Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/Texte entier
DES BRETONS ARMORICAINS,
CONTES ET RÉCITS POPULAIRES,
- Monsieur le Ministre,
Je continue de rendre compte à Votre Excellence des résultats de mes recherches sur les traditions orales non chantées des Bretons Armoricains.
Je trouve encore, assez souvent, quelques fables nouvelles, et, par ailleurs, je recueille des versions différentes et des variantes curieuses de celles que je possédais déjà.
Dans ce cinquième rapport, je me propose de faire une analyse succincte d’un certain nombre des matériaux de ce genre concernant les mœurs et les croyances de nos premiers ancêtres, et intéressant par conséquent les origines de notre civilisation, que j’ai rassemblés jusqu’aujourd’hui, et je rappellerai les analogies que ces fables présentent avec celles trouvées chez d’autres peuples, du moins celles que je connais. Je me bornerai à énumérer tout simplement les autres, pour ne pas excéder les proportions d’un rapport ordinaire.
J’ai lu, dans ces derniers temps, les facétieuses nuits de Straparole, et j’ai été étonné de voir comme celles des fables de ce très-intéressant recueil qui sont vraiment populaires et anciennes se retrouvent toutes dans nos chaumières bretonnes, et souvent assez peu modifiées. On serait tenté de croire que ce livre, qui date de la première moitié du XVIe siècle, aurait été connu dans nos campagnes. Il serait pourtant bien singulier que ces contes italiens fussent arrivés par cette voie à des paysans qui, alors plus qu’aujourd’hui, ne savaient ni lire ni écrire. On pourrait alléguer qu’ils ont été lus d’abord dans les châteaux, les manoirs et les couvents, et que de là ils sont descendus dans le peuple. Mais j’aime mieux croire que toutes ces fables, communes à une famille de peuples, se sont conservées plus ou moins altérées chez ces différents peuples, grâce à la tradition orale, qui me semble atteindre plus haut que l’histoire écrite, du moins pour ce qui regarde les récits mythologiques et merveilleux[1]. Il faut convenir aussi que le champ des inventions et des combinaisons dont est capable l’esprit humain est plus limité qu’on ne se l’imagine généralement, et de là bien des rencontres fortuites que l’on est souvent disposé à prendre pour des imitations directes.
Je commence mes analyses :
LA PRINCESSE DE TRONKOLAINE[2]
Il y avait une fois un pauvre charbonnier qui avait déjà fait baptiser vingt-cinq enfants. Dieu lui en envoya un vingt-sixième, et il se mit en route pour lui chercher parrain et marraine. Il vit passer le roi dans son carrosse et il se mit à genoux, dans la boue, pour le saluer. Le roi lui jeta une pièce d’or.
— Ce n’est pas ce que je cherche pour le moment, bien que j’en aie grand besoin, dit le charbonnier ; c’est un parrain qu’il me faut pour un vingt-sixième enfant que ma femme vient de me donner.
— Vingt-six enfants, mon pauvre homme ! s’exclama le roi ; eh bien ! trouvez-vous demain à l’église avec l’enfant et une marraine, et je serai le parrain, moi.
Le charbonnier fut fidèle au rendez-vous ; il emmena une marraine et le roi arriva aussi à l’heure convenue. L’enfant fut baptisé et nommé Louis. Le parrain donna au père une bourse pleine d’or et lui dit d’envoyer son filleul à l’école, quand il aurait dix ans. Il lui donna encore la moitié d’une platine, dont il garda l’autre moitié, en lui recommandant de la donner à son filleul, quand il aurait atteint l’âge de dix-huit ans, pour qu’il la lui rapportât à sa cour, à Paris. Il le reconnaîtrait à ce signe. Il partit ensuite.
L’enfant fut mis à l’école à dix ans, et, comme il était intelligent, il fit des progrès rapides. Quand il eut dix-huit ans, son père lui remit la demi-platine et lui dit d’aller la porter à son parrain, le roi de France, dans son palais, à Paris. Jusque-là, il lui avait caché qui était son parrain. Il lui donna aussi un de ses chevaux à porter le charbon, une rosse, et le jeune homme partit.
Comme il passait dans un chemin étroit et profond, il y rencontra une petite vieille femme, courbée sur son bâton, et qui lui dit :
— Bonjour, Louis, filleul du roi de France.
— Bonjour, grand’mère, répondit Louis, étonne d’être connu de la vieille.
— Tout à l’heure, mon enfant, reprit celle-ci, tu arriveras à une fontaine au bord de la route, et là tu verras quelqu’un qui t’invitera à descendre de cheval et à te désaltérer ; mais ne l’écoute pas et continue ton chemin.
— Merci, grand’mère, répondit le jeune homme. Et il passa. Il arriva en effet, tôt après, à une fontaine, près de laquelle était un personnage de mauvaise mine qui lui cria :
— Eh ! Louis, arrête-toi un peu et descends de cheval.
— Je n’ai pas le temps, répondit Louis, je suis pressé.
— Viens, te dis je, te désaltérer à cette fontaine, dont l’eau est délicieuse, et causer un peu ; tu ne me reconnais donc pas, un ancien camarade d’école ?
Louis, en entendant ces derniers mots, descendit de cheval ; mais il ne reconnut pas le prétendu camarade d’école. Il voulut boire néanmoins à la fontaine, et, comme il se penchait sur l’eau pour boire dans le creux de sa main, l’autre, d’un coup d’épaule, le jeta dedans, puis il lui enleva sa demi-platine, monta sur son cheval et partit. Le pauvre Louis sortit de l’eau, comme il put, et courut après le voleur. Le cheval était vieux et fourbu, de sorte qu’il finit par l’atteindre, et ils entrèrent ensemble dans la cour du palais du roi. Celui-ci, à la vue de la demi-platine, ne douta pas que celui qui en était porteur ne fût son filleul, et il lui fit bon accueil, quoiqu’il lui trouvât bien mauvaise mine. Il lui demanda aussi ce qu’était le jeune homme qui l’accompagnait.
— C’est, répondit-il, parrain, un jeune homme de mon pays qui m’a suivi, dans l’espoir de trouver un emploi à votre cour.
— C’est bien, répondit le roi, on trouvera à l’occuper quelque part.
Il fut, en effet, employé comme valet d’écurie, tandis que l’autre suivait partout le roi, habillé comme un prince, et n’avait rien autre chose à faire, tous les jours, que manger, boire et se promener.
Tôt après, le faux filleul, voulant se débarrasser de Louis, dont la vue l’importunait, dit un jour au roi :
— Si vous saviez, parrain, ce dont s’est vanté le valet d’écurie, mon pays ?
— De quoi s’est-il donc vanté ? demanda le roi.
— D’aller demander au Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin[3].
— Vraiment ? Eh bien, il faut alors qu’il y aille, car je suis, en effet, bien curieux de savoir cela.
Et le pauvre Louis dut se mettre en route pour aller trouver le Soleil, bien qu’il protestât qu’il n’avait jamais dit rien de semblable. Comme il se dirigeait, tout triste, du côté de la mer, il rencontra un vieillard vénérable qui lui demanda :
— Où allez-vous ainsi, mon enfant ?
— Ma foi, grand-père, répondit-il, je n’en sais trop rien. On m’a dit que, sous peine de mort, il me faut savoir du Soleil pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin, et je ne sais où aller trouver le Soleil.
— Eh bien ! mon enfant, je vous aiderai à le trouver, moi. Et, lui montrant un cheval de bois : Montez sur ce cheval de bois, qui s’élèvera en l’air, à votre commandement, et vous portera au pied de la montagne sur le sommet de laquelle est le château du Soleil. Vous laisserez le cheval au bas de la montagne, où vous le retrouverez au retour, et vous irez seul jusqu’au château.
Louis monta sur le cheval de bois, qui s’éleva aussitôt en l’air et le déposa au pied d’une haute montagne. Il gravit péniblement cette montagne, et, arrivé sur le sommet, il vit un palais si beau, si resplendissant, qu’il en fut ébloui. C’était le palais du Soleil. Il frappa à la porte. Une vieille femme vint lui ouvrir.
— Monseigneur le Soleil est-il à la maison ? lui demanda-t-il ?
— Non, mon enfant, mais il arrivera sans tarder, répondit la vieille.
— Je l’attendrai, alors.
— Mais, mon pauvre enfant, mon fils aura grand’faim, quand il arrivera[4], et il pourrait bien te manger.
— Je vous en prie, grand’mère, faites qu’il ne me mange pas, car il faut que je lui parle.
— Eh bien ! entre toujours, mon garçon, et je tâcherai d’arranger cela.
Et il entra. Le Soleil arriva peu après, en criant :
— J’ai faim ! j’ai grand’faim, mère ! Puis, ayant flairé l’air : Je sens odeur de chrétien ! Il y a un chrétien ici, et je veux le manger !
— Oui, comptez là-dessus, lui dit sa mère, que je vais vous le donner à manger, ce pauvre enfant qui est si gentil ! Voilà votre souper qui est prêt, mangez-le vite et faites silence, ou gare, à mon bâton !
Le Soleil courba la tête, à cette menace, comme un enfant craintif, et se mit à manger, en silence. Quand il eut fini, Louis, enhardi en le voyant si doux, lui adressa sa question :
— Je voudrais bien savoir, monseigneur le Soleil, pourquoi vous êtes si rouge, si beau, quand vous vous levez, le matin ?
— Je veux bien te le dire, répondit le Soleil ; c’est que le château de la princesse de Tronkolaine[5] est ici près, et elle est si belle qu’il faut que je me montre aussi dans toute ma beauté, pour n’être pas éclipsé par elle.
— Merci bien, monseigneur le Soleil, répondit Louis ; et il salua profondément et partit alors. Il redescendit la montagne, remonta sur son cheval de bois, qui l’attendait, et il fut bien vite rendu à la cour du roi.
— Eh bien ! lui demanda celui-ci, as-tu été jusqu’au Soleil, et peux-tu me dire, à présent, pourquoi il est si rouge, quand il se lève, le matin ?
— Oui, sire, je peux vous le dire.
— Voyons donc cela.
— C’est pour n’être pas éclipsé par la princesse de Tronkolaine, dont le château est voisin du sien, et qui est la plus merveilleuse beauté qui existe nulle part.
Le roi parut satisfait de l’explication.
Mais, à quelque temps de là, le faux filleul lui dit encore :
— Si vous saviez, parrain, ce dont s’est encore vanté le valet d’écurie ?
— De quoi s’est-il donc vanté ? demanda le roi.
— D’être capable de vous amener à votre cour la princesse de Tronkolaine elle-même, pour que vous l’épousiez !
— Vraiment, il s’est vanté de cela ? Eh bien ! il faut qu’il le fasse, alors, ou il n’y a que la mort pour lui.
Et le pauvre Louis dut encore tenter cette aventure, malgré ses protestations de n’avoir jamais dit rien de semblable. Heureusement pour lui qu’il rencontra encore le vieillard inconnu, qui lui dit :
— Retournez auprès du roi et dites-lui que, pour accomplir votre entreprise, il vous faut un bâtiment chargé de blé, de lard et de viande de bœuf, afin de distribuer ces provisions aux rois des fourmis, des éperviers et des lions, que vous rencontrerez sur votre route, et qui, si vous les régalez bien, vous seront utiles, plus tard.
Il obtient le bâtiment chargé de ces provisions. Alors le vieillard lui donne encore une baguette blanche, pour obtenir un vent favorable du côté où il la tournera. Il s’embarque, passe successivement par les royaumes des fourmis, des éperviers et des lions, régale tous ces animaux de son mieux, et tous lui promettent de lui venir en aide, sitôt qu’il les appellera[6]. Il aborde alors dans une île. Au milieu de l’île il y a un château magnifique. C’est là que demeure la princesse de Tronkolaine. Il la voit au bord d’une fontaine, peignant ses cheveux blonds, avec un peigne d’or et un démêloir d’ivoire. Il cueille une orange à un oranger qui est là près, et la jette dans la fontaine. La princesse se détourne, l’aperçoit, lui sourit et lui dit d’avancer. Puis elle le conduit à son château, le régale de mets exquis et de fruits délicieux, et l’invite à rester avec elle. Au bout de quinze jours de séjour dans le château, Louis demanda à la princesse si elle consentirait à le suivre à la cour du roi de France.
— Volontiers, répondit-elle, quand vous aurez fait tout le travail qu’il y a à faire ici.
— Dites, princesse, ce que vous désirez de moi, et si c’est possible, je le ferai.
Le lendemain matin, la princesse le conduisit dans le grenier du château, et lui montrant un grand tas de grains mélangés :
— Voilà, dit-elle, un tas de trois grains mélangés, froment, seigle et orge[7]. Il faut mettre chaque sorte de grain dans un tas à part, sans vous tromper d’un seul grain, et que ce soit fini pour le coucher du soleil. Puis elle s’en alla.
Louis appela à son secours les fourmis, et le triage fut fait on ne peut mieux, pour l’heure dite. Aussi, quand la princesse revint, au coucher du soleil, fut-elle bien étonnée. Elle examina l’ouvrage, et, ne trouvant pas un seul grain d’une espèce différente dans chacun des trois tas :
— C’est fort bien, dit-elle.
— Viendrez-vous avec moi, à présent ? lui demanda Louis.
— Pas encore ; j’ai autre chose à vous demander, auparavant.
En effet, le lendemain matin, elle lui donna une cognée de bois, et, l’ayant conduit dans la grande avenue du château, elle lui dit, en lui montrant les grands chênes :
— Il faut m’abattre tous ces arbres, avant le coucher du soleil, avec votre cognée de bois. Puis elle s’en alla.
Dès que la princesse fut partie, Louis appela les lions à son secours, et, quand elle revint, au coucher du soleil, il n’y avait plus un seul arbre debout, dans l’avenue. Son étonnement ne fit qu’augmenter.
— Me suivrez-vous, à présent, princesse ? lui demanda Louis.
— J’ai encore un autre travail, une dernière épreuve à vous donner, répondit-elle, et si vous vous en tirez aussi heureusement que des deux autres, rien ne s’opposera plus à ce que je vous suive.
Le lendemain matin, la princesse le conduisit au pied d’une grande montagne et lui dit :
— Voici une montagne qui offusque mon palais et m’empêche de voir au loin, et je désire qu’elle ait disparu pour le coucher du soleil. Et elle s’en alla encore.
Louis appela, cette fois, les éperviers à son secours, et, avec leurs becs et leurs griffes, ils eurent bientôt, tant ils étaient nombreux, fait disparaître la montagne et aplani le terrain. Quand la princesse revint, au coucher du soleil :
— Eh bien ! princesse, êtes-vous satisfaite ? lui demanda Louis.
— Oui, répondit elle, vous n’avez pas votre pareil au monde, et, à présent, je vous suivrai, quand vous voudrez.
Et elle lui donna alors un baiser. Ils se dirigèrent ensuite vers la mer. Le bâtiment sur lequel Louis était venu dans l’île était toujours là, l’attendant. Ils montèrent dessus et abordèrent sans encombre au continent. Pendant le trajet, la princesse laissa tomber dans la mer la clef de son château, sans en rien dire à Louis[8]. Le vieillard les attendait de l’autre côté de l’eau.
— Eh bien ! mon enfant, demanda-t-il à Louis, avez-vous réussi ?
— Oui, grand-père, grâce à vous, et que Dieu vous bénisse. Quand la princesse arriva à la cour, le vieux roi fut tellement charmé de sa beauté qu’il voulut l’épouser sur-le-champ.
— Holà ! dit-elle alors, je ne suis pas venue ici pour un vieux barbon comme vous, ni pour cet autre, — et elle montrait le faux filleul, — que vous croyez être votre filleul, et qui n’est qu’un démon ! Votre vrai filleul, le voici, et c’est lui qui sera mon époux. — Et elle montrait Louis. — À présent, faites chauffer un four, et qu’on y jette ce diable !
Ce qui fut fait. Et comme le démon, autrement le faux filleul, poussait des cris affreux et essayait de sortir du feu, on fit venir une jeune femme portant son premier enfant, et, avec son anneau de mariage qu’elle lui présentait à l’ouverture du four, quand il voulut sortir, elle le força d’y rester. Alors il s’écria :
— Si j’étais resté à la cour un an seulement, j’aurais réduit le royaume à un état désespéré !
