de son ventre, à élever la Pyramide. Pour élever la pyramide de nos massives Républiques, les millions de citoyens putanisent leur conscience, se prostituent âme et corps au mensonge, à la haine… Oh ! nous sommes passés maîtres dans le grand art de mentir !… Certes, on le sut toujours. Mais la différence avec ceux du passé est qu’ils se savaient menteurs et n’étaient pas loin d’en convenir naïvement, comme d’un besoin naturel, qu’en bonnes gens du Midi, on satisfait devant les passants : — « Je mentirai, » dit Darius, ingénument, « car quand il est utile de mentir, il ne faut point s’en faire scrupule. Ceux qui mentent désirent la même chose que ceux qui disent la vérité : on ment, dans l’espoir d’en retirer quelque profit ; on dit la vérité, en vue de quelque avantage et pour s’attirer confiance. Ainsi, quoique nous ne suivions pas la même route, nous n’en tendons pas moins au même but : car s’il n’y avait rien à gagner, il serait indifférent à celui qui dit la vérité de dire plutôt un mensonge, et à celui qui ment de dire la vérité. » — Mais nous, mes contemporains, nous sommes bien plus pudiques ; nous ne nous regardons pas mentir, au coin d’une borne : nous mentons à huis clos ; nous mentons à nous-mêmes. Et nous ne l’avouons jamais, même à notre bonnet. Non, nous ne mentons pas. Nous « idéalisons »… — Allons, qu’on voie vos yeux, et que vos yeux voient, hommes libres !

« Libres ! De quoi êtes-vous libres ? Et qui de vous est libre, dans vos nations d’aujourd’hui? — D’agir ? Non, puisque l’État dispose de votre vie, fait de vous des assassins ou des assassinés. — De parler et d’écrire ? Non, puisqu’on vous emprisonne, quand vous dites votre pensée. — De penser pour vous seul ? Non, si vous ne le cachez bien ; et le fond d’une cave n’est pas encore assez sûr. Taisez-vous, méfiez-vous ! vous êtes bien gardés… Garde-chiourme pour l’action : sous-offs et galonnés. Garde-chiourme pour l’esprit : Églises et Universités, qui prescrivent ce qu’il faut croire et ce qu’il faut nier… De quoi vous plaignez-vous ? (Mais vous ne vous plaignez pas !) Point de fatigue de pensée ! Répétez le catéchisme !

« Vous dites que ce catéchisme a été librement consenti par le peuple souverain ? — Belle souveraineté ! Nigauds, qui se gonflent les joues du mot de Démocratie !… La Démocratie, c’est l’art de se substituer au peuple et de lui tondre la laine, en son nom solennel, pour le profit de quelques bons apôtres. En temps de paix, le peuple ne sait rien de ce qui se passe que ce que lui en disent, dans leur presse à l’attache et gavée, ceux qui ont intérêt à le berner. La vérité est mise sous clef. En temps de guerre, c’est mieux. C’est le peuple qui est mis sous clef. En admettant qu’il ait jamais su ce qu’il veut, il ne lui est plus possible d’en dire le moindre mot. Obéir. Perinde ac cadaver… Dix millions de cadavres… Les vivants ne valent guère mieux, soumis pendant quatre ans au régime déprimant de bourdes patriotiques, de parades de foire, de tam-tam, de menaces, de forfanteries, de haines, de délations, de procès de trahison, d’exécutions sommaires. Les démagogues ont convoqué jusqu’à l’arrière-ban des forces d’obscurantisme, pour éteindre les dernières lueurs de bon sens qui s’obstineraient dans leur peuple, et pour achever de le crétiniser.

« L’asservir ne suffit pas. Il faut le rendre si stupide qu’il veuille être asservi. Les formidables autocraties d’Égypte, de Perse, d’Assyrie, qui se jouaient de la vie des millions d’hommes, puisaient le mystère de leur pouvoir dans le rayonnement surnaturel de leur pseudo-divinité. Toute monarchie absolue a dû être, jusqu’à l’extrême limite des siècles de crédulité, une théocratie. — Dans nos démocraties, il est tout de même impossible de croire à la divinité d’un pitre, comme nos ministres véreux et méprisés : on les a vus de trop près, on connaît leurs couyonneries… Alors, ils ont inventé de mettre Dieu derrière la toile de leur baraque. Dieu, c’est la République, la Patrie, la Justice, la Civilisation. Elles sont peintes à l’entrée. Chaque baraque de foire étale, en affiches multicolores, sa belle Géante. Et ils sont des millions qui se ruent pour la voir. Mais on ne dit pas ce qu’en pensent ceux qui sortent. Ils seraient bien embarrassés pour en penser quelque chose ! Les uns ne sortent plus, et les autres n’ont rien vu. Mais ceux qui sont restés devant l’estrade, à bayer, ceux-là voient. Dieu est là. Il est là, en peinture. — Les dieux, c’est le désir que chacun a d’y croire.

