Clerambault/Première partie

Libr. Paul Ollendorff (p. 13-92).

Agénor Clerambault, assis sous la tonnelle de son jardin de Saint-Prix, lisait à sa femme et à ses enfants l’Ode qu’il venait d’écrire à la Paix souveraine des hommes et des choses : Ara Pacis Angustae. Il y voulait célébrer l’avènement prochain de la fraternité universelle.

C’était un soir de juillet. Sur la cime des arbres un dernier rayon rosé était posé. À travers la buée lumineuse, jetée comme une voilette sur la pente des collines et sur la plaine grise et la Ville lointaine, les vitres de Montmartre flambaient d’étincelles d’or. Le dîner venait de finir. Clerambault, appuyé sur la table non desservie, promenait, en parlant, son regard plein d’une joie naïve, de l’un à l’autre de ses trois auditeurs. Il était sûr d’y trouver le reflet de son contentement.

Sa femme Pauline avait peine à suivre le vol de ses images : toute lecture à haute voix la faisait tomber, dès la troisième phrase, dans un état de somnolence où les soucis du ménage prenaient une place saugrenue : on eût dit que la voix du lecteur les excitât à chanter, comme des serins en cage. Elle avait beau se forcer à suivre sur les lèvres de Clerambault et à mimer des lèvres les mots dont elle n’entendait plus le sens, ses yeux machinalement notaient un trou dans la nappe, ses mains ramassaient des miettes sur la table, son cerveau s’obstinait à une addition récalcitrante, jusqu’au moment où le regard de Clerambault semblait la prendre en faute. Alors elle se hâtait de se raccrocher aux dernières syllabes perçues, elle s’extasiait en bredouillant un lambeau de vers, (jamais elle n’avait pu citer un vers, exactement) :

— Comment est-ce que tu as dit cela, Agénor ? Répète encore la phrase… Dieu ! que c’est joli !…

Sa fille, la petite Rose, fronçait les sourcils. Maxime, le grand garçon, grimaçait railleusement et disait, agacé :

— Maman, n’interromps pas toujours !

Mais Clerambault souriait et tapotait affectueusement la main de sa bonne femme. Il l’avait épousée par amour, quand il était très jeune, pauvre et inconnu ; ils avaient porté ensemble les années de gêne. Elle n’était pas tout à fait à son niveau intellectuel, et la différence ne s’atténuait pas avec l’âge ; mais Clerambault aimait et respectait sa vieille compagne. Elle se donnait beaucoup de mal, avec peu de succès, pour marcher du même pas que son grand homme, dont elle était fière. Il avait pour elle une indulgence extraordinaire. L’esprit critique n’était pas son fort ; et il s’en trouvait bien dans la vie, malgré des erreurs sans nombre dans ses jugements. Comme ces erreurs étaient toujours à l’avantage des autres, qu’il voyait en beau, ils lui en savaient gré, avec quelque ironie ; il ne les gênait pas dans leur course au butin ; sa candeur provinciale était pour les blasés un spectacle rafraîchissant, tel un buisson des champs dans un square.

Maxime s’en amusait, mais il en savait le prix. Ce beau garçon de dix-neuf ans, aux yeux vifs et rieurs, avait vite fait de prendre dans le milieu parisien ce don d’observation, preste, nette et railleuse, qui s’applique aux nuances extérieures des objets et des êtres plus qu’aux idées : il ne laissait rien perdre de ce qu’offraient de comique même ceux qu’il aimait. Mais c’était sans pensée malveillante, et Clerambault souriait de sa jeune impertinence. Elle ne portait pas atteinte à l’admiration de Maxime pour son père. Elle en était le condiment : ces gamins de Paris ont besoin, pour aimer le bon Dieu, de lui tirer la barbe !

Quant à Rosine, elle se taisait, selon son habitude ; et il n’était pas facile de savoir ce qu’elle pensait. Elle écoutait, le corps penché, les mains croisées, et les bras appuyés sur la table. Il y a des natures qui semblent faites pour recevoir : comme une terre silencieuse, qui s’ouvre à tous les grains ; et beaucoup s’y enfoncent qui restent endormis ; mais on ne sait pas ceux qui fructifieront. L’âme de la jeune fille était pareille : les paroles du lecteur ne s’y reflétaient pas comme sur les traits intelligents et mobiles de Maxime ; mais une légère roseur répandue sous la peau et l’éclat humide des prunelles que les paupières voilaient témoignaient d’une ardeur et d’un trouble intérieurs, ainsi qu’en ces images de Vierge florentine, que féconde l’Ave magique de l’archange.

Clerambault ne s’y trompait pas. Son regard, qui faisait le tour de son petit bataillon, couvait avec une joie spéciale la blonde tête penchée qui se sentait regardée.

Et les quatre formaient, en cette soirée de juillet, un petit foyer d’affection et de bonheur tranquille dont le centre était le père, l’idole de la famille.

.

Il savait qu’il l’était ; et, chose rare, ce sentiment ne le rendait pas antipathique. Il avait tant de plaisir à aimer, tant d’affection à répandre sur tous, proches ou lointains, qu’il trouvait naturel qu’on l’aimât, en retour. C’était un vieil enfant. Arrivé depuis peu à la célébrité, après une vie de médiocrité nullement dorée, il n’avait pas souffert de l’une, mais il jouissait de l’autre. Il avait passé la cinquantaine et ne s’en apercevait pas ; s’il avait quelques fils blancs dans sa grosse moustache blonde de Gaulois, son cœur était resté de l’âge de ses enfants. Au lieu de suivre le flot de sa génération, il allait au-devant de chaque nouvelle vague ; le meilleur de la vie lui semblait dans l’élan de la jeunesse perpétuellement renouvelée ; et il ne s’inquiétait pas des contradictions auxquelles pouvait l’amener cette jeunesse perpétuellement en réaction contre celle qui l’avait précédée : ces contradictions se fondaient dans son esprit plus enthousiaste que logique, enivré de la beauté qu’il voyait partout répandue. Il y joignait un souci de bonté, qui ne s’accordait pas très bien avec ce panthéisme esthétique, mais qu’il tirait de son propre fonds.

Il s’était fait l’interprète de toutes les idées nobles et humaines, sympathisait avec les partis avancés, les ouvriers, les opprimés, le peuple, — qu’il ne connaissait guère : car il était un pur bourgeois, d’idées généreuses et vagues. Plus encore que le peuple, il adorait la foule, il aimait à s’y baigner ; il jouissait de se fondre (il le pensait du moins) dans l’âme de tous. C’était un vertige à la mode, en ce temps, parmi les intellectuels. Et la mode ne faisait, comme à l’ordinaire, que souligner d’un trait fort une disposition générale de l’heure présente. L’humanité s’acheminait à l’idéal de la fourmilière. Les insectes les plus sensibles, — artistes, intellectuels, — avaient été les premiers à en manifester les symptômes. On n’y voyait qu’un jeu et l’on ne s’apercevait pas de l’état général dont ces symptômes étaient l’indice.

L’évolution démocratique du monde depuis quarante ans avait beaucoup moins réussi à établir en politique le gouvernement du peuple que, dans la société, le règne de la médiocrité. L’élite des artistes avait, d’abord, justement réagi contre ce nivellement des intelligences ; mais, trop faible pour lutter, elle s’était retirée à l’écart, exagérant son dédain et son isolement ; elle avait prôné un art raréfié, accessible seulement à quelques initiés. Rien de mieux que la retraite, quand on y porte une richesse de conscience, une abondance de cœur, une âme jaillissante. Mais il y avait loin des cénacles littéraires de la fin du dixneuvième siècle aux ermitages féconds où se concentrent les robustes pensées. Ils étaient plus préoccupés d’économiser leur petit pécule intellectuel que de le renouveler. Afin de l’épurer, ils l’avaient retiré de la circulation. Il en résulta que bientôt il n’eut plus cours. La vie de la communauté passait à côté, sans qu’elle s’en souciât. La caste des artistes s’étiolait dans des jeux raffinés. De violents coups de vent, à l’époque des bourrasques de l’Affaire Dreyfus, arrachèrent quelques esprits à cet engourdissement. Au sortir de leur serre d’orchidées, les souffles du dehors les grisèrent. Ils apportèrent la même exagération à se rejeter dans le grand flot qui passait, que leurs prédécesseurs à s’en retirer. Ils crurent que le salut était le peuple, qu’il était tout le bien, qu’il était tout le beau ; et malgré les échecs qu’ils essuyèrent dans leurs efforts pour se rapprocher de lui, ils inaugurèrent un courant dans la pensée d’Europe. Ils mirent leur fierté à se dire les interprètes de l’âme collective. Ce n’était pas eux qui la conquéraient : ils étaient les conquis ; l’âme collective avait fait brèche dans la tour d’ivoire ; les personnalités affaiblies des penseurs se rendaient ; et, pour se cacher à eux-mêmes leur abdication, ils la disaient volontaire. Dans leur besoin de se convaincre, philosophes et esthéticiens forgèrent des théories qui prouvaient que la loi était de s’abandonner au flot de la Vie Unanime, au lieu de la diriger, ou, plus modestement, de poursuivre avec calme son petit bonhomme de chemin. On s’enorgueillissait de n’être plus soi-même, de n’être plus une raison libre : (la liberté était vieux jeu, dans ces démocraties !) On se faisait gloire d’être un des globules de sang, que charrie le fleuve — les uns disaient : de la race, les autres : de la Vie universelle. Ces belles théories, dont les habiles surent extraire des recettes d’art et de pensée, étaient dans toute leur fleur, en 1914.

Elles avaient ravi le cœur du naïf Clerambault. Rien ne s’accordait mieux avec son cœur affectueux et son incertitude d’esprit. À qui ne se possède pas, il est bien facile de se donner. Aux autres, à l’univers, à cette Force providentielle, inconnue, indéfinissable, sur laquelle on se décharge de la peine de penser et de vouloir. Le grand courant passait ; et ces âmes paresseuses, plutôt que de continuer leur route sur la rive, trouvaient plus simple et bien plus enivrant de se laisser porter… Où donc ? Nul ne se fatiguait à y songer. Bien à l’abri dans leur Occident, il ne leur venait pas à l’idée que leur civilisation pût perdre les avantages acquis ; la marche du progrès leur paraissait aussi fatale que la rotation de la terre ; cette conviction permettait de se croiser les bras ; on s’en remettait à la Nature ; et elle, creusant son gouffre, les attendait en bas.

Mais en bon idéaliste, Clerambault regardait rarement à ses pieds. Cela ne l’empêchait point de se mêler de politique, à l’aveuglette, comme c’était la manie des hommes de lettres de son temps. Il y disait son mot, à tort et à travers : sollicité de le dire par des journalistes en mal de copie, et tombant dans leurs panneaux, se prenant candidement au sérieux. Au total, bon poète et bon homme, intelligent et un peu bêta, pur de cœur et faible de caractère, sensible à l’admiration comme au blâme et à toutes les suggestions de son milieu, incapable toutefois d’un sentiment mesquin d’envie ou de haine, incapable aussi de le prêter aux autres, et, dans la complexité des sentiments humains, restant myope pour le mal et presbyte pour le bien. C’est un type d’écrivain qui est fait pour plaire au public, car il ne voit pas les défauts des hommes, et il dore leurs petites vertus. Même ceux qui n’en sont pas dupes, en sont reconnaissants ; à défaut d’être, on se console de paraître, et l’on aime le miroir des yeux où s’embellit la médiocrité.

Cette sympathie générale, qui ravissait Clerambault, n’était pas moins exquise à savourer pour les trois êtres qui l’entouraient en ce moment. Ils étaient fiers de lui, comme s’il eût été leur œuvre. Ce qu’on admire est un peu comme si on l’avait créé. Et, lorsque, par surcroît, on fait partie de l’être admiré, lorsqu’on est de son sang, on ne distingue plus très bien jusqu’à quel point on vient de lui, ou si c’est lui qui vient de vous. Les deux enfants et la femme d’Agénor Clerambault contemplaient leur grand homme, avec des yeux attendris et satisfaits de propriétaire. Et lui, qui les dominait de sa parole ardente et de sa haute taille aux épaules un peu remontées, se laissait faire : il savait bien que c’est la propriété qui tient le propriétaire.

.

Clerambault venait de finir par une vision Schillerienne de la joie fraternelle promise à l’avenir. Maxime, bondissant d’enthousiasme malgré son ironie, en l’honneur de l’orateur avait ouvert un ban, et l’exécutait, à lui tout seul. Pauline s’inquiétait avec bruit si Agénor ne s’était pas échauffé, en parlant. Et Rosine, la silencieuse, dans l’agitation générale, posait furtivement ses lèvres sur la main de son père.

La servante apporta le courrier et les journaux du soir. Nul n’était pressé de les lire. Au sortir du rayonnant avenir, les nouvelles du jour retardaient. Maxime rompit pourtant la bande du grand journal bourgeois, parcourut d’un coup d’œil les quatre pages compassées, sauta aux dernières nouvelles et dit :

— Tiens ! C’est la guerre !

On ne l’écoutait pas. Clerambault se berçait aux dernières vibrations de ses paroles évanouies. Rosine était dans une extase tranquille. Seule, la mère, dont l’esprit, ne pouvant se fixer à rien, voletait en tous sens, comme une mouche, attrapant au hasard une bribe, entendit le dernier mot et s’exclama :

— Maxime, ne dis donc pas de bêtises !