Louis fut alors marié à la princesse de Tronkolaine, et il remplaça sur le trône le vieux roi, son parrain, qui n’avait pas d’enfants. Il fit venir à la cour son vieux père et sa vieille mère, ainsi que ses frères et ses sœurs, qu’il établit tous honorablement.
Il faut remarquer que nos conteurs populaires, lorsque les héros de leurs récits deviennent rois, ce qui arrive fréquemment, ne manquent jamais de leur faire appeler à la cour leur vieux père, leur vieille mère, avec leurs frères et leurs sœurs ; touchant exemple d’amour filial, de leur sympathie et de leurs bons sentiments pour leurs proches, et généralement pour tous ceux qui souffrent.
Trégont-à-Baris, de mon quatrième rapport, n’est qu’une version différente de ce conte, avec des variantes curieuses. La Princesse de Tréménézaour, du même rapport, s’en rapproche aussi, sur quelques points.
LE FILS DU PÊCHEUR ET LA PRINCESSE TOURNESOL.
Un pauvre pêcheur, qui ne prenait presque rien, rencontra un jour, en mer, le diable qui lui dit :
— Promets-moi ce que ta femme porte en ce moment, et jure de me l’apporter ici, dans dix-huit ans, et je te ferai prendre du poisson à discrétion.
Le marché fut conclu. La femme du pêcheur était enceinte, sans qu’il le sût, et il avait ainsi vendu son enfant au diable, avant sa naissance. Quand le fils qui lui naquit approcha de sa dix-huitième année, on alla consulter un vieux moine. Celui-ci demanda à la femme :
— Vous rappelez-vous ce que vous portiez au moment où votre mari conclut le marché fatal ?
— Oui, répondit-elle, je portais un fagot que j’avais été chercher au bois.
— Avez-vous encore ce fagot ?
— Oui, il doit être encore sur notre grenier, car depuis ce jour-là le bois ne nous a pas manqué.
— C’est bien, tout espoir n’est pas perdu, alors.
Le jour du rendez-vous venu, le fagot fut trempé dans de l’eau bénite, et le jeune homme l’emporta en mer sur son bateau. Quand le diable lui réclama ce qui lui était dû, il le lui jeta à la figure, en disant :
— Tiens, voilà ce qui te revient ! c’est ce que ma mère portait quand tu fis le marché avec mon père.
Le Malin, trompé, partit en poussant un cri épouvantable, et sans réclamer autre chose. Mais le fils du pêcheur ne put retourner au rivage. Il erra quelque temps sur la mer, et aborda enfin dans une île. Dans cette ile, il y avait un beau château. C’était le château de la princesse Tournesol. Il y entra, et ne vit personne. En allant de chambre en chambre, il finit par trouver une princesse d’une beauté merveilleuse, endormie sur un lit de pourpre. Il lui donna un baiser, et elle s’éveilla. Elle lui dit que, pour la délivrer de ce château, où elle était enchantée, il lui faudrait souffrir, pendant trois nuits de suite, des supplices inouïs. Il voulut tenter l’aventure. Pendant les trois nuits qui suivirent, il fut, en effet, si maltraité par des démons qui arrivaient dans sa chambre, à minuit, pour ne s’en aller qu’au chant du coq, qu’ils le laissèrent pour mort, à chaque fois. Mais la princesse le ressuscitait à chaque fois aussi, avec un onguent merveilleux qu’elle possédait. Quand il fut sorti triomphant des trois épreuves, il épousa la princesse. Après être resté quelque temps avec elle dans son château, il retourna dans son pays, pour voir ses parents, et la princesse lui recommanda de ne dire à personne qu’il était marié, sous peine de ne plus la revoir. Mais il finit par livrer son secret. Aussitôt il entendit la voix de sa femme qui lui cria, sans qu’il la vît : « Hélas ! tu m’as désobéi, malheureux ! À présent tu ne me reverras plus. Je vais, captive, sur la montagne de Pennbœuf (?), bien loin, bien loin d’ici. » Mais il jure de ne se reposer sous aucun toit, ni la nuit, ni le jour, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée, et il se met immédiatement en route. Il visite successivement trois ermites, trois frères, vivant dans les bois et éloignés l’un de l’autre. Le premier ne peut lui donner aucun renseignement sur la montagne de Pennbœuf, mais il lui donne une boule qui roule d’elle-même devant lui et le conduit jusqu’au second ermite. Celui-ci non plus ne sait pas où est la montagne de Pennbœuf. Il est maître sur tous les animaux à poil, et il les interroge à ce sujet : aucun d’eux ne connaît la montagne en question. Cet ermite lui donne alors, comme le premier, une boule pour le conduire chez son autre frère. Celui-ci est maître sur tous les animaux à plumes. Il les convoque tous. L’aigle sait où est la montagne de Pennbœuf, et l’ermite lui ordonne d’y porter, sur son dos, le voyageur, après avoir donné à celui-ci un manteau qui le rendra invisible, quand il le mettra à l’envers. Il arrive au château, au moment où la princesse allait épouser le géant qui la retenait captive. Grâce à son manteau, il peut pénétrer jusqu’à elle, et la faire sortir du château, sans être vu de personne, puis il l’épousa.
Ce conte, que je ne fais qu’analyser succinctement, semble appartenir au même cycle que la Princesse de Tronkolaine, Trégont-à-Baris, la Princesse aux cheveux d’or, et généralement tous ceux où le soleil joue un rôle. Le premier épisode, celui de la vente de l’enfant au diable, pourrait bien appartenir à une autre fable.
LE POIRIER AUX POIRES D’OR ET LE CORPS SANS ÂME.
Un roi a dans son jardin un poirier merveilleux qui produit des fruits d’or. Mais il s’aperçoit que, depuis quelque temps, une poire disparait chaque nuit de l’arbre. Il a trois fils. L’aîné passe, le premier, une nuit au pied du poirier, armé d’un arc, pour essayer de surprendre le voleur. Mais il s’endort, et, le lendemain matin, il manque encore une poire. De même pour le second fils, qui veut surveiller les poires d’or, après son aîné. Le cadet tente l’aventure, à son tour, et il ne s’endort pas. Vers minuit, par un beau clair de lune, le ciel s’obscurcit tout à coup, et il voit un grand oiseau, un aigle sans doute, qui descend sur l’arbre, enlève un fruit et s’envole ensuite, en l’emportant dans son bec. Il lui décoche une flèche. L’oiseau pousse un grand cri et laisse tomber par terre la poire d’or ; mais il disparait néanmoins. Le lendemain matin, la poire, fut retrouvée, et aux gouttes de sang répandues sur le sol, on put suivre la trace du voleur jusqu’à un vieux puits d’une profondeur inconnue. Les deux fils aînés du roi descendirent dans le puits, l’un après l’autre ; mais, n’en trouvant pas le fond, ils eurent peur, et se firent remonter. Le cadet entra à son tour dans le seau, et descendit, descendit pendant plusieurs heures, si bien que les cordes faillirent manquer. À force de descendre, il finit par arriver dans un autre monde, où tout était différent de ce qui se voit dans le nôtre. Il se trouva au milieu d’un bois, et vit venir à lui une vieille femme, qui lui demanda où il allait.
— Je cherche, répondit-il, le voleur des poires d’or de mon père.
— C’est mon fils, dit la vieille, mais ne croyez pas qu’il soit facile de le prendre ; vous le verrez dans un château que vous trouverez bientôt.
Le cadet suivit une grande avenue de vieux chênes, et se trouva en effet, sans tarder, devant un château aux murs d’acier. Au-dessus de la porte de la cour, il vit l’aigle qu’il avait blessé, triste, et paraissant malade. Dès que l’oiseau l’aperçut, il s’envola, en poussant un grand cri. Le cadet pénétra dans la cour du château, et une belle demoiselle vint à sa rencontre et lui dit qu’elle était fille du roi d’Espagne et qu’elle avait deux autres sœurs, plus belles qu’elle, et, comme elle, retenues enchantées, depuis plus de cinq cents ans, par l’aigle, qui était un grand magicien. L’une de ses sœurs demeurait plus loin, dans un château d’argent, et l’autre, plus loin encore, dans un château d’or. S’il pouvait tuer l’aigle, il les délivrerait toutes les trois, et il pourrait alors épouser celle qui lui plairait le plus. Puis elle le conduisit jusqu’au château d’argent. L’aigle y était encore, perché au-dessus de la porte de la cour, et, en les voyant, il poussa un cri effrayant et s’envola plus loin, vers le château d’or. Les deux sœurs accompagnèrent le cadet jusqu’au château d’or. L’aigle y était perché sur la plus haute tour, et, dès qu’il les aperçut, il s’envola encore plus loin, en poussant un cri épouvantable. Les deux princesses du château d’argent et du château d’acier s’en retournèrent alors chez elles, et le cadet pénétra seul dans la cour du troisième château, qui était tout d’or. Une princesse, plus belle que les deux autres, vint à sa rencontre. Elle lui donna une épée enchantée, qui appartenait au magicien et dans laquelle résidait toute sa puissance, et lui dit d’aller se placer au milieu de la cour du château, de tenir la pointe de l’épée en l’air, et l’aigle viendrait planer au-dessus et continuerait de descendre, en tournant et en rétrécissant toujours les cercles, jusqu’à ce qu’il tombât sur la pointe de l’épée, et aussitôt il se changerait en homme et perdrait tout son pouvoir.
Le cadet se conforma de point en point aux instructions de la princesse, et tout se passa comme elle le lui avait prédit. . . Il retourna à l’ouverture du puits, avec les trois princesses, et tira la corde d’une petite cloche qui avait été suspendue au-dessus de l’ouverture supérieure, donnant ainsi à entendre qu’il voulait remonter. Les trois princesses entrèrent d’abord dans le seau, l’une après l’autre, et furent retirées du puits, et les deux princes aînés se les disputèrent ; puis ils coupèrent la corde et laissèrent leur frère au fond du puits. Mais le cadet avait retenu une des pantoufles de chacune des trois princesses, une d’acier, une d’argent et une d’or. Ses deux frères voulaient se marier, tout de suite, l’un avec la princesse du château d’or, l’autre avec la princesse du château d’argent. Les princesses dirent qu’elles ne se marieraient que lorsqu’on leur aurait procuré des pantoufles semblables à celles dont elles avaient déjà chacune une seulement. Mais laissons-les, un moment, et retournons au cadet.
La vieille femme, la mère de l’aigle, vint à lui, et lui dit :
— Rends son épée à mon fils (car il ne s’était pas dessaisi de l’épée enchantée), et il te fera sortir d’ici, et te ramènera dans ton pays.
Il rendit l’épée, à cette condition, et l’aigle le prit alors sur son dos, et, s’élevant avec lui dans le puits, il le ramena à l’ouverture supérieure. Puis, avant de s’en retourner, il lui dit de lui arracher une plume de la queue, de l’emporter et de l’approcher du feu chaque fois qu’il aurait besoin de secours, et il arriverait aussitôt. Le cadet arracha une plume à la queue de l’aigle et l’emporta. Puis il entra dans la ville, vêtu comme un mendiant. Il logea chez un maréchal ferrant. Il s’enquit des nouvelles de la ville ; on lui dit qu’il n’était bruit, pour le moment, que des deux fils aînés du roi, qui avaient conquis sur un enchanteur des princesses d’une beauté merveilleuse avec lesquelles ils étaient sur le point de se marier ; mais les princesses y mettaient pour condition qu’on leur procurât, auparavant, des pantoufles semblables à celles dont elles avaient déjà chacune une seulement, et on ne trouvait nulle part d’ouvrier capable d’exécuter un pareil travail.
Le cadet livra au maréchal les trois pantoufles, l’une après l’autre, et lui dit de se présenter avec elles à la cour, comme étant lui-même l’ouvrier qui les avait fabriquées, et de demander dix mille écus de celle qui était d’acier, vingt mille de celle qui était d’argent, et trente mille de celle qui était d’or. Mais les princesses, ayant reconnu leurs pantoufles, firent rechercher celui qui les avait livrées au maréchal, et le cadet fut amené à la cour et reconnu par elles. Alors les trois princes épousèrent chacun une des trois princesses, le cadet ne voulant tirer aucune vengeance de la trahison de ses frères, et il y eut de grandes réjouissances et de grands festins.
Le conte semble terminé ici, quoiqu’il présente des lacunes. Ainsi le héros ne fait aucun usage, ni jusqu’ici, ni plus tard, de la plume qu’il a arrachée à la queue de l’aigle. Ce qui suit est une autre fable, et c’est, sans doute, arbitrairement et uniquement pour allonger son récit et en augmenter l’intérêt, que le conteur l’a ajoutée à la première. Je crois pourtant devoir donner le récit de mon conteur dans toute son étendue, et tel qu’il me l’a présenté, pour rester fidèle à mon rôle de collecteur exact et consciencieux.
L’aigle avait aussi recommandé au cadet de prendre garde au Corps sans âme, qui pouvait encore lui enlever sa femme. Et en effet, comme il était un jour avec elle en voyage, elle lui fut soudainement enlevée dans un tourbillon[9]. Il se rappela la recommandation de l’aigle et se dit : « C’est le Corps sans âme qui me l’a enlevée ! Je ne cesserai de voyager, ni de nuit ni de jour, que je ne l’aie retrouvée. » Et il se mit en route sur-le-champ. Surpris par la nuit dans une forêt, il monta sur un arbre, pour attendre le jour. Trois personnages vinrent se reposer sous le même arbre. Un d’eux avait un chapeau qui, mis d’une certaine manière, rendait invisible celui qui le portait, le second avait des guêtres avec lesquelles il pouvait faire cent lieues à chaque pas, et le troisième avait un arc avec lequel il atteignait tout ce qu’il visait. Il les avait entendus se faire ces confidences, et, quand il les vit bien endormis, il descendit tout doucement de son arbre, s’empara du chapeau, des guêtres et de l’arc, et partit alors. Il allait vite à présent. Il rencontra sur une grande lande une vieille femme qui lui demanda :
— Où vas-tu, ver de terre ?
— Je cherche le château du Corps sans âme, qui m’a enlevé ma femme, grand’mère.
— Eh bien ! tu n’en es plus bien loin ; tu le verras sans tarder sur le rivage de la mer ; mais il n’est pas facile d’y pénétrer. Tous les matins, quand le maître du château se lève, il lance du feu au loin par les trois fenêtres de sa chambre, et tout est brûlé, jusqu’aux pierres mêmes, dans les environs.
Le cadet met son chapeau de manière à n’être pas visible, et il pénètre facilement dans le château. C’était le soir. Le géant était à table, avec la princesse. Après le repas, chacun d’eux se retira dans sa chambre. Le cadet suivit sa femme dans la sienne, sans être vu, puis ayant changé de façon de mettre son chapeau, il redevint visible. Grand fut l’étonnement de sa femme de le voir auprès d’elle. Elle sut s’y prendre de manière à faire dire au géant, le lendemain matin, pendant le déjeuner, où résidait son âme.
— Il y a, dit-il, dans le bois qui entoure le château, une caverne avec une porte de fer, dont j’ai toujours la clef suspendue à mon cou par une chaîne d’or. Dans cette caverne il y a un lion, dans le lion, un loup, dans le loup, un lièvre, dans le lièvre, une colombe, et enfin dans la colombe, un œuf, et dans cet œuf est ma vie. Il faudrait tenir l’œuf, après avoir tué tous ces animaux renfermés les uns dans les autres, et me le briser sur le front, et je mourrais sur-le-champ. Mais tout cela est impossible à un homme, et je suis bien tranquille de ce côté.
Le cadet, qui était là, invisible, entendit tout. Sa femme s’empara de la clef d’or, pendant que le géant dormait, et la lui remit. Il se rendit alors au bois, ouvrit la caverne, tua successivement, avec son arc, le lion, le loup, le lièvre, la colombe, s’empara de l’œuf et revint avec lui au château. Il le brisa sur le front du géant, qui était étendu sur son lit, bien malade déjà et affaibli graduellement par la mort de chaque animal, et le monstre expira sur-le-champ, et le château lui-même disparut, avec son maître, dans le puits de l’enfer !
Le cadet et sa femme n’eurent aucun mal, et ils retournèrent alors dans leur pays[10].
