Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 12
LETTRE XII.
Il se peut, mon aimable amie, que j’aie appuyé trop vivement sur l’espèce de soupçon que tu m’as laissé entrevoir : mais que veux-tu ? il m’avait révolté, et je n’adopte pas davantage l’explication que tu lui donnes. Tu ne craignais que pour mon repos, et non pour ma conduite, dis-tu ? Eh bien ! Élise, tu as tort ; il n’y a d’honnêteté que dans un cœur pur, et on doit tout attendre de celle qui est capable d’un sentiment criminel. Mais laissons cela ; aussi bien j’ai honte de traiter si long-temps un pareil sujet ; et, pour te prouver que je ne redoute point tes observations, je vais te parler de Frédéric, et te citer un trait qui, par rapport à lui, serait fait pour appuyer tes remarques, si tu l’estimais assez peu pour y persister.
En sortant de table, j’ai suivi mon mari dans l’atelier, parce qu’il voulait me montrer un modèle de mécanique qu’il a imaginé, et qu’il doit faire exécuter en grand. Je n’en avais pas encore vu tous les détails, lorsqu’il a été détourné par un ouvrier. Pendant qu’il lui parlait, un vieux bon-homme qui portait un outil à la main, passe près de moi, et casse par mégarde une partie du modèle. Frédéric, qui prévoit la colère de mon mari, s’élance prompt comme l’éclair, arrache l’outil des mains du vieillard, et par ce mouvement paraît être le coupable. M. d’Albe se retourne au bruit ; et, voyant son modèle brisé, il accourt avec emportement, et fait tomber sur Frédéric tout le poids de sa colère. Celui-ci, trop vrai pour se justifier d’une faute qu’il n’a pas faite, trop bon pour en accuser un autre, gardait le silence, et ne souffrait que de la peine de son bienfaiteur. Attendrie jusqu’aux larmes, je me suis approchée de mon mari. « Mon ami, lui ai-je dit, combien vous affligez ce pauvre Frédéric ! On peut acheter un autre modèle, mais non un moment de peine causé à ce qu’on aime. » En disant ces mots, j’ai vu les yeux de Frédéric attachés sur moi avec une expression si tendre, que je n’ai pu continuer. Les larmes m’ont gagnée. À ce même moment, le vieillard est venu se jeter aux pieds de M. d’Albe. « Mon bon maître, lui a-t-il dit, grondez-moi ; le cher M. Frédéric n’est pas coupable, c’est pour me sauver de votre colère qu’il s’est jeté devant moi quand j’ai eu cassé votre machine. » Ces mots ont apaisé M. d’Albe ; il a relevé le vieillard avec bonté, et prenant mon bras et celui de Frédéric, il nous a conduits dans le jardin. Après un moment de silence il a serré la main de Frédéric, en lui disant : « Mon jeune ami, ce serait vous affliger que vous faire des excuses sur ma violence ; ainsi je n’en parlerai point. Sachez du moins, a-t-il ajouté en me montrant, que c’est à la douceur de cet ange que je dois de n’en plus avoir que de rares et de courts accès. Quand j’ai épousé Claire, j’étais sujet à des emportemens terribles, qui éloignaient de moi mes serviteurs et mes amis ; elle, sans les braver ni les craindre, a toujours su les tempérer. Au plus haut période de ma colère, elle savait me calmer d’un mot, m’attendrir d’un regard, et me faire rougir de mes torts sans me les reprocher jamais. Peu à peu l’influence de sa douceur s’est étendue jusqu’à moi, et ce n’est plus que rarement que je lui donne sujet de me moins aimer : n’est-ce pas, ma Claire ? » Je me suis jetée dans les bras de cet excellent homme, j’ai couvert son visage de mes pleurs ; il a continué en s’adressant toujours à Frédéric : « Mon ami, je crois être ce qu’on appelle un bourru bienfaisant ; ces sortes de caractères paraissent meilleurs que les autres, en ce que le passage de la rudesse à la bonté rehausse l’éclat de celle-ci ; mais, parce qu’elle frappe moins quand elle est égale et permanente, est-ce une raison pour la moins estimer ? Voilà pourtant comment on est injuste dans le monde, et pourquoi on a cru quelquefois que mon cœur était meilleur encore que celui de Claire. — Je crois avoir partagé cette injustice, lui a répondu Frédéric ; mais j’en suis bien revenu, et votre femme me paraît ce qu’il y a de plus parfait au monde. — Mon fils ! s’est écrié M. d’Albe, puissé-je vous en voir un jour une pareille, former moi-même de si doux nœuds, et couler ma vie entre des amis qui me la rendent si chère ! Ne nous quittez jamais, Frédéric ! votre société est devenue un besoin pour moi. — Je le jure, ô mon père ! a répondu le jeune homme avec véhémence, et en mettant un genou en terre ; je le jure à la face de ce ciel que ma bouche ne souilla jamais d’un mensonge, et au nom de cette femme plus angélique que lui… Moi, vous quitter ! Ah Dieu ! il me semble que, hors d’ici, il n’y a plus que mort et néant. — Quelle tête ! s’est écrié mon mari. » Ah ! mon Élise, quel cœur !
Le soir, m’étant trouvée seule avec Frédéric, je ne sais comment la conversation est tombée sur la scène de l’atelier. « J’ai bien souffert de votre peine, lui ai-je dit. — Je l’ai vu, m’a-t-il répondu, et de ce moment la mienne a disparu. — Comment donc ? — Oui, l’idée que vous souffriez pour moi avait quelque chose de plus doux que le plaisir même ; et puis, quand avec un accent pénétrant vous avez prononcé mon nom : Pauvre Frédéric ! disiez-vous ; tenez, Claire, ce mot s’est écrit dans mon cœur, et je donnerais toutes les jouissances de ma vie entière pour vous entendre encore : il n’y a que la peine de mon père qui a gâté ce délicieux moment ».
Élise, je l’avoue, j’ai été émue : mais qu’en concluras-tu ? Qui sait mieux que toi combien l’amitié est loin d’être un sentiment froid ! N’a-t-elle pas ses élans, ses transports ? Mais ils conservent leur physionomie, et quand on les confond avec une sensation plus passionnée, ce n’est pas la faute de celui qui les sent, mais de celui qui les juge. Frédéric éprouve de l’amitié pour la première fois de sa vie, et doit l’exprimer avec vivacité. Ne remarques-tu pas que l’image de mon mari est toujours unie à la mienne dans son cœur ? Quand je le vois si tendre, si caressant auprès d’un homme de soixante ans, quand je me rappelle les effusions que nous éprouvions toutes deux, puis-je m’étonner de la vive amitié de Frédéric pour moi ? Dis, si tu veux, qu’il ne faut pas qu’il en éprouve, mais non qu’elle n’est pas ce qu’elle doit être.
Ma petite Laure commence à courir toute seule ; il n’y a rien de joli comme les soins d’Adolphe envers elle ; il la guide, la soutient, écarte tout ce qui peut la blesser, et perd, dans cette intéressante occupation, toute l’étourderie de son âge. Adieu.