« Mais pourquoi la flambée furieuse de ce désir ? — Parce qu’on ne veut pas voir la réalité. — Et donc, parce qu’on la voit. — C’est là tout le tragique de l’humanité qu’elle ne veut pas voir et savoir. Il lui faut, désespérément, diviniser sa fange. — Nous, osons la regarder !

« L’instinct de meurtre est inscrit au cœur de la nature. Instinct vraiment diabolique, puisqu’il semble avoir créé les êtres, non seulement pour manger, mais pour être mangés. Une espèce de cormorans mange les poissons de mer. Les pêcheurs exterminent les oiseaux. Les poissons disparaissent, car ils se nourrissaient des excréments des oiseaux, qui se nourrissaient d’eux. Ainsi, la chaîne des êtres est un serpent enroulé, qui se mange… Si du moins la conscience n’avait pas été créée, pour assister à son propre supplice ! Échapper à cet enfer… Deux seules voies : celle du Bouddha, qui efface en lui l’Illusion douloureuse de la vie, — et la voie des Illusions religieuses, qui jettent le voile d’un mensonge éclatant sur le crime et la douleur : le peuple qui dévore les autres est le Peuple Élu ; il travaille pour Dieu ; le poids des iniquités, qui enfonce un des plateaux de la vie, trouve son contrepoids dans l’au-delà des rêves, où sont pansées les blessures et les peines. Les formes de cet au-delà varient, de peuple à peuple et d’époque à époque. Et leurs variations sont appelées Progrès. Mais c’est toujours le même besoin d’illusion. Il faut bourrer la gueule à cette terrible Conscience, qui voit, qui voit, et qui demande compte de l’injuste loi ! Si on ne lui trouve un aliment à broyer, une foi, elle hurle de faim et d’effroi. — Croire !… Croire, ou mourir ! — Et c’est pourquoi ils se sont mis en troupeau. Pour s’affermir. Pour faire de leurs doutes individuels une commune certitude.

« Que venons-nous donc faire avec la vérité ? La vérité, elle est pour eux l’ennemi. — Mais ils ne se l’avouent pas. D’une entente tacite, ils appellent vérité l’amalgame écœurant de peu de vérité et de beaucoup de mensonge. Le peu de vérité sert à maquiller le mensonge. Mensonge et servitude : servitude éternelle… Ce ne sont pas les monuments de la foi et de l’amour qui sont les plus durables. Ceux de la servitude le sont bien davantage. Reims et le Parthénon tombent en ruines. Mais les Pyramides d’Égypte défient les siècles. Autour d’elles, le Désert, ses mirages et ses sables mouvants… Quand je pense aux milliers d’indépendants, que l’esprit de servitude a engloutis, au cours des siècles, — hérétiques et révolutionnaires, insoumis, réfractaires laïques et religieux, — je ne m’étonne plus de la médiocrité qui s’étend sur le monde, comme une eau plate et grasse…

« Nous, qui surnageons encore sur la morne étendue, que ferons-nous en face de l’implacable univers, où le plus fort écrase éternellement le plus faible et trouve éternellement un plus fort pour l’écraser à son tour ? Nous résoudre au sacrifice volontaire, par pitié douloureuse et lassée ? Ou bien participer à regorgement du faible, sans même l’ombre d’une illusion sur l’aveugle cruauté cosmique ? Ou, que nous reste-t-il ? Tenter de nous évader de la mêlée sans espérance, par l’égoïsme, ou la sagesse, qui est un autre égoïsme ?… »

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Car, dans la crise de pessimisme aigu qui rongeait Clerambault, en ces mois d’isolement inhumain, il n’envisageait même plus la possibilité du progrès, — ce Progrès, en qui il avait cru jadis, comme d’autres croient au Bon Dieu. Maintenant, il voyait l’espèce humaine vouée au destin meurtrier. Après avoir ravagé la planète, exterminé les autres espèces, elle s’anéantissait de ses mains. C’était la loi de Justice. L’homme n’est devenu souverain de la terre que par usurpation, par la ruse et la force (mais surtout par la ruse). De plus nobles que lui ont peut-être — certainement — disparu sous ses coups. Il a détruit les uns, dégradé, abruti les autres. Il a feint, depuis des millénaires qu’il partage la vie avec les autres êtres, de ne pas les comprendre, (il ment !) de ne pas voir en eux des frères, comme lui, souffrant, aimant, rêvant. Pour mieux les exploiter, pour les torturer sans remords, il s’est fait dire par ses hommes de pensée que ces êtres ne pensaient point, que lui seul avait ce privilège. Et il n’est pas éloigné de le dire aujourd’hui des autres peuples humains, qu’il dépèce et détruit… Bourreau ! Bourreau ! Tu n’as pas eu de pitié. De quel droit la réclames-tu aujourd’hui ?…

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Des vieilles amitiés qui naguère entouraient Clerambault, une seule lui était restée, celle de Mme Mairet dont le mari venait d’être tué en Argonne.

