Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 18

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 198-213).


LETTRE XVIII.


CLAIRE À ÉLISE.


Élise, comment te peindre mon agitation et mon désespoir ? C’en est fait, je n’en puis plus douter, Frédéric m’aime. Sens-tu tout ce que ce mot a d’affreux dans notre position ? Malheureux Frédéric ! mon cœur se serre, et je ne puis verser une larme. Ah Dieu ! pourquoi l’avoir appelé ici ? Je le connais, mon amie, il aime, et ce sera pour la vie : il traînera éternellement le trait dont il est déchiré, et c’est moi qui cause sa peine ! Ah ! je le sens ; il est des douleurs au-dessus des forces humaines. Comment te dire tout cela ? Comment rappeler mes idées ? dans le trouble qui m’agite, je n’en puis retrouver aucune. Chère, chère Élise, que n’es-tu ici, je pourrais pleurer sur ton sein !

Aujourd’hui, à peine avons-nous eu dîné, que mon mari a proposé une promenade dans les vastes prairies qu’arrose la Loire. Je l’ai acceptée avec empressement ; Adèle d’assez mauvaise grâce, car elle n’aime point à marcher ; mais n’importe, j’ai dû ne pas consulter son goût quand il s’agissait du plaisir de mon mari. J’ai pris mon fils avec moi, et Frédéric nous a accompagnés. Le temps était superbe ; les prairies, fraîches, émaillées, remplies de nombreux troupeaux, offraient le paysage le plus charmant ; je le contemplais en silence, en suivant doucement le cours de la rivière, quand un bruit extraordinaire est venu m’arracher à mes rêveries. Je me retourne : ô Dieu ! un taureau échappé, furieux, accourait vers nous, vers mon fils ! Je m’élance au-devant de lui, je couvre Adolphe de mon corps. Mon action, mes cris effraient l’animal ; il se retourne, et va fondre sur un pauvre vieillard. Enfin, mon mari aussi allait être sa victime, si Frédéric, prompt comme l’éclair, n’eût hasardé sa vie pour le sauver. D’une main vigoureuse il saisit l’animal par les cornes : ils se débattent ; cette lutte donne le temps aux bergers d’arriver ; ils accourent, le taureau est terrassé : il tombe ! Alors seulement j’entends les cris d’Adèle et ceux du malheureux vieillard ; j’accours à celui-ci : son sang coulait d’une épouvantable blessure ; je l’étanche avec mon mouchoir : j’appelle Adèle pour me donner le sien ; elle me l’envoie par Frédéric, en ajoutant qu’elle n’approchera pas, que le sang lui fait horreur, et qu’elle veut retourner à la maison. « Quoi ! sans avoir secouru ce malheureux, lui dit Frédéric ? — N’y a-t-il pas assez de monde ici, répond-elle ? Pour moi, je n’ai pas la force de supporter la vue d’une plaie ; j’ai besoin de respirer des sels pour calmer la violente frayeur que j’ai éprouvée ; et si je reste un moment de plus ici, je suis sûre de me trouver mal. » Pendant qu’elle parlait, le pauvre vieillard gémissait sur le sort de sa femme et de ses enfans que sa mort allait réduire à la mendicité. Entraînée par le desir de consoler cette malheureuse famille, j’ai prié mon mari de ramener Adèle et Adolphe à la maison, et de m’envoyer tout de suite le chirurgien de l’hospice dans le village que le vieillard m’indiquait, et où Frédéric et moi allions nous charger de le faire conduire. « Quoi ! vous restez ici, M. Frédéric ? lui a dit Adèle d’un air chagrin. — Si je reste ! a-t-il répondu d’un ton terrible, et qui m’a remuée jusqu’au fond de l’âme… Allez, Mademoiselle, a-t-il ajouté plus doucement, allez vous reposer, ce n’est point ici votre place. » Elle est partie avec M. d’Albe. Deux bergers nous ont aidés à faire un brancard, ils y ont placé le pauvre vieillard, que nous avons conduit dans sa chaumière, à une lieue de là. Ah ! mon Élise, quel spectacle que celui de cette famille éplorée ! quels cris déchirans en voyant un père, un mari dans cet état ! J’ai pressé ces infortunés sur mon sein ; j’ai mêlé mes larmes aux leurs ; je leur ai promis secours et protection, et mes efforts ont réussi à calmer leur douleur. Le chirurgien est arrivé au bout d’une heure ; il a mis un appareil sur la blessure, et a assuré qu’elle n’était pas mortelle. Je l’ai prié de passer la nuit auprès du malade, et j’ai promis de revenir les visiter le lendemain. Alors, comme il commençait à faire nuit, j’ai craint que mon mari ne fût inquiet, et nous avons quitté ces bonnes gens, Frédéric et moi, comblés de leurs bénédictions.

