Clerambault/Quatrième partie

Libr. Paul Ollendorff (p. 237-298).


QUATRIÈME PARTIE

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Clerambault traversa une nouvelle zone de dangers. Son voyage dans la solitude était pareil à une ascension de montagne, où l’on se trouve subitement enveloppé de brouillards, agrippé au rocher, sans pouvoir avancer. Il ne voyait plus devant lui. De quelque côté qu’il se tournât, il entendait bruire, au fond, le torrent de la souffrance. Et cependant, il ne pouvait rester immobile. Il surplombait l’abîme, et l’appui menaçait de céder.

Il était à un de ces tournants crépusculaires. Par surcroît, en ce jour, les nouvelles du dehors, que la presse aboyait, étreignaient l’âme de leur insanité : hécatombes inutiles, que trouvait naturelles l’égoïsme suggestionné des lecteurs de l’arrière, cruautés de toutes parts, représailles criminelles des crimes, — que les ci-devant braves gens réclamaient et acclamaient. Jamais l’horizon qui enferme les pauvres bêtes humaines dans leur terrier n’avait paru plus sombre et plus dénué de pitié.

Clerambault se demandait si la loi d’amour qu’il sentait en lui n’était point faite pour d’autres mondes et d’autres humanités. Dans son courrier, il venait de trouver des lettres nouvelles de menaces ; et sachant que, dans la tragique absurdité des temps, sa vie était à la merci du premier fou venu, il souhaitait secrètement que cette rencontre ne se fit pas trop attendre. Cependant, de bonne race et bien enracinée, il continuait sa route, ainsi qu’à l’ordinaire, accomplissait méthodiquement ses actes quotidiens et s’y tenait fermement, afin d’aller jusqu’au bout, quel qu’il fût, du chemin qu’il s’était fixé, — tête haute, sans plier.

Il se souvint, ce jour-là, qu’il devait aller voir sa nièce Aline, qui venait d’accoucher. Elle était fille d’une sœur qui était morte et qu’il aimait. De peu l’aînée de Maxime, elle avait été sa compagne d’enfance. Jeune fille, elle avait un caractère compliqué : inquiet, insatisfait, rapportant tout à soi, voulant se faire aimer, voulant tyranniser, trop curieuse, attirée par les expériences dangereuses, un peu sèche, passionnée, rancunière, rageuse, et pouvant subitement se faire tendre, et séduire. Entre Maxime et elle, le jeu avait été loin ; il avait fallu y veiller. Maxime se laissait prendre, malgré son ironie, aux dures petites prunelles qui le transperçaient de leurs décharges électriques ; et Aline était irritée, attirée par l’ironie de Maxime. Ils s’étaient bien aimés et bien fait enrager. — Et puis, ils avaient passé à d’autres exercices. Elle avait jeté le trouble dans deux ou trois autres cœurs ; et elle s’était mariée, fort raisonnablement, quand elle avait jugé l’heure l’occasion venues, — (il y a temps pour tout) — avec un honorable commerçant qui faisait de bonnes affaires, à la tête d’un magasin de meubles d’art et de piété, rue Bonaparte. Elle se trouvait enceinte, quand son mari fut envoyé au front. On n’en pouvait douter, elle fut ardente patriote : qui s’aime bien, aime les siens ; et ce n’est pas chez elle que Clerambault eût cherché quelque compréhension pour ses idées de pitié fraternelle. Elle en avait peu pour les amis. Elle n’en avait aucune pour les ennemis. Elle les eût bien pilés dans un mortier, avec la même joie froide qu’elle mettait jadis à torturer des cœurs ou des insectes, pour se venger des ennuis que d’autres lui avaient causés.

Mais à mesure que mûrissait le fruit qu’elle portait, voici que son attention se concentrait sur lui ; les forces de son cœur refluaient à l’intérieur. La guerre s’éloignait ; elle n’entendait plus le canon de Noyon. Lorsqu’elle en parlait, — un peu moins, chaque jour, — il semblait qu’il s’agit d’expéditions coloniales. Des dangers de son mari, sans doute, elle se souvenait ; certes, elle le plaignait : — « Pauvre garçon ! » — avec un petit sourire apitoyé qui avait l’air de dire : « Il n’a vraiment pas de chance ! Il n’est pas très adroit !… » Mais elle ne s’attardait pas sur ce sujet, et il ne laissait pas de traces, grâce à Dieu ! La conscience était en repos, elle avait payé son écot. Et vite, elle retournait à la seule tâche sérieuse. On eût dit que la grande affaire pour l’univers, c’était l’œuf qu’elle allait pondre.

Clerambault, absorbé par ses luttes, n’avait pas vu Aline depuis des mois ; il n’avait donc pu suivre ce changement d’esprit. Si Rosine en avait dit quelques mots devant lui, son attention était ailleurs. Mais il venait d’apprendre, coup sur coup, en vingt-quatre heures, la naissance du petit, et la nouvelle que le mari d’Aline était, comme Maxime, « disparu ». Il avait aussitôt imaginé la peine de la jeune mère. Il la voyait comme il l’avait toujours connue, — entre une joie et une douleur, plus capable de sentir celle-ci que celle-là, s’y livrant tout entière et, jusque dans la joie, s’acharnant à trouver des raisons de douleur, violente, amère, agitée, agressive contre le sort, et en voulant à tous. Il n’était même pas sûr qu’elle ne lui en voulût pas, à lui, personnellement, pour ses idées de réconciliation, quand elle ne devait plus respirer que vengeance. Il savait que son attitude était un scandale pour la famille, et que nul n’était moins disposé à le tolérer qu’Aline. Mais, bien ou mal accueilli, il tenait à lui apporter l’aide de son affection. Et, baissant le dos sous l’averse qui allait choir, il monta l’escalier et sonna à la porte de sa nièce.

Il la trouva sur son lit, étendue, le visage reposé, rajeunie, embellie, attendrie, rayonnante de bonheur, auprès de son petit enfant, qu’elle avait fait déposer à côté d’elle : elle avait l’air d’une radieuse grande sœur du bébé chiffonné ; elle le contemplait avec des rires d’adoration amusée, tandis que, sur le dos, il remuait en l’air ses pattes de hanneton, bouche ouverte, englouti dans la torpeur de l’avant-vie, rêvant encore de la nuit dorée et de la chaleur du ventre. Elle accueillit Clerambault par des accents de triomphe :

— Ah ! mon bon oncle ! Que vous êtes gentil ! Venez vite, venez voir ce trésor de mamour !

Elle exultait de faire montre de son chef-d’œuvre, et elle en était reconnaissante aux spectateurs. Jamais Clerambault ne l’avait trouvée aussi tendre et jolie. Il se pencha sur l’enfant, mais il ne le regardait guère, tout en lui faisant les grimaces de politesse et les exclamations admiratives que la mère attendait et happait au vol, comme une hirondelle. C’était elle qu’il voyait, c’était ce visage heureux, ces bons yeux qui riaient, ce bon rire enfantin !… Que c’est beau, le bonheur, et que c’est bienfaisant !… Tout ce qu’il avait à lui dire avait disparu de sa mémoire, — inutile, déplacé. Il n’avait qu’à regarder la merveille et partager complaisamment l’extase de la petite poule pondeuse. Quel délicieux vaniteux innocent petit chant !

Par instants, cependant, sur ses yeux repassait l’ombre de la guerre, des carnages ignobles et sans but, du fils mort, du mari disparu ; et, penché sur l’enfant, avec un sourire triste, il ne pouvait s’empêcher de songer :

— Hélas ! Pourquoi faire des enfants, si c’est pour cette boucherie ? Et que verra-t-il dans vingt ans, le pauvre petit ?

Mais elle ne s’en préoccupait guère ! L’ombre venait mourir au bord de son soleil. De ces soucis proches ou lointains, — tous lointains, — elle ne percevait rien, elle rayonnait…

— « J’ai fait un homme !… »

Cet homme, en qui s’incarnent, pour chaque mère, à son tour, tous les espoirs de l’humanité… Tristesses et folies de l’heure actuelle, où êtes-vous ?… Qu’importe ! C’est lui peut-être, c’est lui, qui y mettra fin… Il est pour chaque mère, le miracle, le Messie !…

A la fin de la visite, Clerambault hasarda un mot de sympathie attristée, au sujet du mari. Elle fit un gros soupir :

— Ce pauvre Armand ! dit-elle. Il doit être prisonnier…

Clerambault demanda :

— Tu as appris quelque chose ?

— Oh! non… Mais c’est probable… Je suis presque tout à fait sûre… Autrement, on saurait…

Elle écarta de la main, comme une mouche, la fin de la pensée désagréable… (Allez-vous-en !… Comment l’a-t-on laissée entrer ?…)

Déjà le petit rire revenait dans ses yeux…

— Et, tu sais, ajouta-t-elle, c’est bien mieux pour lui… Il pourra se reposer… Je suis plus rassurée de le savoir là maintenant que dans sa tranchée…

Et puis, sans transition, la conversation revint au merle blanc :

— Oh ! ce qu’il sera content, quand il verra mon petit amour du bon Dieu !…

Seulement quand Clerambault se leva pour partir, elle daigna se souvenir qu’il y avait encore des chagrins sur terre ; elle se rappela la mort de Maxime, et dit gentiment son petit mot de sympathie… qu’on sentait si indifférant, si indifférent, au fond !… mais plein de bonne volonté. Et la bonne volonté était, chez elle, chose neuve… — Plus surprenant encore ! Dans la tendresse du bonheur qui la baignait, elle entrevit, l’espace d’une seconde, le visage et le cœur fatigués du vieil homme ; il lui revint à l’esprit, vaguement, qu’il avait fait des sottises, qu’il avait des ennuis ; et, au lieu de le gronder, ainsi qu’elle aurait dû, elle lui accorda tacitement son pardon, d’un sourire magnanime ; comme une petite princesse, elle dit, d’un ton affectueux, où perçait une nuance protectrice :

— Il ne faut pas t’inquiéter, mon bon oncle, tout s’arrange… Embrasse-moi !…

Et Clerambault s’en retourna, amusé de la consolatrice qu’il était venu consoler. Il sentait le peu de chose que sont nos souffrances, pour le sourire indifférent de la Nature. L’important est, pour elle, de fleurir au printemps. Feuilles mortes, tombez ! L’arbre n’en poussera que mieux, le printemps fleurira pour d’autres… Cher printemps !