François Mairet, qui n’avait pas encore atteint la quarantaine, quand il tomba obscurément dans la tranchée, était un des premiers biologistes français. Savant modeste, grand travailleur, chez qui couvait un patient génie, et que la célébrité fût venue trouver plus tard. Il n’était pas pressé de recevoir la visite de cette belle prostituée : on partage ses faveurs avec trop d’intrigants. Il lui suffisait des joies silencieuses que donne à ses élus l’intimité de la science, et d’un seul cœur sur terre avec qui les goûter. Sa femme était de moitié dans toutes ses pensées. Un peu plus jeune que lui, de famille universitaire, elle était de ces âmes sérieuses, aimantes, faibles et fières, qui ont besoin de se donner, mais qui ne se donnent qu’une fois. Elle vivait de la vie spirituelle de Mairet. Peut-être aurait-elle pu aussi bien partager celle d’un autre homme, si les circonstances l’avaient unie à lui. Mais, ayant épousé Mairet, elle l’avait épousé tout entier. Comme beaucoup de femmes et des meilleures, son intelligence était apte à comprendre celui que son cœur avait choisi. Elle s’était faite son élève, pour devenir son associée. Elle participait à ses travaux, à ses recherches de laboratoire. Ils n’avaient point d’enfants et communiaient dans la pensée. L’un et l’autre, libres d’esprit, avec un haut idéal affranchi de toute religion, comme dé toute superstition nationale.

En 1914, Mairet, mobilisé, alla simplement accomplir son devoir, sans aucune illusion dans la cause, que les hasards des temps et des patries lui imposaient de servir. Il envoyait du front des lettres stoïques et lucides. Jamais il n’avait cessé de voir l’ignominie de la guerre ; mais il se croyait obligé au sacrifice, pour obéir au destin qui l’avait incorporé aux erreurs, aux souffrances et aux luttes confuses d’une pauvre espèce animale, évoluant lentement vers une fin ignorée.

Il connaissait Clerambault. Des relations de province entre les deux familles, avant que l’une et l’autre se fussent transplantées à Paris, avaient été la base de rapports amicaux, plus solides qu’intimes — car Mairet ne livrait qu’à sa femme son cœur — et faits surtout d’estime indestructible.

Depuis le commencement de la guerre, chacun étant pris par ses soucis, ils n’avaient pas correspondu. Ceux qui se battaient ne dispersaient pas leurs lettres entre beaucoup d’amis ; ils les concentraient sur un seul être aimé, à qui ils disaient tout. Mairet, plus que jamais, avait fait de sa compagne l’unique dépositaire de ses confidences. Ses lettres étaient un journal, où il pensait tout haut. Dans l’une des dernières, il parlait de Clerambault. Il avait eu connaissance de ses premiers articles, par les journaux nationalistes seuls tolérés au front, qui en citaient des extraits, afin de les insulter. Il disait à sa femme quel soulagement lui avait fait cette parole d’honnête homme, outragé ; et il la priait de faire savoir à Clerambault que sa vieille amitié pour lui en était devenue plus étroite et plus chaude. Peu après, il mourait, avant d’avoir reçu les articles suivants qu’il demandait à Mme Mairet de lui envoyer.

Lorsqu’il eut disparu, celle qui vivait uniquement pour lui chercha à se rapprocher des êtres qui lui avaient été proches, aux dernières heures de sa vie. Elle écrivit à Clerambault. Lui, qui se dévorait dans sa retraite de province, sans avoir l’énergie de s’y arracher, reçut comme une délivrance l’appel de Mme Mairet. Il revint à Paris. Ils trouvèrent tous deux une amère douceur à évoquer ensemble la figure de l’absent. Ils prirent l’habitude de se réserver une soirée par semaine pour s’enfermer avec lui. Clerambault était le seul des amis de Mairet, qui pût comprendre la tragédie cachée d’un sacrifice, que ne dorait aucune illusion patriotique.

