Clerambault/Introduction

Libr. Paul Ollendorff (p. 7-9).


Introduction[1]



Le sujet de ce livre n’est pas la guerre, bien que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l’engloutissement de l’âme individuelle dans le gouffre de l’âme multitudinaire. C’est, à mon sens, un événement beaucoup plus gros de conséquences pour l’avenir humain que la suprématie passagère d’une nation.

Je laisse délibérément au second plan les questions politiques. Il faut les réserver pour des études spéciales. Mais quelques causes qu’on assigne aux origines de la guerre, quelles que soient la thèse et les raisons qui l’étayent, aucune raison au monde n’excuse l’abdication de l’esprit devant l’opinion.

Le développement universel des démocraties, mâtinées d’une survivance fossile : la monstrueuse raison d’État, a conduit les esprits d’Europe à cet article de foi que l’homme n’a pas de plus haut idéal que de se faire le serviteur de la communauté. Et cette communauté, on la définit : État.

J’ose le dire : qui se fait le serviteur aveugle d’une communauté aveugle — ou aveuglée — comme le sont tous les États d’aujourd’hui, où quelques hommes généralement incapables d’embrasser la complexité des peuples, ne savent que leur imposer, par le mensonge de la presse et le mécanisme implacable de l’État centralisé, des pensées et des actes conformes à leurs propres caprices, leurs passions et leurs intérêts, — celui-là ne sert pas vraiment la communauté, il l’asservit et l’avilit, avec lui. Qui veut être utile aux autres doit d’abord être libre. L’amour même n’a point de prix, si c’est celui d’un esclave.

De libres âmes, de fermes caractères, c’est ce dont le monde manque le plus aujourd’hui. Par tous les chemins divers : — soumission cadavérique des Églises, intolérance étouffante des patries, unitarisme abêtissant des socialismes — nous retournons à la vie grégaire. L’homme s’est lentement dégagé du limon chaud de la terre. Il semble que son effort millénaire l’ait épuisé : il se laisse retomber dans la glaise ; l’âme collective le happe ; il est bu par le souffle écœurant de l’abîme… Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de l’homme soit révolu ! Osez vous détacher du troupeau qui vous entraîne ! Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, — et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est contre tous, c’est encore pour tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut. Ce n’est pas en faussant, afin de la flatter, votre conscience et votre intelligence, que vous la servirez ; c’est en défendant leur intégrité contre ses abus de pouvoir : car elles sont une de ses voix. Et vous la trahissez, si vous vous trahissez.

Sierre, mars 1917.
R. R.


  1. Cette introduction a été publiée, en décembre 1917, dans les journaux suisses, avec un épisode du roman. Une note explicative donnait les raisons du titre primitif : L’Un contre Tous.

    « … Ce titre, non sans ironie, qui s’inspire, en retournant les termes, de celui de La Boëtie : Le Contr’Un, ne doit point donner à penser que l’auteur ait l’extravagante prétention d’opposer un seul homme à tous les hommes, mais qu’il appelle à la lutte, aujourd’hui urgente, de la conscience individuelle contre le troupeau. »