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Mais que tu es cruel envers ceux pour qui tu ne fleuriras plus, printemps ! Ceux qui ont perdu leurs aimés, leurs espoirs, leur force et leur jeunesse, toutes leurs raisons de vivre !…

Le monde était plein d’âmes et de corps mutilés, que rongeait l’amertume, les uns des bonheurs perdus, les autres plus lamentables encore, des bonheurs qu’ils n’avaient pas eus, dont on les avait frustrés, en plein épanouissement de l’amour et de leurs vingt ans !

Un soir de fin janvier, mouillé de brume et transi, Clerambault rentrait d’un stationnement à un chantier de bois. Après avoir fait queue, des heures, dans la rue, la foule, parmi laquelle il attendait son tour, avait été prévenue qu’on ne ferait plus de distribution aujourd’hui. A la porte de sa maison, il entendit son nom. Un jeune homme le demandait au concierge, en présentant une lettre. Clerambault s’avança. Le jeune homme parut gêné de la rencontre. Sa manche droite était épinglée à l’épaule ; l’œil droit, caché sous un bandeau ; il était blême, on voyait qu’il sortait de longs mois de maladie. Clerambault l’accosta amicalement et voulut prendre la lettre, que le jeune homme retira avec brusquerie, disant que ce n’était plus la peine. Clerambault l’invita à venir causer chez lui. L’autre hésitait ; et si Clerambault eût été plus fin, il eût remarqué que son visiteur cherchait à s’esquiver. Mais, un peu long à lire dans les pensées, il dit bonnement :

— C’est vrai que mon étage est un peu haut…

Piqué dans son amour-propre, l’autre répliqua aussitôt :

— Je suis encore capable de monter.

Et il s’engagea dans l’escalier.

Clerambault comprit qu’en plus des autres blessures, il en avait une au cœur qui était à vif.

Ils s’assirent dans le cabinet de travail sans feu. Comme la chambre, l’entretien fut lent à se dégeler. Clerambault n’obtenait de son interlocuteur que des réponses raides, brusques, pas très claires, et faites sur un ton qui semblait irrité. Il sut que l’autre s’appelait Julien Moreau, qu’il était étudiant à la Faculté des Lettres, et qu’il venait de passer trois mois au Val-de-Grâce. Il vivait seul, à Paris, dans une chambre du Quartier Latin, bien qu’il eût à Orléans sa mère, veuve, et quelque famille. Il ne dit pas d’abord pourquoi il ne les rejoignait pas.

Brusquement, après un silence, il se décida à parler. D’une voix étranglée, qui se faisait rude pour sortir, puis peu à peu s’adoucit, il dit à Clerambault le bien que lui avait fait la lecture de ses articles, apportés dans les tranchées par un permissionnaire et circulant de main en main. Ils répondaient au cri de l’âme étouffée : « Ne pas mentir ! » Les journaux, les écrits, qui avaient l’impudence de présenter aux armées le tableau imposteur des armées, des lettres truquées du front, un héroïsme cabotin, des plaisanteries déplacées, la forfanterie abjecte de pitres à l’abri, qui font de la rhétorique avec la mort des autres, — les jetaient dans la fureur. Les sales baisers empoissés, dont les mouillaient ces prostitués de la presse, leur étaient un outrage : c’était comme si on tournait en dérision leurs souffrances. Enfin, dans Clerambault, ils trouvaient un écho… Non pas qu’il les comprit ! Nul ne pouvait les comprendre, qui n’eût partagé leur sort. Mais il avait pitié d’eux. Il parlait simplement, avec humanité, des malheureux de tous les camps. Il osait dire les injustices, communes à toutes les nations, qui avaient amené ces souffrances communes. Il ne supprimait pas leur peine ; mais il l’élevait dans une sphère d’intelligence respirable.

— … Si vous saviez comme on a besoin d’une parole de vraie sympathie ! On a beau être durs, après tout ce qu’on a vu, souffert et fait souffrir, — on a beau être vieux, (il y a parmi nous des grisons aux épaules voûtées), — nous sommes, à des moments, tous des enfants perdus qui cherchent leur mère, pour se faire consoler. Et ces mères, souvent… ah! ces mères ! elles sont si loin de nous, elles aussi !… On reçoit de la famille des lettres qui consternent… On est livré par les êtres de son sang…

Clerambault se cacha la figure dans ses mains et se mit à gémir.

— Qu’avez vous ? dit Moreau. Vous êtes souffrant ?

— Vous venez de me rappeler le mal que j’ai fait.

— Vous ? Mais non, ce sont les autres.

— Moi, comme les autres. Pardonnez-nous à tous.

— Vous êtes le dernier qui devriez le dire.

— Je dois être le premier, car je suis un des rares qui se rendent compte de leur crime.

Et il commença un réquisitoire contre sa génération, — qu’il interrompit, d’un geste découragé.

— Tout cela ne répare rien. Dites-moi ce que vous avez souffert.

Il y avait dans sa voix tant d’humilité que Moreau se sentit inondé d’affection pour le vieil homme qui s’accusait. Sa défiance s’était fondue. Il ouvrit la porte secrète de sa pensée amère et meurtrie. Il avoua que, plusieurs fois déjà, il était venu jusqu’à l’entrée de la maison, sans se décider à remettre sa lettre, — (que, du reste, il se refusait à montrer). — Depuis sa sortie de l’hôpital, il n’avait pu causer avec personne. Les gens de l’arrière le révoltaient par l’étalage de leurs petites préoccupations, de leurs affaires, de leurs plaisirs, des restrictions à leurs plaisirs, de leur égoïsme, de leur ignorance et de leur incompréhension. Il était un étranger parmi eux, plus que chez les sauvages d’Afrique. D’ailleurs, — (il s’interrompit, reprit, par demi-mots gênés et irrités, qui lui restaient accrochés au gosier) — ce n’était pas seulement parmi eux, c’était parmi tous les hommes, qu’il était un étranger ; retranché de la vie normale, des joies et des labeurs de tous, par ses infirmités qui faisaient de lui une épave : il était borgne et manchot ; il en avait une honte absurde, qui le brûlait. Les regards de commisération hâtive, qu’il avait cru surprendre dans la rue, le faisaient rougir, comme une aumône qu’on jette de côté, en détournant la tête du spectacle déplaisant. Car, dans son amour-propre, il s’exagérait sa laideur. Il avait le dégoût de la difformité. Il pensait aux joies perdues, à sa jeunesse saccagée ; il était jaloux des couples qu’il voyait passer et il s’enfermait pour pleurer.

Ce n’était pas tout encore ; et lorsqu’il se fut déchargé du gros de son amertume dans la compassion de Clerambault, qui l’encourageait à parler, il atteignit au fond du mal, que lui et ses compagnons portaient avec terreur, comme un cancer qu’on n’ose pas regarder. Au travers de ses paroles obscures, violentes, tourmentées, Clerambault aperçut ce qui dévastait l’âme de ces jeunes gens : ce n’était pas uniquement leur jeunesse ruinée, leur vie sacrifiée, (encore que ce fût une douleur terrible… Oh ! comme il est facile aux cœurs secs, aux vieux égoïstes, aux intellectuels décharnés, de blâmer rigidement cet amour de la jeune vie et le désespoir de la perdre !…) Mais le plus affreux était de ne pas savoir pourquoi on sacrifiait cette vie, et le soupçon empoisonné qu’elle était gâchée pour rien. Car ce n’était pas l’appât grossier d’une vaine suprématie de race, ou d’un lopin de terre disputé entre États, qui pouvait apaiser la douleur des victimes. Ils savaient maintenant de quelle longueur de terre l’homme a besoin pour mourir, et que le sang de toutes les races est le même fleuve de vie qui s’y perd.

Et Clerambault, à qui la conscience de son devoir de grand aîné auprès de ces jeunes gens prêtait le calme, que seul il n’aurait pas eu, chargea leur messager de paroles d’espoir et de consolation.

— Non, vos souffrances ne sont pas perdues. Elles sont le fruit d’une erreur cruelle. Mais les erreurs mêmes ne sont point perdues. Le fléau d’aujourd’hui est l’explosion d’un mal qui ronge l’Europe depuis des siècles. Orgueil et cupidité, Étatisme sans conscience, peste capitaliste, machine monstrueuse de la « Civilisation », faite d’intolérance, d’hypocrisie, et de violence. Tout craque, tout est à refaire, et la tâche est immense. Ne parlez point de découragement ! Vous avez la plus grande œuvre qui soit offerte à une génération. Il s’agit de voir clair, par delà le feu des tranchées et les gaz asphyxiants dont vous aveuglent, autant que l’ennemi, les excitateurs de l’arrière. De voir le vrai combat. Il n’est pas contre un peuple. Il est contre une société malsaine, fondée sur l’exploitation et la rivalité des peuples, sur l’asservissement de la conscience libre à la machine-État. Les peuples résignés ou sceptiques ne l’eussent pas reconnu, avec cette tragique évidence, sans les souffrances de cette guerre qui les labourent. Je ne bénis pas la souffrance. Laissons cette aberration aux dévots des vieilles religions ! Nous n’aimons pas la douleur, et nous voulons la joie. Mais quand la douleur vient, au moins qu’elle nous serve ! Ce que vous souffrez, que d’autres ne le souffrent plus ! Allons, ne pliez point ! On vous enseigne qu’une fois donné, dans la bataille, l’ordre d’attaque, il est encore plus dangereux de reculer que d’avancer. Ne vous retournez donc plus, laissez derrière vous vos ruines, et marchez vers le monde nouveau !

A mesure qu’il parlait, il voyait les yeux de son jeune auditeur, qui semblaient dire :

— Encore ! Encore plus ! Plus que des espérances ! Donne-moi des certitudes, donne-moi la victoire prochaine !

Il y a chez tous les hommes un tel besoin de leurre ! Même chez les meilleurs. En échange de leurs sacrifices à l’idéal entrevu, il faut qu’on leur promette la réalisation prochaine de cet idéal, ou au moins une compensation éternelle, comme font les religions. Jésus ne fut suivi que parce qu’on lui prêta l’assurance d’une victoire ici-bas, ou là-haut. — Mais qui veut être vrai ne peut pas promettre la victoire. Il ne peut pas ignorer les risques : peut-être ne sera-t-elle pas atteinte ; en tout cas, pas d’ici à longtemps. Pour les disciples, une telle pensée est d’un pessimisme accablant. Le maître cependant, lui, n’est pas pessimiste. Il a le calme de l’homme qui, après une montée, embrasse d’en haut l’ensemble de la contrée. Eux ne voient que la pente aride à monter. Comment leur communiquer ce calme ?… Mais s’ils ne peuvent pas voir par les yeux du maître, ils peuvent voir ses yeux, où se reflète la vision qui leur est refusée ; ils y puisent l’assurance que lui qui sait la vérité (ils le croient !…) est délivré de leurs troubles. Cette sécurité de l’âme, cette harmonie intérieure, que les yeux de Julien Moreau cherchaient dans les yeux de Clerambault, Clerambault, tourmenté, ne la possédait point… Ne la possédait-il point ?… — Or, regardant Julien, en souriant humblement, comme pour s’excuser, il vit… il vit que Julien l’avait trouvée en lui… Et voici que, de même qu’en montant au milieu du brouillard on est soudain dans la lumière, il vit que la lumière était en lui. Elle était venue à lui, parce qu’il lui fallait en éclairer un autre.

