Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 42
LETTRE XLII.
Élise, je crois que le ciel a béni mes efforts, et qu’il n’a pas voulu me retirer du monde avant de m’avoir rendue à moi-même : depuis quelques jours un calme salutaire s’insinue dans mes veines ; je souris avec satisfaction à mes devoirs ; la vue de mon mari ne me trouble plus, et je partage le contentement qu’il éprouve à se trouver près de moi ; je vois qu’il me sait gré de toute la tendresse que je lui montre, et qu’il en distingue bien toute la sincérité. Son indulgence m’encourage, ses éloges me relèvent, et je ne me crois plus méprisable quand je vois qu’il m’estime encore ; mais à mesure que mon âme se fortifie, mon corps s’affaiblit. Je voudrais vivre pour mon digne époux, c’est là le vœu que j’adresse au ciel tous les jours, c’est là le seul prix dont je pourrais racheter ma faute ; mais il faut renoncer à cet espoir. La mort est dans mon sein, Élise, je la sens qui me mine, et ses progrès lents et continus m’approchent insensiblement de ma tombe. Ô mon excellente amie ! ne pleure pas sur mon trépas, mais sur la cause qui me le donne ; s’il m’eût été permis de sacrifier ma vie pour toi, mes enfans ou mon époux, ma mort aurait fait mon bonheur et ma gloire ; mais périr victime de la perfidie d’un homme, mais mourir de la main de Frédéric !… Ô Frédéric ! ô souvenir mille fois trop cher ! Hélas ! ce nom fut jadis pour moi l’image de la plus noble candeur ; à ce nom se rattachaient toutes les idées du beau et du grand ; lui seul me paraissait exempt de cette contagion funeste que la fausseté a soufflée sur l’univers ; lui seul me présentait ce modèle de perfection dont j’avais souvent nourri mes rêveries, et c’est de cette hauteur où l’amour l’avait élevé qu’il tombe… Frédéric, il est impossible d’oublier si vite l’amour dont tu prétendais être atteint ; tu as donc feint de le sentir ? L’artifice d’un homme ordinaire ne paraît qu’une faute commune ; mais Frédéric artificieux est un monstre : la distance de ce que tu es, à ce que tu feignais d’être, est immense, et il n’y a point de crime pareil au tien. Mon plus grand tourment est bien moins de renoncer à toi, que d’être forcée de te mépriser, et ta bassesse était le seul coup que je ne pouvais supporter.
Mon amie, cette lettre-ci est la dernière où je te parlerai de lui ; désormais mes pensées vont se porter sur de plus dignes objets ; le seul moyen d’obtenir la miséricorde céleste, est sans doute d’employer le reste de ma vie au bonheur de ce qui m’entoure : je visite mon hospice tous les jours ; je vois avec plaisir que ma longue absence n’a point interrompu l’ordre que j’y avais établi. Je léguerai à mon Élise le soin de l’entretenir ; c’est d’elle que ma Laure apprendra à y veiller à son tour : puisse cette fille chérie se former auprès de toi à toutes les vertus qui manquèrent à sa mère ! parle-lui de mes torts, surtout de mon repentir ; dis-lui que, si je t’avais écoutée, j’aurais vécu paisible et honorée, et que je t’aurais valu peut-être. Que ses tendres soins dédommagent son vieux père de tout le mal que je lui causai ; et pour payer tout ce qu’elle tiendra de toi, puisse-t-elle t’aimer comme Claire !… Adieu, mon cœur se déchire à l’aspect de tout ce que j’aime ; c’est au moment de quitter des objets si chers, que je sens combien ils m’attachent à la vie. Élise, tu consoleras mon digne époux, tu ne le laisseras pas isolé sur la terre ; tu deviendras son amie, de même que la mère de mes enfans ; ils n’auront pas perdu au change.