J. Hetzel et Compagnie (p. 207-214).


XX


En un instant, les voyageurs, plus ou moins contusionnés et affolés, se sont élancés sur la voie. Ce ne sont que plaintes et questions, faites en trois ou quatre langues différentes, au milieu d’un effarement général.

Le seigneur Faruskiar, Ghangir et les quatre Mongols ont été des premiers à sauter hors des wagons. Tous sont postés sur la voie, le kandjiar d’une main, le revolver de l’autre. Nul doute, un coup a été préparé pour mettre le train au pillage.

En effet, les rails manquent sur une longueur de cent mètres environ, et la locomotive, après avoir buté contre les traverses, s’est arrêtée devant un monticule de sable.

« Comment ! le chemin de fer n’est pas achevé… et l’on m’a donné un billet de Tiflis à Pékin ?… Et j’ai pris ce Transasiatique pour gagner neuf jours sur mon tour du monde ? »

À ces phrases jetées en allemand à l’adresse de Popof, j’ai reconnu la voix de l’irascible baron. Mais, cette fois, c’est à d’autres que les ingénieurs de la Compagnie qu’il aurait dû adresser ses reproches.

Nous interrogeons Popof, tandis que le major Noltitz ne cesse d’observer le seigneur Faruskiar et les Mongols.

« Le baron a tort, nous répond Popof. Le railway est entièrement achevé, et si cent mètres de rails ont été enlevés en cet endroit, c’est dans une intention criminelle…

— Pour arrêter le train… me suis-je écrié.

— Et pour voler le trésor qu’il emporte à Pékin !… réplique M. Caterna.

— Cela n’est pas douteux, dit Popof. Soyons prêts à repousser une attaque…

— Est-ce donc à Ki-Tsang et à sa troupe que nous avons affaire ? » me suis-je écrié.

Ki-Tsang !… ce nom court maintenant parmi les voyageurs et suffit à déterminer une épouvante inexprimable. En ce moment, le major me dit à voix basse :

« Pourquoi Ki-Tsang… plutôt que le seigneur Faruskiar ?…

— Lui, un administrateur du Transasiatique…

— Dame, s’il est vrai que la Compagnie ait fait entrer quelques anciens chefs de bandes dans son conseil pour mieux assurer la circulation des trains…

— Je ne croirai jamais cela, major !

— Comme vous voudrez, monsieur Bombarnac. Mais certes, le Faruskiar savait que ce prétendu fourgon funéraire contenait des millions…

— Allons, major, ce n’est pas l’heure de plaisanter !… »

Non !… c’est l’heure de se défendre, on se défendra courageusement.

L’officier chinois a disposé ses hommes autour du wagon au trésor. Ils sont une vingtaine, et, nous autres voyageurs, non compris les femmes, une trentaine. Popof distribue les armes, qui ont été emportées en cas d’attaque. Le major Noltitz, M. Caterna, Pan-Chao, Fulk Ephrinell, mécanicien et chauffeur, voyageurs asiatiques et européens, tous sont résolus à combattre pour le salut commun.

Sur la droite de la voie, à une centaine de pas, s’étendent des halliers épais et profonds, sortes de jungles suspects, où, sans doute, sont cachés les bandits, attendant le moment de se précipiter sur le railway.

Soudain des cris éclatent. Les halliers ont livré passage à une troupe qui s’y était embusquée, — une soixantaine de ces Mongols nomades du Gobi. Si ces malfaiteurs l’emportent, le train sera livré au pillage, le trésor du Fils du Ciel sera volé, et, — ce qui nous touche davantage, les voyageurs seront massacrés sans pitié ni merci.

Et le seigneur Faruskiar, que le major Noltitz soupçonne si injustement ?… Je le regarde… Sa physionomie n’est plus la même ; sa belle figure est devenue pâle, sa taille s’est redressée, des éclairs jaillissent entre ses paupières immobiles…

Allons ! Si je me suis trompé sur le compte du mandarin Yen-Lou, du moins je n’ai pas pris un administrateur de la Compagnie du Grand-Transasiatique pour le fameux bandit du Yunnan !