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L’infirme était parti, rasséréné. Clerambault demeurait étourdi d’une légère ivresse. Il se taisait, goûtant le bonheur étrange qu’éprouve une âme, personnellement infortunée, à sentir qu’elle participe au bonheur d’autres âmes, présentes ou à venir. Le bonheur, l’instinct profond, la plénitude de l’être… Tous les êtres y aspirent, mais il n’est pas le même pour tous. Les uns veulent avoir ; pour d’autres, voir c’est avoir ; et pour d’autres, croire, c’est voir. Et tous ne forment qu’une chaîne, que cet instinct relie : depuis ceux qui ne cherchent que leur bien, celui de leur famille, celui de leur nation, jusqu’à l’être qui embrasse les millions d’êtres, tout le bonheur total. Et tel qui n’a point le bonheur, le porte pour les autres, ainsi que Clerambault, et ne s’en doute point : car les autres voient déjà la lumière sur son front, quand ses yeux sont encore dans l’ombre.

Le regard du jeune ami venait de révéler au pauvre Clerambault sa richesse inconnue. Et la conscience du message divin dont il était chargé rétablissait son union perdue avec les hommes. Ils ne le combattaient que parce qu’il était leur pionnier téméraire, leur Christophe Colomb qui s’obstine, sur l’Océan désert, à leur ouvrir la voie du Nouveau Monde. Ils l’insultent, mais ils le suivent. Car toute pensée vraie, qu’elle soit ou non comprise, est le vaisseau lancé qui remorque à sa suite les âmes du passé.


À partir de ce jour, il détourna les yeux du fait irréparable de la guerre et des morts, pour se tourner vers les vivants et vers l’avenir qui est dans nos mains. Si fascinante que soit l’obsession de ceux que nous avons perdus, et quelque douloureux attrait qui nous invite à nous engloutir avec eux, il faut nous arracher aux souffles maléfiques qui montent, comme à Rome, de la Voie des Tombeaux. Marche ! Ne t’arrête point ! Tu n’as pas droit encore à leur repos. D’autres ont besoin de toi. Regarde-les là-bas, qui, pareils aux débris de la Grande Armée, se traînent en cherchant dans la morne étendue le chemin effacé…

Clerambault vit le noir pessimisme qui menaçait d’accabler ces jeunes gens, après la guerre, et il en fut transpercé. Le danger moral était grand. Les gouvernants ne s’en inquiétaient pas. Ils étaient comme ces mauvais cochers, qui enlèvent à coups de fouet leur cheval, pour lui faire avaler au galop une pente raide. Le cheval arrive au haut ; mais la route continue, et le cheval s’abat : il est fourbu, pour la vie… De quel cœur ces jeunes gens s’étaient lancés à l’assaut, dans les premiers mois de la guerre ! Et puis, l’ardeur était tombée ; mais la bête restait attelée, soutenue par les brancards ; on entretenait autour d’elle une exaltation factice, on arrosait d’espoirs magnifiques sa ration de chaque journée ; et bien que l’alcool en fût, chaque jour, plus éventé, elle ne pouvait pas tomber. Elle ne se plaignait même pas : les forces lui manquaient pour penser ; et pour qui se fût-elle plainte ? Le mot d’ordre, autour de ces victimes, était de ne pas entendre : être sourds et mentir.

Mais, un jour après l’autre, la marée des batailles rejetait, en se retirant, sur le sable, ses épaves, — mutilés et blessés ; et par eux affleuraient à la lumière les frémissements des profondeurs de l’océan humain. Ces malheureux, arrachés brusquement au polype dont ils étaient un membre, s’agitaient dans le vide, incapables de rien étreindre, ni des passions d’hier, ni des rêves de demain. Et ils se demandaient, angoissés, les uns obscurément, un petit nombre avec une cruelle clarté, pourquoi ils avaient vécu, — pourquoi on vit


« Poichè quel che è distrutto patisce, e quel che distrugge non gode, e a poco andare è distrutto medesimamente, dimmi quello che nessun filosofo sa dire : a cui piace o a chi giova cotesta vita infelicissima dell’universo, conservata in damno e con morte di tutte le creature che lo compongono ?… »[1]

Il était urgent de répondre, de leur trouver des raisons de vivre. Un homme de l’âge de Clerambault n’en a pas besoin : il a vécu, il lui suffit de libérer sa conscience : c’est comme son testament public. Mais les jeunes gens, qui ont devant eux toute leur vie, il ne peut leur suffire de voir la vérité sur un champ de cadavres. Quel que soit le passé, l’avenir compte seul pour eux. Déblayez les ruines !

De quoi souffrent-ils le plus ? De leur souffrance même ? — Non. De leur doute en la foi à qui cette souffrance fut offerte en sacrifice. (Regretterait-on de s’être sacrifié pour la femme qu’on aime, ou bien pour son enfant ?) Ce doute les empoisonne ; il leur enlève la force de poursuivre leur route, parce qu’ils craignent le désespoir, au bout. C’est pourquoi l’on vous dit : « Prenez garde d’ébranler l’idéal de patrie ! Restaurez-le plutôt ! » — Dérision ! Comme si l’on pouvait jamais conserver par la volonté une foi qu’on a perdue ! On se ment à soi-même. Et on le sait, au fond : cette conscience inavouée tue le courage et la joie.

Soyez braves, et rejetez la foi, en qui vous ne croyez plus ! Les arbres, pour reverdir, doivent se dépouiller de leur chevelure d’automne. De vos illusions passées, faites, comme les paysans, des feux de feuilles mortes : l’herbe, la foi nouvelle en poussera plus drue. Elle attend. La nature ne meurt point, elle change incessamment de formes. Comme elle, laissez tomber la robe du passé.

Regardez bien ! Faites le compte de ces dures années ! Vous avez combattu, souffert pour la patrie. Et qu’avez-vous gagné ? Vous avez découvert la fraternité des peuples qui se battent et qui souffrent. Est-ce trop payé ? Non, si vous laissez parler votre cœur, si vous osez l’ouvrir à la foi nouvelle qui est venue à vous, quand vous ne l’attendiez pas.

Ce qui trompe et ce qui désespère, c’est qu’on reste attaché au but qu’on avait, en commençant ; et, lorsqu’on n’y croit plus, on pense que tout est perdu. Or, jamais une grande action ne produit l’effet qu’on s’en proposait. Et c’est tant mieux, car presque toujours l’effet produit dépasse l’effet prévu, et est tout autre que lui, La sagesse n’est pas de partir avec la sagesse toute faite, mais de la cueillir sincèrement, le long de sa route. Vous n’êtes plus les mêmes hommes aujourd’hui qu’en 1914. Osez vous l’avouer ! Osez l’être ! Ce sera le gain principal — le seul peut-être, — de cette guerre… Mais oserez-vous vraiment ? Tant de raisons conspirent à vous intimider : la fatigue de ces années, les habitudes anciennes, la peur de l’effort à faire pour regarder en vous, éliminer ce qui est mort, affirmer ce qui est vivant, on ne sait quel respect superstitieux du vieux, une préférence lassée pour ce qu’on connaît déjà, même mauvais, même mortel, ce besoin paresseux de facile clarté qui fait que l’on revient à l’ornière tracée, plutôt que de chercher à s’ouvrir une voie nouvelle ! L’idéal de la plupart des Français n’est-il pas de recevoir, dès l’enfance, leur plan de vie tout fait, et de n’en plus changer !… Ah ! que du moins la guerre qui a tant détruit de vos foyers vous contraigne à sortir de vos décombres, à fonder d’autres foyers, à chercher d'autres vérités !

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Ce n’était pas le désir de rompre avec le passé et d’entrer dans les terres inconnues qui manquait à beaucoup de ces jeunes gens. Ils eussent bien plutôt voulu brûler l’étape. Ils n’étaient pas encore sortis de l’Ancien monde qu’ils prétendaient s’emparer du Nouveau. Sans retard. Point de milieu ! Des solutions nettes. Ou la servitude consentie au passé, ou la Révolution.

Ainsi l’entendait Moreau. De l’espoir de Clerambault en une rénovation sociale il fit une certitude ; et dans ses exhortations à conquérir patiemment, jour par jour, la vérité, il entendit un appel à l’action violente qui l’impose sur-le-champ.

Il conduisit Clerambault dans deux ou trois cercles de jeunes intellectuels, d’esprit révolutionnaire. Ils n’étaient pas nombreux ; et ici et là, on retrouvait les mêmes. Le pouvoir les faisait surveiller, ce qui leur prêtait plus d’importance qu’ils n’en auraient eue sans lui. Misérable pouvoir, armé jusqu’aux dents, disposant de millions de baïonnettes, d’une police, d’une justice, dociles, bonnes à tout faire, — et toujours inquiet, ne pouvant supporter qu’une douzaine d’esprits libres s’assemblent pour le juger ! Ils n’avaient pourtant pas l’allure de conspirateurs. Ils faisaient tout le possible pour être persécutés ; mais leur activité se bornait à des mots. Qu’auraient-ils pu faire d’autre ? Ils étaient séparés de la masse de leurs compagnons de pensée, que pompait la machine de la guerre, qu’engloutissait l’armée, et qu’elle ne restituait que quand ils étaient hors d’usage. De la jeunesse d’Europe, que restait-il, à l’arrière ? A part les embusqués, qui se prêtaient trop souvent aux plus tristes besognes pour faire battre les autres, afin qu’on oubliât qu’ils ne se battaient pas, les représentants — rari nantes — des jeunes générations, restés dans la vie civile, étaient des réformés pour graves raisons de santé, auxquels étaient venues se joindre quelques épaves de la guerre, comme Moreau. En ces corps mutilés ou minés, les âmes étaient des chandelles allumées dans une chambre aux vitres cassées ; elles se consumaient, se tordaient, et fumaient ; un souffle menaçait de les éteindre. Mais habituées à ne pas compter avec la vie, elles n’en étaient que plus ardentes.

