J. Hetzel et Compagnie (p. 198-207).


XIX


À mon réveil, il me semble que je sors d’un mauvais rêve. Il ne s’agit point de ces songes qui demandent à être interprétés d’après les principes de la Clef d’Or. Non ! rien n’est plus clair. Le chef de bandits Ki-Tsang, qui a préparé un coup de main pour s’emparer du trésor chinois, fait attaquer le train dans les plaines du Gobi méridional… Le wagon est forcé, pillé, dévalisé… L’or et les pierres précieuses, d’une valeur de quinze millions, sont arrachés à la garde des Célestes, qui succombent, après une courageuse défense… Quant aux voyageurs… Encore deux minutes de sommeil, et j’aurais été fixé sur leur sort et le mien.

Mais cela disparaît avec les vapeurs de la nuit. Les songes ne sont point des photographies inaltérables : ils « passent » au soleil et finissent par s’effacer.

En faisant mon petit tour de train de la tête à la queue, comme un bon bourgeois à travers les rues de sa bourgade, je suis rejoint par le major Noltitz. Lorsqu’il m’eut serré la main, il me montra un Mongol installé en deuxième classe, et me dit :

« Ce n’est pas un de ceux que nous avons pris à Douchak en même temps que l’administrateur Faruskiar et Ghangir.

— En effet, répondis-je au major, je n’ai pas encore vu cette figure-là dans le train. »

Popof, à qui je m’adresse, m’apprend que ce Mongol est monté à la station de Tchertchen. Et même, ajoute-t-il, dès son arrivée, l’administrateur a conféré un instant avec lui, — d’où je conclus que ce nouveau voyageur doit également être un des agents de la Compagnie du Grand-Transasiatique.

Du reste, je n’ai point aperçu le seigneur Faruskiar pendant ma promenade. Est-ce qu’il serait descendu à l’une des petites stations intermédiaires entre Tchertchen et Tcharkalyk, où nous devons arriver vers une heure de l’après-midi ?…

Non, Ghangir et lui se tiennent en ce moment sur la plate-forme antérieure de notre wagon. Ils paraissent se livrer à une conversation animée et ne l’interrompent que pour observer, avec une visible impatience, la vaste plaine vers l’horizon du nord-est. Est-ce donc quelque nouvelle, apportée par le Mongol, qui les a fait ainsi sortir de leurs habitudes de réserve et de gravité ? Et me voilà m’abandonnant à mon imagination, entrevoyant des aventures, des attaques de bandits comme en mon rêve…

Je suis rappelé à la réalité par le révérend Nathaniel Morse, lequel vient me dire :

« C’est pour aujourd’hui… neuf heures… Ne l’oubliez pas, monsieur. »

Au fait, le mariage de Fulk Ephrinell et de miss Horatia Bluett… Ma foi, je n’y pensais plus. Il est temps de regagner le cabinet de toilette de notre wagon. Tout ce que je pourrai faire, ce sera de changer de linge, si je ne puis changer d’habit, et pour cause. Il convient que moi, l’un des deux témoins du marié, je sois présentable, puisque l’autre, M. Caterna, va être magnifique.

En effet, le trial s’est introduit dans le fourgon de bagages — j’en tremble encore pour ce pauvre Kinko ! — et là, aidé de Popof, il a retiré de l’une de ses malles un costume quelque peu défraîchi, mais dont le succès est assuré pour une cérémonie nuptiale : habit beurre frais à boutons de métal avec bouquet à la boutonnière, cravate à diamant invraisemblable, culotte ponceau à boucles de cuivre, gilet semé de fleurettes, bas chinés, gants de filoselle, escarpins noirs et chapeau gris à longs poils. Combien notre comédien a-t-il dû jouer de mariés ou plutôt d’oncles de mariés de village dans cette tenue traditionnelle !… Il est d’ailleurs superbe, la face épanouie, la barbe rasée de près, les joues bleuâtres, l’œil émerillonné, les lèvres rosées.

Mme Caterna n’est pas moins endimanchée que lui. Ce costume de demoiselle d’honneur, elle l’a aisément emprunté à sa garde-robe : corsage bien pris avec rayures entrecroisées, jupe courte en laine verte, bas mauves soigneusement tirés, chapeau de paille orné de fleurs artificielles auxquelles il ne manque que le parfum, un soupçon de noir sur les paupières et de rouge sur les pommettes. C’est la dugazon de province, et si son mari et elle veulent jouer quelque paysannerie après le dîner de noce, je leur promets force bravos.