Maxime protestait, montrant dans son journal la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie.

— À qui ?

— À la Serbie.

— Oh bien ! fit la bonne femme, avec l’air de dire : « Ce qui se passe dans la lune !… »

Mais Maxime, insistant, — doctus cum libro, — prouvait que, de proche en proche, cet ébranlement lointain pourrait mettre le feu aux poudres. Clerambault, qui commençait à sortir de son agréable torpeur, sourit tranquillement et dit qu’il ne se passerait rien :

— Un bluff, comme on en avait tant vu depuis trente ans : chaque année, au printemps, ou à l’été Des matamores qui agitaient leur sabre Ils ne croyaient pas à la guerre ; personne n’en voulait La guerre était impossible : on l’avait démontré. C’était un croquemitaine dont il restait à purger le cerveau des libres démocraties

Il développa ce thème

La nuit était sereine, douce et familière. Les grillons dans les champs. Un ver luisant dans l’herbe. Le bruit d’un train lointain. La glycine s’exhalait. Un jet d’eau s’égouttait. Dans le ciel sans lune, le sillon lumineux de la Tour Eiffel tournait.

Les deux femmes rentrèrent. Maxime, las d’être assis, courait au fond du jardin, avec son jeune chien. Par les fenêtres ouvertes, on entendit Rosine au piano qui jouait, avec une émotion timide, une page de Schumann. Clerambault, resté seul, renversé en arrière dans son fauteuil d’osier, heureux de vivre et d’être homme, d’un cœur reconnaissant respirait la bonté de cette nuit d’été.

.

Six jours après.

Clerambault avait passé l’après-midi dans les bois. Il était comme le moine légendaire. Couché au pied d’un chêne, il eût pu, au chant d’un oiseau, laisser couler, bouche bée, un siècle comme un jour. Il ne se décida à rentrer que quand le soir descendit. Dans le vestibule, Maxime, un peu pâle et riant, vint à lui et dit :

— Eh bien ! papa, ça y est !

Il lui apprit les nouvelles : la mobilisation russe, l’état de guerre en Allemagne. Clerambault le regarda, sans comprendre. Sa pensée était si loin de ces sombres folies ! Il essaya de discuter. Les nouvelles étaient précises. Ils se mirent à table. Clerambault ne mangea guère.

Il cherchait des raisons de nier les conséquences de ces deux crimes : le bon sens de l’opinion, la sagesse des gouvernements, les assurances répétées des partis socialistes, les fermes paroles de Jaurès. Maxime le laissait dire, son attention était ailleurs : comme son chien, l’oreille tendue aux frémissements de la nuit Une nuit si pure, si tendre ! Ceux qui ont vécu ces dernières soirées de juillet 1914 et celle plus belle encore du premier jour d’août gardent dans leur mémoire la splendeur merveilleuse de la nature entourant de ses bras affectueux, avec un beau sourire de pitié, l’abjecte race humaine, prête à se dévorer.

Il était près de dix heures. Clerambault avait cessé de parler. Personne ne lui donnait la réplique. Ils se taisaient, le cœur gros, vaguement absorbés ou s’efforçant de l’être, les femmes par un ouvrage, Clerambault par un livre que ses yeux seuls lisaient. Maxime était sorti sur le perron, et fumait. Appuyé sur la rampe, il regardait le jardin endormi et la coulée magique du clair de lune dans l’ombre de l’allée.

La sonnerie du téléphone les fit tressaillir. On demandait Clerambault. Il alla d’un pas lourd, l’air assoupi et distrait. Il ne comprit pas d’abord.

— Qui parle ?… Ah ! c’est vous, cher ami ?…

(Un confrère parisien lui téléphonait, de la rédaction d’un journal.)

Il continuait de ne pas comprendre :

— Je ne saisis pas… Jaurès… Eh bien ! Jaurès ?… Ah ! Mon Dieu !…

Maxime, poussé par une appréhension secrète, suivait de loin l’entretien ; il se précipita pour reprendre des mains de son père l’appareil, que Clerambault laissait tomber avec un geste de désespoir.

— Allo !… allo !… Vous dites ? Jaurès assassiné !…

Les exclamations de douleur et de colère se croisaient sur le fil. Maxime écoutait les détails, qu’il redisait aux siens, d’une voix hachée. Rosine avait ramené Clerambault près de la table. Il s’assit, écrasé. L’ombre d’un malheur immense, tel le Destin antique, pesait sur la maison. Ce n’était pas seulement l’ami, dont la disparition serrait le cœur, — le bon, le joyeux visage, la main cordiale, la voix qui dissipait les nuées… C’était le dernier espoir des peuples menacés, le seul homme qui pût (ils le croyaient du moins, avec une confiance enfantine et touchante) conjurer l’orage amassé. Lui tombé, comme Atlas, le ciel croulait.

Maxime courut à la gare. Il allait prendre les nouvelles à Paris et promettait de revenir, dans la nuit. Clerambault resta à la maison isolée, d’où l’on voyait au loin la grande phosphorescence de la Ville. Il n’avait pas bougé de la chaise où il s’était affalé, dans un état de stupeur. La catastrophe était en marche ; cette fois, il n’en doutait plus : déjà, elle était entrée. Mme Clerambault tâcha de le faire coucher : il ne voulut rien entendre. Sa pensée était en ruines ; il n’y pouvait rien distinguer de ferme et de constant, faire l’ordre, suivre une idée. Sa demeure intérieure s’était effondrée ; dans la poussière qui s’élevait des plâtras, impossible de voir ce qui restait intact, il semblait qu’il ne restât plus rien. Un amas de souffrances. Clerambault les contemplait d’un œil stupide, sans s’apercevoir de ses larmes qui coulaient.

Maxime ne revenait pas. Il avait été pris par l’excitation de Paris. Vers une heure de la nuit, Mme Clerambault, qui s’était couchée, vint chercher son mari et réussit à le ramener dans leur chambre commune. Il se coucha aussi. Mais quand Pauline fut endormie, (elle, l’inquiétude la faisait dormir !) il sortit du lit et retourna dans la pièce voisine. Il suffoquait, il gémissait ; sa souffrance était si compacte et si dense qu’elle ne lui laissait plus l’espace de respirer. Avec l’hyperesthésie prophétique de l’artiste, qui vit souvent avec plus d’intensité dans le lendemain que dans l’instant présent, il embrassait tout ce qui allait venir, d’un regard d’épouvante et d’un cœur crucifié. Cette guerre inévitable entre les plus grands peuples du monde lui apparaissait comme la faillite de la civilisation, la ruine des espoirs les plus saints en la fraternité humaine. Il était pénétré d’horreur par la vision de cette humanité folle, qui sacrifiait ses trésors les plus précieux, ses forces, son génie, ses plus hautes vertus, à l’idole bestiale de la guerre. Une agonie morale, une communion déchirante avec les millions de malheureux. À quoi bon, à quoi bon, les efforts des siècles ? Le vide lui étreignait le cœur. Il sentait qu’il ne pourrait plus vivre, si sa foi dans la raison des hommes et leur amour mutuel était détruite, s’il lui fallait reconnaître que son Credo de vie et d’art était une erreur, que le mot de l’énigme du monde était le noir pessimisme. Et il était trop lâche, pour le regarder en face ; il en détournait les yeux, avec effroi. Mais le monstre était là et lui soufflait au visage. Et Clerambault suppliait (il ne savait qui ni quoi) que cela ne fût pas, que cela ne fut pas ! Tout, plutôt qu’une telle vérité ! Mais la vérité dévorante se terrait derrière la porte qui s’ouvrait. Toute la nuit, Clerambault lutta, pour repousser la porte…

Jusqu’à ce que, vers le matin, commença de poindre un instinct animal, venu on ne sait d’où, qui faisait dévier le désespoir vers le sourd besoin de lui trouver une cause précise et limitée, d’objectiver le mal dans un homme, dans un groupe d’hommes, et de se décharger colériquement sur eux de la misère de l’univers… Ce ne fut encore qu’une brève apparition, — premiers effluves lointains d’une âme étrangère, obscure, énorme, impérieuse, prête à faire irruption, — de l’Âme multitudinaire…

Elle prit forme avec l’arrivée de Maxime, qui en rapportait le suint, toute la nuit ramassé dans les rues de Paris. Tous les plis de ses vêtements, tous les poils de son corps en étaient imprégnés. Harassé, exalté, il ne voulait pas s’asseoir, il ne songeait qu’à repartir. Le décret de mobilisation paraîtrait aujourd’hui. La guerre était certaine. Elle était nécessaire. Elle était bienfaisante. Il fallait en finir. L’avenir de l’humanité était en jeu. Les libertés du monde étaient menacées. Ils avaient escompté le meurtre de Jaurès, pour semer les divisions et soulever l’émeute dans la patrie attaquée. Mais toute la nation se dressait, serrée autour de ses chefs. Les jours sublimes de la grande Révolution allaient renaître… Clerambault ne discutait pas ces assertions ; à peine disait-il :

— Tu crois ? Tu es bien sûr ?

Mais c’était comme une supplication secrète, pour que Maxime affirmât, pour que Maxime redoublât. Les nouvelles apportées ajoutaient encore au chaos, y mettaient le comble, mais en même temps, elles commençaient à diriger les forces éperdues de l’esprit vers un point fixe. Le premier aboiement du chien qui groupe le troupeau.

Clerambault n’eut plus qu’un désir : rejoindre le troupeau, se frotter aux bêtes humaines, ses frères, sentir comme eux, agir comme eux. — Bien qu’il fût épuisé par la veille, il alla, malgré sa femme, prendre avec Maxime le train pour Paris. Ils attendirent longuement à la gare, puis dans le train. Les voies étaient encombrées et les wagons remplis. Dans l’agitation commune, celle de Clerambault trouvait un apaisement. Il interrogeait, il écoutait ; tous fraternisaient. Et tous, sans trop savoir encore ce qu’ils pensaient, sentaient qu’ils pensaient de même : la même énigme, la même épreuve les menaçaient ; mais on n’était plus tout seul pour en venir à bout, ou pour succomber sous elles : cela rassurait un peu ; on sentait la chaleur les uns des autres. Plus de distinction de classes : ni ouvriers ni bourgeois ; on ne regardait plus aux habits, ni aux mains ; on regardait aux yeux, où palpitait la même lueur de vie, qui vacillait sous la même approche de la mort. Et tous ces pauvres gens étaient si visiblement étrangers aux causes de la catastrophe, à cette fatalité suspendue, que le sentiment de leur innocence les amenait enfantinement tous à chercher les coupables, ailleurs. Cela aussi était consolant et calmant pour la conscience.

Quand Clerambault arriva à Paris, il respirait mieux ; à son agonie de la nuit passée avait succédé une mélancolie stoïque et virile.

Il n’était encore qu’à la première étape.

.

Le décret de mobilisation générale venait d’être affiché aux portes des mairies. Les gens, silencieusement, lisaient, relisaient, partaient, sans échanger un mot. Après l’anxieuse attente des jours précédents, — (la foule autour des kiosques à journaux, les gens assis sur le trottoir, guettant l’heure des nouvelles, et, quand les feuilles arrivaient, se groupant pour les lire), — c’était la certitude ! Elle était une détente. Le malheur obscur qu’on sent venir, sans savoir à quelle heure et de quelle part, donne la fièvre. Mais une fois qu’il est là, on respire, on le dévisage, et on retrousse ses manches. Il y eut quelques heures de recueillement puissant. Paris prenait son souffle et préparait ses poings. Puis, ce qui gonflait les âmes se répandit au dehors. Les maisons se vidèrent, et dans les rues coula un fleuve humain, dont toutes les gouttes se cherchaient pour se fondre.

Clerambault tomba au milieu, et fut bu. D’un seul coup. Au sortir de la gare, à peine avait-il mis le pied sur les pavés. Sans mots, sans gestes, sans incidents. L’exaltation sereine du flot coula en lui. Ce grand peuple était pur encore de violence. Il se savait (il se croyait) innocent, et ses millions de cœurs, en cette première heure où la guerre était vierge, brûlaient d’un enthousiasme sérieux et sacré. Dans cette calme et fière ivresse il entrait le sentiment de l’injustice qu’on lui faisait, le juste orgueil de sa force, des sacrifices qu’il allait consentir, la pitié sur soi-même, la pitié sur les autres qui étaient devenus un morceau de soi-même, ses frères, ses enfants, ses aimés, tous étant chair à chair serrés, collés ensemble par l’étreinte surhumaine, — la conscience du corps gigantesque formé par leur union, — et l’apparition, au-dessus de leurs têtes, du fantôme qui incarnait cette union, — la Patrie. Mi-bête, mi-dieu, comme le sphinx d’Égypte ou le taureau assyrien ; mais nul ne voyait alors que ses yeux rayonnants : ses pieds restaient cachés. Elle était le Monstre divin, en qui chacun des vivants se retrouve multiplié, — l’Immortelle dévorante, où ceux qui vont mourir veulent croire qu’ils resteront vivants, supra-vivants, et nimbés de gloire. Sa présence invisible coulait dans l’air, comme un vin. Et chacun apportait dans la cuve aux vendanges sa hotte, son panier, sa grappe : ses idées, ses passions, son dévouement, ses intérêts. Il y avait bien des insectes répugnants dans le raisin, bien des ordures sous les sabots qui foulaient ; mais le vin était de rubis et faisait flamber le cœur. — Clerambault en lampa sans mesure.