Elles avaient des sautes brusques du pessimisme extrême à l’optimisme extrême. Ces oscillations violentes du baromètre ne correspondaient pas toujours à la courbe des événements. Le pessimisme ne s’expliquait que trop. L’optimisme était plus étonnant. On eût été bien embarrassé pour en donner des raisons. Ils étaient une poignée, sans action, sans moyens d’action ; et chaque jour semblait infliger un nouveau démenti à leurs idées. Mais plus les choses allaient mal, plus ils semblaient contents. Ils avaient l’optimisme du pire, cette croyance forcenée des minorités fanatiques et opprimées : il leur faut l’Antéchrist, pour que revienne le Christ ; elles attendent l’ordre nouveau, des crimes de l’ordre ancien qui le mènent à la ruine ; et elles ne s’inquiètent pas si elles-mêmes seront ruinées, et avec elles leurs rêves. Les jeunes intransigeants, que voyait Clerambault, étaient surtout occupés d’empêcher la réalisation partielle de leurs rêves dans l’ordre ancien. Tout ou rien. Rendre le monde moins mauvais ? Fi donc ! Le rendre parfait, ou qu’il crève ! C’était un mysticisme du grand bouleversement, de la Révolution ; il enfiévrait les cerveaux de ceux qui croyaient le moins aux rêves des religions… Religieux, ils l’étaient plus que ceux des Églises… Ô folle espèce humaine ! Toujours cette foi dans l’absolu, qui mène aux mêmes ivresses, mais aux mêmes désastres, les fous de la guerre des nations, les fous de la guerre des classes, et les fous de la paix ! On dirait que l’humanité, quand elle sortit le nez des boues brûlantes de la Création, a reçu un coup de soleil, dont elle ne s’est pas guérie, et qui la fait, par accès, retomber dans la fièvre chaude…

Ou bien, faut-il voir dans ces mystiques de la Révolution des signes avant-coureurs de la mutation qui couve dans l’espèce, — qui peut couver des siècles, — et qui peut-être n’éclora jamais ? Car il est, dans la nature, des milliers de possibilités latentes pour une seule réalisation dans le temps attribué à notre humanité.

Et c’est peut-être ce sentiment obscur de ce qui pourrait être et ne sera point, qui parfois communique au mysticisme révolutionnaire une autre forme, plus rare et plus tragique, — le pessimisme exalté, l’attrait fiévreux du sacrifice. Combien en avons-nous vus, de ces Révolutionnaires, secrètement convaincus de la force écrasante du mal et du fatal échec de leur foi, qui s’enivrent de l’amour pour la belle vaincue…

« … sed victa Catoni… »

et de l’espoir de mourir pour elle, de détruire et d’être détruits ! Que d’aspirations la Commune écrasée a fait naître, non pas à sa victoire, mais à un pareil écrasement ! — Il semble que veille toujours, au cœur des plus matérialistes, un reste de la flamme éternelle, de l’espoir souffleté, nié, affirmé quand même, du recours impérissable de tous les opprimés à l’au-delà meilleur.

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Ces jeunes gens accueillirent Clerambault avec une affectueuse estime. Ils tâchèrent de l’annexer : les uns, naïvement, lisant dans sa pensée ce qu’eux-mêmes ils pensaient ; les autres, convaincus que l’honnête vieux bourgeois, dont le cœur était jusque-là le seul guide, généreux mais insuffisant, se laisserait instruire par leur ferme science et saurait, comme eux, suivre jusqu’à l’extrême bout les conséquences logiques des principes posés. Clerambault se défendait faiblement, car il savait qu’il n’y a rien à faire pour convaincre un jeune homme qui vient de s’incruster dans un système. À cet âge de la vie, la discussion est vaine. On peut agir sur lui, dans les années d’avant, où ce bernard-l’hermite cherche encore sa coquille ; et on le peut après, quand la coquille s’effrite ou le gêne aux entournures. Mais quand l’habit est neuf, il n’y a qu’à l’y laisser : l’habit est à sa mesure. S’il grandit — ou rapetisse — il en prendra un autre. Ne contraignons personne ! Mais que personne ne nous contraigne !

Personne, dans ce milieu, — au moins, les premiers temps, — ne songeait à contraindre Clerambault. Mais sa pensée se trouvait quelquefois étrangement costumée, à la mode de ses hôtes. Quels échos imprévus elle avait dans leur bouche ! Clerambault laissait parler ses amis, et il ne parlait guère. Quand il revenait de là, il était troublé et un peu ironique :

— Et c’est là ma pensée ? se demandait-il.

Ah ! qu’il est difficile de communiquer son âme aux autres hommes ! Impossible peut-être. Et qui sait ?… La nature est plus sage que nous… Peut-être que c’est un bien…

Dire toute sa pensée ! Le peut-on ? Le doit-on ? On est venu à elle, lentement, péniblement, par une suite d’épreuves : elle est comme la formule de l’équilibre fragile entre les éléments intérieurs. Changez les éléments, leurs proportions, leur nature, la formule ne vaut plus et a d’autres effets. Jetez votre pensée dans un autre, tout d’un coup, tout entière, elle risque de l’affoler. Il est même des cas où, si l’autre comprenait, il pourrait en être tué. Mais la prudente nature a pris ses précautions. L’autre ne vous comprend pas, il ne peut pas vous comprendre, son instinct l’en défend ; il ne prend de votre pensée que le choc sur la sienne ; et, ainsi qu’au billard, la bille rebondit ; mais il est moins facile de prévoir vers quel point du tapis. Les hommes n’écoutent pas avec un esprit pur, mais avec leurs passions et leur tempérament. Dans ce que vous leur donnez, chacun reprend son bien et rejette le reste. L’obscur instinct de défense ! L’esprit ne s’ouvre pas à la pensée nouvelle. Il fait le guet, au guichet. Et n’entre que ce qu’il veut. La haute pensée des sages, des Jésus, des Socrate, qu’en a-t-on fait ? De leur temps, on les a tués. À vingt siècles de distance, on en a fait des dieux : c’est une autre façon de les tuer ; on rejette leur pensée dans le royaume éternel. Si on la laissait s’accomplir dans le monde d’ici-bas, le monde serait fini. Eux-mêmes le savaient. Et le plus grand de leur âme n’est peut-être pas ce qu’ils ont dit, mais ce qu’ils n’ont pas dit. Éloquence pathétique des silences de Jésus, beau voile des symboles et des mythes antiques, faits pour ménager les yeux faibles et peureux ! Trop souvent, la parole qui pour l’un est la vie, est pour l’autre la mort, ou, ce qui est pis, le meurtre.

Que faire, si l’on a la main pleine de vérités ? Lancer le grain à toute volée ? Mais le grain de la pensée peut pousser mauvaise herbe ou poison !…

Allons, ne tremble pas ! Tu n’es pas le maître du destin ; mais tu es aussi le destin, tu es une de ses voix. Parle donc ! C’est ta loi. Dis toute ta pensée, mais dis-la avec bonté. Sois comme une bonne mère, à qui il n’est pas donné de faire de ses enfants des hommes, mais qui leur enseigne patiemment à le devenir, s’ils veulent. On n’affranchit pas les autres, malgré eux ou sans eux ; et même si c’était possible, à quoi bon ? S’ils ne s’affranchissent eux-mêmes, demain ils seront retombés esclaves. Donne l’exemple et dis : « Voici le chemin ! Vous voyez, on peut se faire libre… »

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En dépit de ses efforts pour agir bravement et laisser faire aux dieux, il était heureux que Clerambault ne pût voir toutes les suites de sa pensée. Sa pensée aspirait au règne de la paix. Et très probablement, elle contribuerait, pour une part qui n’était pas infime, au déchaînement des luttes sociales. Comme tout vrai pacifisme, — si paradoxal que ce semble. Car il est une condamnation du présent.

Mais Clerambault ne se doutait pas des forces redoutables qui, un jour, se réclameraient de lui. Par un effet opposé, son esprit conquérait parmi ces jeunes gens plus d’harmonie, en réagissant contre leur violence. Il sentait d’autant plus le prix de la vie qu’ils en faisaient si bon marché. En cela, ils ne se distinguaient pas beaucoup des nationalistes qu’ils voulaient combattre. Bien peu aimaient la vie plus que l’idée. (C’est, dit-on, une grandeur de l’homme…)

Tout de même, Clerambault fut bien aise de rencontrer un homme qui aimait la vie pour la vie. Un camarade de Moreau, grand blessé comme lui, Gillot : dans le civil, jeune ouvrier dessinateur pour industries. Un obus l’avait lardé, du haut en bas ; il avait une jambe de moins et le tympan brisé. Mais Gillot réagissait plus énergiquement contre le sort que Moreau. Ce petit homme brun avait des yeux vifs, où brûlait, malgré tout, une flamme de gaieté. D’accord avec Moreau pour juger le non-sens de la guerre et le crime de la société, il avait vu les mêmes faits, les mêmes hommes, mais non avec les mêmes yeux ; et les deux jeunes gens étaient souvent en discussion.

— Oui, disait Gillot un jour que Moreau venait de raconter à Clerambault un souvenir lugubre de la vie des tranchées, c’était bien comme ça… Seulement, il y a quelque chose de pire : c’est que ça ne nous faisait rien, — rien, aucun effet.

Moreau protestait, indigné.

— Toi, peut-être, et, si tu veux, deux ou trois, par-ci par-là. Mais les autres !… On finissait par ne plus le remarquer.