Ce conte semble composé par le mélange de deux ou trois autres contes, que l’on trouve séparément ailleurs, par exemple les trois récits que l’on peut lire dans le recueil de M. Alex. Chodzko, Contes des paysans et des pâtres slaves, sous les titres de : l’oiseau Ohnivak, l’Esprit des steppes et le Tapis volant. Le géant Kostey, de l’Esprit des steppes, est un Corps sans âme. Comme dans le conte breton, sa vie est dans un œuf qu’on ne peut se procurer qu’en tuant successivement plusieurs animaux renfermés les uns dans les autres. Voici comment la vieille Yaga ou sorcière du conte slave donne ses instructions au prince Junak, pour triompher du géant Kostey, qui a enlevé la princesse Merveille : « Prince Junak, tu as entrepris une chose bien difficile ; mais ton courage te servira à accomplir ton dessein. Je vais t’indiquer le moyen de faire périr Kostey, car sans cela tu ne parviendrais à rien. Sache donc qu’au milieu de l’Océan se trouve l’île de la vie éternelle. Sur cette île est planté un chêne, au pied duquel tu trouveras enfoui sous terre un coffre bardé de fer. Dans ce coffre est enfermé un lièvre ; sous ce lièvre se cache un canard gris, dont le corps renferme un œuf : c’est dans cet œuf que réside la vie de Kostey. Une fois l’œuf cassé, Kostey est mort ! Adieu, prince Junak, pars sans tarder, ton coursier le conduira à destination.
Dans les Traditions populaires des Gaëls d’Ecosse, recueillies par F.-J. Campbell, je trouve également un Corps sans âme, dans le conte qui porte le titre de : le jeune roi d’Easaidh Ruadh. Là, comme dans les contes bretons et slaves, il y a un géant dont la vie réside dans un œuf, qu’il faut chercher dans le corps d’un canard[11].
Le résumé rapide, qui va suivre, du conte slave l’oiseau Ohnivak, montrera clairement que la fable, les ressorts, l’esprit et la marche générale du récit y sont les mêmes que dans le conte breton.
Dans le conte slave, comme dans le conte breton, un roi a dans son jardin un pommier[12] qui produit des fruits d’or, et, chaque nuit, il en disparaît un. Ce roi a aussi trois fils, qui passent successivement chacun une nuit au pied de l’arbre, afin de surprendre le voleur. Les deux aînés s’endorment et laissent enlever les pommes, comme à l’ordinaire. Le cadet, lui, quand son tour arrive, ne s’endort pas, et il atteint d’une flèche le voleur, l’oiseau Ohnivak, qui laisse tomber par terre la pomme qu’il emportait dans son bec, avec une plume de sa queue. Cette plume servit au roi, dans la suite, pour éclairer son palais, la nuit, car elle brillait dans l’obscurité comme un véritable flambeau. — Dans un de mes contes, la Princesse de Tréménézaour, il y a aussi une plume lumineuse qui éclaire le palais d’un roi. — Le roi du conte slave est pris d’un tel désir de posséder l’oiseau à qui appartient la plume merveilleuse, qu’il en tombe malade. Dans un autre conte breton, il y a également un roi atteint d’une maladie que la vue de l’oiseau de la vérité peut seule guérir. — Les trois fils du roi se mettent en route à la recherche de l’oiseau Ohnivak, car la couronne est promise à celui qui l’apportera à son père. Chacun d’eux prend une direction différente. Les deux aînés désobligent un renard, qui vient leur demander quelques miettes de pain, pendant qu’ils se reposent et mangent un morceau, sur la lisière d’un bois. Le cadet, au contraire, accueille bien le renard et partage avec lui son frugal repas. L’animal reconnaissant lui promet aide et protection, dans le besoin. — Cet épisode du renard se trouve encore dans un conte breton.
L’oiseau Ohnivak, lui dit le renard, est dans un palais de cuivre, et près de lui sont deux cages, une d’or, et l’autre de bois. C’est dans la cage de bois qu’il faut le mettre pour pouvoir l’emporter, — condition qui se trouve aussi dans le conte breton l’Oiseau de la vérité. — Le cadet du conte slave met l’oiseau Ohnivak, endormi, dans la cage d’or, et aussitôt il s’éveille et tous les autres oiseaux qui se trouvent par là, et qui dormaient, s’éveillent aussi et font un tel bruit que des valets accourent, arrêtent le voleur et le conduisent devant le roi. « Voleur ! lui dit celui-ci. — Je ne suis pas un voleur, répond le cadet, mais je viens ici chercher celui qui a volé mon père, et qui est chez vous. » Le roi promet de lui livrer l’oiseau Ohnivak, à la condition qu’il lui amènera à sa cour le cheval à la crinière d’or. Le renard vient encore au secours du cadet, bien qu’il lui ait désobéi, et il le conduit devant le château d’argent où se trouve le cheval à la crinière d’or. Près du cheval, dans son écurie, sont suspendues à des clous deux brides, l’une d’or et l’autre de cuir. C’est la bride de cuir qu’il faut lui mettre en tête, pour pouvoir l’emmener. Malheureusement, le cadet lui met la bride d’or, et il est encore pris et conduit devant le roi, à qui il raconte toutes ses aventures, depuis le commencement. — Cet épisode du cheval à qui il faut mettre une bride de cuir ou de chanvre, et non d’or, se trouve encore dans les contes bretons, ainsi que les châteaux de cuivre, d’argent et d’or, où le prince slave doit accomplir ses trois épreuves.
Le roi du château d’argent promet au cadet de lui livrer le cheval à la crinière d’or, à la condition qu’il lui amènera à sa cour la vierge aux cheveux d’or.
Le renard le conduit alors au bord de la mer Noire, et, lui montrant le château, il lui dit : «C’est là qu’est la Vierge aux cheveux d’or. Mais elles sont trois sœurs, et on te les amènera toutes les trois dans une salle, la tête couverte d’un voile, qui cachera bien leurs cheveux, et on le dira de choisir. Choisis celle qui sera le plus simplement vêtue. »
Il suivit, cette fois, le conseil du renard et choisit la plus simplement vêtue des trois princesses, et qui était la Vierge aux cheveux d’or. On lui dit alors qu’il lui fallait tenter l’épreuve une seconde fois, et on lui présenta encore, le lendemain, les trois princesses voilées et vêtues absolument de la même manière. Mais la princesse aux cheveux d’or avait trouvé moyen de lui dire, avant l’épreuve, qu’il pourrait la reconnaître à une mouche qui viendrait voltiger autour de sa tête ; et il réussit encore.
Cet épisode du choix entre trois princesses voilées, ou se trouvant dans une salle obscure, et le moyen employé pour reconnaître celle que l’on désire, est pareillement dans les contes bretons.
Le cadet ayant encore réussi dans la seconde épreuve, on lui en proposa une troisième et dernière. Il fallait, avec un tamis qu’on lui donna, épuiser toute l’eau d’un grand vivier. La Vierge aux cheveux d’or vint à son secours, comme la veille, et il réussit encore.
Alors il emmena avec lui la Vierge aux cheveux d’or. Mais il lui était bien désagréable délivrer une si belle princesse au roi du château d’argent. Le renard le comprit et, s’étant métamorphosé en une belle princesse, en tout semblable à la Vierge aux cheveux d’or, le roi du château d’argent l’épousa, sans se douter de rien. Mais, le jour même des noces, l’animal reprit soudainement sa forme naturelle, et partit. Le cadet prit alors le chemin de chez son père, tout fier d’emmener avec lui une si belle princesse, sur un beau cheval à la crinière d’or, et de plus, l’oiseau Ohnivak.
Les trois frères arrivent au rendez-vous qu’ils s’étaient assigné, au bout d’un an et un jour. Les deux aînés, jaloux de voir comme leur cadet avait réussi, le mettent à mort, et se présentent devant leur père avec l’oiseau, le cheval et la princesse, dont ils se disent les conquérants, au prix de beaucoup de peine et de prouesses. Ils lui disent aussi que leur frère cadet a péri dans l’entreprise.
Cependant le renard ressuscite le cadet, avec de l’eau de la vie, que lui apporte un corbeau. Il se présente chez son père, habillé en paysan, pour demander un emploi. Il est pris comme valet d’écurie. Le cheval à la crinière d’or était tout triste, et ne mangeait pas, l’oiseau aussi était triste et ne mangeait ni ne chantait, et la princesse aux cheveux d’or ne faisait que pleurer ; enfin le vieux roi était plus malade que jamais. À l’arrivée du cadet, le cheval hennit de joie, l’oiseau chanta, la princesse cessa de pleurer et le vieux roi guérit soudainement. Tout fut alors dévoilé. Les deux princes aînés furent condamnés à mourir, et le cadet épousa la Princesse aux cheveux d’or.
Il n’y a pas un épisode dans ce conte, ni un agent merveilleux, comme du reste dans presque tous les contes du recueil de M. Alexandre Chodzko, qui ne se retrouve dans nos contes bretons, mais dispersés de tous les côtés dans plusieurs fables. Cela provient et du caprice des conteurs, qui, voulant toujours allonger leurs récits, y mêlent des éléments et des épisodes étrangers à la fable première ; et aussi des fortunes diverses subies par ces traditions orales, dans leurs longues migrations à travers les âges et les différents pays qu’elles ont traversés avant d’arriver jusqu’à nous. Si les récits contenus dans différents recueils, publiés en France, en Allemagne et ailleurs, paraissent plus réguliers, plus complets et moins mélangés que mes versions bretonnes, c’est que les éditeurs y sont intervenus, assez souvent, pour une bonne part. Avant de les présenter au public, ils les ont soumis à un examen et à un travail critiques, comparant, retranchant, ajoutant et comblant les lacunes, à l’aide de versions différentes, sans pourtant toucher au fond ni modifier la fable, ou le moins possible, si cela leur est arrivé parfois. Quant à moi, je le répète, je me suis rigoureusement interdit toute participation de ce genre, bornant mon rôle à fournir aux savants et aux critiques des matériaux, mélangés et incohérents il est vrai, et tels qu’ils sortent de la mine populaire, mais dans lesquels ils peuvent avoir toute confiance quant à l’authenticité de la provenance et à l’exactitude de la reproduction.
LE CAPITAINE LIXUR ET LA SANTIRINE[13].
Un vieux gentilhomme breton vivait tranquillement dans son château, avec ses trois filles. Sa femme était morte et il n’avait pas de fils. Voilà qu’une lettre lui arrive tout à coup de la part de son roi, qui lui dit d’envoyer son fils ainé pour le servir, ou de venir lui-même, s’il n’a pas de fils en état de porter les armes. La plus jeune de ses trois filles s’habille en homme, monte à cheval et se rend à la cour, où elle se présente comme le fils ainé du vieux seigneur. Le roi, charmé de sa bonne mine, la nomme capitaine tout de suite et lui donne une compagnie. On l’appelle le capitaine Lixur.
La reine le remarque à une revue, et demande au roi de le lui donner pour page. Le roi y consent, et, à partir de ce moment, le beau capitaine Lixur dut suivre partout la reine. Celle-ci était amoureuse de son page ; mais à toutes ses œillades, à toutes ses avances, le page restait insensible, si bien qu’elle en fut profondément blessée et jura de se venger de l’indifférence qu’il lui témoignait. Elle l’envoya d’abord pour tuer un sanglier, un animal très-redoutable, qui était dans un bois voisin. Une vieille femme, une fée, vint en aide au capitaine Lixur, lui enseigna comment il devait s’y prendre pour combattre le sanglier, et il en vint facilement à bout. La reine l’envoya alors pour s’emparer d’une licorne, animal plus terrible encore et qui transperçait neuf troncs de chênes de rang avec sa corne unique. Mais, grâce au secours de la fée, il prit aussi la licorne et lui coupa sa corne. Il reçut l’ordre alors de prendre la Santirine et de l’amener captive à la cour, sous peine de mort. La Santirine habitait une caverne, dans un bois, et son haleine et son regard donnaient la mort, à une grande distance. La fée vint encore à son secours et il prit la Santirine, lui passa une corde au cou et l’amena à la cour, douce comme un agneau, au grand étonnement de tout le monde. Chemin faisant, ils rencontrèrent le convoi d’un enfant qu’on portait en terre. Tout le monde pleurait, à l’exception du bedeau, qui chantait devant le cercueil. La Santirine se mit à rire. Plus loin, ils passèrent dans un village où l’on était occupé à pendre un brigand, et tous les assistants étaient contents et joyeux d’être délivrés d’un homme si redoutable. La Santirine se mit à pleurer. Plus loin encore, en passant au bord de la mer, ils virent un navire en perdition. Tout le monde, sur le rivage, était dans la désolation. La Santirine riait. Enfin, quand ils entrèrent dans la cour du palais du roi, tout le monde était aux fenêtres, pour les voir. La Santirine leva la tête, et, apercevant la reine à un balcon, avec deux suivantes, elle rit encore.
La Santirine ne pouvait être prise et domptée que par une jeune fille, et elle disait la vérité à chacun. Le roi et la reine voulurent l’entendre, parler et dire des vérités. Le capitaine Lixur l’amena au milieu de la cour du palais. Le roi était à un balcon avec ses ministres et ses généraux ; la reine et ses deux suivantes favorites étaient à un autre balcon, et les valets et autres domestiques étaient en bas, dans la cour. Le capitaine Lixur commença d’interroger la Santirine et lui demanda d’abord pourquoi elle avait ri lorsque, en venant à la cour, ils rencontrèrent le convoi d’un enfant que l’on portait en terre, et où tout le monde était triste et pleurait. « Je n’ai pu m’empêcher de rire, répondit-elle, en voyant le vrai père, le bedeau, qui chantait devant, et celui qui n’était pour rien dans la naissance de l’enfant, et qui s’en croyait le père, qui pleurait par derrière ! » Tout le monde rit à cette réponse.
Le capitaine Lixur reprit : « Et un peu plus loin, dans le village où l’on pendait un brigand quand nous passâmes, pourquoi vous êtes-vous mise à pleurer, tandis que tout le monde était content et joyeux ? » La Santirine répondit : « Parce que ce brigand mourait en état de péché mortel, et que je voyais sur la potence un démon qui guettait son âme, pour l’emporter dans l’enfer. — Et en voyant un navire en perdition, pourquoi avez-vous ri, pendant que tout le monde pleurait ? demanda encore le capitaine Lixur. — Parce que, répondit la Santirine, tous ceux qui étaient sur ce navire mouraient en état de grâce, et que je voyais au-dessus de chacun d’eux un ange qui lui tendait les bras, pour l’emmener en paradis. »
Le roi prit alors la parole et, s’adressant à la Santirine : « Et pourquoi avez-vous ri aussi, Sandrine, en regardant la reine à son balcon, quand vous êtes entrée dans la cour du palais ? »
Et la Santirine répondit : « Je dirai la vérité jusqu’au bout, tant pis pour ceux qui s’en fâcheront. Si j’ai ri, sire, en voyant la reine à son balcon, c’est parce que vous croyez tous que ces deux suivantes qui ne la quittent jamais sont des femmes, et moi je sais que ce sont des hommes ! » Et voilà tout le monde étonné, le roi furieux, et la reine et ses suivantes toutes troublées. La Santirine reprit : « J’ai encore une vérité à vous dire : c’est que vous croyez tous que le capitaine Lixur, qui m’a prise et amenée ici, est un homme, et moi je vous assure que c’est une jeune fille ! — Tout cela sera vérifié sur-le-champ ! » s’écria le roi.
Et l’on fit venir des médecins, qui visitèrent d’abord les deux suivantes de la reine, et, comme c’étaient des hommes, ils furent trouvés hommes ; puis ils visitèrent le capitaine Lixur, et, comme c’était une fille, elle fut aussi trouvée fille.
Alors le roi, furieux, fit chauffer un four, et on y jeta la reine et ses deux amants. Puis il épousa le capitaine Lixur.
La Santirine, que mon conteur prenait pour un monstre terrible, sans pouvoir pourtant rien préciser sur sa forme ni sa nature, est une corruption du mot Satyre. Il y a dans ce conte de vagues souvenirs de Merlin et de Viviane. L’épisode du bedeau qui chante, et du père supposé qui pleure, au convoi de l’enfant, se retrouve absolument comme ici, dans le roman de Merlin, de Robert de Borron.