Il n’en fut pourtant pas vraiment métamorphosé. Son âme n’était pas changée. Elle n’était qu’oubliée. Dès qu’il se retrouvait seul, il la retrouvait gémissante. — Aussi, son instinct lui faisait fuir la solitude. Il s’entêta à ne plus rentrer à Saint-Prix, où la famille avait l’habitude de passer la belle saison, et il se réinstalla dans son appartement de Paris, un cinquième, rue d’Assas. Il ne voulut même pas attendre huit jours, même pas retourner là-bas, pour aider au déménagement. Il avait besoin de la chaleur amicale, qui montait de Paris, qui entrait par ses fenêtres. Toute occasion lui fut bonne pour s’y plonger, pour descendre dans la rue, se joindre aux groupes, suivre les manifestations, acheter pêle-mêle tous les journaux, qu’il méprisait, en temps ordinaire. Il revenait de là toujours plus dépersonnalisé, anesthésié pour ce qui se passait au fond de lui, déshabitué de sa propre conscience, étranger dans sa maison, — son moi. C’est pourquoi il se sentait plus chez lui, dehors que dedans.

.

Mme Clerambault était rentrée à Paris avec sa fille. Le premier soir après leur arrivée, Clerambault entraîna Rosine sur les boulevards.

Ce n’était plus déjà la solennelle ferveur des premiers jours. La guerre avait commencé. La vérité était coffrée. La grande Menteuse, la Presse, vidait à toute volée sur les nations, gueule bée, l’alcool des victoires sans lendemain et ses récits empoisonnés. Paris était pavoisé, comme pour un jour de fête. Les maisons, de la tête au pied, étaient vêtues des trois couleurs. Dans des rues ouvrières, chaque fenêtre de mansarde avait, fleur à l’oreille, son petit drapeau à un sou.

Au coin du faubourg Montmartre, ils rencontrèrent un étrange cortège. Un grand vieillard à barbe blanche marchait en tête, avec un étendard. Il avançait à longues enjambées, souples et déhanchées, comme s’il allait ou bondir ou danser. Les basques de sa redingote battaient au vent. Derrière, une masse compacte, indistincte, beuglante. Bras dessus bras dessous, ouvriers et bourgeois ; un gosse sur des épaules ; une tignasse rouge de fille, entre une casquette de chauffeur et un képi de soldat ; poitrines en avant, mentons levés et mâchoires ouvertes, des trous noirs, hurlant la Marseillaise. À droite, à gauche des rangs, un double cordon de faces patibulaires suivaient le bord des trottoirs, prêtes à insulter les passants qui, distraits, ne saluaient pas le drapeau. Rosine, saisie, vit son père, tête nue, qui chantait et emboîtait le pas à la suite du cortège ; riant et parlant tout haut, il traînait à son bras la jeune fille, sans remarquer la pression de la main crispée qui tâchait de le retenir.

Quand il rentrait, Clerambault restait loquace et excité. Il parlait pendant des heures. Les deux femmes, patiemment, écoutaient. Mme Clerambault n’entendait pas, selon son habitude, et faisait chorus. Rosine entendait tout et ne disait pas un mot. Mais elle jetait à son père un regard, à la dérobée ; et son regard était un étang qui se glace.

Clerambault s’exaltait. Il ne l’était pas encore à fond ; mais il s’appliquait consciencieusement à l’être. Il lui restait pourtant assez de lucidité pour s’effarer parfois de ses progrès. L’artiste est plus livré par sa sensibilité aux ondes d’émotion qui lui viennent du dehors ; mais il a aussi, pour y résister, des armes que les autres n’ont pas. Même le moins réfléchi, celui qui s’abandonne à ses effusions lyriques, possède, à quelque degré, une faculté d’introspection qu’il ne tient qu’à lui d’utiliser. S’il s’en abstient, c’est faute de vouloir, plutôt que de pouvoir ; il a peur de se regarder de trop près : il verrait une image qui ne le flatterait pas. Mais ceux qui, comme Clerambault, ont, à défaut de dons psychologiques, la vertu de la sincérité, sont suffisamment munis pour exercer un contrôle sur leur exaltation.

Un jour, il se promenait seul ; il vit un attroupement, de l’autre côté de la chaussée. À la terrasse d’un café, les gens se bousculaient. Il traversa la rue. Il était calme. Il se trouva sur l’autre trottoir, dans une agitation confuse qui tourbillonnait autour d’un point invisible. Il eut assez de peine à s’y introduire. À peine fut-il intercalé dans cette roue de moulin, qu’il devint un morceau de la jante : il s’en rendit nettement compte ; son esprit tourna avec elle. Il vit, au moyeu de la roue, un homme qui se débattait ; et, avant de connaître le sens des fureurs de la foule, il les ressentit. Il ne savait pas s’il s’agissait d’un espion ou d’un parleur imprudent qui avait bravé les passions populaires ; mais on criait autour de lui, et il s’aperçut que… oui, que lui, Clerambault, il venait de crier :

— Assommez-le !

Un remous de la foule le rejeta hors du trottoir, une voiture le sépara de l’attroupement ; et quand le chemin se retrouva libre, la meute s’éloignait en courant après la proie. Clerambault les suivit du regard, et il entendait encore le son de sa propre voix. Il rebroussa chemin et il rentra. Il n’était pas fier…

À partir de ce jour, il sortit moins souvent. Il se méfiait. Mais il continua de cultiver l’ivresse en chambre. À sa table de travail, il se croyait à l’abri. Il ne savait pas la virulence du fléau. La maladie se glisse par les fenêtres, par les fentes des portes, par le papier imprimé, par l’air, par la pensée. Les plus sensibles la respirent, avant d’avoir rien vu, avant d’avoir rien lu, en entrant dans la ville. À d’autres il suffit d’avoir subi le contact, une fois, en passant ; l’infection se développe ensuite, dans l’isolement. Clerambault,

éloigné de la foule, en avait pris la contagion ; et le mal s’annonçait par les prodromes habituels. Cet homme affectueux et tendre haïssait, haïssait par amour. Son intelligence, qui avait toujours été profondément loyale, s’essayait en secret à tricher avec soi, à légitimer ses instincts de haine par des raisons qui y étaient contraires. Il s’apprenait l’injustice et le mensonge passionnés. Il voulait se persuader qu’il pouvait accepter le fait de la guerre et y participer, sans renier son pacifisme d’hier, son humanitarisme d’avant-hier, et son optimisme de toujours. Ce n’était pas commode : mais il n’est rien où la raison ne puisse atteindre. Quand son propriétaire sent l’impérieux besoin de se défaire, pour un temps, de principes qui le gênent, elle trouve dans les principes mêmes l’exception qui les viole, en confirmant la règle. Clerambault commençait à se fabriquer une thèse, un idéal — absurdes — où s’accordaient les contradictoires : la guerre contre la guerre, la guerre pour la paix, pour la paix éternelle.

.

L’enthousiasme de son fils lui était d’un grand secours. Maxime s’était engagé. Une vague de joie héroïque emportait sa génération. Il y avait si longtemps qu’elle attendait — (elle n’osait plus l’espérer !) — l’occasion d’agir et de se sacrifier !

Les hommes plus âgés, qui ne s’étaient jamais donné la peine de la comprendre, étaient dans l’émerveillement. Ils se souvenaient de leur propre jeunesse, médiocre et gâchée, d’égoïsme mesquin, de petites ambitions et de plates jouissances. Ne se reconnaissant plus dans leurs enfants, ils attribuaient à la guerre la floraison de ces vertus, qui croissaient depuis vingt ans autour de leur indifférence, et que la guerre allait faucher. Même auprès d’un père aussi large d’esprit que Clerambault, Maxime s’étiolait. Clerambault était trop occupé à répandre son moi débordant et diffus, pour bien voir et pour aider les êtres qu’il aimait. Il leur apportait l’ombre chaude de sa pensée, mais il leur prenait le soleil.

Ces jeunes gens, que leurs forces gênaient, en quêtaient vainement l’emploi ; ils ne le trouvaient point dans l’idéal de leurs plus nobles aînés. L’humanitarisme d’un Clerambault était trop vague ; il se satisfaisait d’agréables espérances, sans risques et sans vigueur, que seule permettait la quiétude d’une génération vieillie dans la paix bavarde des Parlements et des Académies ; il ne cherchait pas à prévoir, sinon comme thèmes oratoires, les dangers de l’avenir ; encore moins songeait-il à déterminer son attitude, au jour où le péril serait là. Entre les idéaux d’action les plus opposés, on n’avait pas la force de faire un choix. On était patriote et internationaliste. On construisait, en esprit, des Palais de la Paix et des super-dreadnoughts. On voulait tout comprendre, tout embrasser, tout aimer. Ce Whitmanisme alangui pouvait avoir esthétiquement son prix. Mais son incohérence pratique n’offrait aux jeunes gens aucune direction, à la croisée des routes où ils se trouvaient amenés. Ils piétinaient sur place, frémissant de l’attente incertaine et de l’inutilité de leurs jours, qui passaient

La guerre vint trancher l’indécision. Ils l’acclamèrent. Elle choisissait pour eux. Ils se lancèrent à sa suite. Marcher à la mort, soit ! Mais marcher, c’est vivre. Les bataillons partaient en chantant, trépignant d’impatience, des dahlias au képi, les fusils pomponnés de fleurs. Les réformés s’engageaient, les adolescents se faisaient inscrire, les mères les poussaient en avant. On eût dit un départ pour les Jeux Olympiques.

De l’autre côté du Rhin, la jeunesse était de même. Et, là-bas, comme ici, leurs dieux les escortaient : Patrie, Justice, Droit, Liberté, Progrès du monde, rêves Édéniques de l’humanité renouvelée, — toute la fantasmagorie d’idées mystiques dont s’enveloppent les passions des jeunes gens. Aucun d’eux ne doutait que sa cause ne fût la bonne. À d’autres, de discuter ! Ils étaient la preuve vivante. Qui donne sa vie se passe d’autre argument.

Mais les hommes plus âgés, qui restaient en arrière, n’avaient pas leurs raisons pour s’abstenir de la raison. Elle leur était confiée, afin qu’ils en usassent, non pour la vérité, mais bien pour la victoire. Dans les guerres d’aujourd’hui, qui englobent les peuples entiers, la pensée est enrôlée ; aussi bien que les canons, la pensée tue ; elle tue l’âme ; elle tue au delà des mers, elle tue au delà des siècles : c’est la grosse artillerie, qui travaille à distance. Tout naturellement, Clerambault pointait ses pièces. La question n’était déjà plus pour lui de voir clair, de voir large, d’embrasser l’horizon, mais de viser l’ennemi. Il avait l’illusion de secourir son fils.

Avec une inconsciente et fiévreuse mauvaise foi, qu’entretenait son affection, il quémanda dans tout ce qu’il voyait, entendait ou lisait, des arguments pour étayer sa volonté de croire en la sainteté de la cause. Tout ce qui pouvait prouver que l’ennemi seul avait voulu la guerre, que l’ennemi seul était l’ennemi de la paix, que faire la guerre à l’ennemi c’était encore vouloir la paix. Les preuves ne manquaient pas. Elles ne manquent jamais. Ouvrir, fermer les yeux, à propos, tout est là. — Et, pourtant, Clerambault n’était pas entièrement satisfait. Le secret malaise, où ces demi-vérités, ces vérités à queues de mensonges, mettaient sa conscience d’honnête homme, se traduisait par une irritation de plus en plus passionnée contre l’ennemi. Et, parallèlement, — (tels les deux seaux d’un puits : quand l’un monte, l’autre descend) — son enthousiasme patriotique grossissait et noyait dans une ivresse salutaire ses derniers tourments d’esprit.

Maintenant, il était à l’affût des moindres faits des journaux, à l’appui de sa thèse ; et bien qu’il sût que penser de la véracité de ces feuilles, il ne la mettait jamais en doute, quand leurs assertions servaient sa passion avide et inquiète. Il adopta, pour l’ennemi, le principe que « le pire est toujours certain ». Il fut presque reconnaissant à l’Allemagne de lui fournir, par ses actes de cruauté et ses violations répétées du droit, la solide confirmation de la sentence que pour plus de sûreté, il avait prononcée d’avance.

L’Allemagne lui fit bonne mesure. Jamais État en guerre ne sembla plus pressé de soulever contre lui la conscience universelle. Cette nation apoplectique, qui crevait de sa force, s’était ruée sur l’adversaire, dans un délire d’orgueil, de colère et de peur. La bête humaine, lâchée, fit, dès ses premiers pas, un cercle d’horreur méthodique autour d’elle. Toutes les brutalités des instincts et de la foi étaient savamment excitées par ceux qui la tenaient en laisse, par ses chefs officiels, son grand État-Major, ses professeurs enrégimentés, ses pasteurs aux armées. La guerre a toujours été, sera toujours le crime. Mais l’Allemagne l’organisait, comme elle fait de tout le reste. Elle mettait en code le meurtre et l’incendie. Là-dessus, un mysticisme colérique, fait de Bismarck, de Nietzsche, et de la Bible, versait son huile bouillante. Le Surhomme et le Christ étaient mobilisés, pour écraser le monde et le régénérer. — La régénération commença en Belgique. Dans mille années d’ici, on en parlera encore. Le monde épouvanté assistait au spectacle infernal de la vieille civilisation d’Europe, plus de deux fois millénaire, s’écroulant sous les coups barbares et savants de la grande nation qui en était l’avant-garde, — l’Allemagne, riche d’intelligence, de science et de puissance, — en quinze jours de guerre, docile et dégradée. Mais ce que ne prévoyaient pas les organisateurs du délire germanique, c’est que, comme le choléra qu’apportent les armées, il gagnerait l’autre camp et qu’une fois installé dans les pays ennemis il ne délogerait plus avant d’avoir infecté l’Europe entière et de l’avoir rendue inhabitable pour des siècles.

