Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 43

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 319-321).


LETTRE XLIII.


CLAIRE À ÉLISE.


Ne t’afflige point, mon amie, la douce paix que Dieu répand sur mes derniers jours m’est un garant de sa clémence ; quelques instans encore, et mon âme s’envolera vers l’éternité. Dans ce sanctuaire immortel, si j’ai à rougir d’un sentiment qui fut involontaire, peut-être l’aurai-je trop expié sur la terre pour en être punie dans le ciel. Chaque jour, prosternée devant la majesté suprême, j’admire sa puissance et j’implore sa bonté ; elle enveloppe de sa bienfaisance tout ce qui respire, tout ce qui sent, tout ce qui souffre : c’est là le manteau dont les malheureux doivent réchauffer leurs cœurs… Mais, quand la nuit a laissé tomber son obscur rideau, je crois voir l’ombre du bras de l’éternel étendu vers moi ; dans ces instans d’un calme parfait, l’âme s’élance vers le ciel et correspond avec Dieu, et la conscience, reprenant ses droits, pèse le passé et pressent l’avenir. C’est alors que, jetant un coup-d’œil sur ces jours engloutis par le temps, on se demande, non sans effroi, comment ils ont été employés, et en faisant la revue de sa vie on compte par ses actions les témoins qui déposeront bientôt pour ou contre soi. Quel calcul ! qui osera le faire sans une profonde humilité, sans un repentir poignant de toutes les fautes auxquelles on fut entraîné ? Ô Frédéric ! comment supporteras-tu ces redoutables momens ? Quand il se pourrait qu’innocent d’artifice, tu aies cru sentir tout ce que tu m’exprimais, songe, malheureux, que pour t’absoudre de ton ingratitude envers ton père, il aurait fallu que le ciel lui-même eût allumé les feux dont tu prétendais brûler, et ceux-là ne s’éteignent point. Et toi, mon Élise, pardonne si le souvenir de Frédéric vient encore se mêler à mes dernières pensées ; le silence absolu que tu gardes à ce sujet me dit assez que je devrais t’imiter ; mais avant de quitter cette terre que Frédéric habite encore, permets-moi du moins de lui adresser un dernier adieu, et de lui dire que je lui pardonne : s’il reste à cet infortuné quelques traits de ressemblance avec celui que j’aimai, l’idée d’avoir causé ma mort accélérera la sienne, et peut-être n’est-il pas éloigné l’instant qui doit nous réunir sous la voûte céleste. Ah ! quand c’est là seulement que je dois le revoir, serais-je donc coupable de souhaiter cet instant ?