Dans une autre version bretonne, l’héroïne, toujours déguisée en homme, arrive à la cour du roi avec six compagnons merveilleusement doués, et qui l’aident dans l’accomplissement de ses travaux ; mais la Santirine, ou le Satyre, ne paraît pas dans cette version.
Le même conte a été recueilli par les frères Grimm, sous le titre de : les six compagnons qui viennent à bout de tout. Le chevalier Fortuné de Mme d’Aulnoy en est aussi une version. Il se trouve également dans Straparole, nuit IV, fable I, sous ce titre : Richart, roy de Thèbes, avait quatre filles, l’une desquelles s’en alla vagabonde par le monde, et de Constance se fit appeler Constantin, et arriva à la cour de Cacus, roy de Bettinie, lequel, pour ses prouesses et bonnes conditions, la prit en mariage.
LE ROI SERPENT ET LE PRINCE DE TRÉGUIER.
Il y avait, au temps jadis, un prince en Tréguier qui avait un fils unique. Ce fils, s’ennuyant chez son père, voulut voyager. Le vieux roi lui donna beaucoup d’argent, et il partit. Mais il dépensa tout son argent au jeu et avec les femmes, et le voilà sans le sou et bien embarrassé, ne sachant aucun métier pour gagner sa vie. Un jour, après une longue marche, il arriva, exténué de fatigue et de faim, à une pauvre chaumière, sur une grande lande. Il y demanda l’hospitalité, qui lui fut accordée. Il y resta même quelque temps, et le propriétaire de la chaumière, qui était un pauvre petit tailleur, travaillant à la journée dans les fermes et chez les pauvres gens du pays, le voyant presque nu, eut pitié de lui et lui fit des braies neuves et une veste de grosse toile de fil d’étoupe. Alors il se remit en route, à la grâce de Dieu. Il arriva à un vieux château, au milieu d’un bois. La porte de la cour était ouverte, et il entra. Il vit une vieille femme à longues dents, appuyée sur un bâton, qui lui servait de troisième pied, et il lui demanda l’hospitalité pour la nuit. La vieille lui dit qu’il serait logé, et, après l’avoir fait souper, elle le conduisit à son lit, dans une chambre du château, et lui recommanda de ne pas ouvrir la porte de la chambre à côté, ou il serait effrayé de ce qu’il y verrait. Puis elle s’en alla.
Mais la curiosité empêchant le prince de dormir, il se leva et ouvrit la porte de la chambre défendue. Il y vit un énorme serpent roulé sur lui-même. Le serpent prit la parole, comme un homme, et lui dit que s’il voulait faire ce qu’il lui dirait, il en serait bien récompensé, plus tard. « Je le ferai, si je le puis, répondit le prince. — Eh bien ! reprit le serpent, allez vite au bois, coupez-y un fort bâton, puis revenez ici, et je vous dirai ce que vous aurez à faire ensuite. » Le prince se rendit au bois, qui entourait le château, y coupa un gros bâton de coudrier, et revint à la chambre du serpent. Celui-ci lui dit alors : « A présent, fourrez-moi ce bâton dans le corps, par la bouche, puis, m’ayant chargé sur votre dos, partez en silence, pendant que la vieille dort, et emportez-moi d’ici. Vous marcherez tout droit devant vous, jusqu’à ce que vous trouviez un autre château. Quand vous vous sentirez faiblir, ou que vous aurez faim ou soif, léchez-moi la bouche, et aussitôt vous vous sentirez réconforté. »
Le prince suivit ponctuellement ces instructions, et le voilà hors du château, portant le serpent sur son dos. Il marche, il marche et, quand il se sent faiblir, il lèche la bouche du serpent, pleine d’écume, et les forces lui reviennent aussitôt. Il aperçoit enfin, dans le lointain, un château entouré de hautes murailles, « C’est là ! lui dit le serpent, courage ! » Il arrive au château et pénètre dans la cour. Là, le serpent lui dit : « Déposez-moi à terre, à présent ; et retirez le bâton de mon corps. » Ce qu’il fait. Et aussitôt le serpent devient un homme. C’était un roi ! Il avait dans ce château trois filles, retenues là enchantées depuis cinq cents ans. Elles étaient toutes les trois à leurs fenêtres, et elles s’écrièrent ensemble, en reconnaissant leur père : « Notre père, que nous n’avons pas vu depuis si longtemps ! » Et elles descendirent, en toute hâte, pour l’embrasser. Alors il leur dit : « Voici, mes enfants, le prince de Tréguier, à qui nous devons notre délivrance, et je désire qu’une de vous, celle qu’il choisira, le prenne pour époux. — Le prince de Tréguier ? qu’est-ce que cela, le prince de Tréguier ? répondirent les deux aînées, d’un air dédaigneux. — Moi, mon père, je le prendrai volontiers, puisqu’il vous a délivré, dit la cadette. — Sotte ! lui dirent ses sœurs ; qu’il montre du moins ce dont il est capable. — C’est juste, répondit le vieux roi[14]. »
Et il donna au prince une épée enchantée et un beau cheval blanc et lui dit : « Allez en Russie avec cette épée et ce cheval. Le cheval vous conduira et vous portera, et, pendant que vous tiendrez l’épée, vous pourrez être exempt de toute inquiétude. Vous arriverez en Russie au moment d’une grande bataille ; vous pousserez votre cheval au milieu de la mêlée et vous n’aurez qu’à élever votre épée, la pointe en l’air, en souhaitant la mort des ennemis de l’empereur de Russie, et aussitôt tous ceux qui la verront tomberont morts à terre. De même pour le gibier, même les animaux les plus dangereux, quand vous serez à la chasse. L’empereur de Russie, pour reconnaître le service que vous lui aurez rendu, vous donnera la main de sa fille unique. Elle vous trahira, avec un des généraux de son père, qui est son amant ; mais ne craignez rien et ne vous en désolez pas, car vous épouserez un jour la fille du roi de Naples. (Le roi de Naples c’était le roi serpent lui-même.) Quand vous serez marié, la fille de l’empereur de Russie viendra à bout de vous enlever votre épée, et, dès lors vous ne pourrez plus échapper à sa vengeance et à celle de son amant. Vous serez mis à mort et haché menu comme chair à pâté. Mais, avant de mourir, demandez que l’on mette tous les morceaux dans un sac, que l’on charge ce sac sur votre cheval et que l’on laisse celui-ci aller en liberté. On vous l’accordera. Le cheval reviendra à la maison, et, avec de l’eau de la vie, que je possède, je vous rappellerai à la vie. »
Le prince partit pour la Russie, avec sa bonne épée et son bon cheval, et tout se passa, de point en point, comme le lui avait dit le roi serpent. Il gagna la victoire sur les ennemis de l’empereur et épousa sa fille. Mais il eut l’imprudence de révéler à sa femme la vertu de son épée, et son amant et elle la lui enlevèrent. Il fut mis à mort par eux, haché menu comme chair à pâté, puis, sur sa demande avant de mourir, tous les morceaux furent mis dans un sac, le sac fut placé sur son cheval et celui-ci, mis en liberté, rapporta le tout à la cour du roi serpent qui, avec quelques gouttes de son eau de la vie, ressuscita le prince de Tréguier.
Trois jours après, le roi serpent dit au prince qu’il lui fallait retourner en Russie, et sous la forme d’un cheval, cette fois. « Je vous mettrai, ajouta-t-il, une fiole de mon eau de la vie dans l’oreille gauche, car vous en aurez encore besoin. Quand vous arriverez à la cour de l’empereur, vous irez droit à l’écurie. Il y a dans le palais une jeune fille méprisée et maltraitée par tout le monde et employée à garder les dindons, bien qu’elle soit de haute naissance, comme vous l’apprendrez plus tard. On l’appelle Souillon, et c’est elle qui vous viendra en aide. Quand elle vous verra arriver, elle dira à votre femme, qui s’est remariée avec son amant le général : — Ah ! madame, le beau cheval qui vient d’arriver dans votre écurie ! — Votre femme se rendra aussitôt à l’écurie, et, en vous voyant, elle dira : — Ceci doit être quelque chose de la part de mon premier mari ! — Et aussitôt elle donnera l’ordre de vous tuer, de vous hacher en menus morceaux et de jeter le tout dans un four ardent pour y être consumé. En entendant cela, Souillon s’écriera : — Oh ! le beau cheval ! c’est vraiment pitié de le tuer ! — Et elle viendra vous caresser de la main. Dites lui alors, tout doucement, de prendre la fiole qui sera dans votre oreille gauche, et soyez sans inquiétude, car elle saura quel emploi elle devra en faire. »
Le prince de Tréguier se rendit donc de nouveau à la cour de l’empereur de Russie, sous la forme d’un beau cheval. Sa femme, dès qu’elle le vit, donna l’ordre de le mettre à mort, de le hacher en menus morceaux et de jeter le tout dans un four ardent. Mais Souillon s’était déjà emparée de la fiole d’eau de la vie qui était dans son oreille. Elle ramassa ensuite une pelote de son sang caillé, la déposa sur une pierre, au soleil, sous la fenêtre de la chambre de la princesse, et l’arrosa de quelques gouttes de l’eau de la vie. Aussitôt il s’en éleva un beau cerisier, portant de belles cerises rouges, et dont le sommet atteignait à la hauteur de la fenêtre de la princesse. Celle-ci, voyant cela, s’écria encore : « C’est quelque chose de la part de mon premier mari ! » Et elle fit abattre le cerisier et le jeter dans le four, pour être réduit en cendres. Mais Souillon en avait cueilli, auparavant, une belle cerise rouge. Elle la déposa au soleil sur la pierre d’une fenêtre basse, versa dessus quelques gouttes de son eau de la vie, et aussitôt un bel oiseau bleu s’en éleva et s’envola au jardin en faisant : drik ! drik !….. La princesse et son mari, qui se promenaient dans le jardin, le remarquèrent et ils s’écrièrent : « O le bel oiseau ! » et ils essayèrent de l’attraper. L’oiseau s’envolait de buisson en buisson, sans jamais aller loin. Le mari de la princesse déposa son épée à terre, afin de pouvoir courir plus librement après lui. L’oiseau se posa alors sur l’épée, et aussitôt il devint un homme, le prince de Tréguier ! Celui-ci, s’emparant aussitôt de l’épée, s’écria : « Holà ! tout va bien ! » Il abattit la tête de sa femme et celle de son mari, puis il retourna auprès du roi serpent, emmenant avec lui Souillon, qui était une princesse d’une beauté merveilleuse. C’était la plus jeune des trois filles du roi de Naples, que nous avons appelé jusqu’à présent le roi serpent.
Le vieux roi et ses trois filles se trouvaient ainsi délivrés de la puissance d’un méchant magicien qui les tenait enchantés depuis cinq cents ans.
Le prince de Tréguier fut alors marié avec la plus jeune des princesses, et il y eut à cette occasion des festins et des fêtes magnifiques.
Ce conte paraît, dans certaines parties, confus et incomplet. Je regrette de n’avoir pu en trouver jusqu’aujourd’hui une seconde version, pour le compléter.
L’HIVER ET LE ROITELET.
Pendant l’hiver, le Roitelet qui est, dit-on, le plus fin de tous les oiseaux, sait toujours s’y prendre de manière à n’avoir pas trop froid. L’Hiver le voyant tout joyeux et content, pendant que tous les autres oiseaux étaient tristes et malheureux, lui dit un jour qu’il avait gelé bien dur :
— Où étais-tu donc, la nuit passée ?
— Sous le toit de la maison où les servantes du manoir faisaient la buée, répondit-il.
— Fort bien, cette nuit je saurai bien arriver jusqu’à toi.
Et en effet, il gela si fort cette nuit-là, que l’eau gela sur le feu, dans la buanderie. Mais le Roitelet, prévenu, n’était plus là et l’Hiver, le voyant le lendemain matin gai et pimpant, à son ordinaire, fut étonné et lui demanda encore :
— Où étais-tu donc, la nuit passée ?
— Dans l’étable aux vaches, sous la queue d’une vache.
— Bon ! tu auras de mes nouvelles cette nuit.
Et il fit si froid et il gela si dur cette nuit-là, que la queue des vaches se colla à leur derrière. Cependant le lendemain matin le Roitelet sautillait et chantait encore, comme en plein mois de mai.
— Comment tu n’es donc pas mort ? lui demanda l’Hiver, tout étonné de le revoir.
— Mort ? et pourquoi donc, s’il vous plaît ? répondit-il gaiment.
— Où donc étais-tu, la nuit passée ?
— Entre le nouveau marié et sa femme.
— Voyez donc où ! Qui aurait songé à le trouver là ? Mais n’importe, cette nuit je viendrai à bout de toi[15].
— C’est ce que nous verrons bien !
Et il se mit à chanter. Cette nuit-là il gela si fort, si fort, que le lendemain matin on trouva le mari et la femme collés l’un contre l’autre et morts de froid ! Mais le Roitelet s’était retiré dans un trou de muraille, près du four d’un boulanger, et là il ne sentit pas le froid. Mais il y rencontra une souris qui cherchait aussi la chaleur, et il s’éleva une dispute entre eux, au sujet de la place, si bien que, pour vider le différend, ils convinrent que, dans huit jours, il y aurait une grande bataille sur la montagne de Bré, entre tous les animaux à plumes et tous les animaux à poil du pays. Avis en fut donné de tous les côtés, et, au jour convenu, tous les animaux à plumes et à poil du pays se trouvèrent au rendez-vous, et le combat commença, un terrible combat. Les animaux à plumes perdaient et allaient être écrasés, quand arriva l’Aigle qui rétablit les chances de leur côté. Partout où il passait il abattait et éventrait tout…
Le fils du roi assistait au combat, à la fenêtre de son palais, et, voyant que l’Aigle allait tout détruire, au moment où il passait au ras de la fenêtre, il lui porta un coup de sabre et lui cassa une aile, si bien qu’il tomba à terre. La victoire resta indécise. L’Aigle, blessé et ne pouvant plus voler, dit au fils du roi :
— À présent, il vous faudra me nourrir, pendant neuf mois, de chair de perdrix et de lièvres.
— Je le ferai, répondit le prince.
Au bout des neuf mois, quand l’Aigle fut guéri, il dit au fils du roi :
— À présent, je vais retourner chez ma mère et je désire que tu viennes avec moi, pour voir mon château.
— Volontiers, répondit le prince.
Et il monta sur le dos de l’Aigle, et ils partirent[16].
L’Aigle avait une sœur et le prince devint amoureux d’elle, dès qu’il la vit. Cela ne plaisait pas beaucoup à l’Aigle, ni à sa mère. L’Aigle proposa au prince une partie de boules dont l’enjeu devait être la tête de celui-ci, s’il perdait, et la main de sa sœur, s’il gagnait. Le prince accepta. Mais les boules étaient de cinq cents livres chacune et le pauvre prince ne pouvait seulement pas les remuer, de sorte que l’Aigle gagna facilement.
— Ta vie est à moi ! lui dit-il alors.
— Je demande ma revanche, répondit le prince.
— Eh bien ! soit, à demain la revanche.
Le prince va trouver la sœur de l’Aigle, les larmes aux yeux, et lui conte tout.
— Me serez-vous fidèle, lui demanda-t-elle, et je vous ferai gagner ?
— Oui, je vous serai fidèle jusqu’à la mort.
— C’est bien ! Voici comment il faudra faire : j’ai là deux grandes vessies que je peindrai en noir, de manière à les faire ressembler à deux boules, puis je les mettrai parmi les boules de mon frère et, quand vous irez jouer, vous aurez soin de prendre vos boules le premier et de choisir les deux vessies. Quand vous leur direz : « Chèvre, élève-toi en l’air et vas en Égypte, il y a sept ans que tu es ici ! » elles s’élèveront en l’air aussitôt, si haut, si haut, qu’on ne pourra les voir. Mon frère s’imaginera que ce sera vous qui les aurez lancées si haut, et, ne pouvant en faire autant, il s’avouera vaincu.
Le prince se conforma à ces instructions et l’Aigle, n’y comprenant rien, s’avoua vaincu.
— Cela fait une partie à chacun de nous, dit-il ; demain nous jouerons à un autre jeu.