Dans toutes les folies, dans toutes les violences de cette guerre atroce, l’Allemagne donna l’exemple. Son grand corps plus charnu, mieux nourri, offrait à l’épidémie une plus large prise ; elle fut foudroyante. Mais quand le mal commença à s’atténuer chez elle, il s’était infiltré chez les autres, sous la forme d’une fièvre lente et tenace, qui, de semaine en semaine, jusqu’à l’os s’incrusta.

Aux insanités des penseurs d’Allemagne répondirent sans tarder les extravagances des parleurs de Paris et d’ailleurs. C’étaient les héros d’Homère. Mais ils ne se battaient point. Ils n’en criaient que mieux. On n’insultait pas seulement l’adversaire, on insultait son père, ses grands-pères, sa lignée tout entière ; on fit mieux, on nia son passé. Le plus infime académicien travaillait avec rage à diffamer la gloire des grands hommes endormis dans la paix du tombeau.

Clerambault écoutait, écoutait, absorbait… Il était pourtant un des rares poètes français qui eussent, avant la guerre, des relations européennes et dont l’œuvre eût trouvé des sympathies en Allemagne. À la vérité, il ne parlait aucune langue étrangère, en bon vieil enfant gâté de France, qui ne se donne point la peine d’aller faire visite aux autres, sûr qu’on viendra chez lui. Du moins, il les recevait bien, son esprit était dénué de partis pris nationaux, et l’intuition du cœur suppléait aux lacunes de l’instruction pour lui faire prodiguer sans compter son admiration aux génies étrangers. Mais à présent qu’on lui apprenait qu’il fallait se méfier de tout, (« Taisez-vous ! Méfiez-vous ! »), que Kant menait à Krupp, il n’osait plus admirer sans garantie officielle. La sympathique modestie, qui lui faisait, en temps de paix, respectueusement accepter, comme parole d’Évangile, ce que publiaient les hommes instruits et considérés, avait pris, en temps de guerre, les proportions d’une fabuleuse crédulité. Il gobait, sans faire : « ouf ! » les étranges découvertes dont s’avisaient à présent les intellectuels de son pays, fouillant et piétinant l’art, la science, l’intelligence, l’âme de l’autre pays, au cours des siècles, — ce travail de délirante mauvaise foi, qui niait au peuple ennemi tout génie, et retrouvait dans ses plus hauts titres de gloire la marque de son infamie actuelle, à moins qu’on ne lui dérobât ces titres en les attribuant à une autre race.

Clerambault en était confondu, hors de lui, et, — (il ne se l’avouait pas), — au fond, il jubilait.

.

Pour partager son exaltation et pour l’entretenir avec de nouveaux arguments, il alla trouver son ami Perrotin.

Hippolyte Perrotin était un de ces types qui deviennent rares aujourd’hui et qui ont fait la gloire du haut enseignement français, — un de ces grands humanistes, dont la curiosité vaste et sagace herborise, d’un pas tranquille, dans le jardin des siècles. Trop observateur pour rien perdre du spectacle du présent, qui était pourtant le moindre objet de son attention, il savait le ramener doucement à l’échelle, dans l’ensemble du tableau. Le plus sérieux, au regard des autres, ne l’était pas au sien ; et les agitations de la politique lui faisaient l’effet de pucerons sur un rosier. Mais étant herboriste, et non jardinier, il ne se croyait pas tenu de nettoyer le rosier. Il se bornait à l’étudier, avec ses parasites ; ce lui était un sujet de constante délectation. Il avait le sens le plus fin des nuances de la beauté littéraire. Sa science, loin d’y nuire, l’avivait, en offrant à sa pensée un champ presque infini d’expériences savoureuses à comparer et à déguster. Il appartenait à la grande tradition française de ces savants qui furent des maîtres écrivains, de Buffon à Renan et à Gaston Paris. Membre de l’Académie, et de deux ou trois classes, l’ampleur de ses connaissances lui assurait sur les purs hommes de lettres, ses collègues, la supériorité non seulement d’un goût sûr et classique, mais d’un esprit plus libre et ouvert aux nouveautés. Il ne s’estimait pas dispensé d’apprendre, comme la plupart d’entre eux, dès l’instant qu’ils avaient passé le seuil de la sacrée Coupole ; tout vieux maître qu’il fût, il restait à l’école. Alors que Clerambault était encore inconnu du reste des Immortels, sauf de deux ou trois confrères poètes qui ne parlaient de lui (le moins possible) qu’avec un souris dédaigneux, il l’avait découvert et classé dans son herbier. Il était tombé en arrêt devant quelques images ; l’originalité de certaines formes verbales, le mécanisme de l’imagination, primitive et compliquée avec naïveté, l’attirèrent ; puis, l’homme l’intéressa. Clerambault, à qui il adressa un mot de compliments, vint l’en remercier, débordant de gratitude ; et des liens d’amitié se nouèrent entre les deux hommes. Ils ne se ressemblaient guère : Clerambault, avec ses dons lyriques et une intelligence moyenne, que le cœur dominait. Et Perrotin, muni de l’esprit le plus lucide, que ne gênaient jamais les élans de son imagination. Mais tous deux avaient en commun la dignité de vie, la probité intellectuelle, un amour désintéressé de l’art et de la science, qui trouvait sa joie en soi et non dans le succès. Cela n’avait pas empêché Perrotin de faire assez bien son chemin, comme on a pu voir. Les places et les honneurs étaient venus à lui. Il ne les recherchait pas ; mais il ne les repoussait pas : il ne négligeait rien.

Clerambault le trouva occupé à démailloter des langes successifs dont l’avait recouverte la lecture des siècles la pensée originelle d’un philosophe chinois. À ce jeu qui lui était coutumier, il arrivait naturellement à découvrir le contraire du sens visible d’abord : à passer de main en main, l’idole devient noire.

Ce fut dans cet esprit que Perrotin, distrait et très poli, reçut Clerambault. Même en prêtant l’oreille aux entretiens de salon, il faisait de la critique de textes. Son ironie s’en amusait, à ses dépens.

Clerambault lui déballa ses nouvelles acquisitions. Il partait, comme d’un fait acquis et définitif, de l’indignité reconnue de la nation ennemie ; et toute la question était de savoir s’il y fallait noter la décadence irrémédiable d’un grand peuple, ou la constatation pure et simple d’une barbarie qui avait toujours été, mais se cachait sous des voiles. Clerambault inclinait vers la seconde explication. Plein de ses récentes lectures, il rendait responsables de la violation de la neutralité belge et des forfaits des armées allemandes Luther, Kant et Wagner. Comme on dit vulgairement, il n’y avait pas été voir, n’étant ni musicien, ni théologien, ni métaphysicien : il parlait sur la foi d’Académiciens. Il faisait des réserves seulement sur Beethoven, Flamand, et sur Goethe, citoyen de ville libre et presque Strasbourgeois, ce qui est à demi Français, ou Français et demi. Il quêtait une approbation.

Il fut surpris de ne pas trouver chez Perrotin une ardeur correspondante à la sienne. Perrotin souriait, écoutait, contemplait Clerambault, avec une curiosité bonhomme et attentive. Il ne disait pas non, mais il ne disait pas oui. Sur quelques assertions, il fit de prudentes réserves ; et Clerambault, bouillant, lui opposant ses textes, qui étaient signés de deux ou trois illustres collègues de Perrotin, celui-ci esquissa un petit geste, qui pouvait signifier :

« Ah ! vous m’en direz tant ! »

Clerambault s’enflamma. Perrotin alors changea d’attitude, témoignant d’un intérêt bien vif, aux « remarques judicieuses » de son « excellent ami », hochant la tête à tout ce qu’il disait, répondant à ses questions directes par des paroles vagues, ou y donnant un assentiment complaisant, comme on fait à quelqu’un qu’il ne faut pas contredire.

Clerambault s’en alla, décontenancé et mécontent.

Il fut rassuré sur le compte de son ami, quand, quelques jours après, il lut le nom de Perrotin sur une protestation violente des Académies contre les barbares. Il lui écrivit pour le féliciter. Perrotin remercia, en quelques mots prudents et sibyllins :

« Mon cher Monsieur » — (il gardait dans ses lettres les formules cérémonieuses et compassées d’un Monsieur de Port-Royal), — « je suis toujours prêt à obéir aux suggestions de la patrie : elles sont des ordres pour nous. Ma conscience est à son service, comme c’est le devoir de tout bon citoyen »

.

Un des plus curieux effets de la guerre sur l’esprit fut qu’elle révéla entre les individus des affinités nouvelles. Des gens qui jusque-là n’avaient pas une pensée commune découvraient tout à coup qu’ils pensaient de même. Et ils se rassemblaient, puisqu’ils se ressemblaient. C’était ce qu’on nommait « l’Union Sacrée ». Des hommes de tout parti et de tout tempérament, des colériques, des flegmatiques, des monarchistes, des anarchistes, des cléricaux, des parpaillots, oubliaient subitement leur moi de tous les jours, leurs passions, leurs manies et leurs antipathies, laissaient tomber leur peau ; et l’on se trouvait en présence d’êtres nouveaux, qui se groupaient d’une façon imprévue, comme une poussière de limaille autour d’un aimant caché. Toutes les catégories anciennes avaient momentanément disparu, et l’on ne s’étonnait pas d’être maintenant plus proche d’un inconnu d’hier que d’amis de longue date. On eût dit que par-dessous terre, les âmes communiquassent par de secrets rhyzômes, qui s’étendaient au loin, dans la nuit de l’instinct. Région peu connue, où l’observation rarement s’aventure. Notre psychologie s’en tient à cette partie du moi qui émerge du sol ; elle en décrit avec minutie les nuances individuelles ; mais elle ne prend pas garde que ce n’est que la cime de la plante ; les neuf dixièmes sont enfouis, et reliés par le pied à d’autres plantes. Cette région de l’âme, profonde (ou basse), est insensibilisée, en temps ordinaire ; l’esprit n’en perçoit rien. La guerre, en réveillant cette vie souterraine, fit prendre conscience de parentés morales qu’on ne soupçonnait pas. Une subite intimité se révéla entre Clerambault et un frère de sa femme, qu’il avait toutes les raisons de regarder, jusqu’à ce jour, comme le type du parfait Philistin.

Léo Camus n’avait pas atteint la cinquantaine. Il était grand, maigre, un peu voûté, barbe noire, le teint gris, le poil pauvre — (la calvitie commençait à se voir par derrière, sous le chapeau) — de petites rides en tous sens, se coupant, se contredisant, comme un filet mal fait, l’air maussade, renfrogné, perpétuellement enrhumé. Il était depuis trente ans employé de l’État, et sa carrière s’était passée dans l’ombre d’une cour de ministère ; au long des années, il avait changé de pièce, mais non pas d’ombre ; il avançait, mais sur la cour. Aucune chance qu’il en sortît, dans cette vie. À présent, il était sous-chef, ce qui lui permettait de faire ombre à son tour. Presque point de rapports avec le public : il ne communiquait avec le monde extérieur qu’à travers un rempart de cartons et de dossiers entassés. Il était vieux garçon et n’avait point d’amis. Sa misanthropie prétendait qu’il n’en existait point sur terre, sinon par intérêt, il n’avait d’affection que pour la famille de sa sœur. Encore ne la manifestait-il guère qu’en blâmant tout ce qu’ils faisaient. Il était de ces gens dont la sollicitude inquiète fait âprement le procès à celui qu’ils aiment, quand ils le voient souffrant, et s’acharnent à prouver qu’il souffre par sa faute. On ne s’en émouvait pas beaucoup chez les Clerambault. Même il ne déplaisait pas à Mme Clerambault, un peu molle, d’être ainsi bousculée. Quant aux enfants, ils savaient que ces rebuffades s’accompagnaient de petits cadeaux : ils empochaient les cadeaux et laissaient pleuvoir le reste.