Le cœur plein de toutes les émotions que j’avais éprouvées, je marchais en silence, et en me retraçant le dévouement héroïque avec lequel Frédéric s’était presque exposé à une mort certaine pour sauver son père : j’ai jeté les yeux sur lui ; la lune éclairait doucement son visage, je l’ai vu baigné de larmes. Attendrie, je me suis approchée, mon bras s’est appuyé sur le sien, il l’a pressé avec violence contre son cœur : ce mouvement a fait palpiter le mien. « Claire, Claire, a-t-il dit d’une voix étouffée, que ne puis-je payer de toute ma vie la prolongation de cet instant ! je la sens là, contre mon cœur, celle qui le remplit en entier ; je la vois, je la presse. » En effet, j’étais presque dans ses bras. « Écoute, a-t-il ajouté dans une espèce de délire, si tu n’es pas un ange qu’il faille adorer, et que le ciel ait prêté pour quelques instans à la terre ; si tu es réellement une créature humaine, dis-moi pourquoi toi seule as reçu cette âme, ce regard qui la peint, ce torrent de charmes et de vertus qui te rendent l’objet de mon idolâtrie ?… Claire, j’ignore si je t’offense ; mais comme ma vie est passée dans ton sang, et que je n’existe plus que par ta volonté, si je suis coupable, dis-moi : Frédéric, meurs, et tu me verras expirer à tes pieds. » Il y était tombé en effet ; son front était brûlant, son regard égaré. Non, je ne peindrai pas ce que j’éprouvais : la pitié, l’émotion, l’image de l’amour enfin, tel que j’étais peut-être destinée à le sentir, tout cela est entré trop avant dans mon cœur ; je ne me soutenais plus qu’à peine, et me laissant aller sur un vieux tronc d’arbre dépouillé : « Frédéric, lui ai-je dit, cher Frédéric, revenez à vous, reprenez votre raison, voulez-vous affliger votre amie ? » Il a relevé sa tête ; il l’a appuyée sur mes genoux : Élise, je crois que je l’ai pressée, car il s’est écrié aussitôt : « Ô Claire ! que je sente encore ce mouvement de ta main adorée qui me rapproche de ton sein ; il a porté l’ivresse dans le mien ! » En disant cela, il m’a enlacée dans ses bras, ma tête est tombée sur son épaule, un déluge de larmes a été ma réponse ; l’état de ce malheureux m’inspirait une pitié si vive !… Ah ! quand on est la cause d’une pareille douleur, et que c’est un ami qui souffre, dis, Élise, n’a-t-on pas une excuse pour la faiblesse que j’ai montrée ?… J’étais si près de lui… J’ai senti l’impression de ses lèvres qui recueillaient mes larmes. À cette sensation si nouvelle j’ai frémi, et repoussant Frédéric avec force : « Malheureux ! me suis-je écriée, oublies-tu que ton bienfaiteur, que ton père est l’époux de celle que tu oses aimer ! Tu serais un perfide, toi ! Ô Frédéric ! reviens à toi, la trahison n’est pas faite pour ton noble cœur. » Alors, se levant vivement et me fixant avec effroi : « Qu’as-tu dit ? ah ! qu’as-tu dit, inconcevable Claire ? j’avais oublié l’univers près de toi ; mais tes mots, comme un coup de foudre, me montrent mon devoir et mon crime. Adieu, je vais te fuir, adieu : ce moment est le dernier qui nous verra ensemble. Claire, Claire, adieu !