Le lendemain matin, l’Aigle prit un tonneau de cinq barriques, qu’il portait facilement sur le plat de la main (car il était homme ou aigle à volonté), puis il dit au prince de prendre un autre tonneau semblable, qu’il lui montra, pour aller à la fontaine puiser de l’eau à sa mère, pour faire sa cuisine. Mais le prince, conseillé par la sœur de l’Aigle, dit :
— Bah ! apportez-moi des pelles, des pioches et une bonne civière, et laissez-là vos tonneaux.
— Pourquoi faire ? demanda l’Aigle, étonné.
— Pour apporter la fontaine ici, à la porte de la cuisine, et nous n’aurons pas besoin de nous fatiguer à aller chercher de l’eau si loin.
— Quel gaillard ! pensa l’Aigle en lui-même.
Puis il dit : — Eh bien ! restez-là, j’irai, seul, prendre de l’eau à ma mère. — Ce qu’il fit, en effet.
Le lendemain, comme la vieille disait à son fils que ce qu’ils avaient de mieux à faire pour se débarrasser du prince, c’était de le tuer et de le manger, l’Aigle répondit qu’il avait été bien traité chez lui et qu’il ne voulait pas être si dur à son égard, mais que, du reste, il allait le soumettre à d’autres épreuves d’où il aurait bien de la peine à se tirera son honneur. Et en effet, il dit au prince :
— Je veux bien vous donner ma sœur, mais il faut que vous la gagniez et que vous nous prouviez que vous êtes digne d’elle. Voilà une cognée de bois, pour abattre la grande avenue de chênes du château, et il faut que ce soit fait aujourd’hui pour le coucher du soleil.
— C’est bien, répondit le prince, ce sera fait.
Et il prit la cognée de bois et se rendit dans l’avenue, d’un air plus rassuré qu’il ne l’était en réalité. Heureusement pour lui que la sœur de l’Aigle, sous prétexte d’aller se promener dans l’avenue, vint à son secours et lui dit :
— Me serez-vous fidèle ?
— Oui, jusqu’à la mort ! répondit-il.
— Eh bien, ôtez votre veste, mettez-la sur les racines découvertes du vieux chêne que voilà, puis prenez votre cognée, frappez-en chaque arbre au tronc, et, à chaque coup, vous en abattrez un.
Le prince fit comme on lui avait dit, et il eut bientôt abattu tous les arbres de l’avenue, puis il revint tranquillement au château.
— Comment, est-ce déjà fait ? lui demanda l’Aigle, en le voyant revenir.
— Oui vraiment, répondit-il ; quand vous n’aurez pas de travaux plus difficiles que cela à me donner, ce sera vite fait.
L’Aigle courut à son avenue, et quand il vit tous ses beaux chênes à terre, il se mit à pleurer, puis il alla trouver sa mère et lui avoua qu’il ne pouvait plus lutter avec le prince et qu’il fallait lui donner sa sœur et les laisser partir. Le prince emmena donc avec lui la sœur de l’Aigle, qui était aussi une princesse d’une grande beauté, et prit avec elle la route de son pays. Quand ils arrivèrent dans la ville où demeurait son père, elle lui parla de la sorte :
— Nous nous séparerons, à présent, pour un temps, car nous ne pouvons encore nous marier. Mais restez-moi toujours fidèle, quoi qu’il arrive, et, lorsque le temps sera venu, vous me retrouverez. Voici une moitié de ma bague et une moitié de mon mouchoir ; prenez-les et ils vous serviront, au besoin, à me reconnaître.
Le prince parut désolé ; il prit la moitié de la bague et la moitié du mouchoir de la sœur de l’Aigle, et retourna seul au palais de son père, où l’on fut heureux de le voir revenir. Quant à la sœur de l’Aigle, elle se mit en condition chez un orfèvre de la ville, qui se trouvait être l’orfèvre de la cour.
Cependant le prince oublia vite sa fiancée. Il devint amoureux d’une belle princesse, venue à la cour de son père d’un royaume voisin, et le jour fut fixé pour leur mariage. On lit de grands préparatifs et de nombreuses invitations. L’orfèvre de la cour fut aussi invité, avec sa femme, et même la femme de chambre de celle-ci, c’est-à-dire la sœur de l’Aigle. Celle-ci se fit faire par son maître un petit coq et une petite poule d’or, et les emporta au palais, le jour des noces. Pendant le repas, elle se trouva être vis-à-vis des nouveaux mariés. Elle mit la moitié de son anneau, dont le prince avait l’autre moitié, à côté d’elle, sur la table. La nouvelle mariée la remarqua, et dit :
— J’en ai une toute semblable ! — Son mari la lui avait donnée.
On rapprocha les deux moitiés l’une de l’autre et elles se rejoignirent, et voilà la bague entière. De même pour les deux moitiés de mouchoir. Tous ceux qui virent cela en furent étonnés. Le prince, seul, restait indifférent et semblait ne pas comprendre. Alors la sœur de l’Aigle mit sur la table son petit coq et sa petite poule d’or. Puis elle jeta un pois dans son assiette, et le coq le croqua aussitôt.
— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poule.
— Tais-toi, répondit le coq, le prochain sera pour toi.
— Oui, le fils du roi aussi me disait qu’il me serait fidèle jusqu’à la mort, quand il allait jouer aux boules avec mon frère l’Aigle.
Le nouveau marié dressa l’oreille. La sœur de l’Aigle jeta un second pois dans son assiette, et le coq le croqua encore.
— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poule.
— Tais-toi, ma poulette, le premier sera pour toi.
— Oui, le fils du roi me disait aussi qu’il me serait fidèle jusqu’à la mort, quand mon frère l’Aigle lui dit d’aller avec lui puiser de l’eau à la fontaine !
Tout le monde était étonné, et ouvrait de grands yeux. Le prince aussi était très-attentif. La servante de l’orfèvre jeta un troisième pois dans son assiette, et le coq le croqua, comme les deux autres.
— Tu l’as encore avalé, glouton ! lui dit la poule.
— Tais-toi, ma poulette, le premier sera pour toi !
— Oui, le fils du roi aussi me disait qu’il me serait fidèle jusqu’à la mort, quand mon frère l’Aigle l’envoya abattre tous les chênes de sa grande avenue, avec une cognée de bois !
Le prince comprit enfin. Il se leva alors, et, se tournant vers son beau-père, il parla de cette façon :
— Beau-père, j’ai un conseil à vous demander. J’avais une petite clef d’or, la clef de mon trésor, et je la perdis. J’en fis faire une nouvelle, qui était aussi bien jolie. Mais je viens de retrouver la première, de sorte, que j’en ai deux, à présent. De laquelle convient-il que je me serve, de l’ancienne ou de la nouvelle ?
— Respect est toujours dû à ce qui est ancien, répondit le vieillard.
— Je pense aussi comme vous, reprit le prince : eh bien ! j’ai aimé une autre avant votre fille ; je l’avais perdue et je l’ai retrouvée : la voici !
Et il se leva et alla vers la servante de l’orfèvre, qui était la sœur de l’Aigle, et la prit par la main, au grand étonnement de tout le monde. L’autre fiancée, ainsi que son père, sa mère et ses parents et invités se retirèrent, peu satisfaits, on le comprend aisément ; mais les festins, les jeux et les réjouissances de toute sorte n’en continuèrent pas moins, pour célébrer le mariage du prince avec la sœur de l’Aigle.
Il y a encore dans ce conte mélange de plusieurs fables, deux au moins, et probablement trois. La reconnaissance de la fin rappelle un peu celle de la légende allemande de Henri de Brunswick, surnommé le Lion, à cause du secours qu’il reçut de cet animal.
JANVIER ET FÉVRIER.
Une pauvre veuve avait deux fils, dont l’un s’appelait Janvier, et l’autre, Février. Janvier, afin d’alléger les charges de sa mère, se décida à voyager pour chercher condition. Il partit donc, promettant de revenir à la maison, dès qu’il aurait gagné un peu d’argent. Il arriva dans un château dont le seigneur le prit à son service aux conditions suivantes : il devait faire tout ce que lui diraient le maître et la maîtresse et leurs deux jeunes enfants, sans jamais se fâcher de rien, et, s’il remplissait bien ces conditions, il recevrait cent écus au bout de l’année ; mais aussi s’il refusait d’obéir, en quoi que ce fût, ou s’il se fâchait, il serait renvoyé sans le sou, et de plus on lui enlèverait un ruban de peau rouge depuis le sommet de la tête jusqu’aux talons. L’année devait finir quand le coucou chanterait. Le seigneur, de son côté, s’engageait à se laisser enlever le même ruban de peau rouge, si lui-même il se fâchait. Janvier accepta. Trois cents francs ! c’était toute une fortune pour lui, et comme sa mère serait heureuse, s’il pouvait les lui rapporter un jour !
On l’envoya, le premier jour, couper de l’ajonc sur une grande lande. Un grand chien l’accompagnait. Il se mit à l’ouvrage ; mais, quand il se sentit fatigué, il voulut se reposer un peu et fumer une pipe. Dès qu’il s’arrêta, le chien lui montra les dents. Il lui fallut donc se remettre au travail, et laisser sa pipe. À midi, une servante vint, apportant deux écuelles pleines de soupe, l’une de pain blanc, pour le chien, et l’autre, de pain noir, pour Janvier. Cela lui parut étrange ; il ne s’en plaignit pourtant pas. Il mangea sa soupe, puis il lui fallut se remettre à l’ouvrage, jusqu’au coucher du soleil. Alors le chien prit la route du château, et il le suivit. On lui donna encore de la soupe de pain noir, à souper. Pendant qu’il mangeait sa soupe, tout à coup les enfants se mirent à crier :
— J’ai envie de . . . . .
— Allons ! Janvier, dit alors la maîtresse, accompagnez les enfants dehors !
Et Janvier sortit avec les deux marmots. Quand il rentra, on avait fini de souper ; il n’y avait plus rien sur la table ; on avait tout serré.
— N’aurai-je pas aussi un peu de lard ? demanda-t-il timidement.
— C’est trop tard, tout est serré ! répondit la maîtresse.
— Triste souper, après une si rude journée de travail ! murmura-t-il.
— Vous n’êtes pas content ? lui demanda le seigneur.
— Je ne suis pas fâché non plus ; je n’en mourrai pas, pour un mauvais souper, j’y suis assez habitué. Et il alla se coucher là-dessus.
Le lendemain, les choses se passèrent de la même manière. Il travailla à couper de l’ajonc, jusqu’au coucher du soleil, toujours surveillé par le gros chien, et, pendant qu’il mangeait sa soupe, le soir, il fallut encore sortir avec les enfants, puis aller se coucher sans le moindre morceau de viande. Le troisième jour aussi il coupa de l’ajonc, comme les deux jours précédents, et s’en revint, le soir, de mauvaise humeur. Comme les deux jours précédents aussi, les enfants ne le laissèrent pas manger sa soupe tranquille, et, quand il rentra, après les avoir accompagnés dehors, il n’y avait encore rien sur la table. Mais, cette fois, il réclama, car il avait faim.
— Vous n’êtes donc pas content ? lui demanda le seigneur.
— Non certainement, répondit-il.
— C’est bien ; vous savez nos conditions ?
Et on l’étendit sur le ventre sur une table, après l’avoir déshabillé, puis on lui enleva un ruban de peau rouge, depuis le sommet de la tête jusqu’aux talons, et on le renvoya alors sans le sou.
Le pauvre Janvier revint chez sa mère, triste et malade. Il raconta tout à son frère Février, et celui-ci voulut à son tour tenter l’aventure, bien résolu à venger son frère. Il se rendit donc au même château et s’engagea au service du seigneur, aux mêmes conditions que Janvier. Les deux premiers jours se passèrent pour lui absolument comme pour son frère : travail sur la lande, sous la surveillance du chien, importunités des enfants et tristes soupers. Mais le troisième jour, en se rendant à la lande, il se dit : « Il faut que cela finisse ! » Et, en effet, après avoir travaillé pendant une demi-heure environ, il voulut se reposer et fumer une pipe. Le chien grogna et montra les dents ; mais, d’un vigoureux coup de faucille, il lui coupa le cou. Quand la servante vint, à midi, lui apporter à dîner, elle fut bien étonnée de voir le chien mort et Février qui dormait à l’ombre d’un vieux chêne. Elle courut annoncer la chose à son maître. Quand Février retourna au château, au coucher du soleil, le seigneur lui dit :
— Tu as tué mon chien, malheureux !
— Oui, je l’ai tué, répondit-il ; est-ce que vous n’êtes pas content ?
— Oh ! pour un chien, ce n’est pas la peine de se fâcher ; viens souper, dit le seigneur, en dissimulant sa colère.
Pendant que Février mangeait sa soupe, dans la cuisine, les enfants vinrent encore l’importuner, en disant :
— J’ai envie ! Je veux sortir !…
— Eh bien ! allez au diable ! s’écria Février impatienté, et il les jeta, par la fenêtre, dans la cour.
— Qu’as-tu fait là, misérable ! tu veux donc tuer mes enfants ! s’écria le seigneur, furieux.
— Eh ! qu’ils me laissent donc manger tranquille, une fois ! Du reste, êtes-vous fâché, monseigneur ?
— Qui ne serait pas fâché ? répondit le seigneur. Et se reprenant aussitôt : — Et pourtant j’ai un si bon caractère que je ne suis pas fâché ; je ne me fâche jamais, moi ; mais il ne faut pas recommencer.
Voilà le seigneur et sa femme embarrassés de savoir comment se défaire de Février, car ils ne voulaient plus le garder chez eux. La dame trouva cette idée, qu’elle crut excellente :
— Il est dit que son année finira quand le coucou aura chanté ; eh bien ! le coucou chantera demain ; je le ferai chanter, moi.
Et, en effet, le lendemain matin, elle monta sur un vieux chêne, qui était près de la porte de la cour, et se mit à crier : Coucou ! Coucou !….
— Comment, un coucou qui chante au mois de février ! s’écria février ; je vais lui apprendre, moi, à chanter en sa saison !
Et, saisissant une pierre, il la lança dans l’arbre et atteignit à la tête la vieille, qui tomba à terre roide morte.
— Ah ! tu as tué ma femme, misérable ! s’écria le seigneur.
— Et pourquoi diable va-t-elle aussi faire le coucou, sur un arbre ? répondit Février.
— Oh ! scélérat, je te ferai pendre….
— Est-ce que vous n’êtes pas content, monseigneur ?
— Et quel autre, à ma place, serait content ?
— Alors, vous savez nos conditions ?
— Mais je ne t’ai pas dit que je suis fâché ; va, vite, prendre deux pelles au château, pour que nous l’enterrions dans le bois ; personne ne saura ce qu’elle sera devenue. Tu trouveras des pelles et des pioches au fond du corridor, près de la chambre de mes filles.
Février courut au château ; il entra dans la chambre des demoiselles, qui avaient, l’une, dix-sept, et l’autre, dix-huit ans, et voulut les embrasser. Mais elles se mirent à crier et à se défendre de leur mieux.
— C’est votre père qui m’a dit de vous embrasser toutes les deux, leur disait-il ; vous allez voir.
Et, se mettant à la fenêtre, il cria :
— Toutes les deux, monseigneur, n’est-ce pas ?
— Oui, deux, et dépêche-toi.
Il voulait dire qu’il fallait lui apporter deux pelles. Février embrassa les deux demoiselles, puis il descendit avec les deux pelles, et la vieille fut enterrée dans le bois.
Cependant, au bout de quelques mois de là, le seigneur s’aperçut que ses deux filles étaient enceintes, et quand il sut que c’était des œuvres de Février, furieux, et ne pouvant se contenir, il lui dit :
— Misérable ! pendard ! tu as déshonoré mes filles !
— Ah ! pour le coup, vous êtes en colère, monseigneur ! lui dit Février, tranquillement.
— Certainement, je suis en colère ; et qui ne le serait pas à ma place ?
— Fort bien ; vous savez nos conventions ? Il me faut cent écus, plus une lanière de votre peau, depuis le sommet de la tête jusqu’aux talons.
Et le seigneur fut obligé de payer de son argent et de sa personne. Alors Février retourna chez sa mère, ayant vengé son frère, et, quand il arriva, il y eut un petit festin de réjouissance.