À l’égard de son beau-frère, l’attitude de Léo Camus avait, au cours des ans, varié. Quand sa sœur avait épousé Clerambault, Camus ne s’était pas gêné pour blâmer ce mariage. Un poète inconnu ne lui semblait pas « sérieux ». Poète, (poète inconnu), c’est un prétexte pour ne pas travailler !… Ah ! quand on est « connu », c’est une autre affaire ! Camus estimait Hugo ; et même, il était capable de réciter des vers des Châtiments ou d’Auguste Barbier. Mais ils étaient « connus ». Tout est là… Or, voici que précisément, Clerambault était devenu « connu ». Le journal de Camus le lui avait un jour appris. De ce jour, Camus avait consenti à lire les poésies de Clerambault. Il ne les comprenait pas ; mais il ne leur en savait pas mauvais gré ; il aimait à se dire « vieux jeu », il lui semblait établir ainsi sa supériorité. Ils sont beaucoup comme lui, dans le monde, à s’enorgueillir de leur incompréhension. Ne faut-il pas que chacun se targue, les uns de ce qu’ils ont, les autres de ce qu’ils n’ont point ? Camus convenait d’ailleurs que Clerambault savait « écrire ». (Il était du métier !) Il eut pour son beau-frère des égards grandissants avec les éloges des journaux, et il aimait à deviser avec lui. De tout temps, il avait apprécié, sans le dire, sa bonté affectueuse ; et ce qui lui plaisait aussi, en ce grand poète, (car maintenant il le nommait tel), c’était son incapacité manifeste en affaires, son ignorance pratique : sur ce terrain Camus était son maître, et il le lui faisait bien voir. Clerambault avait une confiance naïve dans les hommes. Rien ne pouvait mieux convenir au pessimisme agressif de Camus. Cela le tenait en haleine. Le meilleur de ses visites était consacré à réduire en miettes les illusions de Clerambault. Mais elles avaient la vie dure. C’était à recommencer, à chaque fois. Camus s’en irritait, avec un secret plaisir. Il lui fallait un prétexte continuellement renouvelé pour trouver le monde mauvais et les hommes imbéciles. Surtout, il ne faisait grâce à aucun homme politique. Cet employé du gouvernement haïssait tous les gouvernements. Ce qu’il eût voulu à la place, il eût été bien en peine pour le dire. La seule forme politique qu’il comprît était l’opposition. — Il souffrait d’une vie gâchée, d’une nature comprimée. Il était fils de paysans et fait pour cultiver ses vignes, comme son père, ou bien pour exercer, comme chien de garde, sur le petit peuple des champs, ses instincts d’autorité. Mais les maladies de la vigne étaient venues, et l’orgueil de gratte-papier. La famille avait émigré à la ville. À présent, il n’eût pu retourner à sa vraie nature, sans déroger. L’eût-il voulu, elle s’était atrophiée. Et ne trouvant pas sa place dans la société, il accusait la société ; il la servait, comme des milliers de fonctionnaires, en mauvais domestique, en ennemi caché.

Un esprit de cette sorte, chagrin, amer, misanthrope, aurait dû, semble-t-il, être jeté hors des gonds par la guerre. Ce fut tout le contraire : elle lui rendit le calme. Le groupement de la horde en armes contre l’étranger est une déchéance pour les rares esprits libres embrassant l’univers : mais il grandit la foule de ceux qui végètent dans l’impuissance d’un égoïsme anarchique ; il les porte à l’étage supérieur de l’égoïsme organisé. Camus s’éveilla soudain, avec le sentiment que, pour la première fois, il n’était plus seul au monde.

L’instinct de la patrie est l’unique, peut-être, qui, dans les conditions actuelles, échappe à la flétrissure de la vie quotidienne. Tous les autres instincts, les aspirations naturelles, le besoin légitime d’aimer et d’agir, sont, dans la société, étouffés, mutilés contraints à passer sous la fourche des reniements et des compromis. Et quand l’homme, arrivé au milieu de sa vie, se retourne pour les regarder, il les voit tous marqués au front de sa défaite et de ses lâchetés ; alors, la bouche amère, il a honte d’eux et de lui. Seul l’instinct de la patrie est resté à l’écart, inemployé, mais non souillé. Et lorsqu’il resurgit, il est inviolé ; l’âme qui l’embrasse reporte sur lui l’ardeur de toutes ses ambitions, de ses amours, de ses désirs, que la vie a trahis. Un demi-siècle de vie comprimée prend sa revanche. Les millions de petites geôles de la prison sociale s’ouvrent. Enfin !… Les instincts enchaînés détendent leurs membres raidis, ont le droit de bondir en plein air et de crier. Le droit ? Ils ont le devoir à présent de se ruer, tous ensemble, comme une masse qui tombe. Les flocons isolés se sont faits avalanche.

Elle entraînait Camus. Le petit chef de bureau faisait corps avec elle. Et nulle frénésie, nulle violence vaine. Une grande force et le calme. Il était « bien ». Bien de cœur, bien de corps. Il n’avait plus d’insomnies. Pour la première fois, depuis de longues années, l’estomac ne le faisait plus souffrir, — parce qu’il l’avait oublié. Il passa même l’hiver, — (cela ne s’était jamais vu) — sans un jour s’enrhumer. On ne l’entendait plus aigrement accuser et ceci et cela ; il ne déblatérait plus et contre ce qu’on avait fait et contre ce qu’on n’avait pas fait ; il était envahi par une piété sacrée pour tout le corps social, — ce corps qui était le sien, plus fort, plus beau et meilleur ; il se sentait fraternel avec tous ceux qui le constituaient par leur étroite union, comme une grappe d’abeilles suspendue à une branche. Il enviait les plus jeunes qui partaient pour le défendre ; il contemplait avec des yeux attendris son neveu Maxime, se préparant gaiement ; et au départ du train qui emportait les jeunes hommes, il embrassait Clerambault, il serrait la main aux parents inconnus qui accompagnaient leurs fils ; il avait les larmes aux yeux, d′émotion et de bonheur. En ces heures, Camus eût tout donné. C’était sa lune de miel avec la vie. L’âme solitaire, qui en a été sevrée, la voit soudain passer et l’étreint… La vie passe. L’euphorie d’un Camus n’est pas faite pour durer. Mais celui qui l’a connue ne vit plus que par le souvenir, et pour la ranimer. La guerre la lui a donnée. La paix lui est donc ennemie. Ennemis, ceux qui la veulent !

.

Clerambault et Camus échangeaient leurs pensées. Ils les échangèrent si bien que Clerambault finit par ne plus savoir ce qu’était devenue la sienne. À mesure qu’il se perdait, il avait plus impérieusement besoin d’agir : c’était une façon de s’affirmer… De s’affirmer ? Hélas ! C’était Camus qu’il affirmait. Malgré sa conviction et son ardeur habituelles, il n’était qu’un écho, — de quelles misérables voix !

Il se mit à écrire des dithyrambes de combat. C’était une émulation entre les poètes qui ne se battaient pas. Leurs produits ne risquent pas d’encombrer la mémoire de l’avenir. Rien dans leur carrière antérieure ne préparait ces pauvres gens à une tâche semblable. Ils avaient beau grossir la voix et faire appel aux ressources de la rhétorique gauloise, les poilus haussaient les épaules. Mais le peuple de l’arrière s’y plaisait beaucoup plus qu’aux récits sans lumière et englués de boue, qui lui venaient des tranchées. La vision d’un Barbusse n’avait pas encore imposé à ces ombres bavardes sa vérité. Clerambault n’eut pas de peine à briller dans ce concours d’éloquence. Il avait le don funeste d’éloquence verbale et rythmique qui sépare les poètes de la réalité, en les enveloppant de leur toile d’araignée. En temps de paix, la toile inoffensive pendait aux buissons ; le vent passait au travers ; et la débonnaire Arachné ne songeait à attraper dans ses mailles que la lumière. Aujourd’hui, ces poètes cultivaient en eux des instincts carnassiers, heureusement périmés ; et l’on apercevait, tapie au fond de leur toile, une vilaine bête dont l’œil guettait la proie. Ils chantaient la haine et la sainte tuerie. Clerambault fit comme eux, fit mieux qu’eux, car sa voix était plus pleine. À force de crier, ce brave homme finit par sentir les passions qu’il n’avait point. À « connaître » enfin la haine (« connaître », au sens biblique), il éprouvait secrètement cette basse fierté d’un collégien qui sort pour la première fois du bordel. Maintenant il était un homme ! En effet, il ne lui manquait plus rien pour ressembler à la bassesse des autres.

Camus eut la primeur de chacun de ses poèmes. Ce lui était bien dû. Il en hennissait d’enthousiasme, car il s’y reconnaissait. Et Clerambault était flatté, car il pensait atteindre la fibre populaire. Les deux beaux-frères passaient les soirées en tête à tête. Clerambault lisait ; Camus buvait ses vers ; il les savait par cœur ; il répétait à qui voulait l’entendre que Hugo était ressuscité, que chacun de ces poèmes valait une victoire. Son admiration bruyante dispensait à propos les autres membres de la famille d’énoncer un jugement. Rosine régulièrement s’arrangeait, sous quelque prétexte, pour sortir de la chambre, à la fin de la lecture. L’amour-propre de Clerambault le remarquait ; et il eût voulu avoir l’opinion de sa fille ; mais il trouvait plus prudent de ne pas la lui demander. Il préférait se persuader que la fuite de Rosine venait de son émotion et de sa timidité. Tout de même, il était vexé. — Mais les suffrages du dehors lui firent oublier cette petite blessure. Les poèmes avaient paru dans les journaux bourgeois ; ils valurent à Clerambault le plus éclatant succès de sa carrière. Aucune autre de ses œuvres n’avait soulevé cet enthousiasme unanime. Un poète est toujours bien aise de s’entendre affirmer que sa dernière œuvre est la meilleure ; et il l’est encore plus, lorsqu’il sait qu’elle est la moins bonne. Clerambault le savait parfaitement. Aussi savourait-il avec une vanité enfantine les flagorneries de la presse. Le soir, il les faisait lire à haute voix par Camus, dans le cercle de famille. Il rayonnait en les entendant ; lorsque c’était fini, il eût presque dit :

— Encore !

La seule note un peu fausse dans ce concert d’éloges lui vint de Perrotin. (Décidément, il s’était bien trompé sur le compte de celui-là ! Ce n’était pas un vrai ami…) Sans doute, le vieux savant, à qui Clerambault avait envoyé le recueil de ses poèmes, l’en avait félicité poliment ; il louait son grand talent ; mais il ne lui disait pas que ce livre était sa plus belle œuvre ; il l’engageait même, « après avoir offert son tribut à la Muse guerrière, à écrire maintenant une œuvre de rêve pur, dégagée du présent ». — Que voulait-il insinuer ? Est-il séant, lorsqu’un artiste vient soumettre un ouvrage à votre admiration, de lui dire : « J’en voudrais lire un autre, qui ne lui ressemblât point ? — Clerambault voyait là un indice nouveau de l’affligeante tiédeur de patriotisme, qu’il avait déjà éventée chez Perrotin. Ce manque de compréhension acheva de le refroidir pour son vieil ami. Il pensa que la guerre était la grande épreuve des caractères, qu’elle révisait les valeurs et triait les amitiés. Et il ne jugea point que la perte de Perrotin fût trop peu compensée par l’acquisition de Camus et de tant d’amis nouveaux, assurément plus modestes, mais au cœur simple et chaud…

Et cependant, la nuit, il avait des minutes d’oppression ; il s’éveillait, inquiet ; il était mécontent et honteux… De quoi donc ? Ne faisait-il pas son devoir ?

.

Les premières lettres de Maxime furent un réconfort, un cordial dont une goutte dissipait les découragements. On en vivait, dans les longs intervalles qui espaçaient les nouvelles. Malgré l’angoisse de ces silences, où chaque seconde pouvait être fatale à l’être aimé, sa confiance (que peut-être il exagérait, par affection pour les siens, ou par superstition) se communiquait à tous. Ses lettres débordaient de jeunesse, de joie exubérante, qui atteignit sa cime, dans les jours qui suivirent la victoire de la Marne. Toute la famille était tendue vers lui. Elle était un seul corps, une plante dont le faîte est baigné dans la lumière, et qui monte vers lui, en un frémissement d’adoration mystique…

L’extraordinaire lumière où s’épanouissaient les âmes, hier encore douillettes et engourdies, que le destin jetait dans le cercle infernal de la guerre ! Lumière de la mort, du jeu avec la mort ! Maxime, ce grand enfant gâté, délicat, dégoûté, qui, en temps ordinaire, se soignait comme une petite maîtresse trouvait une saveur inattendue dans les privations et les épreuves de sa vie nouvelle. Émerveillé de lui-même, il en faisait parade dans ses lettres gentiment fanfaronnes, qui ravissaient le cœur de ses parents. Ni l’un ni l’autre n’était Cornélien, et la pensée d’immoler leur enfant à une idée barbare leur eût causé de l’horreur. Mais la transfiguration de leur cher petit, qui s’était subitement mué en héros, leur causait une plénitude de tendresse qu’ils n’avaient jamais éprouvée. L’enthousiasme de Maxime leur communiquait, en dépit de l’inquiétude, une ivresse. Il les rendait ingrats pour la vie de naguère, la bonne vie paisible, affectueuse, des longs jours monotones. Maxime exprimait pour elle un amusant dédain. Elle lui semblait ridicule, après qu’on avait vu ce qui se passait « là-bas »… « Là-bas », on était content de dormir trois heures par nuit, à la dure, ou sur une botte de paille, la semaine des quatre Jeudis ; — content de déguerpir, à trois heures du matin, pour se réchauffer avec trente kilomètres de marche, sac au dos, et prendre un bain de sueur, qui durait huit à dix heures ; — content, surtout content de rencontrer l’ennemi, afin de souffler un peu, couché derrière un talus, en canardant le Boche… Ce petit Cyrano disait que le combat reposait de la marche. Quand il contait un engagement, on eût dit qu’il était au concert, ou bien au cinéma. Le rythme des obus, le bruit de leur départ et celui de leur éclatement, lui rappelaient les battements de timbales dans le divin scherzo de la Neuvième Symphonie. Aussitôt que les moustiques d’acier, espiègles, impérieux, rageurs, sournois, perfides, ou simplement animés d’une aimable désinvolture, faisaient bruire au-dessus des têtes leur boite à musique aérienne, il avait une émotion de gamin de Paris qui se sauve de la maison pour voir un bel incendie. Plus de fatigue ! L’esprit et le corps alertes. Et quand venait le « En avant ! » attendu, on se relevait d’un bond, léger comme une plume, et, sous la giboulée, on volait au plus prochain abri, dans la joie de la découverte, comme le chien qui sent le gibier. On filait à quatre pattes, on rampait sur le ventre, on galopait plié en quatre, on faisait de la gymnastique suédoise à travers les taillis… Cela faisait oublier qu’on ne pouvait plus marcher ; et quand tombait la nuit, on se disait : « Tiens ! c’est le soir déjà ! Qu’est-ce qu’on a donc fait aujourd’hui ?… » À la guerre, concluait le petit coq gaulois, il n’y a de pénible que ce qu’on fait en temps de paix, — la marche sur les grandes routes…

Ainsi parlaient ces jeunes gens, aux premiers mois de campagne. Les soldats de la Marne, de la guerre qui marche. Si elle eût continué, elle eût refait la race des va-nu-pieds de la Révolution qui, partis pour la conquête du monde, ne surent plus s’arrêter.