Il continuait, pour arrêter une protestation nouvelle :

— Je ne dis pas ça, mon petit, pour nous faire valoir. Il n’y a pas de quoi ! Je dis, parce que ça est… Voyez-vous, — (s’adressant à Clerambault) — ceux qui reviennent de là et qui le mettent dans des livres, ils disent bien ce qu’ils sentent ; mais ils sentent beaucoup plus que le commun des mortels, parce qu’ils sont des artistes. Tout les écorche. Nous autres, on est tanné. C’est même le plus terrible, à cette heure que j’y pense. Quand vous lisez ici une de ces histoires qui vous font dresser les cheveux ou vous donnent la nausée, il vous manque le bouquet : des gars qui, plantés devant, fument leur pipe, blaguent, ou pensent à autre chose. Il faut bien ! Sans ça, on crèverait… Tout de même, l’animal humain a une facilité à s’adapter à tout !… Il trouverait moyen de prospérer, au fond d’un dépotoir. Vrai, c’est à dégoûter de soi ! J’ai été ainsi, moi qui vous parle. Il ne faut pas vous figurer que je passais mon temps, comme le petit fait ici, à méditer sur mon crâne. Je trouvais, comme tout le monde, ce qu’on faisait, idiot. Mais puisque toute la vie est idiote, n’est-ce pas ?… On faisait ce qu’il y avait à faire, pour autant qu’il faudrait, en attendant la fin… La fin ? Une fin ou l’autre. La mienne, celle de ma peau, ou bien celle de la guerre. C’est toujours une fin… En attendant, on vit : on mange, on dort, on chie… Pardon ! Faut dire les choses… Et le fond de tout ça, monsieur, voulez-vous le savoir ? Eh bien, c’est qu’on n’aime pas la vie. On ne l’aime pas assez. Vous avez bien raison de le dire, dans un de vos articles : elle est fameuse, la vie ! Seulement, ils ne sont pas beaucoup, ceux qui ont l’air de s’en douter à présent. Pas beaucoup de vivants. Ce sont plutôt des dormants. En attendant le grand somme. Ils se disent : « Comme ça, on est tout couchés. On n’a plus à se déranger… » — Non, on ne l’aime pas assez, la vie ! On n’apprend pas à l’aimer. On fait tout ce qu’on peut pour vous en dégoûter. Depuis qu’on est petit, on nous chante la mort, la beauté de la mort, ou bien ceux qui sont morts. L’histoire, le catéchisme, « Mourir pour la patrie… » Ou bien c’est la calotte, ou bien les patriotes. Et puis, la vie embête. Cette vie d’aujourd’hui, on dirait qu’on s’arrange pour vous la rendre la plus emmerdante possible. Plus d’initiative. Tout est mécanisé. Avec ça, aucun ordre. On ne fait plus de travail, on fait des bouts de travail, on ne sait pas avec quoi ça s’agence : et le plus souvent, ça ne s’agence pas. C’est un sacré gâchis, dont on ne profite même pas. On est comme mis en caque, empilés au hasard. On ne sait pas pourquoi. On ne sait pas pourquoi on vit. On vit. On n’avance pas. — Il y a, dans la nuit des temps, nos grands-pères qui, dit-on, nous ont pris la Bastille. Alors, il paraîtrait, d’après ces farceurs-là, — ceux qui tiennent le manche, — qu’il n’y aurait plus pour nous rien à faire aujourd’hui, que c’est le Paradis. Est-ce que ce n’est pas écrit sur tous nos monuments ? On sent bien que ce n’est pas vrai, qu’il y a là-bas devant nous un autre orage qui chauffe, une autre Révolution… Mais celle qui a eu lieu a si mal réussi ! Et tout est si peu clair !… Non, on n’a pas confiance, on ne voit pas son chemin, on n’a personne qui nous montre par-dessus toutes ces mares à crapauds, quelque chose de haut, quelque chose de beau… Ils font bien tout ce qu’ils peuvent, maintenant, pour nous emballer : Droit, Justice, Liberté… Mais le lard est éventé… On peut mourir pour ça. Mourir, on ne refuse jamais… Mais vivre, c’est autre chose !…

— Et maintenant ? demanda Clerambault.

— Ah ! maintenant, maintenant qu’on ne peut plus revenir en arrière, je pense : « Si c’était à recommencer ! »

— Quand avez-vous changé ?

— C’est bien le plus curieux ! Sitôt que j’étais blessé. Je n’avais pas sorti une jambe de la vie que j’aurais voulu l’y rentrer. Qu’elle y était donc bien ! Et on ne s’en doutait pas ! Imbécile, va ! Crétin !… Tenez, je me vois encore, quand j’ai repris connaissance, sur un champ ravagé, encore plus étripé que les corps qui gisaient, enchevêtrés, tête-bêche, comme un jeu de jonchets ; la terre, qui poissait, elle-même, semblait saigner. Nuit complète. Je ne sentais rien d’abord. Il gelait. J’étais collé… Quel était le morceau qui me manquait, au juste ? Je n’étais pas pressé de faire l’inventaire, je me méfiais de ce qui viendrait, je ne voulais pas bouger. Le sûr, c’est que je vivais. Peut-être plus qu’un moment. Attention à ne pas le perdre !… Et je vis dans le ciel une petite fusée. Ce qu’elle signifiait, je ne m’en occupais plus. Mais la courbe, la tige et la fleur de feu… Je ne peux pas vous dire comme j’ai trouvé ça beau… Je la cueillais de l’œil… Je me suis revu tout enfant, près de la Samaritaine, un soir de feu d’artifice, sur la Seine. Je regardais cet enfant comme si c’était un autre, qui me faisait amusement et pitié. Et ensuite, j’ai pensé que c’était pourtant bon d’être planté dans la vie, et de pousser, et d’avoir quelque chose, quelqu’un, n’importe quoi, à aimer… Tiens, rien que cette fusée !… Et puis, la douleur est venue, je me suis mis à hurler. Et j’ai repiqué la tête au fond du trou… Après, c’était l’ambulance. Il ne faisait plus bon vivre. Le mal était un chien qui vous rongeait les moelles… Autant rester dans le trou !… Et pourtant, même alors, alors surtout, quel paradis ça vous semblait de vivre comme autrefois, de vivre tout bonnement, de vivre sans douleur, comme on vit tous les jours… Et on ne le remarque pas ! Sans douleur… Sans douleur… Et vivre !… Mais c’est un rêve ! Lorsqu’elle s’arrêtait… Une minute de paix, à sentir seulement le goût de l’air sur sa langue et le corps si léger après qu’on a souffert… Cristi !… Et toute la vie, avant, était ainsi ! Et on ne s’en doutait pas !… Bon Dieu, qu’on est bête d’attendre pour la comprendre que l’on en soit privé ! Et, quand on l’aime enfin et qu’on lui demande pardon de n’avoir pas su l’apprécier, elle vous répond : « Trop tard ! »

— Il n’est jamais trop tard, dit Clerambault.

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Gillot ne demandait qu’à le croire. Cet ouvrier instruit était bien mieux armé pour la lutte que Moreau et même que Clerambault. Rien ne l’abattait longtemps. On tombe, on se relève, on prendra sa revanche… Au fond, il pensait des obstacles qui barrent l’avenir :

— On les aura !

Et il était prêt à marcher — sur l’unique patte qui lui restait — contre eux, tant qu’on voudrait. Le plus tôt serait le mieux. Car lui aussi était, comme les autres, un dévot de la Révolution. Il trouvait moyen de l’accommoder avec son optimisme, qui la voyait d’avance réalisée en douceur. Il était sans rancune.

Pourtant, il ne fallait pas s’y fier. Ces natures populaires réservent de telles surprises ! Elles sont si malléables et prêtes à changer… Clerambault l’entendit, avec un camarade du front, Lagneau, venu en permission, parler de tout chambarder quand les poilus rentreraient, après la guerre finie, et peut-être même avant… L’homme du peuple de France, qui est souvent charmant, vif, alerte, courant au-devant de votre pensée avant que vous ayez eu le temps de l’exprimer complètement, — grand Dieu ! comme il oublie ! Ce qu’on a dit, ce qu’il a dit, ce qu’il a vu, ce qu’il a cru, et ce qu’il a voulu… Mais il est toujours sûr de ce qu’il veut, de ce qu’il dit, de ce qu’il voit, de ce qu’il croit. Gillot, avec Lagneau, développait tranquillement des arguments contraires à ceux qu’il défendait, la veille, avec Clerambault. Et ce n’étaient pas seulement ses idées qui changeaient, mais c’était — eût-on dit — son tempérament. Le matin, rien d’assez violent pour son besoin d’action et de démolition ! Le soir, il ne rêvait plus que d’un petit commerce, gagner gros, manger bien, élever sa nichée, et se foutre du reste. Et s’ils se disaient tous sincèrement internationalistes, il en était bien peu parmi ces poilus qui n’eussent conservé les vieux préjugés français de supériorité de race — pas méchante, mais gouailleuse et solidement ancrée — à l’égard du reste du monde, ennemis et alliés, et, dans leur pays même, de ceux des autres provinces, ou, s’ils étaient provinciaux, de Paris. Point geignards, francs du collier, toujours prêts à marcher, comme Gillot, capables certes de faire une Révolution, et puis de la défaire, et puis de la refaire, et puis… lanlaire… d’envoyer tout par terre, et de s’en remettre au gré du premier aventurier. — Ils ne le savent que trop bien, les renards de la politique ! La meilleure tactique pour tuer les révolutions est, quand l’heure est venue, de la laisser passer en amusant les gens.

L’heure semblait bien proche. Un an avant la fin de la guerre, il y eut dans les deux camps quelques mois, quelques semaines, où l’infinie patience des peuples martyrisés sembla sur le point de craquer, et où une grande clameur allait rugir : « Assez ! » Pour la première fois, s’étendait parmi eux l’impression d’une sanglante duperie. Comment ne pas comprendre l’indignation d’hommes du peuple qui constataient le jeu effréné des milliards dans la guerre, alors qu’avant la guerre leurs maîtres lésinaient avec quelques cent mille francs, pour les œuvres sociales ? Plus que tous les discours, certains chiffres avaient le don de les exaspérer. On avait fait le calcul que la guerre dépensait environ 75.000 francs pour tuer un homme ! Et pour la même somme qui faisait dix millions de morts, on eût pu faire dix millions de rentiers… Les plus bornés prenaient conscience de l’énormité de la richesse terrestre et de son emploi monstrueux. Gaspillage éhonté, pour un but illusoire ; et, la pire abjection : d’un bout de l’Europe à l’autre, cette vermine que la mort engraisse, les profiteurs de la guerre, les détrousseurs de cadavres…

— Ah ! pensaient ces jeunes gens, qu’on ne nous parle plus de la lutte des démocraties contre les autocraties ! Car c’est la même crasse sous toutes ces craties. Et dans toutes, la guerre a désigné à la vengeance des peuples les classes dirigeantes, l’indigne bourgeoisie, politique, financière, intellectuelle, qui en un seul siècle de toute-puissance a accumulé sur le monde plus d’exactions, de crimes, de ruines et de folies qu’en dix siècles ces fléaux, les rois et les Églises…

Aussi, quand retentit au loin, dans la forêt, la hache de Lénine et Trotsky, les bûcherons héroïques, bien des cœurs opprimés frissonnèrent d’espoir. Et dans chaque pays, plus d’un prépara sa cognée. Quant aux classes dirigeantes, d’un bout de l’Europe à l’autre, dans les deux camps ennemis, elles se hérissèrent contre le danger commun. Il n’était pas besoin de négociations entre elles pour s’entendre là-dessus. Leur instinct avait parlé. La presse des bourgeoisies ennemies de l’Allemagne donnait tacitement carte blanche au Kaiser, pour étrangler la Liberté russe, qui menaçait l’injustice sociale, dont toutes également vivaient. Dans l’absurdité de leur haine, elles cachaient mal leur joie de voir le militarisme prussien — le monstre qui devait ensuite se retourner contre elles — les venger de ces grands révoltés. Et naturellement, elles attisaient ainsi, dans les masses qui souffraient et chez le petit nombre d’esprits indépendants, l’admiration pour ceux qui tenaient tête à l’univers, — pour les Excommuniés.

