Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 13
LETTRE XIII.
Pourquoi donc, mon Élise, viens-tu, par des mots entrecoupés, par des phrases interrompues, jeter une sorte de poison sur l’attachement qui m’unit à Frédéric ? Que n’es-tu témoin de la plupart de nos conversations, tu verrais que notre mutuelle tendresse pour M. d’Albe est le nœud qui nous lie le plus étroitement, et que le soin de son bonheur est le sujet inépuisable et chéri qui nous attire sans cesse l’un vers l’autre. J’ai passé la matinée entière avec Frédéric, et, durant ce long tête-à-tête, mon mari a été presque le seul objet de notre entretien. C’est dans trois jours la fête de M. d’Albe ; j’ai fait préparer un petit théâtre dans le pavillon de la rivière, et je compte établir un concert d’instrumens à vent dans le bois de peupliers, où repose le tombeau de mon père. C’est là qu’ayant fait descendre ma harpe, ce matin, je répétais la romance que j’ai composée pour mon mari. Frédéric est venu me joindre : ayant deviné mon projet, il avait travaillé de son côté, et m’apportait un duo dont il a fait les paroles et la musique. Après avoir chanté ce morceau, que j’ai trouvé charmant, je lui ai communiqué mon ouvrage ; il en a été content : si M. d’Albe l’est aussi, jamais auteur n’aura reçu un prix plus flatteur et plus doux. Il commençait à faire chaud ; j’ai voulu rentrer, Frédéric m’a retenue. Assis près de moi, il me regardait fixement, trop fixement ; c’est là son seul défaut, car son regard a une expression qu’il est difficile… j’ai presque dit dangereux de soutenir. Après un moment de silence il a commencé ainsi : « Vous ne croiriez pas que ce même sujet qui vient de m’attendrir jusqu’aux larmes, enfin que votre union avec M. d’Albe m’avait inspiré, avant de vous connaître, une forte prévention contre vous. Accoutumé à regarder l’amour comme le plus bel attribut de la jeunesse, il me semblait qu’il n’y avait qu’une âme froide ou intéressée qui eût pu se résoudre à former un lien dont la disproportion des âges devait exclure ce sentiment. Ce n’était point sans répugnance que je venais ici, parce que je me figurais trouver une femme ambitieuse et dissimulée ; et, comme on m’avait beaucoup vanté votre beauté, je plaignais tendrement M. d’Albe, que je supposais être dupe de vos charmes. Pendant la route que je fis avec lui, il ne cessa de m’entretenir de son bonheur et de vos vertus. Je vis si clairement qu’il était heureux, qu’il fallut bien vous rendre justice ; mais c’était comme malgré moi, mon cœur repoussait toujours une femme qui avait fait vœu de vivre sans aimer, et rien ne put m’ôter l’idée que vous étiez raisonnable par froideur, et généreuse par ostentation. J’arrive, je vous vois, et toutes mes préventions s’effacent. Jamais regard ne fut plus touchant, jamais voix humaine ne m’avait paru si douce. Vos yeux, votre accent, votre maintien, tout en vous respire la tendresse, et cependant, vous êtes heureuse ; M. d’Albe est l’objet constant de vos soins ; votre âme semble avoir créé pour lui un sentiment nouveau : ce n’est point l’amour, il serait ridicule ; ce n’est point l’amitié, elle n’a ni ce respect ni cette déférence ; vous avez cherché dans tous les sentimens existans ce que chacun pouvait offrir de mieux pour le bonheur de votre époux, et vous en avez formé un tout, qu’il n’appartenait qu’à vous de connaître et de pratiquer. Ô aimable Claire ! j’ignore quel motif ou quelle circonstance vous a jetée dans la route où vous êtes ; mais il n’y avait que vous au monde qui pussiez l’embellir ainsi. » Il s’est tu, comme pour attendre ma réponse ; je me suis retournée, et, montrant l’urne de mon père : « Sous cette tombe sacrée, lui ai-je dit, repose la cendre du meilleur des pères. J’étais encore au berceau lorsqu’il perdit ma mère ; alors, consacrant tous ses soins à mon éducation, il devint pour moi le précepteur le plus aimable et l’ami le plus tendre, et fit naître dans mon cœur des sentimens si vifs, que je joignais pour lui, à toute la tendresse filiale qu’inspire un père, toute la vénération qu’on a pour un Dieu. Il me fut enlevé comme j’entrais dans ma quatorzième année. Sentant sa fin approcher, effrayé de me laisser sans appuis, et n’estimant au monde que le seul M. d’Albe, il me conjura de m’unir à lui avant sa mort. Je crus que ce sacrifice la retarderait de quelques instans, je le fis ; je ne m’en suis jamais repentie. Ô mon père ! toi qui lis dans l’âme de ta fille, tu connais le vœu, l’unique vœu qu’elle forme. Que le digne homme à qui tu l’as unie n’éprouve jamais une peine dont elle soit la cause, et elle aura vécu heureuse… — Et moi aussi, s’est écrié Frédéric dans une espèce de transport, et moi aussi, mes vœux sont exaucés ! Chaque jour j’en formais pour le bonheur de mon père. Mais que peut-on demander pour celui qui possède Claire ? Le ciel, par un tel présent, épuisa sa munificence, il n’a plus rien à donner… » Un moment de silence a succédé ; j’étais un peu embarrassée ; mes doigts, errant machinalement sur ma harpe, rendaient quelques sons au hasard. Frédéric m’a pris la main, et la baisant avec respect : « Est-il vrai, est-il possible, m’a-t-il dit, que vous consentiez à être mon amie ? Mon père le voudrait, le desire. De tous les bienfaits qu’il m’a prodigués, c’est celui qui m’est le plus cher ; pour la première fois seriez-vous moins généreuse que lui ? » Élise, chère Élise, comment lui aurais-je refusé un sentiment dont mon cœur était plein, et qu’il mérite si bien ? Non, non, j’ai dû lui promettre de l’amitié, je l’ai fait avec ferveur. Eh ! qui peut y avoir plus de droit que lui ? lui, dont tous les penchans sont d’accord avec les miens, qui devine mes goûts, pressent ma pensée, chérit et vénère le père de mes enfans ! Et toi, mon Élise, toi la bien-aimée de mon cœur, quand viendras-tu, par ta présence, me faire goûter dans l’amitié tout ce qu’elle peut donner de félicité ! Que ce sentiment céleste me tienne lieu de tous ceux auxquels j’ai renoncé ; qu’il anime la nature ; que je le retrouve partout. Je l’écouterai dans les sons que je rendrai, et leur vibration aura son écho dans mon cœur : c’est lui qui fera couler mes larmes, et lui seul qui les essuiera. Amitié, tu es tout ! la feuille qui voltige, la romance que je chante, la rose que je cueille, le parfum qu’elle exhale. Je veux vivre pour toi, et puissé-je mourir avec toi !