Cependant, dès l’apparition des Mongols, Popof a fait précipitamment rentrer Mme Caterna, miss Horatia Bluett, les autres femmes turkomènes ou chinoises à l’intérieur des wagons. Nous avons pris toutes les précautions pour qu’elles y fussent en sûreté.

Je n’ai pour arme qu’un revolver à six coups, et je saurai m’en servir.

Ah ! je voulais des incidents, des accidents, des impressions de voyage !… Eh bien ! la chronique ne manquera pas au chroniqueur, à la condition qu’il se tire sain et sauf de la bagarre pour l’honneur du reportage et la gloire du XXe Siècle !

Mais n’est-il donc pas possible de jeter le trouble parmi les assaillants, en commençant par brûler la cervelle à Ki-Tsang, si c’est Ki-Tsang l’auteur de ce guet-apens ?… C’est ce qu’il y aurait de plus décisif.

Les bandits, après avoir fait une décharge de leurs armes, les brandissent en poussant des cris féroces. Le seigneur Faruskiar, son pistolet d’une main, son kandjiar de l’autre, s’est précipité sur eux, les yeux étincelants, les lèvres recouvertes d’une légère écume. Ghangir est à ses côtés, suivi des quatre Mongols, qu’il excite de la voix et du geste…

Le major Noltitz et moi, nous nous jetons au milieu des assaillants. M. Caterna nous a précédés, la bouche ouverte, ses dents blanches prêtes à mordre, clignant de l’œil, jouant du revolver. Le trial et le grand premier comique ont fait place à l’ancien matelot, qui a reparu pour la circonstance.

« Ces gueux, crie-t-il, ils veulent nous prendre à l’abordage !… Ce chef d’attaque, qui veut nous couler bas !… En avant, en avant, pour l’honneur du pavillon !… Feu de tribord !… Feu de bâbord !… Feu de partout ! »

Et ce n’est plus l’un de ces poignards de théâtre dont il est armé, ce ne sont plus ces pistolets, chargés à la poudre inoffensive d’Édouard Philippe. Non ! Un revolver de chaque main, bondissant comme un gabier de misaine, il tire à droite, à gauche, et, comme il le dit, de tribord, de bâbord, de partout !

De son côté, le jeune Pan-Chao s’expose courageusement, le sourire aux lèvres, entraînant les autres voyageurs chinois. Popof et les employés du train font bravement leur devoir. Il n’est pas jusqu’à sir Francis Trevellyan, de Trevellyan-Hall, qui ne se batte avec un sang-froid méthodique, tandis que Fulk Ephrinell s’abandonne à une furie toute yankee, non moins irrité de l’interruption de son mariage que des dangers que courent ses quarante-deux colis de dents artificielles. Et encore ne sais-je pas si ces sentiments ont une part égale dans son esprit si positif !

Bref, il résulte de tout cela que la troupe de malfaiteurs se heurte à une résistance plus sérieuse qu’elle n’attendait.

Et le baron Weissschnitzerdörfer ?… Eh bien, le baron est un des plus acharnés. Il sue sang et eau, sa fureur l’emporte, au risque de se faire massacrer. Plusieurs fois, il a fallu le dégager. Ces rails enlevés, ce train en détresse, cette attaque en plein désert de Gobi, les retards qui s’en suivront… c’est le paquebot manqué à Tien-Tsin, c’est le voyage autour du monde compromis, c’est l’itinéraire brisé au premier quart du parcours ! Quel accroc donné à l’amour-propre germanique !

Le seigneur Faruskiar, mon héros, — je ne puis l’appeler autrement — déploie une intrépidité extraordinaire, se portant au plus fort de la mêlée, et, quand il a épuisé les coups de son revolver, jouant du kandjiar en homme qui doit avoir souvent vu la mort de près et n’a jamais craint de la braver.