La chaudière bouillait. Pour l’arrêter, les gouvernements d’Europe l’avaient hermétiquement bouchée et s’asseyaient dessus. La stupide bourgeoisie dirigeante, en entretenant le feu, s’étonnait des grondements sinistrés. Elle attribuait la révolte des Éléments au mauvais esprit de quelques francs parleurs, à de mystérieuses intrigues, à l’or de l’ennemi, aux pacifistes. Et elle ne voyait point — ce qu’un enfant aurait vu — que la première chose à faire pour empêcher l’explosion était d’éteindre le feu. Le dieu de tous les pouvoirs, quelle que fût leur étiquette, empires ou républiques, était le poing, la Force, gantée, masquée fardée, mais dure et sûre de soi. Et elle devenait aussi, par la loi du ressac, la foi des opprimés. C’était une lutte sourde entre deux pressions contraires. Où le métal était usé, — en Russie tout d’abord, — la chaudière avait sauté. Où le couvercle tenait moins, — dans les pays neutres, — la brûlante vapeur s’échappait en sifflant. Un calme trompeur régnait dans les pays en guerre, sur qui pesait l’oppression. Aux oppresseurs, ce calme semblait donner raison : armés contre l’ennemi, ils ne l’étaient pas moins contre leurs concitoyens ; la machine de guerre est toujours à deux fins, par devant, par derrière ; le couvercle ferme bien, fait du meilleur acier, et vissé à écrous. Il ne sauterait pas. Non. — Gare que tout éclate, d’un coup !

Comprimé comme les autres, Clerambault voyait autour de lui la révolte s’amasser. Il la comprenait, il la croyait même fatale ; mais ce n’était pas une raison pour qu’il l’aimât. Il ne pratiquait pas l’Amor Fati. Comprendre suffit. Le tyran n’a pas droit à l’amour.

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Ces jeunes gens ne lui marchandaient pas le leur. Et ils s’étonnaient que Clerambault ne montrât pas plus de chaleur pour la nouvelle idole qui leur venait du Nord : la Dictature du Prolétariat. Ils ne s’embarrassaient pas de scrupules timorés et de demi-mesures pour rendre le monde heureux, à leur façon, — si ce n’était à la sienne. Ils décrétaient d’emblée la suppression de toutes les libertés qui pouvaient leur être opposées. La bourgeoisie déchue était privée du droit de réunion, du droit de vote, du droit de presse

— Fort bien ! disait Clerambault. À ce compte, elle deviendra le nouveau prolétariat. L’oppression change de place.

— Ce ne sera que pour un temps. La dernière oppression qui tuera l’oppression.

— Oui, toujours la guerre pour le Droit et pour la Liberté ; toujours la dernière guerre, qui doit tuer la guerre. En attendant, elle ne s’en porte que mieux ; et le Droit, comme la Liberté, sont foulés aux pieds.

Ils protestaient, indignés, contre la comparaison. Ils ne voyaient qu’infamie dans la guerre et dans ceux qui la font.

— Pourtant, disait Clerambault doucement, plusieurs de vous l’ont faite, et presque tous y ont cru… Mais non, ne protestez pas ! Le sentiment qui vous y poussait avait aussi sa noblesse. On vous montrait un crime, et vous vous êtes jetés dessus, pour l’écraser. Votre ardeur était belle. Seulement, vous vous imaginiez qu’il n’y avait qu’un crime, et qu’une fois que le monde en aurait été purgé, il redeviendrait innocent, comme aux jours de l’Âge d’Or. J’ai déjà vu cette étrange naïveté, aux temps de l’Affaire Dreyfus. Les braves gens de toute l’Europe — (j’en étais) — semblaient n’avoir jamais entendu dire qu’un innocent eût pu être, jusqu’alors, injustement condamné. Leur vie en fut bouleversée. Ils remuèrent l’univers, pour laver cette iniquité… Hélas ! quand la lessive fut faite — (elle ne le fut même pas, les blanchisseurs se découragèrent au milieu de la tâche, et le blanchi, lui-même) — le monde était aussi noir qu’avant. Il semble que l’homme ne puisse pas embrasser l’ensemble de la misère humaine. Il a trop peur de voir l’immensité du mal ; pour n’en être pas accablé, il se fixe un seul point, il y localise tout le mal du monde, et il s’interdit de regarder autour. — Tout cela se comprend, c’est humain, mes amis. Mais il faut être plus brave. La vérité, c’est que le mal est partout ; il est chez l’ennemi, et il est aussi chez nous. Vous l’avez découvert peu à peu dans notre État. Avec la même passion qui vous faisait incarner en l’ennemi le Mal universel, vous allez vous retourner contre vos gouvernements, dont vous voyez les tares. Et si jamais vous reconnaissez que ces tares sont aussi en vous — (comme il est à craindre après les révolutions qui s’allument et où les justiciers se retrouveront, à la fin, sans comprendre comment, les mains et le cœur souillés) — vous vous acharnerez contre vous-mêmes, avec un sombre désespoir Grands enfants, quand vous déshabituerez-vous de vouloir l’absolu ?

Ils auraient pu lui répondre qu’il faut vouloir l’absolu, pour pouvoir le réel. La pensée peut s’amuser aux nuances. L’action n’en comporte point. C’est tout un, ou tout autre. Que Clerambault choisît entre eux et leurs adversaires ! Pas d’autre choix possible…

— Oui, Clerambault le comprenait. Pas d’autre choix possible, sur le plan de l’action. Ici, tout est déterminé d’avance. De même que la victoire injuste amène fatalement la revanche qui sera injuste à son tour, de même l’oppression capitaliste amènera la révolution prolétarienne qui sera oppressive, à son exemple. C’est une chaîne sans fin. Il y a là une Dikè d’airain, que reconnaît l’esprit, qu’il peut même honorer comme une Loi de l’univers. Mais le cœur ne l’accepte pas. Le cœur refuse de s’y soumettre. Sa mission est de rompre la Loi de guerre éternelle. Le pourra-t-il jamais ?… Qui le sait ? En tout cas, il est clair que son espoir, son vouloir, sortent de l’ordre naturel. Sa mission est d’ordre surnaturel, et proprement religieux.

Mais Clerambault, qui en était pénétré, n’osait encore se l’avouer. Il n’osait pas, du moins, s’avouer ce mot : religieux. Ce mot, que les religions — (si peu religieuses) — ont aujourd’hui discrédité.

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Si Clerambault ne faisait pas encore tout à fait le jour dans sa pensée, ses jeunes amis avaient de bonnes raisons pour ne pas y voir clair. L’eussent-ils vue d’ailleurs, ils ne l’eussent jamais comprise. Ils ne supportaient pas qu’un homme qui condamnait l’état de choses présent, comme mauvais et meurtrier, se refusât aux moyens les plus énergiques de le supprimer. Ils n’avaient pas tort, de leur point de vue. qui était celui de l’action immédiate. Le champ de l’Esprit est plus vaste ; les batailles qu’il livre embrassent un large espace ; il ne les compromet pas en des escarmouches sanglantes. Et même en admettant que les moyens préconisés par ses amis fussent les plus efficaces, Clerambault n’acceptait pas cet axiome de l’action, que « la fin justifie les moyens ». Il croyait au contraire que les moyens sont encore plus importants au vrai progrès que la fin… La fin ? Est-il jamais une fin ?

Mais ils s’irritaient contre cette pensée trop complexe et diffuse. Elle les entretenait dans une animosité dangereuse, qui depuis cinq ans s’était levée dans le peuple ouvrier — contre les intellectuels. Certes, ceux-ci n’avaient que trop fait pour la mériter. Qu’ils étaient loin, les temps où les hommes de pensée marchaient en tête des Révolutions ! A présent, ils faisaient bloc avec toutes les forces de réaction. Et même le nombre infime de ceux qui s’étaient tenus à l’écart de la bande, en blâmant ses erreurs, se montraient incapables, comme Clerambault, de renoncer à leur individualisme, qui les avait sauvés une fois, et qui les tenait prisonniers aujourd’hui, — incapables de s’incorporer aux mouvements nouveaux des foules. De cette constatation faite par les révolutionnaires, à déclarer la déchéance des intellectuels, il n’y avait pas loin. L’orgueil de caste ouvrière, qui s’affirmait déjà dans des articles, des discours, en attendant qu’il pût, comme en Russie, se manifester par des actes, prétendait que les intellectuels obéissent servilement aux maîtres prolétaires. Il était remarquable que quelques intellectuels fussent parmi les plus ardents à réclamer cet abaissement de la confrérie. Ils eussent voulu faire croire qu’ils n’en étaient point. Ils l’oubliaient !… — Moreau ne l’oubliait pas. Il n’en était que plus amer à répudier la classe, dont la tunique de Nessus lui tenait à la peau. Il y apportait une violence extrême.

Il montrait maintenant envers Clerambault des sentiments bizarrement agressifs ; dans la discussion, il l’interrompait, sans politesse, avec une sorte d’aigreur ironique et irritée. On eût dit qu’il cherchât à le blesser.

Clerambault ne s’en offensait point. Il était plein de pitié pour lui, car il savait que Moreau souffrait, et il imaginait l’amertume d’une jeune vie sacrifiée, à qui ne peut convenir la nourriture morale — patience, résignation, — dont s’accommodent les estomacs de cinquante ans.

Un soir que Moreau s’était montré particulièrement désagréable, et pourtant s’obstinait à reconduire Clerambault chez lui, comme s’il ne pouvait se décider à le quitter, — taciturne, renfrogné, cheminant à ses côtés, — Clerambault s’arrêta un instant, et, lui prenant amicalement le bras, dit, avec un sourire :

— Mon pauvre garçon, ça ne va donc pas ?

Moreau, interloqué, se ressaisit, et demanda sèchement à quoi l’on pouvait bien voir que « ça n’allait pas ».

— À ce que vous étiez si méchant, ce soir, répondit Clerambault avec bonhomie.

Moreau protesta.

— Mais si. Vous vous donniez tant de mal pour me faire du mal ! Oh, un peu, un petit peu seulement Je sais bien que vous ne voulez pas vraiment… Et quand un homme comme vous cherche à faire souffrir, c’est qu’il souffre Pas vrai ?

— Excusez-moi, dit Moreau. C’est vrai. Je souffrais de voir que vous ne croyez pas à notre action.

