Cléopâtre (Benserade)/Acte cinquième
ACTE Cinquieme.
Scène I.
on eſprit, je l’avouë, ô ſage Epaphrodite,
Change par ſes raiſons ce que le mien medite,
Ton conſeil ſalutaire à l’ennuy que je ſens,
Sçait bien anticiper deſſus les droits du temps.
Regarde que depuis ton heureuſe venuë
Mon ame ſe remet, que ſon deuil diminuë,
De tes ſages diſcours mon cœur ſe ſent flater,
Et ceſse de ſe plaindre afin de t’écouter.
Je craignois la rigueur de celuy qui me donte,
Tu m’oſtes cette crainte, & m’en laiſſes la honte,
Si mon œil baigne encor ce teint defiguré,
Il pleure ſeulement de ce qu’il a pleuré.
Si je mécognoiſſois les forces de voſtre ame,
Votre eſprit ne tient point d’un eſprit abattu
Dont la nature foible étouffe la vertu,
Le Ciel vous a veu faire une ſenſible perte,
Vous en avez pleuré, mais vous l’avez ſoufferte,
Et meſme vous avez par un rare pouvoir
Marié la raiſon avec le deſeſpoir,
Et rendu par vos pleurs la nature contente,
Antoine ſatisfait, la vertu triomphante.
Pour avoir plus d’honneur à me perſecuter,
De crainte que ſa gloire en fut moins eſtimée,
Ne m’attaqueroit pas s’il ne m’avoit armée.
Comme un ennemy preſte en ſon ardent courroux
À ſon ennemy nu dequoy parer ſes coups,
Il s’oppoſe à ſoy-meſme en l’honneur qu’il obſerve,
Et deſirant le perdre il veut qu’il ſe conſerve.
Et puis en quelque ſorte icy tout m’eſt rendu,
Je trouve dans Ceſar le bien que j’ay perdu,
Et quoyque de mon ſceptre un tel vainqueur diſpoſe,
Je ſouffre les effets d’une ſi digne cauſe,
Je ne murmure plus, mon eſprit ſe reſout,
Auſsi bien ſuis je à luy, puis qu’il doit gagner tout,
Que ſous luy l’Univers doit ceſser d’eſtre libre ;
Qu’il faut que l’océan vienne adorer le Tybre,
Et que pour acomplir les arrests du destin
S’eſtende ſon pouvoir du couchant au matin,
Je veux vivre ou mourir ſi mon vainqueur l’ordonne,
Et je mets à ſes pieds ma vie, & ma couronne.
Et vostre majeſté s’éleve en s’abaiſſant ;
Quoy qu’en ce triſte jour le ſort vous importune,
L’amour peut relever ce qu’abat la fortune,
Ceſar peut n’uſer pas d’un titre glorieux,
Il porte un cœur, Madame, & vous avez des yeux.
Pour faire ce beau coup dont mon bien ſe limite
J’ay trop d’averſitez, & trop peu de merite,
Non, non, je ſuis moins vaine, & j’eſpere autrement.
Porte luy de ma part ce billet ſeulement,
Que je luy voulois dire alors qu’il m’a quittée.
Dy luy que je ſuis preſte à traverſer les mers,
À changer, s’il luy plaiſt, ma couronne en des fers,
Que je veux, s’il témoigne en avoir quelque envie,
Immoler à ſa gloire, & la mienne, & ma vie,
Que je luy ſacrifie un ſceptre, & mes enfans,
Et ſuy ſes pas vainqueurs, ou meſme triomphans.
Madame, j’obéis.
Le Ciel ſoit ton ſalaire.
Je n’en recherche point que l’honneur de vous plaire.
Scène II.
l eſt ſorty, Madame, & ſon éloignement
Vous donne le moyen de parler librement.
Aidons-nous du ſecours dont les dieux nous obligent,
Et vengeons nous ſur nous de ceux qui nous affligent,
Puis que nous éloignons celuy de qui l’abord
Empeſchoit nos deſirs d’aprocher de la mort.