Dans une autre version du même conte, ce sont trois frères qui tentent successivement l’aventure. Les deux aînés échouent, en laissant chacun une lanière de sa peau, comme Janvier. Le cadet leur rapporte leurs lanières, avec une troisième, enlevée au seigneur, et de plus, une forte somme d’argent. Quelques-uns des épisodes sont différents : ainsi le cadet est envoyé le premier jour garder un grand troupeau de bœufs dans un pré. Un marchand passe, allant à une foire, et il lui vend tous ses bœufs pour douze cents francs ; il y met seulement cette condition qu’on lui laissera la queue d’un d’eux.
Le marchand coupe la queue à un des bœufs et la lui donne, puis il part avec tout le troupeau, enchanté de son marché. Le cadet monte alors sur un arbre, avec la queue qui lui est restée, et là il se met à crier à tue-tête ;
— Au secours ! au secours, vite ! tous mes bœufs s’en vont au ciel !
Le seigneur, qui se promenait dans les environs, l’entend et accourt.
— Qu’y a-t-il donc ? demande-t-il ; où sont les bœufs ?
— Ah ! mon bon seigneur, la singulière chose ! imaginez-vous qu’ils se sont tous pris par la queue à la file les uns des autres, puis ils se sont élevés en l’air, comme s’ils avaient des ailes, et ont disparu ! J’ai pu saisir la queue du dernier, et je la tiens encore ; montez vite sur l’arbre, pour tirer dessus avec moi, et peut-être pourrons-nous les faire descendre.
Le seigneur se hâte de monter sur l’arbre et il saisit aussi la queue et se met à tirer dessus. Mais le cadet lâche prise en ce moment, et le seigneur tombe par terre, tenant encore la queue et tout endolori de sa chute.
— Hélas ! s’écrie alors le cadet, c’est fini ! ils sont partis pour le paradis, où l’on en a sans doute besoin pour quelque grand festin !
Le seigneur se résigna avec peine à la perte de ses bœufs ; pourtant il dit qu’il n’était pas en colère, puisqu’ils étaient allés au paradis.
Le second jour, le cadet fut envoyé garder les pourceaux. Il y en avait un grand troupeau. Il les vendit encore à un marchand qui passait, pour deux cents écus et la queue de l’un d’eux. Le marchand parti, il entra jusqu’à la ceinture dans un marais qui était dans les douves du château, y plongea une extrémité de la queue qu’il s’était réservée, et, feignant de tirer dessus de toutes ses forces, il se mit à crier :
— Au secours ! au secours ! venez vite, vite !…
Le seigneur accourut encore.
— Qu’y a-t-il-donc ? demanda-t-il.
— Ah ! mon bon seigneur, tous les pourceaux se sont pris par la queue, comme les bœufs, puis ils se sont précipités dans le marais et ont disparu ! Mais je tiens la queue du dernier ; venez m’aider à tirer dessus.
Et le seigneur entra sans hésiter dans le marais et saisit la queue du pourceau et tira de toutes ses forces. Mais le cadet lâcha prise alors en disant :
— C’est fini ! ils sont allés en enfer !…
Et le seigneur tomba et faillit se noyer dans la boue. Cette lanière de peau rappelle la livre de chair du Shylock du Marchand de Venise, dans Shakespeare. Le même épisode de la livre de chair se trouve aussi dans le roman de Dolopathos.
On trouve également dans Jehan de Saintré, ch. 24 :
« Ha, madame, dit Madame à la royne, vous taillez larges courroies d’autruy cuir. »
Plaute dit aussi : « De meo tergo degitur corium. »
On trouve deux exemples de cette étrange coutume qui consiste à enlever une bande de peau, depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, dans les Contes et traditions populaires des Gaëls de l’Écosse, rassemblés par M. F.-J. Campbell. Enfin, dans nos campagnes bretonnes on dit encore communément, comme terme de menace : « Me a savo koreann d’ezhan ! » C’est-à-dire : « Je lui enlèverai courroie ! »
LE BERGER QUI SAUVE UNE PRINCESSE D’UN SERPENT.
Un pauvre homme se met à voyager, cherchant condition. Chemin faisant il rend service à des fourmis, à une colombe et à un lion ![17]. Il arrive à la cour d’un roi où on le prend comme berger. Il va garder son troupeau dans une prairie bordant un grand bois. Un énorme sanglier sort du bois. Il appelle à son secours le lion qu’il a secouru. Le lion vient et met le sanglier en pièces. Le berger pénètre alors dans le bois et y voit un vieux château abandonné. C’est celui du sanglier que le lion a tué. Il y remarque, entre autres choses, trois écuries dans chacune desquelles il y a un cheval, un chien, une épée, des harnais et un équipement complet de chevalier, et tout cela est couleur de la lune dans une des écuries, couleur des étoiles dans une autre, et couleur du soleil dans la troisième.
Il y avait aussi dans ce bois un serpent à sept têtes qui ravageait tout le pays et, chaque année, il fallait lui livrer une jeune fille du sang royal. Or, le temps était venu de lui sacrifier la fille même du roi, ce qui causait un grand deuil à la cour. Le berger se présente trois jours successivement pour défendre la princesse contre le monstre, avec le cheval, le chien, l’épée, les harnais et l’armure de chevalier couleur de la lune, le premier jour, les mêmes choses couleur des étoiles, le second jour, et couleur du soleil, le troisième jour. Il finit par tuer le serpent. Le roi avait promis la main de sa fille à celui qui la délivrerait du monstre, et, chaque jour, le chevalier inconnu qui avait combattu pour elle se dérobait après le combat. Il déposait cheval, chien, épée et armure de chevalier dans le vieux château du bois, puis il reprenait ses habits de berger et rentrait chaque soir, comme s’il était complètement étranger à tout ce qui se passait. Cependant, sur l’avis de sa fille, le roi fit publier dans tout le royaume un grand tournoi, qui devait durer trois jours. Le berger ne manqua pas d’y venir, équipé en chevalier, et la princesse le reconnut, dès qu’elle le vit. Le mariage se fit alors.
Dans une autre version, le berger, après avoir tué le serpent, lui coupa ses sept langues et les emporta. Mais un charbonnier, passant tôt après dans le bois, lui coupa aussi ses sept têtes, les mit dans un sac et se présenta avec elles à la cour, pour réclamer la main de la princesse. Heureusement que le berger vint aussi à temps, avec les sept langues, et l’imposture du charbonnier ayant été découverte, il fut patibulé et pendu.
On dirait qu’il y a dans ce conte un souvenir lointain de la fable de Thésée et du Minotaure de Crète.
Le même conte se trouve dans Straparole, nuit X, fable III, sous le titre suivant : « Césarin de Berni, accompagné d’un lyon, un ours et un loup, part au desceu de sa mère et de ses sœurs et s’en va ; et, arrivé en Sicile, trouve la fille du roi exposée pour estre dévorée d’un dragon, lequel, à l’ayde de ces trois animaux, il occit, délivrant la princesse, qu’il espousa. »
LE ROI QUI VOULAIT ÉPOUSER SA PROPRE FILLE.
Un roi d’Espagne perdit sa femme, et il jura qu’il ne se remarierait jamais, à moins qu’il ne trouvât une jeune fille à qui la robe de noces de la défunte reine siérait parfaitement. Sa fille, qui avait dix-huit ans, mit un jour, en jouant, la robe de sa mère, et elle lui allait à merveille, si bien que son père voulait l’épouser. Effrayée de ses instances, elle va consulter une sorcière qui lui dit de demander successivement au roi, pour gagner du temps, d’abord un habit couleur du ciel, puis un autre couleur de la lune, et enfin un troisième couleur du soleil. Son père vient à bout de lui procurer ces trois habits, l’un après l’autre, et avec beaucoup de peine. Alors elle quitte, de nuit, le palais, et, par le pouvoir de la sorcière, ses trois habits la suivent sous terre, dans une cassette. Elle devient gardeuse de dindons dans un château. Le fils du seigneur de ce château tombe amoureux d’elle. Afin de la connaître et de l’éprouver, il se rend dans une ferme attenante au château et s’entend avec le fermier et sa femme pour se faire passer pour une pauvre femme bien malade à qui ils ont donné l’hospitalité, par commisération. Il se fait mettre un lit dans un endroit obscur, sous prétexte qu’il ne peut souffrir la lumière.
Trois demoiselles nobles, qui désiraient toutes les trois l’épouser, le visitent là, successivement, sans le reconnaître, et lui font d’étranges aveux. La gardeuse de dindons vient aussi à son tour, et, trompée comme les autres et croyant parler à une pauvre femme, elle lui avoue qu’elle est fille du roi d’Espagne. Alors le jeune seigneur se fait reconnaître. Il épouse la prétendue gardeuse de dindons et le vieux roi, devenu plus sage, assiste aux noces de sa fille et cède sa couronne à son gendre.
On sait que Peau d’âne de Perrault est bâti sur les mêmes ressorts ; mais l’épisode de la ferme ne s’y trouve pas, ni non plus dans Straparole, qui a le même conte, à quelques différences près, nuit I, fable IV, sous le titre suivant : « Thibaud, prince de Salerne, veut espouser sa fille Doralice ; laquelle, estant sollicitée du père, arriva en Angleterre, où Genèse l’espousa et eut deux enfants d’elle, qui furent mis à mort par Thibaud, dont Genèse se vengea depuis. »
La même circonstance d’un père qui veut épouser sa fille se trouve dans l’Histoire de la belle Héleine de Constantinople, mère de saint Martin de Tours en Touraine et de saint Brice, son frère. On trouve encore une situation analogue dans un conte de Chaucer et dans un conte lithuanien intitulé : De la belle-fille d’un roi, dans le recueil de Schleicher, Lithauische Märchen, page 10. Il y a également dans Bonaventure Des Périers un conte dont l’héroïne, Pernette, présente plus d’un trait de ressemblance avec le conte de Perrault, Peau d’âne.
L’ÉPERVIER ET LA SIRÈNE.
Un vieux pêcheur prit, un jour, une sirène dans ses filets. Celle-ci lui dit : « Amène-moi ton enfant nouvellement né pour que je l’embrasse, puis remets-moi en liberté et demain, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, les pièces d’or ne cesseront de tomber par la cheminée dans ta chaumière. » Le pêcheur s’empressa d’aller chercher son enfant nouveau-né et la sirène lui donna un baiser, puis elle le rendit à son père et plongea sous l’eau. Le lendemain, le pêcheur et sa femme passèrent toute la journée à ramasser de l’or sur la pierre de leur foyer. Les voilà riches à présent. Quand l’enfant eut dix-huit ans, il voulut voyager. Son père lui recommanda de ne s’approcher que le moins possible de la mer et de ne jamais s’y baigner surtout. Il partit, et, chemin faisant, il trouva sur sa route une charogne que se disputaient un loup, un épervier et un bourdon. Il en fit le partage entre eux de façon à les contenter tous les trois, et chacun d’eux, par reconnaissance du service qu’il leur avait rendu, lui accorda de devenir à sa volonté loup, épervier ou bourdon, et de plus, ils lui promirent de lui venir en aide dans le besoin, en quelque lieu qu’il se trouvât.
Plus loin, il obligea encore des oies et des fourmis, qui promirent aussi de s’en montrer reconnaissantes.
Il arriva alors à un vieux château. Il n’y vit personne d’abord, mais la table était servie, et il mangea. Quand il eut fini, une main invisible prit une lumière sur la table, et le conduisit ta son lit. Les trois jours qui suivirent, une vieille femme lui imposa trois épreuves : d’abord, retirer du fond d’un puits très-profond une boule d’argent qu’elle y jeta, puis trier un tas de trois grains différents et mettre chaque espèce à part ; enfin désigner, dans une salle obscure, quelle était la plus jeune et la plus jolie de trois femmes qui s’y trouvaient, dont deux vieilles très-laides, et une jeune et jolie. Il eut recours aux animaux qu’il avait obligés sur sa route : les oies lui retirèrent la boule d’argent du puits, les fourmis trièrent et mirent en trois tas les grains mélangés, et le bourdon l’aida à reconnaître la jeune femme des deux, vieilles, en venant voltiger autour de sa tête[18].
Il quitta alors ce château, et vint à Paris. Il devint amoureux de la fille du roi, qu’il aperçut un jour à sa fenêtre. Il pénétra jusqu’à elle en se changeant en épervier, et passa alors toutes les nuits avec elle, non pas sous forme d’épervier, mais bien sous sa forme naturelle d’homme. La princesse mit au monde un fils, et le roi, ayant appris qui en était le père, pensa que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de la lui laisser épouser.
Un jour qu’il se promenait au bord de la mer avec un prince qui avait été aussi un prétendant à la main de la princesse, cet homme, d’un coup d’épaule, le fit tomber du haut d’une falaise dans l’eau, et aussitôt la sirène vint et l’emporta dans sa grotte. Il y resta deux ans avec elle. Un jour, elle consentit à l’élever sur la paume de sa main au-dessus des flots, pour qu’il pût jouir, une dernière fois, de la vue de son pays natal. Mais, dès qu’il fut hors de l’eau, il souhaita de devenir épervier, et s’envola auprès de sa femme qui, le croyant mort, allait se marier avec le prince qui l’avait jeté dans la mer. Alors, il fit chauffer un four, et le traître y fut jeté.
Il y a ici mélange de deux fables. Ainsi les trois épreuves me semblent appartenir aux récits concernant le soleil et la Princesse aux cheveux d’or, où on les trouve presque toujours. Ce conte se trouve dans le recueil des frères Grimm, sous le titre de l’Ondine de l’étang. La partie interpolée a du rapport avec la Reine des Abeilles du même recueil. J’ai une seconde version bretonne qui diffère beaucoup de celle-ci.
LE PÈRE QUI VENDIT SON FILS AU DIABLE,
ET LE BRIGAND.
Un pauvre homme vend son fils au diable, pour avoir de l’argent. Pris de remords, il va se confesser au pape, à Rome. Le pape refuse de l’absoudre, et l’adresse à un ermite, dans un bois. L’ermite lui dit d’aller se confesser à un prêtre dans l’église la plus voisine, et de ne pas avouer son plus gros péché, la vente de son fils au diable, afin de recevoir l’absolution. Il lui recommande encore de ne pas manger la sainte hostie, mais de la lui apporter dans son mouchoir. Il se conforme à ces recommandations, et apporte la sainte hostie à l’ermite. Celui-ci la lui coud dans sa poitrine, entre chair et peau, et lui dit ensuite d’aller lui-même en enfer, pour retirer le contrat de vente de l’âme de son fils. Il lui donne une lettre pour un frère brigand qu’il a dans un bois, plus loin, et qui est sur le chemin de l’enfer. Il part avec cette lettre, et loge chez le brigand. Celui-ci lui dit, au moment de partir, de demander à Satan de lui faire voir la place qu’il lui réserve dans l’enfer. Un diable vient à sa rencontre, et ne fait aucune difficulté de recevoir le père à la place du fils.
Le voilà dans l’enfer. Mais les démons ne peuvent y supporter sa présence, à cause de la sainte hostie qu’il porte sur lui, et ils le pressent de s’en aller. Il se fait remettre d’abord le contrat de la vente de son fils ; puis, il demande à voir la place qui est réservée au brigand. On lui montre un siège de fer rouge, entouré de feu de tous côtés. Il part alors. Il repasse par chez le brigand, et celui-ci, au récit qui lui est fait de ce qui l’attend dans l’enfer, congédie ses camarades et se soumet à une pénitence dont la pensée seule fait frémir. Il en meurt, et son âme est sauvée. Le père se rend alors auprès du pape, qui lui extrait la sainte hostie de la poitrine, et la lui donne ensuite en communion. Il reprend alors le chemin de chez lui. Il y arrive en mendiant, et personne ne le reconnaît, car son voyage a duré plusieurs années, et on le croit mort. Il y a une grande fête dans sa maison, à l’occasion de la première messe de son fils, qui vient d’être ordonné prêtre. Après le repas, auquel il est aussi admis par charité, il demande à se confesser au jeune prêtre. Il lui avoue qu’il est son père. La joie de la mère, du fils et du père de se retrouver réunis est si grande, qu’ils en meurent tous les trois sur la place, et leurs âmes vont tout droit au paradis.