— Et vous ? demanda Clerambault.

Moreau ne comprenait pas.

— Et vous ? répéta Clerambault. Vous y croyez ?

— Si j’y crois ! s’écria Moreau, indigné.

— Mais non, dit doucement Clerambault.

Moreau fut sur le point de s’emporter, puis dit, en faiblissant :

— Mais si !

Clerambault avait repris sa marche.

— Bon, dit-il, cela vous regarde. Vous savez mieux que moi ce que vous pensez.

Ils marchèrent sans parler. Après quelques minutes, Moreau, saisissant Clerambault par le bras, lui dit :

— Comment avez-vous pu savoir ?…

Sa résistance était brisée. Il confessa le désespoir caché sous sa volonté agressive de croire et d’agir. Il était rongé de pessimisme. Conséquence naturelle d’un idéalisme excessif, dont les illusions avaient été cruellement mortifiées. Les âmes religieuses d’autrefois étaient bien tranquilles : elles plaçaient le royaume de Dieu dans un au-delà qu’aucun événement ne pouvait atteindre. Mais celles d’aujourd’hui qui l’installent sur la terre, dans l’œuvre de la raison humaine et de l’amour, quand la vie soufflette leur rêve, la vie leur fait horreur. Il y avait des jours où Moreau se serait ouvert les veines ! L’humanité lui semblait un fruit qui pourrissait ; il voyait avec désespoir la défaite, la faillite, le ratage, inscrits dès l’origine dans les destinées de l’espèce, le ver pondu dans la fleur ; et il ne pouvait supporter l’idée de cette absurde et tragique Destinée, à laquelle les hommes ne se déroberont jamais. Comme Clerambault, il sentait, pour l’avoir dans les veines, le poison de l’intelligence ; mais, au lieu que Clerambault, qui avait surmonté la crise, ne reconnaissait le danger que dans le dérèglement de l’esprit et non dans son essence, Moreau s’affolait à l’idée que le poison était constitutif de l’intelligence. Son imagination exaspérée ne savait qu’inventer, afin de le torturer ; elle lui montrait la pensée comme une maladie, qui marque l’espèce humaine de sa tare indélébile. Il se représentait d’avance les cataclysmes où elle menait : déjà, n’assistait-on pas au spectacle de la raison titubant d’orgueil devant les forces que la science lui livrait, ces démons de la nature que lui asservissaient les formules magiques conquises par la chimie, et, dans l’égarement de cette puissance trop soudaine, la tournant au suicide !

Et cependant, la jeunesse de Moreau se refusait à rester sous le poids de ces terreurs. Agir à tout prix, pour ne pas rester seul avec elles ! Ne nous empêchez pas d’agir ! Excitez-nous plutôt !

— Mon ami, dit Clerambault, on ne doit pousser les autres à l’action dangereuse que si l’on agit soi-même. Je ne puis souffrir les excitateurs, même sincères, qui poussent les autres au martyre, sans donner l’exemple. Il n’est qu’un seul type de révolutionnaire vraiment sacré : c’est le Crucifié. Mais très peu d’hommes sont faits pour l’auréole de la croix. Le mal est qu’on s’assigne toujours des devoirs surhumains, inhumains. Il est malsain pour le commun des hommes de s’évertuer à l’Übermenschheit, et ce ne peut être pour eux qu’une source de souffrance inutile. Mais chaque homme peut aspirer à rayonner dans son petit cercle la lumière intime, l’ordre, la paix, la bonté. Et c’est là le bonheur.

— Ce n’est pas assez pour moi, dit Moreau. Cela laisse trop de place au doute. Il nous faut tout ou rien.

— Oui, votre Révolution ne laisse plus de place au doute. Ô cœurs brûlants et durs, cerveaux géométriques ! Tout ou rien. Plus de nuances ! Et qu’est la vie sans nuances ? C’est là sa beauté même, c’est aussi sa bonté. Beauté fragile, frêle bonté, partout faiblesse, faut l’aimer. Aimer, aider. Au jour le jour, et pas à pas. Le monde ne se transforme ni par des coups de force, ni par des coups de grâce, tout entier, tout d’un coup. Mais seconde par seconde, il mue dans l’infini ; et le plus humble qui le sent prend part à l’infini. Patience ! Une seule injustice effacée ne délivre pas l’humanité. Mais elle éclaire une journée. D’autres viendront, d’autres lumières. D’autres journées. Chacune apporte son soleil. Voudriez-vous l’arrêter ?

— Nous ne pouvons attendre, dit Moreau. Nous n’avons pas le temps. La journée que nous vivons pose des problèmes dévorants. Il nous faut les résoudre, sur-le-champ. Si nous n’en sommes pas les maîtres, nous en serons les victimes Nous ? Pas seulement nos personnes. Elles sont déjà victimes. Mais tout ce que nous aimons, ce qui nous retient encore à la vie : l’espoir en l’avenir, le salut de l’humanité Voyez tout ce qui nous presse, les angoissantes questions pour ceux qui viendront demain, pour ceux qui ont des enfants : cette guerre n’est pas terminée, et il est trop évident qu’elle sème déjà par ses crimes et par ses mensonges des guerres nouvelles, prochaines. Pour quoi élève-t-on ses enfants ? Pour quoi grandiront-ils ? Est-ce pour être offerts à des tueries semblables ? Quelles solutions possibles ? On en a vite fait le tour… Quitter ces nations enragées, ce Vieux Continent fou, émigrer ? Où ? Reste-t-il sur le globe cinquante arpents de terre, où puissent s’abriter les libres honnêtes gens ? — Prendre parti ?… Vous voyez bien qu’il faut se décider ! Ou pour la nation, ou pour la Révolution. — Sinon, que reste-t-il ? La non-résistance ? Est-ce là ce que vous voulez ? Elle ne peut avoir de sens que si l’on a la foi, une foi religieuse : autrement, elle est une résignation de moutons qu’on égorge. — Mais le plus grand nombre, hélas ! ne se décident pour rien, aiment mieux ne pas penser, détournent leurs yeux de l’avenir, se leurrent que plus jamais ne recommencera ce qu’ils ont vu et souffert C’est pourquoi nous devons décider à leur place et, de gré ou de force, leur faire sauter le pas, les sauver malgré eux. La Révolution, c’est quelques hommes qui veulent, pour toute l’humanité.

— Je n’aimerais pas beaucoup, dit Clerambault, qu’un autre voulût pour moi, et il ne me plairait pas non plus de vouloir pour un autre. Je préférerais aider chacun à être libre et à ne pas gêner la liberté des autres. Mais je sais que je demande trop.

— Vous demandez l’impossible, dit Moreau. Quand on commence à vouloir, on ne s’arrête plus en chemin. Il n’y a que deux sortes d’hommes : ceux qui veulent trop — Lénine et tous les grands (ils sont bien deux douzaines dans toute l’histoire des siècles !) — et ceux qui veulent trop peu, ceux qui ne savent rien vouloir : c’est tous les autres ; c’est nous, c’est moi-même !… Vous l’avez trop bien vu !… Je ne veux que par désespoir…

— Pourquoi désespérer ? dit Clerambault. La destinée de l’homme se fait, chaque jour, et nul ne la connaît ; elle est ce que nous sommes ; être découragé, c’est la décourager.

Mais Moreau disait, avec abattement :

— Nous n’aurons pas la force, nous n’aurons pas la force… Croyez-vous que je ne voie pas quelles chances infimes de succès a, chez nous, la Révolution dans les conditions actuelles, après les destructions, les anéantissements économiques, la démoralisation, la lassitude mortelle, causés par ces quatre ans de guerre ?…

Et il avoua :

— J’ai menti, la première fois que je vous ai vu, quand je prétendais que tous mes camarades sentaient comme nous la souffrance, la révolte. Gillot vous l’a bien dit : nous ne sommes qu’un petit nombre. Les autres, pour la plupart, bonnes gens, mais faibles, faibles !… Ils jugent assez bien les choses ; mais plutôt que de se heurter la tête contre un mur, ils aiment mieux n’y pas songer, ils se vengent par le rire. Ah ! ce rire français, notre richesse et notre ruine ! Qu’il est beau, mais quelle proie il offre aux oppresseurs !… « Qu’ils cantent pourvu qu’ils payent ! » disait cet Italien… « Qu’ils rient, pourvu qu’ils meurent ! » — Et puis, cette terrible accoutumance, dont vous parlait Gillot. À quelques conditions, absurdes et pénibles, qu’on veuille astreindre l’homme, pourvu qu’elles se prolongent et qu’il soit en troupeau, il s’habitue à tout, il s’habitue au chaud, au froid, à la mort, ou au crime. Toute la force de résistance, on l’use à s’adapter ; et après, on se tasse dans un coin, sans bouger, de peur que, si on changeait, on ne réveille la souffrance engourdie. Il y a une telle fatigue qui pèse sur nous tous ! Quand les armées reviendront, elles n’auront qu’un désir : oublier et dormir.

— Et Lagneau enragé, qui parle de tout chambarder ?

— Lagneau ? Je l’ai connu, depuis le commencement de la guerre. Je l’ai vu, tour à tour, cocardier, revanchard, annexionniste, internationaliste, socialiste, anarchiste, bolcheviste, je-m’en-fichiste. Il finira réactionnaire. On l’enverra se faire percer le flanc, ra ta plan, par l’ennemi qu’il plaira demain à nos gouvernants de choisir, parmi nos ennemis ou nos amis d’aujourd’hui… Le peuple est de notre opinion ? Oui, et de l’opinion des autres. Le peuple est de toutes les opinions, à tour de rôle.

— Vous êtes le révolutionnaire, par découragement, dit en riant Clerambault.

— Il y en a beaucoup parmi nous.

— Gillot pourtant est sorti de la guerre plus optimiste qu’avant.

— Gillot peut oublier, dit amèrement Moreau, je ne lui envie pas son bonheur.

— Il ne faut pas le lui troubler, dit Clerambault. Aidez Gillot, il a besoin de vous.

— De moi ? disait Moreau, incrédule.

— Il a besoin, pour être fort, que l’on croie en sa force. Croyez.

— Croit-on, par volonté ?

— Vous en savez quelque chose !… Non, n’est-ce pas ?… Mais on croit, par amour.

— Par amour de ceux qui croient ?

— Est-ce que ce n’est pas toujours par amour, et seulement par amour, que l’on croit ?