Devant Epaphrodite il falloit un peu feindre,
Et pour eſtre enfin libre il ſe falloit contraindre,
J’ay ſuſpendu mes pleurs, j’ai déguisé mon cœur,
J’ay trahy mon amour, j’ay loüé mon vainqueur,
J’ay parlé contre Antoine, afin qu’on me pût croire,
Pour tromper l’ennemy j’ay bleſsé ſa memoire,
Tu ne dois pas Antoine auſsi t’en courroucer,
Parce que je t’aymois il falloit t’offencer,
Avoir moins de triſteſſe, & plus d’indifference,
Une ſemblable feinte endort la vigilance
De l’Argus importun que je viens d’éloigner,
Et luy cache mon deuil pour te le témoigner.
Puis que Ceſar, Madame, a de ſi fortes armes
Qu’il reſiste à vos yeux auſsi bien qu’à vos larmes,
Qu’amour, & la pitié chez luy n’ont point d’autels,
Qu’il ſurmonte les dieux comme il fait les mortels,
Puis qu’il eſt ſi cruel, & que rien ne le touche,
Pour n’eſtre plus en proie à ce tigre farouche,
Il faut d’un beau trépas limiter nostre ennuy,
Et triompher de nous pour triompher de luy.
N’eſt-ce pas mon deſſein ?
Suivons un Empereur, & dégageons noſtre ame,
Que l’horreur du trépas ne nous puiſſe empeſcher,
„ La liberté vaut mieux quand elle couſte cher :
Mourons quelque douleur qui nous puiſſe eſtre offerte,
Et cherchons le ſalut où l’on trouve la perte.
Je ne puis trop louer vos genereux propos,
Mais leurs tristes effets bleſseroient mon repos.
N’irritez point le ciel, n’avancez point voſtre heure,
Ne ſuivez point mes pas, c’eſt aſſez que je meure,
Uſez heureuſement le fil de vos beaux jours,
Vivez apres ma mort.
Nous vous ſuivrons toujours.
Non, non, noſtre deſtin ſera conforme au voſtre,
Arreſtant voſtre mort vous concluez la noſtre.
Qui m’avoit mis en main cet Empire orgueilleux,
Quoy qu’il m’en ait oſté la marque ſouveraine,
Me faiſant ſuivre ainſi, veut que je meure en Reine ?
Sa pitié favorable à mes justes projets
Me laiſſe des amis en m’oſtant des ſujets ?
Mes filles, je benis le coup qui nous aſſemble,
Je vivois avec vous, & nous mourrons enſemble,
Nos pas nous vont conduire en un ſejour de biens,
Je ſuivray ceux d’Antoine, & vous ſuivrez les miens.
Je veux ſervir d’exemple à noſtre grande Reine,
Et je veux qu’elle juge en me voyant ſouffrir,
Si je meurs à regret quand elle veut mourir :
Nous ſuffoquerons-nous ? Ou bien rendrons-nous l’ame
Comme cette Romaine avalant de la flame ?
On nous oste les fers, les poiſons, & les feux,
Mais il nous reſte encor des mains & des cheveux.
Le Ciel veut que la mort doucement nous ſaiſiſſe,
Sa haine à cette fois nous l’a rendu propice,
Un payſan m’aportant un aſpic ſous des fruicts
Dont le venim ſubtil peut tuer nos ennuis.
Allons donc nous ſervir du preſent qu’il me donne,
Preparez mes habits, mon ſceptre, & ma couronne,
Que mon lit ſoit ſuperbe, & n’ait point de pareil,
Puis que j’y vay dormir d’un eternel ſommeil,
Si la mort ne peut eſtre à nos yeux moins affreuſe,
Qu’elle paroiſſe au moins noble, riche, & pompeuſe.
Scène III.
grippe, elle eſt à nous, rien ne m’a ſurmonté,
J’ay fait ceder la force à la ſubtilité,
Et j’ay fait voir trompant cette fine adverſaire
Qu’à la vertu ſouvent le vice eſt neceſſaire.
Avoir pû reſister à de ſi forts apas ?
Ce combat eſt plus grand que vos autres combas ?
Avoir paré les traits d’une Reine ſi belle ?
Vaincre Antoine eſtoit moins que ſe deffendre d’elle,
Se détourner d’un feu ſi ſubtil, & ſi prompt,
Ceſt le plus beau laurier qui ceigne voſtre front.