Il fallut bien qu’ils s’arrêtassent. À partir du moment où ils marinèrent dans les tranchées, le ton changea. Il perdit son entrain, son insouciance gamine ; il se fit de jour en jour viril, stoïque, volontaire, crispé. Maxime continuait d’affirmer la victoire finale. Puis, il n’en parla plus ; il parlait seulement du devoir nécessaire ; — De cela même il cessa de parler. Ses lettres devinrent ternes, grises, fatiguées.

À l’arrière, l’enthousiasme n’avait pas diminué. Clerambault persistait à vibrer comme un tuyau d’orgue. Mais Maxime ne rendait plus l’écho attendu, provoqué.

.

Brusquement, il arriva pour une permission de sept jours. Il n’avait pas prévenu. Dans l’escalier, il s’arrêta, ses jambes étaient lourdes ; bien qu’il semblât plus robuste, il se fatiguait vite ; et il était ému. Il reprit son souffle, et monta. Au coup de sonnette, sa mère vint ouvrir. Elle cria de saisissement. Clerambault, qui errait à travers l’appartement, dans l’ennui et l’attente éternelle, accourut, en clamant. Ce fut un beau tapage.

Après quelques minutes, on fit trêve aux étreintes et au langage inarticulé. Poussé vers une fenêtre, assis bien en lumière, Maxime fut livré à l’inspection de leurs regards ravis. Ils s’extasiaient sur son teint, ses joues pleines, son air de bonne santé. Son père, lui ouvrant les bras, l’appela : « Mon héros ! » — Et Maxime, les mains crispées, sentit brusquement l’impossibilité de parler.

À table, on le couvait des yeux, on buvait ses mots : il ne dit presque rien. L’exaltation des siens l’avait arrêté net, dans son premier élan. Heureusement ils ne s’en apercevaient pas ; ils attribuaient son silence à la fatigue et aussi à la faim. Clerambault parlait d’ailleurs pour deux. Il racontait à Maxime la vie des tranchées. La bonne madame Pauline était devenue une Cornélie de Plutarque. Maxime les regardait, mangeait, les regardait : un fossé était entre eux.

À la fin du repas, quand, rentrés dans le cabinet du père, ils le virent installé dans un fauteuil et fumant, il fallut bien en venir à satisfaire l’attente de ces pauvres gens. Il commença donc à décrire sobrement l’emploi de ses journées ; il mettait une pudeur à écarter de son récit tout mot exagéré et les images tragiques. Ils écoutaient, palpitants d’attente. Ils attendaient toujours, quand il avait fini. Alors, ce fut de leur part un assaut de questions. Maxime y répondait, en quelques mots, vite éteints, Clerambault essaya de réveiller « son gaillard », lui poussa jovialement quelques bottes :

— Voyons, raconte un peu… Un de vos engagements… ça devait être beau !… cette joie, cette foi sacrée !… Cristi !… Je voudrais voir cela, je voudrais être à ta place !…

Maxime répondit :

— Pour voir toutes ces belles choses, tu es mieux à la tienne.

Depuis qu’il était dans la tranchée, il n’avait pas vu un combat, à peine un Allemand ; il avait vu la boue, et il avait vu l’eau. — Mais ils ne le croyaient pas. Ils pensaient qu’il parlait ainsi par esprit contrariant, selon son habitude d’enfant.

— Farceur ! dit Clerambault, avec un bon rire, alors, qu’est-ce que vous faites, tout le jour, dans vos tranchées ?

— On se gare ; on tue le temps. C’est le plus grand ennemi.

Clerambault lui appliqua sur l’épaule une tape amicale.

— Vous en tuez aussi d’autres !

Maxime s’écarta, vit le bon regard curieux de son père, de sa mère, et dit :

— Non, non, parlons d’autre chose !

Et après un moment :

— Voulez-vous me faire un plaisir ? Ne me questionnez plus aujourd’hui.

Ils acquiescèrent, étonnés. Ils jugèrent que son état de fatigue avait besoin de ménagements ; et ils furent aux petits soins. Mais Clerambault, à tout instant, repartait malgré lui dans des apostrophes qui quêtaient une approbation. Le mot de « Liberté » ponctuait ses tirades. Maxime avait un pâle sourire et observait Rosine. L’attitude de la jeune fille était singulière. Quand son frère était entré, elle s’était jetée à son cou. Mais depuis, elle se tenait sur la réserve, on eût dit : à distance. Elle n’avait pas pris part aux questions des parents ; bien loin de provoquer les confidences de Maxime, elle paraissait les craindre ; l’insistance de Clerambault la mettait à la gêne ; la peur de ce que son frère aurait pu dire se trahissait, à des mouvements imperceptibles ou de fugitifs regards, que seul saisissait Maxime. Il éprouvait la même gêne ; il évitait de se trouver seul avec elle. Cependant, ils n’avaient jamais été plus rapprochés, d’esprit. Mais il leur en eût trop coûté de se dire pourquoi.

Maxime dut se laisser exhiber aux connaissances du quartier ; on le promena dans Paris, pour le distraire. Malgré ses robes de deuil, la ville avait repris son visage riant. Les misères et les peines se cachaient au foyer, et dans le fond des cœurs fiers. Mais l’éternelle Foire, dans les rues, dans la presse, étalait son masque satisfait. Le peuple des cafés et des salons de thé était prêt à tenir vingt ans, s’il l’eût fallu. Maxime, avec les siens, assis à une petite table de pâtisserie, dans le joyeux papotage et l’arôme des femmes, voyait la tranchée où il venait d’être bombardé, vingt-six jours de suite, sans pouvoir bouger de la fosse gluante et gorgée de cadavres, qui servaient de murailles… La main de sa mère se posa sur la sienne. Il s’éveilla, vit les yeux affectueux des siens qui l’interrogeaient ; il se reprocha d’inquiéter ces pauvres gens ; et souriant, il se mit à lorgner et à parler gaiement. Son entrain de grand gamin était revenu. Le visage de Clerambault, sur lequel avait passé une ombre, s’éclaira de nouveau ; et son regard, naïvement, remerciait Maxime.

Il n’était pourtant pas au bout de ses alertes. Au sortir de la pâtisserie — (il s’appuyait sur le bras de son fils) — ils se croisèrent dans la rue avec un enterrement militaire. Il y avait des couronnes, des uniformes, un vieux de l’Institut, son épée dans les jambes, et des instruments de cuivre qui ronflaient une lamentation héroïque. La foule se rangeait avec recueillement, et Clerambault, s’arrêtant, se découvrit avec emphase ; sa main gauche serrait plus fortement le bras de Maxime. Il le sentit tressaillir, et regardant son fils, il lui trouva un air étrange ; il crut que Maxime était ému, et voulut l’entraîner. Mais Maxime ne bougeait pas. Maxime était ahuri :

— « Un mort ! » pensait-il. « Tout ça pour un mort !… Mais là-bas, on marche dessus… Cinq cents morts au tableau, c’est la ration normale. »

Il eut un mauvais petit rire. Clerambault, effrayé, le tira par le bras :

— Viens ! dit-il.

Ils s’éloignèrent.

— « Si on voyait ! » pensait Maxime, « si ces gens voyaient !… Toute leur société craquerait… Mais ils ne verront jamais, ils ne veulent pas voir… »

Et ses yeux, cruellement aigus, découvrirent tout à coup autour de lui… l’ennemi : l’inconscience de ce monde, la bêtise, l’égoïsme, le luxe, le « je m’en fous ! » l’immonde profit de la guerre, la jouissance de la guerre, le mensonge jusqu’aux racines… les abrités, les embusqués, les policiers, les « obusiers », avec leurs autos insolentes qui ressemblent à des canons, et leurs femmes haut-bottées, au museau saignant, ces gueules de bonbon féroces… Ils sont contents… Tout va bien !… « Ça va durer, ça dure ! »… — Une moitié de l’humanité mange l’autre…

Ils rentrèrent. Le soir, après dîner, Clerambault brûlait de lire à Maxime un poème qu’il venait d’écrire ; l’intention en était touchante et un peu ridicule ; dans son amour pour son fils, il tâchait d’être, en esprit au moins, son compagnon de gloire et de peine ; et il avait décrit — de loin — « l’Aube dans la tranchée ». Deux fois, il se leva pour chercher le manuscrit. Mais quand il tenait les feuilles, une pudeur le paralysait. Il se rassit, les mains vides.

Les jours passaient. Ils se sentaient unis étroitement par les liens du corps, mais les âmes ne parvenaient point à se toucher. Aucun ne voulait le reconnaître, et chacun le savait. Une tristesse était entre eux ; ils se refusaient à en voir la vraie cause ; ils aimaient mieux l’attribuer à l’approche du départ. De temps en temps, le père, la mère, faisait une nouvelle tentative pour rouvrir la source d’intimité. À chaque fois, c’était la même déconvenue. Maxime s’apercevait qu’il n’avait plus aucun moyen de communiquer avec eux, avec personne de l’arrière. C’étaient des mondes différents. S’entendrait-on jamais plus ? Pourtant, il les comprenait : lui-même avait subi, naguère, l’influence qui pesait sur eux : il ne s’était dégrisé que là-bas, au contact de la souffrance et de la mort réelles. Mais justement parce qu’il avait été atteint, il savait l’impossibilité de guérir les autres, avec des raisonnements. Alors il se taisait, laissait parler, souriait vaguement, opinait sans écouter. Les préoccupations de l’arrière, les criailleries des journaux, les questions de personnes (et quelles personnes ! de vieux polichinelles, des politiciens tarés et avachis !) les hâbleries patriotardes des stratèges de l’écritoire, les inquiétudes au sujet du pain rassis ou de la carte de sucre ou des jours de pâtisseries fermées, lui inspiraient un dégoût, un ennui, une pitié sans fond, pour cette race de l’arrière. Elle lui était étrangère.

Il se renferma dans un silence énigmatique, souriant et sombre. Il n’en sortait que par accès, quand il pensait au peu d’instants qu’il lui restait à partager avec ces pauvres gens qui l’aimaient. Alors il se mettait à causer avec animation. N’importe de quoi. L’important était de donner de la voix, puisque l’on ne pouvait plus donner sa pensée. Et naturellement, on retombait sur les lieux-communs du jour. Les questions générales, politiques, militaires, tenaient la première place. Ils auraient pu aussi bien lire tout haut leur journal. « L’écrasement des Barbares », le « triomphe du Droit » remplissaient les discours, la pensée de Clerambault. Maxime servait la messe et disait, aux temps d’arrêt, le « cum spiritu tuo ». Mais tous deux attendaient que l’autre commençât à parler

Ils attendirent si longtemps que le jour de la séparation vint. Peu avant son départ, Maxime entra dans le cabinet de son père. Il était résolu à s’expliquer :

— Papa, es-tu bien sûr ?

Le trouble qui se peignit sur le visage de Clerambault l’empêcha de continuer. Il eut pitié, il demanda si son père était bien sûr de l’heure du départ. Clerambault accueillit la fin de la question avec un soulagement trop visible. Et quand il eut donné les renseignements, — que Maxime n’écoutait pas, — il enfourcha de nouveau son dada oratoire et se lança dans ses habituelles déclamations idéalistes. Maxime, découragé, se tut. Pendant la dernière heure, ils ne se dirent que des riens. Tous sentaient, sauf la mère, qu’ils taisaient l’essentiel. Des mots allègres et confiants, une excitation apparente. Dans le cœur, un gémissement : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? »

Maxime s’en alla, soulagé de retourner au front. Le fossé qu’il venait de constater entre l’avant et l’arrière lui paraissait plus profond que celui des tranchées. Et le plus meurtrier n’était pas les canons. Mais les Idées. Penché à la fenêtre du wagon qui partait, il suivait du regard les visages émus des siens qui s’éloignaient, et il pensait :

— Pauvres gens ! Vous êtes leurs victimes ! Et nous sommes les vôtres

.