D’abord, Mme Mairet goûta un soulagement à lui livrer tout ce qu’elle avait reçu. Elle lui lisait les lettres, les confidences désabusées; ils les méditaient avec émotion, et elles les amenaient à remettre en question les problèmes qui avaient causé la mort de Mairet et celle de millions d’autres. Dans cet âpre examen, rien n’arrêtait Clerambault. Et elle n’était pas femme à reculer, dans la recherche de la vérité. — Et pourtant

Clerambault s’aperçut bientôt d’un malaise, que ses paroles causaient en elle, tandis qu’il disait tout haut ce qu’elle savait bien, ce que constataient clairement les lettres de Mairet : la criminelle inutilité de ces morts et l’infécondité de cet héroïsme. Elle essaya de reprendre ce qu’elle avait confié ; elle en discutait le sens, avec une passion qui ne semblait pas toujours de très bonne foi ; elle retrouva dans son souvenir des paroles de Mairet, qui le montraient plus près de l’opinion commune et paraissant l’approuver. Un jour, Clerambault, l’écoutant relire une lettre, que déjà elle lui avait lue, remarqua qu’elle en passait une phrase, où s’exprimait le pessimisme héroïque de Mairet. Et comme il insistait, elle parut froissée ; ses manières se firent plus distantes ; sa gêne, progressivement, se mua en froideur, puis en irritation, puis même en une sorte d’animosité sourde. Elle finit par l’éviter ; et, sans rupture avouée, il sentit qu’elle lui en voulait et qu’elle ne le verrait plus.

C’est qu’à mesure que se poursuivait l’impitoyable analyse de Clerambault, qui ruinait les fondements des croyances actuelles, il se faisait chez Mme Mairet un travail inverse de reconstruction et d’idéalisation. Son deuil avait besoin de se convaincre qu’il avait, malgré tout, une cause sainte. Le mort n’était plus là, pour l’aider à porter la vérité. La vérité la plus redoutable, — à deux, — est encore une joie. Mais, à qui reste seul, elle est mortelle.

Clerambault le comprit. Sa sensibilité frémissante perçut qu’il faisait souffrir ; et la peine de cette femme lui devint sienne. Et il ne fut pas loin d’approuver sa révolte contre lui. Il vit l’immense douleur cachée et l’inefficacité de la vérité qu’il apportait pour y remédier. Bien plus ! Le mal qu’elle ajoute au mal qui existe déjà…

Insoluble problème ! Ces infortunés ne peuvent se passer des illusions meurtrières, dont ils sont les victimes ! On ne peut plus les y arracher, sans que leurs souffrances deviennent intolérables. Ces familles qui ont perdu des fils, des maris, des pères, ont besoin de croire que c’est pour une œuvre juste et vraie. Ces hommes d’État, qui mentent, sont forcés de continuer à mentir, aux autres et à soi. S’ils cessaient un instant, la vie ne leur serait plus supportable, ni à ceux dont ils ont la charge. Malheureux homme, la proie de ses idées, et qui leur a tout donné, il faut qu’il leur donne chaque jour davantage, ou qu’il trouve sous ses pas le vide, et qu’il tombe… Quoi ! après quatre ans de peines et de ruines sans nom, il nous faudrait admettre que ç’a été pour rien, — que non seulement la victoire sera ruineuse, mais qu’elle ne pouvait être autrement, que la guerre était absurde, que nous nous sommes trompés !… Jamais ! Mieux vaut mourir jusqu’au dernier. Un homme seul, qu’on force à reconnaître que sa vie a été perdue, sombre dans le désespoir. Que seraitce d’une nation, de dix nations, de l’entière civilisation !…

Clerambault entendait le cri de la foule humaine :

— Vivre ! coûte que coûte ! Nous sauver, à tout prix !

— Mais justement, vous ne vous sauvez pas ! Votre route vous mène à des catastrophes nouvelles, à une somme infinie de souffrances.

— Si affreuses qu’elles soient, elles le sont encore moins que ce que tu nous offres. Mourir avec l’illusion, plutôt que vivre sans illusion ! Vivre sans illusion… non ! c’est la mort vivante.

Celui qui a déchiffré le secret de la vie et qui en a lu le mot, dit la voix harmonieuse d’Amiel, le désenchanté, échappe à la grande Roue de l’existence, il est sorti du monde des vivants… L’illusion évanouie, le néant reprend son règne éternel, la bulle d’air colorée a crevé dans l’espace infini, et la misère de la pensée s’est dissoute dans l’immuable repos du Rien illimité.

Mais ce repos du Rien est la pire torture pour l’homme de race blanche. Plutôt tous les tourments, tous les tourments de la vie ! Ne me les arrache pas ! Meurtrier, qui m’enlève le mensonge déchirant, dont je vis !…

Clerambault, amèrement, s’appliquait le titre que lui avait donné, par dérision, un journal nationaliste : L’un contre tous. — Oui, l’ennemi commun, le destructeur des illusions qui font vivre…

Et il n’en voulait pas. Il souffrait trop de la pensée de faire souffrir. — Comment donc sortir de la tragique impasse ? De quelque côté qu’il se tournât, toujours le dilemme insoluble : ou l’illusion mortelle, ou la mort sans illusion.

— Je ne veux ni l’une ni l’autre.

— Que tu le veuilles ou non, plie ! La route est fermée !

— Je passerai quand même.