Cléon à Eudoxe/Introduction

CLÉON
À
EUDOXE,
TOUCHANT LE MÉMOIRE
DES CHIRURGIENS,
CONTRE
LA PRÉÉMINENCE
DE LA MÉDECINE
SUR LA CHIRURGIE.



Après tant de sorties faites depuis peu, sur la Médecine, par divers Ecrivains, & dont quelques-unes viennent d’exciter la plume d’un Sçavant & célébre Médecin[1], qui a donné à cette occasion, cinq lettres consécutives, dont la derniere a paru au commencement de cette année 1738. Après tous ces écrits, mon cher Eudoxe, vous souhaitez seulement sçavoir de moi, ce que c’est que celui qui a pour titre : Mémoire où l’on fait voir en quoi peut consister la Prééminence de la Médecine sur la Chirurgie ; & vous avez raison, car cet ouvrage, ainsi qu’on, vous l’a dit, est fort différent des autres par l’importance de sa matiere ; je vous dirai de plus, qu’un Auteur[2] qui décide aujourd’hui du mérite de tous les écrits modernes, parle de ce Mémoire dans des termes à réveiller la curiosité des lecteurs les plus indifférens.

Il paroît, dit-il, un Ecrit nouveau d’une grande beauté, intitulé : Mémoire où l’on fait voir en quoi peut consister la Prééminence de la Médecine sur la Chirurgie… Plusieurs personnes s’étoient imaginées que cette pièce étoit une insipide discussion des droits réciproques de cet deux Professions, mais toutes les personnes d’esprit & de goût, ont juge cette curieuse piéce, digne leur attention, & je ne croit pas qu’elle ait ennuyé personne. Une pareille question avoit besoin de toutes les ressources de l’esprit, pour paroître aux gens du beau monde, agréable & interessante, comme elle l’est en effet. Cet Imprimé sera un jour bien recherché. Tel est le témoignage que l’Auteur dont il s’agit, rend du Mémoire que vous souhaitez que je vous fasse connoître.

Pour vous satisfaire, mon cher Eudoxe, (car il ne m’est pas possible, étant au point que je le suis, votre intime ami Cléon, de vous rien refuser) j’ai examiné d’abord cet Ecrit, depuis la premiere page, jusqu’à la quinziéme ; & ensuite, depuis cette quinziéme jusqu’à la derniere, qui est, non comme vous pourriez vous l’imaginer, la cinquantiéme ou la centième, mais la vingtiéme seulement ; ce que je vous dis pour raison, ainsi que vous le verrez dans un moment.

Cet examen, que j’ai fait en deux reprises, fera ici deux parties, que je diviserai, chacune en plusieurs petites pauses, pour vous en rendre la lecture plus commode.

La piece dont il s’agit, est sans nom d’Auteur : on s’est conduit prudemment de n’y en point afficher ; tant de gens, (toute petite qu’elle est, puisqu’elle n’a que vingt pages, ainsi que je viens de vous le dire,) y ont part, à ce que je sçai, qu’il n’eût pas été possible d’y arborer un nom particulier d’Auteur, sans blesser l’exacte vérité, & sans exciter là dessus bien des jalousies. De nommer aussi tous ceux qui y ont travaillé, cela auroit eu d’autres inconveniens ; on les a évité tous également, en ne nommant personne. Il ne faut donc point demander, mon cher Eudoxe, qui est l’Auteur de ce Mémoire. Quoique la piece n’ait que vingt pages, aucun de ceux qui y ont mis la main, ne pourroit se tirer honnêtement d’une telle question, qu’en répondant, Nous sommes sans nombre.