Moreau était touché. Sa jeunesse intellectuelle, brûlante et desséchée par la soif de connaître, souffrait comme les meilleurs de sa classe bourgeoise, du manque d’affection fraternelle. La communion humaine est bannie de l’éducation d’aujourd’hui. Ce sentiment vital, constamment refoulé, s’était avec méfiance réveillé, dans les tranchées, ces fossés de chair vivante, souffrante, empilée ensemble. Mais on craignait de s’y livrer. L’endurcissement commun, la peur de la sentimentalité, l’ironie, engainaient le cœur. Depuis la maladie de Moreau, l’enveloppe d’orgueil était moins résistante. Clerambault n’eut pas de peine à la briser. Le bienfait de cet homme était qu’à son contact les amours-propres fondaient, car il n’en avait point ; et l’on se montrait à lui, comme il se montrait à vous, avec sa vraie nature, ses faiblesses et ses cris, qu’une fausse fierté enseigne à étouffer. Moreau, qui avait reconnu au front, sans trop se l’avouer, la supériorité d’hommes d’un rang social inférieur, ses compagnons ou ses gradés, éprouvait pour Gillot une sympathie à laquelle il était heureux que Clerambault fit appel. Clerambault lui formulait son secret désir qu’un autre eût besoin de lui.

Et Clerambault soufflait à Gillot d’être optimiste pour deux, de soutenir Moreau. Ainsi tous deux puisèrent une aide dans le besoin d’aider l’autre. Le grand principe de vie :

« Qui donne, il a. »

En quelque temps qu’on soit, quels que soient les désastres, rien n’est perdu, tant que reste dans l’âme de la race une étincelle de virile amitié. Réveillez-la ! Rapprochez ces cœurs isolés, qui ont froid ! Qu’un des fruits de cette guerre des nations soit du moins la fusion de l’élite des classes, l’union des deux jeunesses, — le monde du travail manuel et celui de la pensée, qui doivent, en se complétant, renouveler l’avenir.

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Mais si le moyen de s’unir n’est pas que l’un des deux veuille dominer l’autre, il ne l’est pas davantage qu’il veuille être dominé par l’autre. C’est à quoi cependant les jeunes intellectuels de ces groupes révolutionnaires mettaient un étrange amour-propre. Ils rabrouaient doctrinalement Clerambault, au nom de ce principe que l’intelligence doit être mise au service du prolétariat….. « Dienen, dienen !… », le mot final de l’orgueilleux Wagner. C’est aussi le mot de plus d’un orgueil déçu. Ou ils veulent être maîtres, ou être serviteurs.

— Le plus rare, en ce monde, c’est (pensait Clerambault) de trouver de braves gens qui veuillent, bonnement, être mes égaux. S’il faut y renoncer, tyrannie pour tyrannie, je préfère encore celle qui tenait les corps d’Ésope et d’Épictète esclaves, mais libres leurs esprits, à celle qui nous promet la liberté matérielle et l’esclavage d’âme…

Cette intolérance lui fit sentir son incapacité à se lier à un parti, quel qu’il fût. Entre deux partis opposés, la Révolution et la guerre, il pouvait affirmer — (il le faisait franchement) — ses préférences pour l’un : la Révolution ; car elle seule offrait un espoir de renouveau ; et l’autre tuait l’avenir. Mais préférer un parti ne signifie pas lui aliéner son indépendance d’esprit. C’est l’erreur et l’abus des démocraties de vouloir que tous aient les mêmes devoirs et s’attellent aux mêmes tâches. Dans une communauté en marche, les tâches sont multiples. Tandis que le gros de l’armée combat pour conquérir un progrès immédiat, d’autres doivent maintenir les valeurs éternelles au-dessus des vainqueurs de demain comme d’hier, car elles les dépassent tous, en les éclairant tous : leur lumière se projette sur la route, bien au delà des fumées du combat. Clerambault s’était laissé trop longtemps aveugler par ces fumées, pour se replonger dans celles d’une nouvelle bataille. Mais en ce monde d’aveugles, la prétention de voir semble une inconvenance, et peut être un délit.

Il venait de constater cette ironique vérité, dans un entretien où ces petits Saint-Just lui avaient fait la leçon, en le comparant assez impertinemment à « l’Astrologue qui se laissa choir au fond d’un puits » :

— «  On lui dit : Pauvre bête,
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? »

Et comme il n’était pas dénué d’humour, il trouvait quelque justesse à la comparaison. Oui, il appartenait un peu à la confrérie

« De ceux qui bayent aux chimères,
Cependant qu’ils sont en danger,
Soit pour eux soit pour leurs affaires »

Mais quoi ? Votre République pense-t-elle se passer d’astronomes, comme l’autre, la première, n’avait pas besoin de chimistes ? Ou prétendez-vous les mobiliser ? C’est alors que nous aurons chance de choir, de compagnie, tous, au fond du puits ! C’est ce que vous voulez ? Eh ! je ne dis pas non, s’il ne s’agissait que de partager votre sort. Mais partager vos haines !

— Vous avez bien les vôtres ! lui dit un de ces jeunes gens.

Et juste, à ce moment, un autre qui entrait, un journal à la main, cria à Clerambault :

— Eh bien, je vous félicite, l’ennemi Bertin est mort…

L’irascible journaliste venait d’être enlevé en quelques heures par une pneumonie infectieuse. Depuis six mois, il ne cessait de poursuivre avec rage tous ceux qu’il soupçonnait de chercher, de vouloir, ou même de désirer la paix. Car, de degré en degré, il en était venu à regarder comme sacrée, non plus même la Patrie, mais la Guerre. Parmi ceux qui étaient en butte à sa méchanceté, Clerambault bénéficiait d’un traitement de faveur ; Bertin ne pardonnait pas à celui qu’il avait attaqué d’oser lui tenir tête. Les ripostes de Clerambault l’avaient d’abord exaspéré. Le silence dédaigneux que Clerambault opposa ensuite à ses invectives lui fit perdre toute mesure. La bouffissure de sa vanité hypertrophiée en ressentit une blessure, que seul pouvait venger l’écrasement total, définitif, de l’adversaire. Clerambault lui apparut non seulement comme un ennemi personnel, mais comme un ennemi public ; et il s’acharna à en trouver les preuves : il fit de lui le centre d’un grand complot pacifiste, dont le ridicule eût sauté aux yeux, en d’autres temps ; mais en ce temps-là, on n’avait plus d’yeux. Dans les dernières semaines, la polémique de Bertin avait dépassé en verve et en violence tout ce qu’il avait encore écrit : elle était une menace pour tous ceux qui étaient convaincus ou suspects de tremper dans l’hérésie de la paix.

Aussi, la nouvelle de sa mort fut-elle accueillie, dans la petite réunion, avec une satisfaction bruyante ; et l’on fit son oraison funèbre en un style qui ne le cédait en énergie à aucun des maîtres du genre. Clerambault entendait à peine, plongé dans la lecture du journal. Un de ceux qui l’entouraient lui tapa sur l’épaule, et lui dit :

— Eh bien, cela vous fait plaisir ?

Clerambault sursauta :

— Plaisir !…, dit-il… Plaisir ! répéta-t il.

Il prit son chapeau et partit.

Il se retrouva dans la nuit de la rue, dont les lumières étaient éteintes, à cause d’une alerte aérienne.

Il revoyait dans sa pensée un fin visage d’adolescent, au teint d’une pâleur chaude, aux beaux yeux bruns caressants, les cheveux bouclés, la bouche mobile et rieuse, le timbre de voix chantant : — Bertin, tel qu’il était, à leur première rencontre, quand ils avaient l’un et l’autre dix-sept ans. Leurs longues veillées ensemble, les chères confidences, les discussions, les rêves… En ce temps, Bertin aussi rêvait ! Même son sens pratique, sa précoce ironie, ne le défendaient pas des espoirs impossibles, des généreux projets de rénovation humaine. Ah ! que l’avenir était beau à leurs regards d’enfants ! Et comme à ces visions, en des minutes ravies, leurs deux cœurs se fondaient d’amoureuse amitié !

Et voilà ce que la vie avait fait de tous deux ! Cette lutte haineuse, cet acharnement insensé de Bertin à piétiner ses rêves de jadis et l’ami qui les gardait ! Et lui, lui, Clerambault, qui s’était laissé prendre au même courant meurtrier, cherchant à rendre coup pour coup, à faire saigner l’adversaire… Et qui, au premier moment, en apprenant la mort de l’ancien ami — (il eut horreur de se l’avouer) — en avait éprouvé un sentiment de soulagement !… Mais qu’est-ce qui nous tient donc ? Quel vertige de méchanceté, qui se retourne contre nous !…

Absorbé dans ses pensées, il s’était égaré. Il s’aperçut qu’il allait dans la direction opposée à sa maison. Dans le ciel sillonné par les antennes des projecteurs, on entendait d’énormes explosions : les zeppelins sur la ville, les grondements des forts, un combat aérien. Ces peuples enragés qui se déchirent… pour quel but ? — Pour en arriver tous où en était Bertin. Au néant qui attendait également tous ces hommes, et toutes ces patries… Et ces autres, révoltés, qui discutent d’autres violences, d’autres idoles assassines à opposer aux premières, de nouveaux dieux de carnage, que l’homme se forge à lui-même pour tâcher d’ennoblir ses instincts malfaisants !

Ah ! Dieu, comment ne sentent-ils pas l’imbécillité de leurs furieuses agitations, en face du gouffre où s’abîme, en chaque agonisant, l’entière humanité ! Comment des millions d’êtres qui n’ont plus qu’un instant à vivre s’acharnent-ils à le rendre infernal, par leurs atroces et ridicules dissentiments d’idées ! Des gueux qui se massacrent, pour une poignée de sous, qu’on leur jette, et qui sont faux ! Tous, ils sont des victimes, également condamnées ; et au lieu de s’unir, ils se combattent entre eux !… Malheureux ! Donnons-nous le baiser de paix. Sur chaque front qui passe, je vois la sueur de l’agonie…

Mais un flot humain qu’il croisa, — hommes et femmes — criaient, hurlaient de joie :

— Il tombe ! Il y en a un qui tombe ! Il tombe ! Les cochons brûlent !…

Et les oiseaux de proie, ceux qui planaient là-haut, jubilaient dans leur cœur, à chaque poignée de mort qu’ils semaient sur la ville. Comme des gladiateurs, qui s’enferrent dans l’arène, pour la satisfaction de quel Néron invisible ?

O mes pauvres compagnons de chaînes !

  1. « Puisque celui qui est détruit souffre, et que celui qui détruit ne jouit pas et bientôt est détruit pareillement, dis-moi ce qu’aucun philosophe ne sait dire : à qui plaît, ou à qui sert cette vie infortunée de l’univers, qui se conserve au détriment et par la mort de toutes les créatures qui le composent ? » (Leopardi.)