C’est à neuf heures que doit être célébré le mariage, annoncé par la cloche du tender, qui sonnera à toute volée, comme une cloche de chapelle. Avec un peu de sens imaginatif, on pourra se croire au village. Mais où cette cloche appellera-t-elle les témoins et les invités ?… Dans le wagon-restaurant, qui a été très convenablement disposé pour la cérémonie, je m’en suis rendu compte.

Ce n’est plus un dining-car, c’est un « hall-car », si l’on veut bien admettre cette expression. La grande table, démontée, a fait place à une petite table, qui servira de bureau. Quelques fleurs, achetées à la station de Tchertchen, sont accrochées aux angles du wagon, lequel est assez vaste pour contenir la plupart des assistants. D’ailleurs, ceux qui ne pourront pas trouver place à l’intérieur resteront sur les plates-formes.

Le personnel voyageur a été prévenu par une simple pancarte, apposée à la porte des wagons de première et de deuxième classe. Elle est libellée en ces termes :

« Monsieur Fulk Ephrinell, de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York, a l’honneur de vous inviter à son mariage avec miss Horatia Bluett, de la maison Holmes-Holme de Londres, qui sera célébré dans le dining-car du train du Grand-Transasiatique, ce 22 mai, à neuf heures très précises, par les soins du révérend Nathaniel Morse, de Boston.

« Miss Horatia Bluett, de la maison Holmes-Holme de Londres, a l’honneur de vous inviter à son mariage avec M. Fulk Ephrinell, de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York, qui sera célébré, » etc.

En vérité, si je ne tire pas cent lignes de cet incident, je n’entends rien à mon métier.

Entre temps, je m’informe près de Popof de l’endroit exact où le train se trouvera au moment de la cérémonie.

Popof me l’indique sur la carte de l’horaire. Ce point est situé à cent cinquante kilomètres de la station de Tcharkalyk, en plein désert, au milieu de ces plaines que traverse un petit cours d’eau tributaire du Lob-Nor. Pendant une vingtaine de lieues, on ne rencontre pas une seule station, et la cérémonie ne risque point d’être interrompue par un arrêt quelconque.

Il va sans dire que, dès huit heures et demie, M. Caterna et moi, nous sommes prêts à remplir notre mandat.

Le major Noltitz et Pan-Chao ont fait le bout de toilette exigé par cette solennité, — le major, grave comme un chirurgien qui va couper une jambe, le Chinois, avec cet air légèrement gouailleur du Parisien au milieu d’une noce de province.

Quant au docteur Tio-King et à Cornaro, l’un portant l’autre, ils seront de cette petite fête. Le noble Vénitien était célibataire, si je ne me trompe ; mais je ne crois pas qu’il ait spécialement donné son opinion au sujet du mariage, étudié sous le rapport de la consommation de l’humide radical, — à moins que ce ne soit au début du chapitre intitulé : Moyens sûrs et faciles de remédier promptement aux divers accidents qui menacent la vie.

« Et, ajoute Pan-Chao, qui vient de me citer cette phrase cornarienne, je pense que le mariage peut être rangé parmi l’un de ces accidents-là ! »

Huit heures trois quarts. Personne n’a encore aperçu les futurs conjoints. Miss Horatia Bluett est enfermée dans l’un des cabinets de toilette du premier wagon, où elle s’occupe sans doute de ses ajustements nuptiaux. De son côté, il est probable que Fulk Ephrinell donne un dernier tour au nœud de sa cravate, un dernier poli aux bagues, breloques et autres bijoux de sa joaillerie portative. Je ne suis pas inquiet, nous les verrons paraître sitôt que la cloche aura commencé de tinter.

Je n’ai qu’un regret, c’est que le seigneur Faruskiar et Ghangir soient trop occupés pour se mêler aux joies de ce festival. Pourquoi donc continuent-ils d’interroger du regard l’immense désert ? Devant leurs yeux se développe, non pas quelque steppe cultivé de la région du Lob-Nor, mais le Gobi, qui est aride, triste et morne, ainsi qu’il ressort des rectifications dues à MM. Grjimaïlo, Blanc et Martin. Il y a lieu de se demander à quel propos tous deux l’observent avec une si particulière obstination.

« Si mes pressentiments ne me trompent pas, me dit le major Noltitz, il doit y avoir quelque chose. »

Que signifient ces paroles ?… Mais la cloche du tender, mise en branle, envoie ses joyeux appels. Neuf heures, — il n’est que temps de se rendre au dining-car.