Le lendemain de son retour au front, se déclencha la grande offensive du printemps, que les journaux bavards annonçaient à l’ennemi depuis plusieurs semaines. On en avait nourri l’espoir de la nation, durant le morne hiver d’attente et de mort immobile. Elle fut soulevée toute par un frémissement de joie impatiente. Elle était sûre de la victoire et lui criait : « Enfin ! »

Les premières nouvelles semblèrent lui donner raison. Elles ne faisaient mention, comme de juste, que des pertes de l’ennemi. Les visages rayonnaient. Les parents dont les fils, les femmes dont les maris étaient là-bas, se sentaient glorieux que leur chair et leur amour prît part à l’agape sanglante ; dans leur exaltation, à peine s’arrêtaient-ils à la pensée que le leur pût en être victime. Et la fièvre était telle que Clerambault, père affectueux, aimant, inquiet pour ceux qu’il aimait, en vint à craindre que son fils ne fût pas rentré à temps pour « la fête » ; il voulait qu’il y fût ; ses vœux ardents l’y poussaient, le jetaient dans le gouffre ; il en faisait le sacrifice, il disposait de lui et de sa vie, sans s’inquiéter si la volonté de son fils était d’accord. Il ne s’appartenait plus, et il n’eût pu concevoir que quiconque était sien s’appartint davantage. L’obscure volonté de la fourmilière avait tout dévoré.

Pourtant, un reste d’habitude de l’esprit qui s’analyse lui faisait, à l’improviste, retrouver quelques traces de son ancienne nature : comme un nerf sensible qu’on touche, — un coup sourd, une ombre de douleur. Elle passe, on la nie…

Au bout de trois semaines, l’offensive épuisée piétinait sur les mêmes kilomètres de charnier. Les journaux commençaient à distraire l’attention, en lui offrant ailleurs une nouvelle piste. Maxime n’avait pas écrit depuis qu’il était parti. On se cherchait les raisons de patience ordinaires, que fournit l’esprit complaisant ; mais le cœur n’y croit pas. Huit jours encore passèrent. Entre eux, chacun des trois affectait l’assurance. Mais, la nuit, chacun seul dans sa chambre, l’âme criait d’angoisse. Et tout le long des heures, l’oreille était tendue, épiait chaque pas qui montait l’escalier, — les nerfs près de se rompre, au tintement de la sonnette, au frôlement d’une main qui passait près de la porte.

Les premières nouvelles officielles des pertes commençaient d’arriver. Dans plusieurs familles amies des Clerambault, on connaissait déjà ses morts et ses blessés. Ceux qui avaient tout perdu enviaient ceux dont les aimés, saignants, mutilés peut-être, leur seraient du moins rendus. Plusieurs s’enveloppaient de leur mort, comme de la nuit ; pour eux, la guerre était finie, la vie était finie. Mais chez d’autres, persistait étrangement l’exaltation du début : Clerambault vit une mère, que son patriotisme et son deuil enfiévraient au point de se réjouir presque de la mort de son fils. Elle disait, avec une joie violente et concentrée :

— J’ai tout donné ! j’ai tout donné !…

Telle, dans l’obsession de la dernière seconde, avant de disparaître, celle qui se noie par amour avec son bien-aimé. — Mais Clerambault, plus faible, ou s’éveillant du vertige, pensait :

— Moi aussi, j’ai tout donné, — même ce qui ne m’appartenait point.

Il s’adressa à l’autorité militaire. On ne savait rien encore. Une huitaine après, vint la nouvelle que le sergent Clerambault Maxime était classé comme « disparu », depuis la nuit du 27 au 28 du mois passé. Aux bureaux de Paris, Clerambault ne put obtenir aucun détail de plus. Il partit pour Genève, visita la Croix-Rouge, l’Agence des Prisonniers, n’apprit rien, se lança sur des pistes, obtint la permission d’interroger dans des hôpitaux ou des dépôts de l’arrière des camarades de son fils, qui donnaient des renseignements contradictoires — (l’un le disait prisonnier, l’autre l’avait vu mort, puis tous deux, le lendemain, convenaient qu’ils s’étaient trompés… Ô tortures ! Dieu bourreau !…) — revint après dix jours de ce chemin de croix, vieilli, cassé, épuisé.

Il retrouva sa femme dans un paroxysme de douleur bruyante, qui, chez cette créature bonasse, s’était tournée en haine furieuse contre l’ennemi. Elle criait vengeance. Pour la première fois, Clerambault n’y répondit pas. Il ne lui restait plus assez de force pour haïr, — juste assez pour souffrir.

Il s’enferma dans sa chambre. Durant son pèlerinage affreux de dix jours, à peine s’était-il trouvé en face de sa pensée. Une seule idée l’hypnotisait, nuit et jour. Comme un chien sur une piste : plus vite, aller plus vite ! La lenteur des voitures, des trains, le consumait. Il lui était arrivé, après avoir retenu une chambre pour la nuit, de repartir le soir même, sans vouloir se reposer. Cette fièvre de hâte et d’attente dévorait tout. Elle rendait impossible (et c’était son salut) tout raisonnement suivi. Mais à présent, la course était brisée, et l’esprit se retrouvait, hors d’haleine, expirant. Clerambault avait maintenant la certitude que Maxime était mort. Il ne l’avait pas dit à sa femme, il lui avait tu certains renseignements qui enlevaient l’espoir. Elle était de ceux qui ont un besoin vital de conserver, même contre toute raison, une lueur de mensonge qui les leurre, jusqu’à ce que le gros du flot de la douleur se soit épuisé. Et peut-être Clerambault avait-il été de ceux-là, lui aussi. Mais il n’en était plus : car il voyait où ce leurre l’avait mené. Il ne jugeait pas encore, il n’essayait pas de juger. Il gisait dans sa nuit. Et trop faible pour se relever, pour tâtonner autour, il était comme quelqu’un qui, après une chute, remue son corps meurtri, reprend, à chaque douleur, conscience de sa vie et tâche de comprendre ce qui est arrivé. Le gouffre stupide de cette mort le fascinait. Ce bel enfant qu’on avait eu tant de joie, tant de peine à avoir, à élever, toute cette richesse d’espoirs en fleur, ce petit univers sans prix qu’est un jeune homme, cet arbre de Jessé, ces siècles d’avenir Et tout cela détruit, en une heure Pour quoi ? Pour quoi ?

Il fallait se persuader au moins que c’était pour quelque chose de grand et de nécessaire. Clerambault s’accrocha à cette bouée, avec désespoir, pendant les jours et les nuits qui suivirent. Si ses doigts se desserraient, il coulerait à pic. Plus purement encore, il affirma la sainteté de la cause. Il se refusait d’ailleurs à la discuter. Mais ses doigts peu à peu glissaient ; chaque mouvement l’enfonçait ; car chaque attestation nouvelle de sa justice et de son droit faisait surgir de la conscience une voix qui disait :

— « Quand bien même vous auriez vingt mille fois plus raison dans la lutte, votre raison affirmée vaut-elle les désastres dont il la faut payer ? Votre justice veut-elle que des millions d’innocents tombent, rançon des iniquités et des erreurs des autres ? Le crime se lave-t-il par le crime, le meurtre par le meurtre ? Et fallait-il que vos fils en fussent non seulement victimes, mais complices, et fussent assassinés et fussent des assassins ? »

Il revit la dernière visite de son fils, leurs derniers entretiens, et il les rumina. Que de choses il comprenait maintenant, qu’il n’avait pas comprises ! Les silences de Maxime, le reproche de ses yeux… Le pire de tout fut lorsqu’il reconnut qu’il les avait comprises, déjà, quand son fils était là, mais qu’il n’avait pas voulu, pas voulu en convenir.

Et cette découverte, que depuis quelques semaines il sentait peser sur lui comme une menace, — et cette découverte du mensonge intérieur l’écrasa.

.

Rosine Clerambault, jusqu’à la crise actuelle, paraissait effacée. Sa vie intérieure était ignorée des autres et presque d’elle-même. À peine son père en avait-il une lueur. Elle avait vécu sous l’aile de la chaude, égoïste, asphyxiante affection de famille. Elle n’avait guère d’amies, de camarades de son âge. Les parents s’interposaient entre elle et le monde extérieur ; elle s’était habituée à pousser dans leur ombre ; et si, devenue adolescente, elle aspirait à s’en évader, elle n’osait pas, elle ne savait pas ; elle était gênée dès qu’elle sortait du cercle de famille ; ses mouvements étaient paralysés, elle pouvait à peine parler : on la jugeait insignifiante. Elle le savait et en souffrait, car elle avait de l’amour-propre. Alors, elle sortait le moins possible, et restait dans son milieu, où elle était simple, naturelle, silencieuse. Ce silence ne venait pas d’une torpeur de pensée, mais du bavardage des autres. Le père, la mère, le frère, étaient exubérants. La petite personne se renfermait, par réaction. Mais elle parlait, en elle.

Elle était blonde, grande, mince, les formes d’un adolescent, de jolis cheveux dont les mèches se sauvaient sur les joues, la bouche grande et sérieuse, la lèvre inférieure un peu gonflée aux commissures, les yeux larges, calmes et vagues, les sourcils fins et bien marqués, un menton gracieux. Joli cou, poitrine maigre, pas de hanches ; les mains un peu rouges et grandes, dont les veines étaient gonflées. Rougissant pour un rien. Le charme de la jeunesse était dans le front et le menton. Les yeux interrogeaient, rêvaient, livraient peu.

Son père avait pour elle une prédilection, comme la mère pour le fils : des affinités étaient entre eux. Sans y penser, Clerambault n’avait cessé d’accaparer sa fille, de l’entourer, depuis l’enfance, de son affection absorbante. Il avait fait, en partie, son éducation. Avec la naïveté, parfois un peu choquante, de l’artiste, il l’avait prise pour confidente de sa vie intérieure. Il y était amené par son moi débordant et par le peu d’écho qu’il trouvait en sa femme : cette bonne personne, qui était, comme on dit, à ses pieds, y restait installée ; elle disait oui à tout ce qu’il disait, l’admirait de confiance, mais ne le comprenait pas, et ne s’en apercevait même pas : car l’essentiel n’était pas, pour elle, la pensée de son mari, mais son mari, sa santé, son bien-être, son confort, sa nourriture, sa vêture. L’honnête Clerambault, plein de reconnaissance, ne jugeait pas sa femme, pas plus que Rosine ne jugeait sa mère. Mais leur instinct, à tous deux, savait à quoi s’en tenir et les rapprochait l’un de l’autre par un secret lien. Et Clerambault ne s’apercevait pas qu’il s’était fait de sa fille sa vraie femme, d’esprit et de cœur. Il n’avait commencé à en avoir le soupçon que dans les derniers temps où la guerre sembla rompre l’accord tacite qui régnait entre eux, et où l’assentiment de Rosine, comme un vœu qui la liait, lui manqua tout à coup. Rosine savait les choses, bien avant lui. Elle évitait d’en scruter le mystère. Le cœur n’a pas besoin, pour savoir, que l’esprit soit averti.

Étranges et magnifiques mystères de l’amour qui unit les âmes ! Il est indépendant des lois de la société et même de la nature. Mais bien peu d’êtres le savent ; et bien moins encore osent le révéler : ils ont peur de la grossièreté du monde, qui veut des jugements sommaires et s’en tient au sens épais du langage traditionnel. Dans cette langue convenue, volontairement inexacte, par simplification sociale, les mots se gardent bien d’exprimer, en les dévoilant, les nuances vivantes de la multiple réalité : ils l’emprisonnent, ils l’enrégimentent, ils la codifient ; ils la mettent au service de la raison elle-même domestiquée, de la raison qui ne jaillit pas des profondeurs de l’esprit, mais des nappes diffuses et emmurées — comme un bassin de Versailles — dans les cadres de la société constituée. En ce vocabulaire quasi juridique, l’amour est lié au sexe, à l’âge, aux classes de la société ; et selon qu’il se plie aux conditions requises, il est ou non naturel, il est légitime ou non. — Mais ce n’est là qu’un filet d’eau capté des sources profondes de l’Amour. L’immense Amour, qui est la loi de gravitation qui meut les mondes, ne se soucie pas des cadres que nous lui traçons. Il s’accomplit entre des âmes que tout éloigne, dans l’espace et dans l’heure ; par-dessus les siècles, il unit les pensées des vivants et des morts ; il noue d’étroits et chastes liens entre les jeunes et les vieux cœurs ; il fait que l’ami est plus proche de l’ami, il fait que souvent l’âme de l’enfant est plus proche de celle du vieillard, que, dans toute leur vie, ils ne trouveront peut-être, femme, de compagnon, ou homme, de compagne. Entre pères et enfants, ces liens existent parfois sans qu’ils en aient conscience. Et le « siècle » (comme disaient nos vieux) compte si peu en face de l’amour éternel qu’il arrive qu’entre pères et enfants les rapports soient intervertis et que ce ne soit pas le plus jeune qui des deux soit l’enfant. Que de fils éprouvent pieusement un amour paternel pour la vieille maman ! Et ne nous arrive-t-il pas de nous sentir très humbles et tout petits devant les yeux d’un enfant ? Le Bambino de Botticelli pose sur la Vierge candide son regard lourd d’une expérience douloureuse qui s’ignore, et vieille comme le monde.