Mon cœur dans ces attraits où le plus fort s’engage
Eſt un rocher batu des vents, & de l’orage :
Des ſoûpirs affectez, mille amoureux helas,
Que pour ne point aimer je ne comprenois pas,
Tout ce qu’à d’artifice une femme captive
Vouloit me dérober le bien dont je la prive,
Elle devenoit pâlle, & changeoit de couleur,
Pleuroit par bienſeance autant que par douleur,
Vſoit de ces regars qui ſurprennent les ames,
Et de ſes yeux moüillez faiſoit ſortir des flames,
Pour me le faire voir vouloit meurtrir ſon ſein,
Et parmy tout cela j’ignorois ſon deſſein,
Elle ne s’efforçoit en ſe faiſant plus belle,
Qu’à me rendre vaincu, moy qu’à triompher d’elle.
„ Aux combats où l’amour attaque, & preſſ e un cœur,
„ La palme eſt au plus lâche, & qui fuit eſt vainqueur,
„ De cent divers moyens ce rusé peut ſurprendre,
„ Et le voulant combatre on médite à ſe rendre.
Suivez donc le chemin qu’on voit que vous tenez,
Sans détourner vos pas, ſans voir qui vous menez :
Ayant derriere vous ce ſuperbe trophée,
Quand elle vous ſuivra n’imitez pas Orphée,
Il perdit Euridice ayant tourné les yeux,
Et Ceſar pourroit perdre un bien plus precieux ;
Il falloit toutefois pour mieux ſecher ſes larmes
Vous feindre habilement eſclave de ſes charmes.
Elle qui ſçait qu’amour ne m’a jamais atteint,
Cognoiſſ ant mon humeur eut veu que j’euſſ e feint,
Seulement ay-je dit, pour adoucir ſa peine,
En prenant congé d’elle, eſp erez, belle Reine,
Et j’ay leu dans ſes yeux le vray contentement
Que ſon ame a gouſt é d’un ſi doux compliment.
Vous l’avez bien trompée.
Mais quelle occaſion amene Epaphrodite ?
Scène IV.
'avois charge, ô Ceſar ! d’adoucir des malheurs,
De conſoler la Reine, & de ſecher ſes pleurs,
Mais les pleurs ne ſont pas ſon plus triſte exercice,
Auſsi vous me deviez donner un autre office,
Et m’envoyer plutſt vers un objet ſi beau
Pour eteindre du feu que pour tarir de l’eau.
Je croy que de ſa part ce billet vous va dire
Que vous gagnez un cœur auſsi bien qu’un Empire.
Deviez-vous l’éloigner ?
Allez juſques dans Rome elle ſuivra vos pas,
Son amour aveuglé prefere à ſa couronne
Le ſuperbe renom que ſa honte vous donne,
Vous plaiſant elle regne, & ſon ambition
Se termine en l’honneur de voſtre affection.
Étrange paſsion que l’on ne peut contraindre !
Agrippe, en vérité je commence à la plaindre
La perte de ſon ſceptre eſt l’effet de mon heur,
Mais je deplore un mal quand je m’en ſens l’autheur :
Auſsi je recevrois une honteuſe tâche,
Et j’aime encore mieux eſtre inhumain que lâche,
J’ay bien ſceu reſiſter aux charmes de ſa voix,
Elle m’écrit en vain, mais voyons toutefois.
Lettre de Cleopatre à Cesar.
:
eſar, je ſuis laſſe de vivre,
Antoine eſt mort, je le veux ſuivre,
Juge que mon deſſein eſt genereux & beau,
Et pour favoriſer Cleopatre aſſervie,
Comme en vivant tous deux nous n’eûmes qu’une vie,
:Fay que nous n’ayons qu’un tombeau.
Dans ce mouvement lâche uſe-t’on de ces termes ?
Sans doute en cet écrit où j’ay l’œil attaché
C’eſt la vertu qui parle, & non pas le peché,
C’eſt le reſſentiment d’une ame genereuſe
Des beautez du trépas ſeulement amoureuſe.
Cette femme eſt ſubtille, & les traits de ſa main
Temoignent que ſon cœur braſſe un mauvais deſsein.
Son ame à la douleur ne ſe met plus en proye,
Et ſon front est le ſiege où preſide la joye.
„ Il ſe faut deffier d’un affligé qui rit,
„ Souvent le déſeſpoir tâche de ſe contraindre,
„ Et le flambeau luit mieux eſtant preſt de s’éteindre.
Cette prompte alegreſſe a la mort pour objet,
Et l’eſpoir qu’on luy donne eſt moins que ſon projet,
Quoy qu’un tel changement monſtre qu’elle ait envie
De vous plaire, ô Ceſar ! Et de cherir ſa vie,
Peut-estre qu’elle trame un deſsein different,
Et qu’imitant le cigne elle chante en mourant.