La même fable a été recueillie par Glinski chez les Slaves, sous le titre de : le brigand Madey. On y voit, comme dans le conte breton, un père qui va en enfer retirer le contrat de la vente de son fils, et un brigand qui se convertit et est sauvé, après une pénitence inouïe.
Les contes où un père vend au diable l’âme d’un enfant à naître, souvent innocemment et sans savoir que sa femme est enceinte, sont nombreux dans le peuple, en Bretagne. Je possède une seconde version de celui-ci, mais où la mère de l’enfant s’est mariée avec le diable, qui vient réclamer son fils. Celui-ci va aussi dans l’enfer, mais grâce à une ample provision d’eau bénite qu’il a emportée, d’après le conseil d’un ermite, et dont il arrose les habitants de ces lieux, il est prié de s’en aller ; il ne se retire pourtant qu’après avoir reçu le contrat de mariage de sa mère, et il la sauve ainsi.
LE PRINCE DE PORTUGAL.
Un prince de Portugal se met en route, accompagné d’un bossu, pour aller conquérir la princesse Ronkar, qui habite le château de Montauban[19]. La nuit les surprend dans une forêt. Le prince se fourre dans un tas de feuilles sèches, où il dort tranquillement, et le bossu monte sur un arbre, et ne dort pas. Des brigands viennent sous l’arbre partager leur or, et se raconter leurs exploits de la journée. Un d’entre eux, un boiteux, qui est le plus malin de la bande, annonce aux autres la présence du prince de Portugal dans le bois, avec sept mulets chargés d’argent ; et de plus, il indique de point en point la manière dont il lui faudrait s’y prendre pour réussir dans son entreprise, qui est d’enlever la princesse Ronkar du château de Montauban. Le prince, qui dort, n’entend rien, mais le bossu entend tout.
Le lendemain matin, quand les brigands sont partis, ils se remettent en route. Le bossu suit de point en point les instructions du brigand boiteux, et ils entrent, à midi juste, comme il le fallait, dans le château de Montauban. Tout le monde y dort à cette heure, et ils enlèvent facilement la princesse. Le prince l’épouse alors et il a un fils d’elle.
L’envie lui vient, un jour, de savoir comment le bossu, qui est devenu son ami intime, a pu le conseiller si sagement pour mener à bonne fin l’enlèvement de la princesse. Mais le bossu lui répond que c’est là un secret qu’il ne peut révéler, sans être aussitôt changé en statue de marbre (il l’avait aussi entendu dire au boiteux, dans la forêt). Le prince insiste tant, qu’il finit par lui dire tout, et aussitôt son corps devient de marbre, jusqu’aux épaules. Il vit pourtant encore dans cet état, et souffre beaucoup.
Le prince, désolé, et cherchant les moyens de délivrer son ami, retourne au bois, pour y passer une nuit, et il monte sur le même arbre où était monté le bossu, lors de leur voyage. Les mêmes brigands viennent sous l’arbre, partager leur or et se raconter les exploits de la journée, et il entend dire au même boiteux ce qu’il faut faire pour que le bossu, qui a livré son secret, revienne à son état naturel. Il faut que le prince tue lui même son jeune enfant, et qu’avec son sang encore chaud il arrose la statue de marbre… Quelque douleur qu’il en éprouve, le prince, revenu chez lui, tue son enfant et en recueille le sang dans un vase. Avec ce sang, il arrose la statue du bossu, et celui-ci revient à son état naturel.
— Vois, lui dit alors le prince, comme il faut que je t’aime, puisque, pour te délivrer, j’ai moi-même ôté la vie à mon enfant unique !
— Votre enfant n’est pas mort, lui répond le bossu ; venez vous en assurer.
Et en effet, en arrivant dans la chambre de l’enfant, ils le virent dans son berceau, qui leur souriait et leur tendait les bras.
Le boiteux de ce conte, espèce de sorcier ou magicien qui habite les bois, rappelle à l’esprit le roi Obéron, de Huon de Bordeaux.
L’épisode de l’homme changé en statue pour avoir révélé un secret, et qui ne peut être délivré qu’en l’arrosant avec le sang encore chaud de l’enfant tué par le père lui-même, se retrouve aussi dans le fidèle Jean des frères Grimm. Les Mille et une nuits ont également un homme changé en statue de pierre, dans le conte : le roi des Îles Noires.
LE CHAT ET SA MÈRE.
Une jeune fille avait une marâtre qui la persécutait. Cette marâtre, voulant se débarrasser d’elle, alla trouver une sorcière de ses amies, dans un bois voisin. La sorcière lui donna un gâteau et lui dit : « Donnez ce gâteau à manger à la fille de votre mari, et vous en verrez bientôt les effets. » La jeune fille mangea le gâteau, et, quelque temps après, elle fut étonnée de se trouver enceinte. Le père, voyant cela, fut persuadé que sa fille se conduisait mal, et, cédant aux excitations de sa femme, il la fit exposer sur la mer, dans un tonneau. Elle aborda dans une île, se retira sous un rocher, et y accoucha d’un chat. Elle pleura beaucoup, en voyant l’être que Dieu lui envoyait. Mais le chat prenant alors la parole, comme un homme, essaya de la consoler et lui dit d’être sans crainte au sujet de leur nourriture, qu’il saurait y pourvoir. En effet, prenant un bissac sur ses épaules, il se rendit à un château qui se trouvait dans l’île, et en rapporta des provisions. Pendant plusieurs jours il se comporta de la sorte. Un jour, le jeune seigneur du château fut mis en prison, parce qu’il avait perdu ses papiers, ses titres. Le chat l’alla trouver dans sa prison, et lui promit de le remettre en liberté, et de lui faire retrouver ses papiers, s’il voulait épouser sa mère. « Épouser une chatte ! » répondit-il, on ne peut plus étonné. « Faites ce que je vous demande, reprit le chat, et vous ne le regretterez pas, plus tard. Il promit.
Pendant la dernière visite du chat au château, une fée vint trouver sa mère, et lui parla ainsi : « Lorsque votre fils le chat rentrera, prenez un couteau, éventrez-le, puis, après l’avoir écorché, jetez sa peau dans la mer, et, au lieu d’un chat, vous verrez que vous aurez pour fils un beau prince. »
Le chat arrive ; sa mère l’éventre, l’écorche, jette sa peau dans la mer, et voilà aussitôt un beau prince auprès d’elle, et qui l’appelle sa mère. La fée leur procure alors un beau carrosse, et ils montent dedans et se rendent au château, et le jeune seigneur se trouve heureux d’épouser la mère du chat, qui est devenue aussi une belle princesse, richement parée. Après la noce, ils se rendirent chez la marâtre traîtresse, et la firent brûler, avec son amie la sorcière, dans un grand bûcher.
Ce maître chat rappelle le Chat botté de Perrault. Le conte de Perrault lui-même se retrouve tout entier dans Straparole, nuit XI, fable I, sous ce titre : Soriane meurt et laisse trois enfants : Dussolin, Tésifon et Constantin le fortuné. Ce dernier, par le moyen d’une chatte, acquiert un puissant royaume.
Je possède une seconde version bretonne, avec des variantes curieuses.
LES TROIS SOUHAITS.
Un jeune garçon avait une marâtre qui le maltraitait et l’envoyait tous les jours garder les moutons sur une grande lande, avec une croûte de pain noir et moisi pour toute nourriture. Un jour que l’enfant chantait gaîment, malgré tout, sur le bord d’une petite rivière qui passait au bas de la lande, deux voyageurs inconnus arrivèrent et le prièrent de leur passer l’eau, en les portant sur son dos. Il leur passa l’eau. Il trouva le plus vieux assez léger ; mais le plus jeune lui parut si lourd, qu’il le menaça de le jeter dans la rivière, s’il ne descendait. Il le mit pourtant sur l’autre bord. « Ne t’étonne pas, mon enfant, lui dit alors le voyageur qu’il venait de passer avec tant de peine, si tu m’as trouvé si lourd, car avec moi tu as porté le monde entier sur ton dos ! » Or ces deux voyageurs étaient saint Pierre et Jésus-Christ, qui voyageaient alors en basse Bretagne. Notre-Seigneur, pour reconnaître le service que leur avait rendu le petit pâtre, dit à celui-ci de former trois souhaits, de lui demander trois choses, et il les lui accorderait. L’enfant demanda d’abord une serviette qui lui procurât à manger et à boire à souhait ; puis, un arc avec lequel il atteindrait tout ce qu’il viserait. Il fut embarrassé pour sa troisième demande. Enfin il demanda un violon qui ferait danser, bon gré malgré, tous ceux qui l’entendraient. Tout cela lui fut accordé, et il put, désormais, faire des festins sur l’herbe à discrétion, et s’amuser avec son arc et son violon, et même se venger des mauvais traitements de sa marâtre et de quelques autres.
Ce conte est très-répandu ; on le trouve dans plusieurs pays. Les épisodes varient, mais le fond en est partout le même. J’en ai recueilli trois versions en basse Bretagne. Il se trouve dans le recueil des frères Grimm sous le titre de : le Juif dans les épines.
JEAN ET JEANNE.
C’est le Jean-Bête, connu partout, et sur le compte duquel on met ordinairement les naïvetés et les sottises de toute une région, parfois de toute une nation.
Aussi les épisodes varient-ils beaucoup, suivant les pays, mais le fond ne varie pas, et le héros, ou l’héroïne, reste, comme je l’ai déjà dit, la personnification de la simplicité, des naïvetés et de l’ignorance d’une caste, d’une région, ou de tout un peuple. J’ai recueilli deux versions bretonnes de ce conte, et j’en ai déjà donné une dans mon troisième rapport, sous le titre de Jean de Ploubezre.
LES FINESSES DE BILZ.
Un fin voleur, pour répondre au défi d’un seigneur peu doué du côté de l’intelligence et de l’esprit, bien qu’ayant la prétention d’être un maître malin, lui dérobe successivement le meilleur cheval de son écurie, un pâté du four, les draps du lit où il est couché avec sa femme, et enfin, l’amène à se noyer, avec sa femme, dans l’étang de son moulin ; puis il épouse sa fille.
J’ai deux versions de ce récit, avec des variantes intéressantes. M. Corentin Tranois en a aussi donné une version curieuse, bien qu’arrangée, dans la Nouvelle Revue de Bretagne, troisième année, page 280 et suivantes, sous le titre de : le comte, le curé et le paysan… Cette version a été recueillie dans les environs de Rosporden (Finistère).
Je le trouve encore dans Straparole, nuit I, fable II, sous le titre suivant : Un fameux larron, nommé Cassandrin, amy du prévost de Pérouse, lui desroba son lict et son cheval ; puy, lui ayant présenté messire Séverin lié dans un sac, devint homme de bien et de grande entreprinse.
L’épisode du curé lié dans un sac, sous prétexte de le porter en paradis, se trouve aussi dans une de mes versions bretonnes.
LE BERGER QUI OBTINT LA FILLE DU ROI POUR UNE SEULE PAROLE.
Il y avait une fois un roi qui disait qu’il n’avait jamais fait un seul mensonge de sa vie. Comme il entendait sans cesse les gens de sa cour qui disaient les uns aux autres : « Ce n’est pas vrai ! vous êtes un menteur ! » cela lui déplaisait beaucoup ; si bien qu’il dit un jour :
— Vous m’étonnez ; un étranger qui vous entendrait parler de la sorte ne manquerait pas de dire que je suis le roi des menteurs. Je ne veux plus entendre parler ainsi dans mon palais. Celui qui m’entendrait dire à un autre, quel qu’il fût : « Vous êtes un menteur ! » eh bien, je lui donnerais la main de ma fille.
Un berger, qui était aussi parmi les autres, ayant entendu ces paroles du roi, se dit en lui-même : « Bon ! nous verrons ! »
Le vieux roi aimait à entendre chanter d’anciens gwerziou, des soniou nouveaux et conter des contes merveilleux. Souvent, après souper, il venait à la cuisine et prenait beaucoup de plaisir à écouter les chants et les récits des valets et des servantes. Chacun chantait ou contait quelque chose à son tour.
— Et toi, jeune berger, tu ne sais donc rien ? dit le roi, un soir.
— Oh ! si, mon roi, répondit le berger.
— Voyons donc ce que tu sais. Et alors le berger parla ainsi :
— Un jour, comme je passais dans un bois, je vis venir à moi un superbe lièvre. J’avais à la main une boule de poix ; je la lançai au lièvre et je l’atteignis juste au milieu du front, où elle se colla. Et voilà le lièvre de courir de plus belle, avec la boule de poix sur le front. Il rencontra un autre lièvre qui venait en sens opposé, ils se heurtèrent front contre front et restèrent collés ensemble, si bien que je pus les prendre facilement, alors. Comment trouvez-vous cela, sire ?
— C’est fort, répondit le roi, mais continue.
— Avant de venir comme berger à votre cour, sire, j’étais garçon meunier dans le moulin de mon père, et j’allais porter la farine aux pratiques. Un jour, j’avais tellement chargé mon âne que, ma foi ! son échine se rompit.
— La pauvre bête ! dit le roi.
— J’allai alors à une haie qui était près de là et, avec mon couteau, j’y coupai un bâton de coudrier que je fourrai dans . . . . le corps de mon âne, pour lui tenir lieu d’échine. L’animal se releva alors, et il porta bellement sa charge à destination, comme s’il ne lui était pas arrivé de mal.
— C’est fort, dit le roi ; et après ?
— Le lendemain matin, je fus bien étonné (car ceci se passait au mois de décembre) de voir qu’il avait poussé des branches, des feuilles et même des noisettes sur le bâton de coudrier ; et quand je sortis mon âne de l’écurie, les branches continuèrent de pousser et montèrent si haut, si haut, qu’elles atteignirent jusqu’au ciel.
— Ceci est bien fort ! dit le roi, mais après ?
— Voyant cela, je me mis à grimper de branche en branche sur le coudrier, tant et tant, que j’arrivai enfin dans la lune.
— C’est bien fort, bien fort ! mais après ?
— Là je vis des vieilles femmes qui vannaient de l’avoine dépouillée de son écorce. Je me lassai bientôt à regarder ces vieilles femmes, et je voulus redescendre sur la terre. Mais mon âne était parti, et je ne retrouvai plus le coudrier par lequel j’étais monté. Comment faire ? Je me mis alors à nouer des écorces d’avoine bout à bout, afin de faire une corde pour descendre.
— C’est bien fort cela ! dit le roi ; et après ?
— Malheureusement ma corde n’était pas assez longue ; il s’en fallait de trente ou de quarante pieds, si bien que je tombai sur un rocher, la tête la première, et si rudement que ma tête s’enfonça dans la pierre jusqu’aux épaules.
— C’est bien fort, bien fort ! et après ?
— Je me démenai tant et si bien que mon corps se détacha de ma tête, qui resta enfoncée dans le rocher. Je courus aussitôt au moulin chercher un levier de fer pour retirer ma tête de la pierre.
— De plus fort en plus fort ! dit le roi ; mais après ?
— Quand je revins, un énorme loup voulait aussi extraire ma tête du rocher pour la dévorer ! Je lui appliquai un coup de mon levier de fer sur le dos, mais si fort, si fort qu’une lettre jaillit de son corps !
— Oh ! c’est on ne peut plus fort cela ! s’écria le roi ; mais qu’y avait-il aussi marqué sur cette lettre ?
— Sur cette lettre, mon roi, il était marqué, sauf votre respect, que votre père avait été jadis garçon de moulin chez mon grand-père.
— Tu en as menti, fils de p… ! s’écria aussitôt le roi, en se levant.
— Holà ! sire, j’ai gagné ! dit tranquillement le berger.
— Comment cela ? qu’as-tu gagné, insolent ?
— N’aviez-vous pas dit, mon roi, que vous donneriez volontiers la main de la princesse votre fille, au premier qui vous ferait dire : « Tu as menti, ou tu es un menteur ? »
— C’est vrai, répondit le roi, je l’ai dit. Un roi ne doit avoir qu’une parole, aussi tes fiançailles avec ma fille unique seront-elles célébrées dès demain, et les noces dans la huitaine !
Et c’est ainsi que le berger eut la fille du roi pour une seule parole.