Un Auteur que vous avez connu[3], a avancé autrefois une pareille chose, à l’égard d’un ouvrage, qui ne le méritoit pas si bien que celui-ci ; & il a de plus, employé pour cela, une comparaison qui me paroît trop forte : Il seroit inutile, dit-il, de demander à notre critique, qui il est, puisqu’il ne sçauroit satisfaire sincerement à cette demande, qu’en répondant comme celui qui dit dans l’Evangile, qu’il s’appelle Légion. Je n’ai garde, mon cher Eudoxe, de me servir d’une telle comparaison qui paroîtroit cependant bien mieux convenir dans l’occasion présente, que dans celle où l’Auteur dont je vous parle, l’a employée.

Quoiqu’il en soit, les Chirurgiens de saint Côme se donnent pour ouvriers de la piece dont je vais vous rendre compte. Ils y parlent en leur nom, & toujours par le mot de nous[4]. Je ne supposerai point la chose autrement qu’ils ne veulent, & c’est conformément à cette idée, que je m’expliquerai.

Ce qu’ils se proposent, est de persuader que la Médecine n’a point de prééminence sur la Chirurgie : Mais, mon cher Eudoxe, le dirai-je ? Pas la moindre preuve dans leur mémoire tout raisonnemens faux ; nul ordre, outre cela, nulle méthode ; confusion partout ; invectives sans nombre ; passages tronqués, falsifiés ; profanations des livres saints ; froides & insipides railleries ; méprises perpétuelles ; aveuglement dans les points les plus clairs ; contradictions sans fin ; ignorance profonde de ce que disent les Auteurs, dont ils veulent s’autoriser ; & pour comble de tous ces égaremens, cris de victoire à toutes les pages, pour ne pas dire à toutes les lignes.

Voilà ce que c’est que le Mémoire de ces Messieurs ; ils le regardent cependant comme un chef-d’œuvre d’esprit ; je vais les suivre pas à pas. C’est tout l’ordre que l’observerai pour vous rendre compte d’un Ecrit sans ordre.

Mais, à propos de chef-d’œuvre d’esprit, vous souvient-il de ce que remarque un judicieux Critique[5] ? Qu’on n’a jamais vû jusqu’à présent, de chef d’œuvre de ce genre, qui fût l’ouvrage de plusieurs.

Ne vous étonnez donc pas, mon cher Eudoxe, que le Mémoire en question, si c’est un chef-d’œuvre, le soit en un sens si peu avantageux, quand même quelqu’un des travailleurs qui y ont sué (je dis sué, car je ne crois pas qu’on puisse trouver un écrit, moins naturel & qui ressente plus sa lourde peine que celui-ci ;) quand même, dis-je, quelqu’un des travailleurs qui y ont sué, auroit été capable, s’il avait tenu seul la plume, de faire quelque chose de plus supportable.

Au reste, je n’entreprends cet exposé, que parce qu’il me donnera lieu d’éclaircir un grand hombre de points importans touchant la Médecine & la Chirurgie ; mais c’est pour cette fois seulement ; car s’il arrive, mon cher Eudoxe, qu’après ceci, l’on veuille me fournir des occasions semblables, je déclare publiquement, puisque vous voulez que mon Ecrit devienne public, que je laisserai le champ libre à mes adversaires, & que quelque chose qu’ils fassent, je ne leur répliquerai point. Ainsi ils pourront prendre la plume hardiment, sans craindre de ma part, d’être contredits sur rien. Commençons.




  1. M. Astruc, Docteur en Médecine de la Faculté de Montpellier, Médecin Consultant du Roi, & Professeur au College Royal de France.
  2. L’Abbé Desfontaines, ancien Curé de Torigni en basse Normandie, Auteur de la feüille hebdomadaire, intitulée : Observations sur les Ecrits modernes. A Paris, Chaubert, Libraire, Quai des Augustins ; & chez ledit Curé, rue des Marais, Fauxbourg saint-Germain, 4. sols.
  3. L’Abbé de Saint Réal, De la Critique.
  4. La Faculté, disent-ils, regarde ses Theses comme des tables sur lesquelles nous devons lire les Loix de notre Art. Mém. p. 1.
  5. La Bruyere.