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Les Sept Cordes de la lyreMichel Lévy frères (p. 295-298).

CLÉOPÂTRE


Cléopâtre est un type double, également remarquable par son côté moral et par son côté historique. Dans l’ordre moral, elle représente la passion pure ; dans l’ordre historique, la tyrannie pure. Et nécessairement ces deux ordres se mêlent et s’identifient presque. Cléopâtre aime Antoine avec ardeur, avec caprice, avec peur, avec insolence, comme peut aimer seulement une Égyptienne, et une Égyptienne reine, esclave de Rome, despote de son peuple. De pudeur fausse ou vraie, pas l’apparence. Et cela la distingue autant comme femme que comme reine.

Voyez quel contraste elle forme avec la rivale qu’elle déteste ! Octavie est bien la matrone romaine, belle, grave, pure, froide ; la femme qui n’est sortie de la maison paternelle que pour entrer sous le toit conjugal ; qui, devenue veuve, est allée demander à son frère la protection que lui donnait auparavant son mari ; la femme qui pourrait sans crainte attacher sa ceinture immaculée à la galère sacrée, certaine de l’entraîner sur ses pas. Pour elle, la liberté n’est qu’un nom, l’amour n’est qu’un devoir. La chasteté est la déesse qui préside à sa vie, comme à celle de Cléopâtre la volupté. C’est à cause de cette différence que la reine hait, craint et méprise à la fois la matrone. Elle sent que sa rivale a une vertu qui lui manque, une vertu qu’elle regrette peut-être de ne pas avoir, et dont elle ne voudrait pas, si les dieux la lui offraient ; une vertu dont elle redoute ou dédaigne l’influence sur Antoine, selon qu’elle songe au Romain ou à l’homme.

Le Romain, tout voluptueux, tout passionné, tout spontané qu’il est dans la satisfaction de ses désirs, garde pourtant toujours caché dans le fond de l’âme un souvenir respectueux, presque superstitieux, des idées romaines, et, dans une heure de faiblesse de cœur ou de force d’esprit, il peut sacrifier aux préjugés de son éducation les penchants de sa nature. Mais cette nature est si puissante, si active, si déterminée ! Cet homme a un cœur si chaud, une soif si brûlante d’amour, un besoin si insatiable de volupté !

Cléopâtre, qui connaît toute la puissance de ses séductions, a vingt chances contre une pour triompher de cette rivale qui ne voit dans Antoine qu’un mari et ne sait d’autre moyen de plaire que le devoir. Pourtant sa passion est si forte, qu’une seule chance de perte suffit pour la troubler et l’épouvanter.

Quelle passion, en effet ! quel ciel africain, tour à tour resplendissant de tous les feux du soleil, sillonné des lueurs sinistres de l’éclair, chargé des sombres nuées de l’orage ou doucement humide de la rosée matinale ! Que d’abandon ! que d’adresse ! que de caresses ! que de blessures ! que de terribles colères et de tendres réconciliations ! Il y a de tout dans cette liaison fatale, excepté de la tiédeur. On voit dans de certains instants les deux amants se haïr mortellement, mais c’est pour s’aimer ensuite plus encore qu’ils n’ont jamais fait. Cet amour ressemble à Antée : chaque fois qu’il touche la terre en tombant, il se relève plus fort. Il résiste à tout et triomphe de tout : désir de la gloire, de la vie, du pouvoir ; crainte de la honte, de la mort, de l’abaissement, il surmonte tout et dévore tout.

Parfois il semble que les âmes des deux amants, lassées de leurs luttes et de leurs transports gigantesques, vont s’affaisser sur elles-mêmes et ne plus se relever. La vie ordinaire, la vie réelle, les saisit et cherche à les dominer. Antoine épouse Octavie, sans envoyer à travers les airs une parole de regret à Cléopâtre ; il promet à Octave de rendre sa sœur heureuse, et tout porte à croire que cet homme sincère et hardi ne ment pas plus cette fois que les autres ; mais à peine Octavie l’a-t-elle quitté un instant qu’une force irrésistible l’entraîne vers sa bien-aimée et l’enchaîne de nouveau à ses pieds. Alors, il n’y a plus de Rome, plus d’épouse, plus de devoir, plus de serment ; il n’y a plus que l’Égypte, Cléopâtre, les orgies et l’amour. Une autre fois, lorsque cette même Cléopâtre, téméraire comme une reine habituée à tout voir plier sous sa main et lâche comme une femme qui n’a jamais frappé que des esclaves, fuit le combat où elle s’est mêlée, malgré tous les conseils, Antoine, témoin de la honte de cette fuite, certain de sa défaite s’il l’imite, fuit cependant avec elle. D’un coup, il ternit sa vieille gloire, il perd l’empire du monde, il sacrifie son armée ; mais qu’importe ? il n’aura pas quitté sa maîtresse.

Mais ce n’est pas tout encore : lorsque, accablé par son déshonneur et son infortune, il maudit celle qui les a causés et veut aller chercher dans la tombe un abri contre elle, contre lui, contre le monde entier, qu’elle paraisse ! et une larme d’elle suffira pour effacer tout le passé et refaire de lui un amant plus heureux et un héros plus grand que la veille. Et, quand il succombera définitivement, ce ne sera que sous le destin ; et son amour, aussi fort que sa vie, s’exhalera avec elle, en répétant le nom adoré de Cléopâtre.

Et toi ! toi, l’objet d’une passion si vive, si profonde, si vivace, que fais-tu pour t’en montrer digne ? Elle, qui a eu peur de la flèche perdue d’un vélite romain, elle qui s’est laissé à moitié corrompre par l’éloquence du rhéteur d’Octavie triomphant, et qui a pensé vendre pour se sauver celui qui s’était perdu pour elle ; celle-là même, quand elle voit mort cet amant si grand, si beau, si généreux, si parfait, si supérieur au divin César, répudie la clémence du vainqueur, trompe la surveillance de ses gardes, et va rejoindre dans le tombeau celui qui ne l’a jamais délaissée sur la terre.

Couple étrange, qui a puisé dans les neiges de l’âge des feux plus brûlants que ceux de la jeunesse ! âmes infatigables qui ont pris dans des passions antérieures un aliment inépuisable pour un dernier et immense amour ! amants si glorieux dans leur misère, qu’on oublie le triomphateur pour ne penser qu’à eux, et qu’on préfère le sort d’Antoine mourant aimé de Cléopâtre à celui d’Octave vivant maître du monde !