On compte déjà un certain nombre de blessés de part et d’autre, — peut-être même des morts parmi ceux des voyageurs qui sont étendus sur la voie. J’ai eu l’épaule effleurée d’une balle, simple égratignure dont je me suis à peine aperçu. Le révérend Nathaniel Morse n’a pas cru que son caractère sacré lui commandât de se croiser les bras, et, à la manière dont il s’en sert, il ne paraît pas en être à son début dans le maniement des armes à feu. M. Caterna a son chapeau traversé, et, qu’on ne l’oublie pas, c’est son chapeau de marié de village, son tromblon gris à longs poils. Aussi pousse-t-il un juron archi-maritime, où s’accouplent les tonnerres et les sabords ; puis, d’un coup bien ajusté, il tue net celui qui lui a si impardonnablement troué son couvre-chef.

Cependant la lutte dure depuis une dizaine de minutes avec des alternatives très alarmantes. Le nombre des gens hors de combat s’accroît des deux côtés, et l’issue est encore douteuse. Le seigneur Faruskiar, Ghangir et les Mongols se sont repliés vers le précieux wagon que les gendarmes chinois n’ont pas quitté d’un instant. Mais deux ou trois de ceux-ci ont été frappés mortellement, et leur officier vient d’être tué d’une balle à la tête. Aussi mon héros fait-il tout ce que peut faire le courage le plus ardent pour défendre le trésor du Fils du Ciel.

Je m’inquiète de la prolongation du combat. Il continuera, sans doute, tant que le chef de la bande, — un homme de grande taille à barbe noire, — poussera ses complices à l’assaut du train. Jusqu’alors les coups l’ont respecté, et, malgré tous nos efforts, il est certain qu’il gagne du terrain. Serons-nous donc obligés de nous réfugier dans les wagons comme derrière les murs d’une forteresse, de nous y retrancher, d’y combattre jusqu’au moment où le dernier de nous aura succombé ? Et cela ne peut tarder, si nous ne parvenons pas à arrêter le mouvement rétrograde qui commence à se produire de notre côté…

Au bruit des détonations se joignent maintenant les cris des femmes, dont quelques-unes, affolées, courent sur les plates-formes,

Faruskiar frappe le chef des bandits (page 213).
Faruskiar frappe le chef des bandits (page 213).


bien que miss Horatia Bluett et Mme Caterna cherchent à les retenir à l’intérieur des voitures. Il est vrai, plusieurs balles ont pénétré à travers les panneaux, et je me demande si Kinko n’a pas été atteint dans son fourgon…

Le major Noltitz, qui se trouve près de moi, me dit :

« Ça ne va pas !

— Non, ça ne va pas, ai-je répondu, et je crains que les munitions soient près de manquer ! Il faudrait mettre le chef de ces malfaiteurs hors de combat… Venez, major… »

Mais ce que nous voulons faire, un autre le fait en ce moment.

Cet autre, c’est le seigneur Faruskiar. Après avoir troué les rangs des assaillants, il les a repoussés hors de la voie en dépit des coups dirigés contre lui… Le voici devant le chef des bandits… il lève le bras… il le frappe de son kandjiar en pleine poitrine…

Aussitôt la troupe de battre en retraite, sans même prendre la peine d’enlever ses morts et ses blessés. Les uns détalent par la plaine, les autres disparaissent au plus profond des halliers. Les poursuivre, à quoi bon, puisque la lutte est terminée à notre avantage ?… Et, j’ose le dire, sans l’admirable valeur du seigneur Faruskiar, je ne sais s’il fût resté un seul de nous pour raconter cette histoire !

Cependant le chef des bandits n’est pas mort, bien que le sang coule en abondance de sa poitrine…

Et alors nous sommes témoins d’une scène que je n’oublierai jamais, — une scène qui est toute dans l’attitude des personnages.

Le chef est tombé, un genou à terre, une main dressée, l’autre appuyée sur le sol.

Le seigneur Faruskiar est debout près de lui, le dominant de sa haute taille…

Soudain cet homme se redresse dans un dernier effort, son bras menace son adversaire… il le regarde…

Un dernier coup de kandjiar lui traverse le cœur.

Le seigneur Faruskiar se retourne alors, et, en langue russe, d’une voix parfaitement calme :

« Ki-Tsang est mort, dit-il, et périssent comme lui tous ceux qui s’armeront contre le Fils du Ciel ! »