Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 19

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 213-216).


LETTRE XIX.


CLAIRE À ÉLISE.


Je n’ai point sorti encore de mon appartement, l’idée de voir Frédéric me fait frémir. J’ai dit que j’étais malade, je le suis en effet ; ma main tremble en t’écrivant, et je ne puis calmer l’agitation de mes esprits. Qu’est-ce donc que ce terrible sentiment d’amour, si sa vue, si la pitié qu’il inspire, jettent dans l’état où je suis ? Ah ! combien je bénis le ciel de m’avoir garantie de son pouvoir ! Va, mon amie, c’est bien à présent que je suis sûre d’être toujours indifférente ; je l’étais moins quand je croyais que les passions pouvaient être une source de félicité ; mais à présent que j’ai vu avec quelle violence elles entraînent à la folie et au crime, j’en ai un effroi qui te répond de moi pour la vie. Élise, ô mon Élise ! C’est lui, je l’ai vu, il vient d’entrouvrir la porte, il a jeté un billet et s’est retiré avec précipitation ; son regard suppliant me disait : lisez. mais le dois-je ? Je n’ose ramasser ce papier… Cependant si on venait, qu’on le vît… Je l’ai lu, ah ! mon amie ! Voilà les premières larmes que j’ai versées depuis hier, j’en ai inondé ce billet, je vais tâcher de le transcrire.

FRÉDÉRIC À CLAIRE.

« Pourquoi vous cacher, pourquoi fuir le jour ? c’est à moi d’en avoir horreur : vous ! vous êtes aussi pure que lui. »

Adieu, Élise, j’entends mon mari, je vais m’entourer de mes enfans ; je ne sais si je répondrai, je ne sais ce que je répondrai. Non, il vaut mieux se taire. Adieu.

BILLLET.
FRÉDÉRIC À CLAIRE.

Vous m’évitez, je le vois ; vous êtes malade, j’en suis cause ; je dissimule avec un père que j’aime, j’offense dans mon cœur le bienfaiteur qui m’accable de ses bontés : Claire, le ciel ne m’a pas donné assez de courage pour de pareils maux.

BILLLET.
CLAIRE À FRÉDÉRIC.

Qu’osez-vous me faire entendre, malheureux ! une faiblesse nous a mis sur le bord de l’abîme, une lâcheté peut nous y plonger : vous aurai-je trop estimé, en supposant que vous pouviez réparer vos torts ; et ne ferez-vous rien pour moi ?

BILLLET.
FRÉDÉRIC À CLAIRE.

Je ne suis pas maître de mon amour, je le suis de ma vie ; je ne puis cesser de vous offenser qu’en cessant d’exister, chaque battement de mon cœur est un crime, laissez-moi mourir. »

BILLLET.
CLAIRE À FRÉDÉRIC.

Non, on n’est pas maître de sa vie quand celle d’un autre y est attachée. Malheureux ! frémis du coup que tu veux porter, il ne t’atteindrait pas seul.

BILLLET.
FRÉDÉRIC À CLAIRE.

Je ne résiste point… Le ton de votre billet, ce que j’y ai cru voir… Ah ! Claire, s’il était possible… Puisque vous persistez à ne point me voir seul, permettez du moins que j’écrive pour m’expliquer, peut-être vous paraîtrai-je alors moins coupable. Demain matin, quand il me sera permis d’entrer chez vous pour savoir de vos nouvelles, daignez recevoir ma lettre.