Que peut contre ſa vie un deſeſpoir ſans armes ?
Ostez le fer, la flame, éloignez de ſes yeux
Tout ce que la nature a de pernicieux,
Et qui d’un miſerable acourcit la miſere,
Les poiſons, les venins, elle ſe peut deffaire,
Si vous n’en arrachez le projet de ſon ſein,
Et vous luy laiſſez tout lui laiſſant le deſſein.
„ Le deſeſpoir eſt fort dans l’eſprit d’une femme,
Empeſchons qu’il n’agiſſe, & retenons ſon ame,
Qu’elle ne cède pas à ſes puiſſans efforts,
C’eſt l’ame de ma gloire ainſi que de ſon corps.
Scène V.
ue nos deſtins ſont doux ! Que la mort a de charmes !
Je n’oy point de ſoûpirs, je ne voy point de larmes,
Nous ne redoutons point l’aproche du trépas,
Et cette horreur commune a pour nous des apas :
La mort tient ſous ſes pieds la fortune aſſervie,
Je la voy du meſme œil qu’un autre voit la vie,
Elle qui ravit tout ne nous prive de rien,
Sa bonté ſeulement nous procure du bien,
Et retranche de nous par une adreſse prompte
La partie où s’attache & le mal, & la honte :
Pour la peur d’un Tyran nous courons à ce port,
Nous allons nous ſauver dans les bras de la mort,
Nous fuyons cet Empire à qui tout rend hommage,
Qui veut faire de nous ce qu’il fit de Cartage,
Pour qui l’on voit le Ciel, & la terre s’armer,
Les campagnes rougir, & les villes fumer,
Enfin nous fuyons Rome apres cette victoire,
Et nous n’y voulons pas voir mourir noſtre gloire,
Nos generoſitez l’empeſchent de perir,
Et nous la conſervons afin d’en acquerir.
D’un thrône ruiné je me baſtis un Temple,
Je gagne dans ma perte, imitez mon exemple,
De crainte que Ceſar ne vous attire à ſoy,
Et qu’un Tyran ſur vous ne triomphe de moy :
J’emporte malgré luy cette ſuperbe marque,
Je deſcends de mon thrône au ſéjour de la Parque,
Et quoy que l’inhumain s’efforce de m’oſter
Ma couronne, & mon ſceptre, il n’en fait qu’héeiter :
Mes yeux pour le flechir ont employé leurs charmes,
Ils ont lancé des feux, ils ont versé des larmes,
J’ay trahy mon Antoine, & j’ay donné les pleurs
Deubs à ſon ſouvenir à mes propres malheurs,
À de foibles attraits mon ame s’eſt fiée,
Ceſar m’a fait faillir, & m’en a châtiée,
Et comme je voulois qu’il devint mon amant,
Le ſujet de mon crime en eſt le châtiment.
Ainſi ma gloire eſt morte, on ne me la peut rendre,
J’ai veſcu pour la perdre, & meurs pour la defendre :
J’ay voulu ſoûpirer pour des objets nouveaux,
Et d’un ſecond hymen rallumer les flambeaux ;
N’eſt-ce pas là ternir l’honneur qui me renomme ?
Apres cette action dois-je avoir peur de Rome ?
Non, non, d’ailleurs la honte augmente mon ennuy,
Je n’ay peur que d’Antoine, & pourtant je le ſuy.
Ce n’eſt pas mon deſſein comme lâche, & peureuſe,
De vous diſſuader une mort genereuſe,
Au contraire, Madame, en cette extremité
Je ſervirois d’exemple à vostre majeſté,
Et je croirois luy rendre un ſervice fidelle
Me faiſant homicide, & de moy-meſme, & d’elle,
Auſsi ne faut-il pas qu’un peu d’émotion
Des honore en ce lieu nostre belle action,
Action qui s’imprime au front de la memoire,
Dont une ſeule larme effaceroit la gloire.
Permettez donc qu’icy je devance vos pas,
Ainſi quand vous mourrez je ne pleureray pas,
Sonffrez que je ſois ferme, & que ma vertu brille,
En vous voyant mourir j’aurais peur d’eſtre fille.