… » Il m’a quittée. Effrayée de son dessein, je l’ai rappelé d’un ton douloureux ; il m’a entendue, il est revenu. « Écoutez, lui ai-je dit : le digne homme dont vous avez trahi la confiance ignore vos torts ; s’il les soupçonnait jamais, son repos serait détruit ; Frédéric, vous n’avez qu’un moyen de les réparer, c’est d’anéantir le sentiment qui l’offense. Si vous fuyez, que croira-t-il ? Que vous êtes un perfide ou un ingrat ; vous, son enfant ! son ami ! non, non, il faut se taire, il faut dissimuler enfin ; c’est un supplice affreux, je le sais, mais c’est au coupable à le souffrir ; il doit expier sa faute en en portant seul tout le poids… » Frédéric ne répondait point, il semblait pétrifié ; tout à coup un bruit de chevaux s’est fait entendre, j’ai reconnu la voiture que M. d’Albe envoyait au-devant de moi. « Frédéric, ai-je dit, voilà du monde, si la vertu vit encore dans votre âme, si le repos de votre père vous est cher, si vous attachez quelque prix à mon estime, ni vos discours, ni votre maintien, ni vos regards ne décèleront votre égarement… » Il ne répondait point ; toujours immobile, il semblait que la vie l’eût abandonné : la voiture avançait toujours ; je n’avais plus qu’un moment, déjà j’entendais la voix de M. d’Albe ; alors, me rapprochant de Frédéric : « Parle donc, malheureux ! lui ai-je dit ; veux-tu me faire mourir ?… » Il a tressailli… « Claire, a-t-il répondu, tu le veux, tu l’ordonnes, tu seras obéie ; du moins pourras-tu juger de ton pouvoir sur moi. » Comme il prononçait ces mots, mes gens m’avaient reconnue, et la voiture s’est arrêtée : mon mari est descendu. « J’étais bien inquiet, m’a-t-il dit ; mes amis, vous avez tardé bien long-temps ; si la bienfaisance n’était pas votre excuse, je ne vous pardonnerais pas d’avoir oublié que je vous attendais ». Sens-tu, Élise, tout ce que ce reproche avait de déchirant dans un pareil instant ? Il m’a atterrée ; mais Frédéric… Ô amour ! quelle est donc ta puissance ! Ce Frédéric, si franc, si ouvert, à qui, jusqu’à ce jour, la feinte fut toujours étrangère, le voilà changé ; un mot, un ordre a produit ce miracle ! Il répond d’un air tranquille, mais pénétré : « Vous avez raison, mon père, nous avons bien des torts ; mais ce seront les derniers, je vous le jure : au reste, c’est moi seul qui ai été entraîné, votre femme ne vous a point oublié. — Vous vous vantez, Frédéric, a répondu M. d’Albe ; je connais le cœur de Claire sur ce sujet, il était aussi entraîné que le vôtre ; et si elle a pensé plus tôt à moi, c’est qu’elle me doit davantage : n’est-ce pas, bonne Claire ?… » Élise, je ne pouvais répondre ; jamais, non jamais je n’ai tant souffert : serais-je donc coupable ? Nous avons remonté en voiture ; en arrivant j’ai demandé la permission de me retirer. Ah ! je ne feignais pas en disant que j’avais besoin de repos ! Dis, Élise, pourquoi dois-je porter la punition d’une faute dont je ne suis pas complice ? Quand j’ai exigé de Frédéric qu’il tût la vérité, je ne savais pas tout ce qu’il en coûte pour la déguiser. Je crains les regards de mon mari, de cet ami que j’aime, et que mon cœur n’a pas trahi ; car le ciel m’est témoin que l’amitié seule m’intéresse au sort de Frédéric. Je crains qu’il ne m’interroge, qu’il ne me pénètre ; le moindre soupçon qu’il concevrait à cet égard me fait trembler ; le bonheur de sa vie entière serait détruit ; il faudrait éloigner ce Frédéric dont l’esprit et la société répandent tant de charmes sur ses jours ; il faudrait cesser d’aimer le fils de son adoption ; il faudrait jeter dans le vague du monde l’orphelin qu’il a promis de protéger ; il lui semblerait entendre sa mère lui crier d’une voix plaintive : « Tu t’étais chargé du sort de mon fils ; cette espérance m’avait fait descendre en paix dans la tombe, et tu le chasses de chez toi, sans ressources, sans appui, consumé d’un amour sans espoir ! Regarde-le, il va mourir : est-ce donc ainsi que tu