Ce petit conte suffira, avec Jean de Ploubezre, de mon troisième rapport, pour donner une idée des récits facétieux de nos paysans et faire apprécier la qualité du sel dont ils les assaisonnent ordinairement.
Le même conte se retrouve, sans différences bien sensibles, dans le recueil de M. Auguste Schleicher : Contes, proverbes, énigmes et chants de la Lithuanie.
Du reste, pour qu’on puisse juger de la ressemblance qui existe entre le conte breton et le conte lithuanien, je reproduis ici ce dernier :
Il y avait une fois un paysan et un seigneur qui firent un pari à qui mentirait le mieux, et ils mirent chacun pour enjeu cent écus. Le seigneur dit au paysan :
— Paysan, commence de mentir ! Le paysan dit :
— Les seigneurs commencent toujours ; pour mentir ils doivent donner aussi l’exemple.
Alors le seigneur commença de mentir, et il dit :
— Mon père avait un bœuf qui avait de si grandes cornes, que la cigogne aurait dû voler une année entière avant d’arriver de l’extrémité d’une corne à l’extrémité de l’autre.
Le paysan dit :
— Cela se peut. Le seigneur dit :
— Paysan, mens à ton tour.
Alors le paysan commença de mentir.
— Mon père sema des haricots, qui poussèrent jusque dans les nuages. Un paysan monta sur une des tiges. On la coupa, et il ne pouvait plus descendre. Il trouva pourtant là haut un tas de paille et des coquilles d’œufs, et il s’en fit une corde ; mais la corde était trop courte. Il coupa toujours en haut pour rajouter en bas, et il descendit ainsi jusque sur l’église. Par hasard il tomba sur une grosse pierre, et ses jambes y entrèrent jusqu’aux genoux. Alors il laissa là ses pieds et courut chercher une hache pour briser la pierre et les ravoir. Mais, quand il revint, il trouva un chien qui les mangeait, et, comme il le frappa avec sa hache, le chien laissa tomber un billet.
Le seigneur demanda :
— Et qu’y avait-il donc d’écrit ? Le paysan dit :
— Sur le billet il y avait que ton père avait, chez les miens, gardé les porcs.
— Ça n’est pas vrai, dit le seigneur, tu mens !
— Si tu dis que je mens, répondit le paysan, alors j’ai gagné, je sais mieux mentir que toi.
Et sur ce le paysan prit les deux cents écus.
Il n’est pas possible de nier que ce ne soit la même fable chez les Bretons et les Lithuaniens, et que, très-probablement, elle n’ait une source commune en Orient. Comment expliquer autrement de pareilles coïncidences chez deux peuples si éloignés et si étrangers l’un à l’autre ?
Mais je m’aperçois que mon rapport est déjà bien long ; aussi vais-je borner ici mes résumés, et terminer par l’énumération pure et simple des matériaux que j’ai rassemblés jusqu’aujourd’hui. Je dois prévenir que parfois la même fable s’y trouvera sous deux ou trois titres différents, mais avec des variantes curieuses. J’observerai dans cette énumération la division que j’ai déjà établie précédemment de nos traditions orales, non chantées, en trois classes, qui sont :
1o Contes mythologiques ;
2o Contes légendaires chrétiens ;
3o Contes facétieux et plaisants.
Il y a quelques récits qui ne rentrent pas bien dans cette classification, par exemple : les sept conseils du père mourant à son fils ; mais ils sont rares.
Enfin, je dois dire encore que les titres, et aussi les noms des lieux et des personnages, dans le cours du récit, varient souvent dans les différentes versions d’un même conte, suivant les localités où elles ont été recueillies, chaque conteur ayant la fâcheuse habitude d’y introduire des noms d’hommes et de lieux connus de lui et de son auditoire, et les substituant ainsi à d’autres noms plus anciens, et peut-être les vrais.
1. La princesse de Tronkolaine. — 2. Trégont-à-Baris. — 3. La princesse Troïol. — 4. La princesse Tournesol. — 5. Ar-Manac’hig, ou le petit moine. — 6. Le petit teigneux. — 7. Péronig, ou le domestique du diable. — 8. Le messager du diable et le carillon d’enfer, ou les trois poils de la barbe d’or du diable. 9. — Le marquis de Tromelin, ou l’enfant vendu au diable, et le brigand. 10. — Le marchand qui se vendit au diable. — 11. Les enfants du marquis de Coadilio. — 12. Les trois fils du roi de France. — 13. Le géant Calabardin et la princesse aux cheveux d’or. — 14. Théodore, ou le château de cuivre, le château d’argent et le château d’or. — 15. Le Baptême, ou les trois poils de la barbe d’or du diable. — 16. Le Corps sans âme. — 17. Le lapin blanc et le château du Corps sans âme. — 18. Les poires d’or du roi et le Corps sans âme. — 19. Ancien-la-Chique. — 20. Jean au bâton de fer. — 21. Brise-fer et Sans-Pareil. — 22. L’homme aux trois chiens. — 23. L’homme aux deux chiens. — 24. Le prince Bleu. — 25. L’Hiver et le Roitelet. — 26. Le roi serpent et le prince de Tréguier. — 27. L’homme-poulain. — 28. L’homme à la marmite. — 29. L’homme-crapaud. — 30. Le loup gris. — 31. La truie sauvage. — 32. Le berger et le dragon à sept têtes. — 33. L’épervier et la sirène. — 34. Marie et Yvon, ou la sirène. — 35. Les enfants de la croix de Ruduno. — 36. Les trois filles du boulanger. — 37. L’oiseau de la vérité. — 38. Le merle blanc et l’oiseau de la vérité. — 39. Les deux frères et la sœur. — 40. Koadalan. — 41. Ewenn Kongar (seconde version de Koadalan). — 42. La vie du docteur Coathalec. — 43. La princesse de Tré-ménézaour. — 44. Louizig, ou Petit Louis. — 45. Les quatorze juments et le cheval du monde. — 46. La princesse du château enchanté. — 47. Le prince Blanc. — 48. Le géant Kolévran. — 49. Le prince qui perdit sa tête au jeu. — 50. Le géant Barban-vert. — 51. Le capitaine Lixur et la Santirine. — 52. Les trois filles du marquis de Coatléger. — 53. Le chevalier Fortuné. — 54. Le chat et sa mère. — 55. Le chat noir. — 56. Le prince de Portugal et le bossu. — 57. Le roi Dalmar. — 58. L’Ankou. — 59. Le roi turc Frimelgus. — 60. La fille qui se maria avec un mort. — 61. Le roi qui voulait se marier avec sa fille. — 62. Le lièvre d’argent. — 63. La princesse Blondine. — 64. — Les trois fils de la vieille. — 65. Le petit oiseau à l’œuf d’or. — 66. Les trois souhaits. — 67. Le géant Goulaffre. — 68. Le perroquet sorcier. — 69. Les aventures du tailleur Cadiou. — 70. Le tailleur et le vent. — 71. Les trois frères, ou le laboureur, le prêtre et le clerc. — 72. Le fils du pêcheur. — 73. Celle qui accoucha d’une couleuvre en même temps que d’une petite fille. — 74. L’homme au bonnet rouge. — 75. Le grain de myrrhe (talisman). — 76. Crampoues (talisman). — 77. Sans-Souci et Sans-Chagrin. — 78. Le Murlu, ou l’homme sauvage. — 79. La princesse changée en souris. — 80. La femme changée en cane. — 81. Le mangeur, le buveur, le tireur, le coureur. — 82. Le grand magicien de la ville de Nismes. — 83. François le pécheur. — 84. Les deux fils du pécheur. — 85. L’homme de fer. — 86. Payer le tribut à César. — 87. Le prince Aurèle et le géant de Saint-Gily. — 88. La reine de Hongrie. — 89. Le roi Obéron. — 90. Bihanic et l’ogre. — 91. Les six frères paresseux. — 92. Les trois jeunes filles, ou le sort. — 93. La jeune fille et les sept sorciers. — 94. Les deux bossus et les nains. — 95. Le prince Pengar, le roi de Perse et le Génie. — 96. Le conte de Jean. — 97. Les trois fils de la veuve. — 98. Sofi et Sans-Souci. — 99. Les trois fils du roi, ou le bossu et ses deux frères. — 100. Jean le Fort et les trois géants.
1. Jésus-Christ voyageant en basse Bretagne, huit épisodes ou rencontres. — 2. Le fils de saint Pierre. — 3. Porpant. — 4. Saint Philippe. — 5. Le fils du diable. — 6. L’ermite qui accusait Dieu de n’être pas juste. — 7. Celui qui alla porter une lettre au paradis (deux versions). — 8. Le brigand sauvé avant l’ermite. — 9. Le brigand et son filleul. — 10. Le filleul de la sainte Vierge. — 11. Le bonhomme Misère et saint Pierre. — 12. Le pont de Londres, trois fois plus long que la grâce de Dieu. — 13. Le pape Innocent. — 14. Christic, qui devint pape à Rome. — 15. La Mort et le maréchal ferrant. — 16. La bonne femme et la méchante femme. — 17. Le pourvoyeur du paradis. — 18. Le fils qui retira son père et sa mère de l’enfer. — 19. Le petit mouton blanc. — 20. La Destinée (deux versions). — 21. La femme qui ne voulait pas avoir d’enfants. — 22. Les trois frères qui ne pouvaient s’accorder au sujet de la succession de leur père. — 23. Quelle que soit la société que l’on fréquente, l’on en a toujours sa part. — 24. — Marie Petit-Cœur. — 25. Le bon Dieu et la sainte Vierge parrain et marraine. — 26. La bonne petite servante. — 27. Les deux méchantes sœurs. — 28. L’ermite et le vieux brigand. — 29. La fille de mauvaise renommée qui alla au paradis. — 30. L’âme damnée. — 31. Fantic Loho, ou le linceul des morts. 32. Une courte prière dite de bon cœur. — 33. Le pain changé en tête de mort. — 34. Il est bon d’être charitable envers les pauvres. — 35. Le bon Dieu et le diable. — 36. Les trois fils. ou la fête de saint Joseph. — 37. La vertu d’une courte prière. — 38. Le protégé de saint Corentin.
1. Janvier et Février. — 2. Fanch Scouarnec. — 3. Jean et Jeanne. — 4. Jean de Ploubezre. — 5. Les finesses de Bilz (deux versions). — 6. Le meunier et son seigneur. — 7. Petit-Cul. — 8. Marguerite la bonne sœur. — 9. Le matelot, le tailleur et le boulanger. — 10. Celui qui vendit sa vache trois fois, le même jour, ou l’avocat Patelin breton. — 11. Celui qui eut la fille du roi pour une seule parole. — 12. Petit-Jean le devineur (deux versions). — 13. L’abbé Sans-Souci. — 14. Le curé de Brélévenez, qui fut tué plusieurs fois. — 15. Quelques épisodes du roman du Renard.
On voit, par cette dernière liste, que le plaisant et le comique ne sont pas le côté brillant des traditions bretonnes.
Il me resterait, pour terminer mes recherches sur ce sujet si intéressant des vieilles traditions populaires qui se sont conservées dans nos campagnes armoricaines, et avant qu’il soit trop tard, c’est-à-dire bientôt, il me resterait, dis-je, à visiter quelques îles de la Manche et de l’Océan, comme Bréhat, Bâz, Ouessant, Groix, où ces anciennes et attrayantes fables se sont, peut-être, conservées plus pures des mélanges et des altérations qui les gâtent un peu sur le continent. Il me manque, pour plusieurs d’entre elles, des éclaircissements qu’il me serait fort utile de posséder, avant d’en arrêter définitivement la rédaction, et je suis persuadé que je les trouverais, en partie du moins, dans les îles que je viens de nommer.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Ministre, de Votre Excellence, le très-humble et dévoué serviteur,
- ↑ Il faut pourtant admettre une exception en faveur des Védas.
- ↑ Ce nom me paraît être altéré, bien que je ne puisse pas dire quelle a dû en être la forme première. Je croirais volontiers que le mot lenn, qui signifie étang, y entre en composition. Dans une version de la même fable, que j’ai recueillie en mars 1873, dans l’île d’Ouessant, le héros du conte, envoyé également pour demander au Soleil pourquoi il est si rouge, le matin, quand il se lève, en reçoit la réponse suivante : « Chaque matin, quand je quitte mon palais, je vois la princesse Poulfanc (la princesse de la mare) qui se baigne, toute nue, dans son étang, et je ne puis m’empêcher de rougir de honte en la voyant dans cet état. »
- ↑ Dans une autre version, le héros doit demander au Soleil pourquoi il est rouge quand il se lève le matin, et rouge quand il se couche le soir ; — et ailleurs, — pourquoi il est rouge le matin, blanc à midi, et bleuâtre le soir.
- ↑ Dans les fables indiennes aussi, le Soleil rentre tous les soirs affamé, après sa course journalière.
- ↑ Dans Grimm, c’est la Princesse au Dôme d’or, conte du Fidèle Jean. Je ne sais pas bien au juste si c’est par la princesse elle-même, ou par l’éclat de son château, qui est tout d’or, que le Soleil craint d’être éclipsé.
- ↑ Dans un autre conte breton, et dans une fable de Straparole aussi (nuit III, fable IV), le héros est secouru par un loup, un aigle et une fourmi, — un bourdon, dans le conte breton, paire qu’il leur a partagé, de manière à les satisfaire tous, une charogne qu’ils se disputaient.
- ↑ Cette épreuve de différentes séries de grains mélangés, et qu’il faut trier, se rencontre très-souvent dans nos contes bretons, les conteurs aiment à l’introduire dans leurs récits, et en abusent parfois. Ce sont toujours les fourmis qui viennent au secours du héros, comme dans la fable de Psyché, dans Apulée.
- ↑ Il doit y avoir plus loin une lacune, concernant cette clef que le héros du conte doit retrouver. Dans d’autres versions, il doit aussi apporter le palais de la princesse devant celui du roi, et même aller quérir de l’eau de la vie et de l’eau de la mort.
- ↑ 1 Nos paysans bretons croient encore que dans un tourbillon, qu’ils appellent korf-c’houez, c’est-à-dire corps rempli de vent, il y a toujours un géant, et qu’il est possible de le tuer et d’arrêter ses ravages, en lui lançant adroitement une faucille ou une cognée.
- ↑ 1 J’ai déjà donné une autre version de ce dernier conte dans mon premier rapport, sous le titre: le Corps sans âme.
- ↑ 2 Consulter, sur l’ouvrage de M Campbell, un travail fort intéressant de M. E. Morin, professeur d’histoire de la faculté des lettres de Rennes, portant le titre suivant : Remarques sur les contes et les traditions populaires des Gaêls de l’Ecosse occidentale, d’après la récente publication de M. F.-J. Campbell. — Edinburgh, Edmonston and Douglas. 4 vol. in-12, 1860-62.
- ↑ 1 Je soupçonne le conteur breton d’avoir, de sa propre autorité, substitué un poirier au pommier du conte slave.
- ↑ Santirine est une altération du mot Satyre.
- ↑ À partir d’ici, le premier conte semble se perdre dans un autre.
- ↑ Dans une autre version, l’Hiver répond : « Ah ! là, je ne puis pas mettre le nez.» Et le conte est fini. Et en effet, ce qui suit parait complètement étranger à ce débat, qui forme un petit récit à part, comme il en existe plusieurs sur le Roitelet.
- ↑ Les aigles, les lions, les serpents, les dragons qui se rencontrent fréquemment dans nos traditions populaires me semblent être autant d’arguments en faveur d’une origine asiatique.
- ↑ Il doit y avoir une lacune dans le conte, car les fourmis et la colombe n’y reparaissent pas.
- ↑ Ces trois épreuves me semblent ici une interpolation. L’épisode du triage des grains de différente sorte, que nos conteurs aiment à intercaler dans leurs récits, et que j’ai déjà reproduit, se retrouve dans Apulée, Métamorphoseon, 1. VI. « Ruunt aliæ, superque alise sepedum populorum, summoque studio singulæ granatim totum digerunt acervum. »
- ↑ Le nom du château de Montauban est populaire dans nos campagnes, et cela, je présume, à cause du mystère breton des Quatre fils Aimon, qui y est très-répandu. Lorsqu’on parle d’un château bien fort et bien beau, on dit communément : comme le château de Montauban.