Exerce la rigueur de ſon premier effort,
Si jamais vous ſervant j’eus l’honneur de vous plaire,
Accordez-moi ce bien, que ce ſoit mon ſalaire,
Les dieux ne ſont en vain ſi long-temps ſupliez,
Voyez moy de ce pas tomber morte à vos pieds.
Quoy pour voir ces bas lieux où tout mortel devale,
L’ordre en eſt different, & la ſuitte inegale ?
Quoy qui meurt le premier eſt le plus glorieux,
Et meſme le trépas fait des ambitieux ?
Ainſi la raiſon veut que vous marchiez derriere,
Et l’honneur m’appartient de mourir la premiere,
Cherchons-en le moyen : Te voila donc ſerpent,
De mon ſort affligé l’eſpoir bas & rampant ?
Cet aigle qui ſi haut s’éleve dans la nuë,
Et ſur tout l’Univers tient ſon aile étenduë,
Va ſuccomber ſous toy, tu restes le plus fort,
Tu luy ravis ſa gloire en me donnant la mort,
Tu m’empeſches de voir le rivage du Tibre,
Sans toy j’ay veſcu Reine, & par toy je meurs libre.
Mais d’où vient que mon cœur craint & fuit ſon repos ?
Quelle ſubite horreur ſe gliſſe dans mes os ?
Indigne mouvement ! ceſt lâchement ſe rendre,
S’il eut eu plus de force, il me ſeroit plus cher,
Et la nature ailleurs le devoit attacher.
Madame, qu’avec vous je quite la lumiere,
Non, non, je veux, ma sœur, la ſuivre la premiere,
Et c’eſt à moy l’honneur de ce ſecond trépas,
Ô mort ! Depeſche-toy que je ne pleure pas.
La mienne va pareſtre, & ne ſera point veuë,
Ma constance fera des efforts ſuperflus,
Et ſera ſans témoins en pareſſant le plus ?
Que Ceſar eſt trompé, qu’il perd dans ſa vict oire,
Que ſa froideur ſeure eſt fatale à ſa gloire,
Voyez qu’en refuſant l’honneur de mes liens
Il me dégage außi de la honte des ſi ens,
Ses projets, & les miens ſont réduits en fumée,
Il ne triomphe pas, je n’en ſuis point aymée.
Mais déja les enfers s’ouvrent deſſ ous mes pas,
Je voy l’ombre d’Antoine, elle me tend les bras,
La mort me rend l’objet de mon amour extrême,
Et ne voyant plus rien je voy tout ce que j’aime,
Qu’avec peu de regret je vay quitter ce lieu,
Mes filles, je vous dis un éternel adieu.
Je ſens bien que la mort acheve mon martyre,
Portez moy ſur mon lit qu’à mon aiſe j’expire.
Je vous ſuis au chemin que vous allez tenir ?
J’ay bien peur que mon rang ne ſoit long à venir.
Scène VI.
ourez y promptement, qu’eſt-ce qui vous retarde ?
Voyez ce qu’elle fait, & renforcez ſa garde,
Precipitez vos pas, faites ce qu’il me plaiſt,
Et me revenez dire en qu’elle état elle eſt.
Quelque ſens que je donne à ce qu’elle me mande,
J’y trouve des ſujets qui font que j’aprehende.
Ô dieux ! Aurais-je veu tant de peuples ſoumis ?
Aurais-je ſurmonté tant de Rois ennemis,
Pour tâcher mon honneur de cette honte infame ?
Quoy Ceſar n’auroit pû triompher d’une femme ?
J’aurois fait peu d’ouvrage, & j’attendrois en vain
Des honneurs du Senat, & du peuple Romain,
Rome ſeroit injuſte, & ma gloire frivole,
Ouy je ſerois honteux de voir le Capitole,
On ne croiroit jamais ce que mon bras a fait,
Et l’on pourroit douter qu’Antoine fut deffait.
Vous penſez qu’une femme eſt foible, & ne peut nuire,
Et qui fut le plus fort Hercule ou Dejanire ?
Le pouvoir de ce ſexe eſt par tout recognu,
Car, mais Epaphrodite eſt bien toſt revenu.
ſt en peine,
On ne ſçauroit ny voir, ny parler à la Reine,
Elle n’a point de fer, ni de poiſon ſur ſoy,
Mais ſa chambre eſt fermée, & je ne ſçay pourquoy,
L’on n’y ſçauroit entrer qu’on n’en rompe la porte,
Et nous n’oſerions pas en uſer de la ſorte,
Craignant de profaner par ce peu de reſp ect
La majeſté du lieu.