remplis tes sermens ? » Élise, mon mari ne soutiendra jamais une pareille image. Plutôt que d’être parjure à sa foi, il garderait Frédéric auprès de lui ; mais alors plus de paix : la cruelle défiance empoisonnerait chaque geste, chaque regard ; le moindre mot serait interprété, et l’union domestique à jamais troublée. Moi-même serais-je à l’abri de ses soupçons ? Hélas ! tu sais combien il a douté longtemps que je puisse l’aimer. Enfin, après sept années de soins, j’étais parvenue à lui inspirer une confiance entière à cet égard : qui sait si cet événement ne la détruirait pas entièrement ? Tant de rapports entre Frédéric et moi, tant de conformité dans les goûts et les opinions, il ne croira jamais qu’une âme neuve à l’amour comme la mienne, ait pu voir avec indifférence celui que j’inspire à un être si aimable… Il doutera du moins ; je verrais cet homme respectable en proie aux soupçons ! ce visage, image du calme et de la satisfaction, serait sillonné par l’inquiétude et les soucis ! elle s’évanouirait, cette félicité que je me promettais à le voir heureux par moi jusqu’à mon dernier jour ! Non, Élise, non, je sens qu’en achetant son repos au prix d’une dissimulation continuelle, c’est plus que le payer de ma vie ; mais il n’est point de sacrifices auxquels je ne doive me résoudre pour lui. Que Frédéric cherche un prétexte de s’éloigner, me diras-tu ; mais comment en trouver un ? Tu sais qu’à l’exception de M. d’Albe, la mère de Frédéric était brouillée avec tous ses autres parens, et que son père était un étranger. Il n’a donc de famille que nous, de ressource que nous, d’amis que nous ; quelle raison alléguer pour un pareil départ, surtout au moment où il vient d’être chargé presque seul de la direction de l’établissement de M. d’Albe ? Que veux-tu que pense celui-ci ? Il le croira fou ou ingrat ; il m’en parlera sans cesse ; que lui répondrai-je ? Ou plutôt il soupçonnera la vérité ; il connaît trop Frédéric pour ignorer que la crainte de nuire à son bienfaiteur est le seul motif capable de l’éloigner de cet asile : mais du moment que les soupçons seront éveillés sur lui, ils le seront aussi sur moi ; il se rappellera mon trouble ; je ne pourrai plus être triste impunément, et dès lors toutes mes craintes seront réalisées. Non, non, que Frédéric reste et qu’il se taise ; j’éviterai soigneusement d’être seule avec lui, et quand je m’y trouverai malgré moi, mon extrême froideur lui ôtera tout espoir d’en profiter. Mais crois-tu qu’il le désire ? Ah ! mon amie, si tu connaissais comme moi l’âme de Frédéric, tu saurais que si la violence des passions l’a subjuguée un moment, elle est trop noble pour y persister.

Pourquoi le ciel injuste l’a-t-il poussé vers une femme qui ne s’appartient pas ? Sans doute que celle qui eût été libre de faire son bonheur, eût été trop heureuse… Mais je ne sais pas ce que je dis ; pardonne, Élise, ma tête n’est point à moi ; l’image de ce malheureux me poursuit ; j’entends encore ses accens, ils retentissent dans mon cœur. Hélas ! si sa peine venait d’une autre cause, l’humanité m’ordonnerait de l’adoucir par toute la tendresse que permet l’amitié. Et parce que c’est moi qu’il aime, parce que c’est moi qui le fais souffrir, il faut que je sois dure et barbare envers lui ! Combien une pareille conduite choque les lois éternelles de la justice et de la vérité !… Écris-moi, Élise, guide-moi, je ne sais que vouloir ; je ne sais que résoudre, je me sens malade, je ne quitterai point ma chambre. Adieu.