L’affection de Clerambault et de Rosine était de cette essence, auguste, religieuse, où la raison n’a point accès. C’est pourquoi, dans les profondeurs de la mer agitée, loin au-dessous des troubles et des conflits de conscience que la guerre déchaînait, un drame intime se déroulait, sans gestes, presque sans mots, entre ces deux âmes, unies par un amour sacré. Ce sentiment ignoré expliquait la finesse de leurs réactions mutuelles. Au début, le muet éloignement de Rosine, déçue dans son affection, froissée dans son culte secret, par l’attitude de son père que la guerre égarait, et s’écartant de lui, comme une petite statue antique chastement drapée. Aussitôt, l’inquiétude de Clerambault, dont la sensibilité aiguisée par la tendresse avait sur-le-champ perçu ce Noli me tangere ! Il s’en était suivi, pendant la période qui avait précédé la mort de Maxime, une brouille inexprimée entre le père et la fille. On n’oserait parler (les mots sont si grossiers !) de « dépit amoureux », au sens le plus épuré. Ce désaccord intime, dont aucune parole ne les eût fait convenir, leur était à tous deux une souffrance, troublait la jeune fille, irritait Clerambault ; il en savait la cause, et son orgueil se refusait d’abord à la reconnaître ; peu à peu il n’était plus très loin d’avouer que Rosine avait raison ; il eût voulu s’humilier ; mais la langue restait liée par une fausse honte. Ainsi, le malentendu des esprits s’aggravait, quand les cœurs s’imploraient de céder.

Dans le désarroi qui suivit la mort de Maxime, cette supplication se fit plus pressante sur l’âme moins forte pour résister. Un jour qu’ils se trouvaient tous les trois au dîner du soir, — (c’était le seul moment où ils fussent réunis, car chacun s’isolait : Clerambault prostré dans son deuil. Mme Clerambault toujours agitée sans but ; et Rosine tout le jour absente, occupée à des « œuvres ») — Clerambault entendit sa femme qui interpellait violemment Rosine : celle-ci parlait de soigner des blessés ennemis, et Mme Clerambault s’en indignait, comme d’un crime.

Elle en appela au jugement de son mari. Clerambault, dont les yeux las, vagues et douloureux, commençaient à comprendre, regarda Rosine qui se taisait, le front baissé, attendant sa réponse. Et il dit :

— Ma petite a raison.

Rosine rougit de saisissement (elle ne s’y attendait pas). Elle leva vers lui ses yeux qui le remerciaient ; leur regard semblait dire :

— Enfin ! je t’ai retrouvé !

Après le bref repas, tous trois se séparèrent : chacun se rongeait à part. Devant sa table de travail, Clerambault, la figure enfoncée dans ses mains, pleurait. Le regard de sa fille avait détendu son cœur, raidi de douleur : c’était son âme perdue, depuis des mois étouffée, la même qu’avant la guerre, qu’il avait retrouvée : et elle le regardait

Il essuya ses larmes, écouta à la porte Sa femme, comme tous les soirs, dans la chambre de Maxime, enfermée à double tour, dérangeait et rangeait le linge, les effets du mort Il entra dans la pièce où Rosine était seule, assise près de la fenêtre, et cousait. Elle était absorbée dans ses pensées : elle ne l’entendit venir que lorsqu’il était là, devant elle ; il appuyait contre elle sa tête grisonnante, et disait :

— Ma petite fille !

Alors son cœur se fondit aussi. Elle laissa tomber son ouvrage, elle prit entre ses mains la vieille tête aux cheveux rudes, et dit, mêlant ses larmes à celles qu’elle voyait couler :

— Mon cher papa !…

Ni l’un ni l’autre n’avait besoin de demander, d’expliquer pourquoi il était là. Après un long silence, quand il eut repris son calme, il dit, la regardant :

— Il me semble que je m’éveille d’un égarement affreux…

Elle lui caressait des cheveux, sans parler.

— Mais tu veillais sur moi, n’est-ce pas ? Je l’ai bien vu… Tu avais de la peine ?…

Elle fit oui de la tête, sans oser le regarder. Il lui baisa les mains, se releva et dit :

— Mon bon ange, tu m’as sauvé.

.

Il rentra dans sa chambre.

Elle resta sans bouger, transpercée d’émotion. Longtemps, elle fut ainsi, tête baissée, les mains jointes sur ses genoux. Les flots de sentiments qui se heurtaient en elle coupaient sa respiration. Elle avait le cœur gros d’amour, de bonheur et de honte. L’humilité de son père la bouleversait Et soudain, un élan de tendresse et de piété passionnée la délia de la paralysie qui tenait ses membres et son âme ligotés, tendit ses bras vers l’absent et la fit se jeter confuse, au pied de son lit, remerciant Dieu, le priant qu’il gardât toute la douleur pour elle et qu’il donnât le bonheur à celui qu’elle aimait.

Mais le Dieu qu’elle priait ne tint pas compte de sa recommandation : car ce fut sur les yeux de la jeune fille qu’il versa le bon sommeil, d’oubli ; mais Clerambault devait gravir jusqu’au bout son calvaire.

Dans la nuit de sa chambre, sa lampe éteinte, Clerambault regardait en lui. Il était décidé à pénétrer au fond de son âme menteuse et peureuse qui fuyait. La main de sa fille, dont il sentait encore la fraîcheur sur son front, avait effacé ses hésitations. Il était décidé à faire face au monstre Vérité, dût-il être lacéré par ses griffes, qui ne lâchent plus, une fois qu’elles ont étreint.

Avec angoisse, mais d’une main courageuse, il commença d’arracher par lambeaux saignants l’enveloppe de préjugés mortels, de passions et d’idées étrangères à son âme, qui la recouvrait tout entière.

D’abord, l’épaisse toison de la bête aux mille têtes, l’âme collective du troupeau. Il s’y était réfugié par peur et par lassitude. Elle tient chaud, on y étouffe, c’est un sale édredon ; quand on y est englouti, on ne peut plus faire un mouvement pour en sortir, et on ne le veut plus ; on n’a plus à penser, on n’a plus à vouloir ; on est à l’abri du froid, des responsabilités. Paresse et lâcheté !… Allons ! Écartons-la !… Par les fentes, aussitôt, entre le vent glacé. On se rejette en arrière… Mais déjà cette bouffée a secoué l’engourdissement ; l’énergie viciée se remet sur pied, en trébuchant. Que va-t-elle trouver au dehors ? N’importe ! Il faut voir…

Il vit d’abord, le cœur soulevé de dégoût, ce qu’il n’eût pas voulu croire, — combien cette grasse toison s’était incrustée dans sa chair. Il reniflait en elle comme un relent lointain de la bête primitive, les sauvages instincts inavoués de la guerre, du meurtre, du sang répandu, de la viande palpitante que les mâchoires broient. La Force élémentaire de la mort pour la vie. Au fond de l’être humain, l’abattoir dans la fosse, que la civilisation, au lieu de la combler, voile du brouillard de ses mensonges, et sur laquelle flotte la fade odeur de boucherie… Ce souffle infect acheva de dégriser Clerambault. Il arracha avec horreur la peau de bête, dont il était la proie.

Ah ! comme elle était lourde ! Elle est à la fois chaude, soyeuse, belle, puante, et sanglante. Elle est faite des instincts les plus bas et des plus hautes illusions. Aimer, se donner à tous, se sacrifier pour tous, n’être qu’un corps et qu’une âme, la Patrie seule vivante !… Mais qu’est-ce donc que cette Patrie, cette seule vie, à laquelle on sacrifie non seulement sa vie, toutes les vies, mais sa conscience, toutes les consciences ? Et qu’est-ce que cet amour aveugle, dont l’autre face de Janus aux yeux crevés est une aveugle haine ?…

«… L’on a ôté mal à propos le nom de la raison à l’amour, dit Pascal, et on les a opposés sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est qu’une même chose. C’est une précipitation de pensées qui se porte d’un côté sans bien examiner tout ; mais c’est toujours une raison… »

Eh bien, examinons tout ! — Mais n’est-ce pas que cet amour, justement, n’est, pour une grande part, que la peur d’examiner tout, l’enfant qui, pour ne point voir l’ombre qui passe sur le mur, se renfonce la tête sous ses draps ?…

La Patrie ? Un temple hindou : des hommes, des monstres et des dieux. Qu’est-elle ? La terre maternelle ? La terre entière est notre mère à tous. La famille ? Elle est ici et là, chez l’ennemi comme chez moi, et ne veut que la paix. Les pauvres, les travailleurs, les peuples ? Ils sont des deux côtés, également misérables, également exploités. Les hommes de pensée ? Ils ont un champ commun ; et quant à leurs vanités et leurs rivalités, elles sont aussi ridicules au Levant qu’au Couchant ; le monde ne se bat point pour les querelles de Vadius et de Trissotin. L’État ? L’État n’est pas la Patrie. Seuls, créent la confusion ceux qui y ont profit. L’État est notre force, dont usent et dont abusent quelques hommes comme nous, qui ne valent pas mieux que nous, et qui souvent valent pis, dont nous ne sommes pas dupes, qu’en temps de paix nous jugeons librement. Mais que vienne la guerre, on leur laisse carte blanche, ils peuvent faire appel aux plus vils instincts, étouffer tout contrôle, tuer toute liberté, tuer toute vérité, tuer toute humanité ; ils sont maîtres, il faut serrer les rangs pour défendre l’honneur et les erreurs de ces Mascarilles vêtus des habits du maître ! Nous sommes solidaires, dit-on ? Terrible filet des mots ! Solidaires, sans doute, nous le sommes des pires et des meilleurs de nos peuples. C’est un fait, nous le savons bien. Mais que ce soit un devoir qui nous lie, jusqu’à leurs injustices et leurs insanités, — je le nie !

Il ne s’agit point de médire de la solidarité. Personne (pense Clerambault) n’en a plus passionnément que moi savouré la jouissance et célébré la grandeur. Il est bon, il est sain, il est reposant et fort de plonger l’égoïsme solitaire, nu, raidi et glacé, dans le bain de confiance et d’offrande fraternelle qu’est l’âme collective. On se détend, on se donne, on respire. L’homme a besoin des autres, et il se doit aux autres. Mais il ne se doit pas tout entier. Car que lui resterait-il, pour Dieu ? Il doit donner aux autres. Mais pour qu’il donne, il faut qu’il ait, il faut qu’il soit. Or, comment serait-il, s’il se fond avec les autres ? Il y a bien des devoirs ; mais le premier de tous, est d’être et de rester soi, jusque dans le sacrifice et le don de soi. Le bain dans l’âme de tous ne saurait devenir sans danger un état permanent. Qu’on s’y trempe, par hygiène ! Mais qu’on en sorte, sous peine d’y laisser toute rigueur morale ! À notre époque, on est, dès l’enfance, plongé, bon gré, mal gré, dans la cuve démocratique. La société pense pour vous, sa morale veut pour vous, son État agit pour vous, sa mode et son opinion vous volent jusqu’à l’air qu’on respire, vous reniez votre souffle, votre cœur, votre lumière. Tu sers ce que tu méprises, tu mens dans tous tes gestes, tes paroles, tes pensées, tu abdiques, tu n’es plus Le beau profit pour tous, si tous ont abdiqué ! Au bénéfice de qui ? de quoi ? D’instincts aveugles, ou de fripons ? Est-ce un Dieu qui commande, ou quelques charlatans qui font parler l’oracle ? Levez le voile ! Ce qui se cache derrière, regardez-le en face !… La Patrie !… Le grand mot ! Le beau mot ! Le père, les bras enlacés des frères ! Mais ce n’est pas ce que vous m’offrez, votre fausse patrie, un enclos, une fosse aux bêtes, des tranchées, des barrières, des barreaux de prison !… Mes frères ! Où sont mes frères ? Où sont ceux qui peinent dans l’univers ? Caïns, qu’en avez-vous fait ? Je leur tends les bras : un fleuve de sang m’en sépare ; dans ma propre nation, je ne suis plus qu’un instrument anonyme, qui doit assassiner Ma Patrie ! Mais c’est vous qui la tuez !… Ma patrie était la grande communauté des hommes. Vous l’avez saccagée. La pensée ni la liberté n’ont plus de toit en Europe Je dois refaire ma maison, votre maison à tous. Car vous n’en avez plus : la vôtre est un cachot… Comment ferai-je ? Où chercher ? Où m’abriter ?… Ils m’ont tout pris ! Il n’est plus un pouce de la terre ni de l’esprit, qui soit libre ; tous les sanctuaires de l’âme, l’art, la science, la religion, ils ont tout violé, ils ont tout asservi ! Je suis seul et perdu, je n’ai plus rien, je tombe !


Quand il eut tout arraché, il ne lui restait plus que son âme nue. Toute cette fin de nuit, elle se tint grelottante et transie. Mais en cette âme qui frissonnait, en cet être minuscule perdu dans l’univers comme un de ces είδωλὰ que les peintres primitifs représentaient sortant de la bouche des mourants, une étincelle couvait. Dès l’aube, commença de s’éveiller la flamme imperceptible, que la lourde enveloppe des mensonges étouffait. Au souffle de l’air libre, elle se ralluma. Et rien ne pouvait plus l’empêcher de grandir.

.

Lente et grise journée, qui suit cette agonie, ou cet enfantement. Grand repos brisé. Vaste silence inusité. Bien-être courbaturé du devoir accompli Clerambault, immobile et la tête appuyée au dossier de son fauteuil, rêvait, le corps fiévreux, le cœur lourd de souvenirs. Ses larmes coulaient sans y penser. Au dehors, s’éveillait la nature mélancolique, aux derniers jours d’hiver, comme lui frissonnante et encore dépouillée. Mais, sous la glace de l’air, tremblait un feu nouveau.

Il embrasera tout, bientôt.