ſt ſuſp ect ,
Allons tout de ce pas contenter noſt re envie,
Et regretter ſa mort, ou conſerver ſa vie.
Scène VII.
nfin j’auray le bien qu’elles ont obtenu,
Enfin je reſt e ſeule, & mon rang eſt venu :
Devant que je vous ſuive, & que mon ame ſorte
Je vous ferme les yeux, & je vous baiſe morte,
Je rends les ſaints devoirs à ce corps precieux,
Ainſi voſt re trépas fait le mien glorieux,
J’ay cet honneur, Madame, & du moins je celebre
Avant que de mourir vostre pompe funebre,
Je vous rends venerable à l’Empire Romain,
J’ay ſur toi l’avantage en ce dernier trépas
De te faire un preſent que tu ne me rends pas.
Mais par ce doux venin mes ſens ſont en divorce,
Et deja dans mon corps s’étend & croiſt ſa force,
Il m’aſſoupit, me cauſe une douce langueur,
Et m’eſtant favorable il va gagner mon cœur,
Il nous mene à la mort par un gratieux ſomme,
C’eſt un chemin plus beau que le chemin de Rome.
N’importe, on ne peut plus m’empeſcher de mourir.
Scène VIII. & derniere.
ort-elle, ou ſi la Parque a finy ſa miſere ?
Je ne puis diſcerner la sœur d’avec le frere,
Ses yeux ont-ils encor les charmes qu’ils ont eus ?
Aprochons, elle eſt morte, & nous ſommes vaincus.
Que n’aviez vous le ſoin de retenir ſon ame,
Faut-il preter main forte à ce projet infame ?
Pourquoy n’empeſchiez-vous qu’il fut exécuté.
Il est digne de nous, & de ſa majest é.
ſp onſe ! Elle tombe expirée,
Ô genereuſe fille ! ô choſe ineſp erée !
Ha qu’une mort injuſt e en ce fatal moment
Dérobe à mon triomphe un ſuperbe ornement !
Cleopatre n’est plus ? Quoi Ceſar la perdue ?
Je n’ay ſu triompher d’une femme vaincue ?
Ô honte ! Ô des-honneur ! Peuple Romain, Senat,
Qui voulez que ma gloire ait de vous ſon éclat,
Ne vous amuſez point à me faire une entrée,
Ce n’eſt pas la raiſon que Rome ſoit parée,
Je refuſe l’honneur que vous me decernez,
Et vous me faites tort ſi vous me couronnez.
Permettez que voſt re ame ait des tranſp orts contraires ?
Et quoy des ennemis ſont-ils ſi neceſſaires ?
Rome ſera contente, & ravie en ſon cœur
Du tableau des vaincus, & du front du vainqueur,
C’eſt ce qu’elle demande.
Que vainqueur en effet je triomphe en peinture,
J’euſſe été glorieux ſi la Reine eut vécu,
Mais les Romains diront, il dit qu’il a vaincu.
Vos ennemis ſont morts, vous demeurez le maiſtre,
Nous verrons dans vos mains l’Empire floriſſant,
Le Ciel s’étonnera de vous voir ſi puiſſant,
Et de voir elevé ſi haut l’aigle de Rome,
Quoy qu’il ne ſoit poſé que ſur le front d’un homme.
Je ſçay bien que ma gloire eſt en ſon plus haut point,
Mais ce bel ornement y devoit eſtre joint :
Je la plains toutefois, mon cœur n’eſt pas de roche
Contre les traits puiſſants que la pitié décoche :
Ils peuvent plus fermez qu’ils ne firent ouverts,
Je ne voy plus ces lys meſl ez avec des roſes,
Ha que Rome à ma ſuite eut veu de belles choſes !
D’un double mouvement je me ſens combatu,
Dois-je plaindre ſa perte, ou loüer ſa vertu ?
La mort de Cleopatre eſt genereuſe, & belle.
Je la plains pour moy ſeul, je l’eſt ime pour elle,
Qui pourroit détourner le cours de ces malheurs,
Et qui ſe garderoit d’un aſp ic ſous des fleurs ?
Ne montrons point au ſort que mon pouvoir luy cede,
Inhumons ce beau corps, palle, immobile, froid,
Et rendons des honneurs à qui m’en préparoit.