M. Caterna est venu se placer près de moi, et je l’entends qui fredonne :

« C’est la cloche de la tourelle,
Qui tout à cou…p a retenti… »

Pendant que Mme Caterna réplique au trio de la Dame Blanche par le refrain des Dragons de Villars :

« Et sonne, sonne, sonne,
Et sonne et carillonne… »

en faisant le geste oblique de tirer une corde, conformément aux traditions du théâtre.

Les voyageurs se mettent en marche processionnellement, les quatre témoins d’abord, puis les invités qui arrivent des deux extrémités du village, — je veux dire du train, — des Célestes, quelques Turkomènes, un certain nombre de Tartares, hommes ou femmes, très curieux d’assister à cette cérémonie. Quant aux quatre Mongols, ils sont restés sur la dernière plate-forme, près du wagon au trésor, que les soldats chinois ne doivent pas quitter un instant.

Nous arrivons au dining-car.

Le clergyman est assis devant la petite table sur laquelle est déposé l’acte de mariage qu’il a préparé suivant les formes voulues. Il a visiblement l’habitude de ce genre d’opérations à tout le moins aussi commerciales que matrimoniales.

Le couple Ephrinell-Bluett n’a pas encore paru.

« Ah ça ! dis-je au trial, est-ce qu’ils auraient renoncé à se marier ?…

— S’ils y ont renoncé, répond en riant M. Caterna, le révérend nous remariera à leur place, ma femme et moi… Nous sommes en tenue de noces, et on n’aura pas mis ses grands pavois pour rien !… N’est-ce pas, Caroline ?

— Oui, Adolphe ! » réplique la minaudante dugazon.

Mais cette plaisante réédition du mariage de M. et Mme Caterna n’aura pas lieu. Voici M. Fulk Ephrinell, exactement vêtu ce matin comme il l’était hier, et, — détail à noter, — ayant encore un crayon derrière le lobe de son oreille gauche, car l’honnête courtier vient de terminer un compte pour sa maison de New-York.

Voici miss Horatia Bluett, aussi maigre, aussi sèche, aussi raide que peut l’être une courtière britannique, son cache-poussière pardessus son vêtement de voyage, et, en guise de bijoux, un trousseau de clefs tapageuses, qui pend à sa ceinture.

L’assistance s’est poliment levée à l’entrée des futurs. Après avoir salué à droite et à gauche, tous deux « prennent un temps », comme dirait M. Caterna. Puis ils s’avancent vers le clergyman, qui se tient debout, la main posée sur une Bible entr’ouverte à la page, sans doute, où Isaac, fils d’Abraham et de Sara, épouse Rébecca, fille de Rachel.

On se croirait à l’intérieur d’une chapelle, si un harmonium faisait entendre sa musique de circonstance…

Mais elle m’arrive, la musique ! Si ce n’est point un harmonium, c’est sa monnaie, du moins. Un accordéon s’essouffle entre les mains de M. Caterna. En sa qualité d’ancien marin, il sait manier cet instrument de supplice, et le voilà qui joue l’affadissant andante de la Norma avec les nuances les plus accordéonesques !

Cela paraît causer un extrême plaisir aux natifs de l’Asie centrale. Jamais leurs oreilles n’ont été charmées par cette mélodie démodée que l’appareil pneumatique rend d’une façon si expressive !

Enfin tout finit en ce bas monde, — même l’andante de la Norma, et le révérend Nathaniel Morse commence à servir aux futurs le speech qu’il a déjà maintes fois débité en pareilles circonstances :

« Les deux âmes qui se fusionnent… La chair de la chair… Croissez et multipliez… »

À mon sens, il aurait mieux fait de dire, en nasillant comme un simple tabellion :

« Par devant nous, notaire clergyman, il a été dressé un acte sous la raison sociale Ephrinell Bluett and Co… »

Ma pensée reste inachevée. Des cris retentissent à l’avant de la locomotive. Les freins, brusquement manœuvrés, ont fait résonner leur serrage strident. Quelques secousses successives accompagnent le ralentissement du train. Puis, un heurt violent arrête les wagons au milieu d’un nuage de sable…

Quelle diversion à la cérémonie nuptiale, et « comme nous avons mis notre fil à la terre » cour employer une expression de télégraphistes !

Tout est renversé dans le dining-car, hommes et meubles, futurs et témoins. Personne n’a pu garder son équilibre. C’est un indescriptible pêle-mêle, avec cris de terreur et gémissements prolongés… Mais, je me hâte de l’indiquer, il n’y a rien de grave, parce que l’arrêt n’a pas été subit.

« Vite… hors du train ! » me dit le major.