Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/Le roi serpent et le prince de Tréguier
LE ROI SERPENT ET LE PRINCE DE TRÉGUIER.
Il y avait, au temps jadis, un prince en Tréguier qui avait un fils unique. Ce fils, s’ennuyant chez son père, voulut voyager. Le vieux roi lui donna beaucoup d’argent, et il partit. Mais il dépensa tout son argent au jeu et avec les femmes, et le voilà sans le sou et bien embarrassé, ne sachant aucun métier pour gagner sa vie. Un jour, après une longue marche, il arriva, exténué de fatigue et de faim, à une pauvre chaumière, sur une grande lande. Il y demanda l’hospitalité, qui lui fut accordée. Il y resta même quelque temps, et le propriétaire de la chaumière, qui était un pauvre petit tailleur, travaillant à la journée dans les fermes et chez les pauvres gens du pays, le voyant presque nu, eut pitié de lui et lui fit des braies neuves et une veste de grosse toile de fil d’étoupe. Alors il se remit en route, à la grâce de Dieu. Il arriva à un vieux château, au milieu d’un bois. La porte de la cour était ouverte, et il entra. Il vit une vieille femme à longues dents, appuyée sur un bâton, qui lui servait de troisième pied, et il lui demanda l’hospitalité pour la nuit. La vieille lui dit qu’il serait logé, et, après l’avoir fait souper, elle le conduisit à son lit, dans une chambre du château, et lui recommanda de ne pas ouvrir la porte de la chambre à côté, ou il serait effrayé de ce qu’il y verrait. Puis elle s’en alla.
Mais la curiosité empêchant le prince de dormir, il se leva et ouvrit la porte de la chambre défendue. Il y vit un énorme serpent roulé sur lui-même. Le serpent prit la parole, comme un homme, et lui dit que s’il voulait faire ce qu’il lui dirait, il en serait bien récompensé, plus tard. « Je le ferai, si je le puis, répondit le prince. — Eh bien ! reprit le serpent, allez vite au bois, coupez-y un fort bâton, puis revenez ici, et je vous dirai ce que vous aurez à faire ensuite. » Le prince se rendit au bois, qui entourait le château, y coupa un gros bâton de coudrier, et revint à la chambre du serpent. Celui-ci lui dit alors : « A présent, fourrez-moi ce bâton dans le corps, par la bouche, puis, m’ayant chargé sur votre dos, partez en silence, pendant que la vieille dort, et emportez-moi d’ici. Vous marcherez tout droit devant vous, jusqu’à ce que vous trouviez un autre château. Quand vous vous sentirez faiblir, ou que vous aurez faim ou soif, léchez-moi la bouche, et aussitôt vous vous sentirez réconforté. »
Le prince suivit ponctuellement ces instructions, et le voilà hors du château, portant le serpent sur son dos. Il marche, il marche et, quand il se sent faiblir, il lèche la bouche du serpent, pleine d’écume, et les forces lui reviennent aussitôt. Il aperçoit enfin, dans le lointain, un château entouré de hautes murailles, « C’est là ! lui dit le serpent, courage ! » Il arrive au château et pénètre dans la cour. Là, le serpent lui dit : « Déposez-moi à terre, à présent ; et retirez le bâton de mon corps. » Ce qu’il fait. Et aussitôt le serpent devient un homme. C’était un roi ! Il avait dans ce château trois filles, retenues là enchantées depuis cinq cents ans. Elles étaient toutes les trois à leurs fenêtres, et elles s’écrièrent ensemble, en reconnaissant leur père : « Notre père, que nous n’avons pas vu depuis si longtemps ! » Et elles descendirent, en toute hâte, pour l’embrasser. Alors il leur dit : « Voici, mes enfants, le prince de Tréguier, à qui nous devons notre délivrance, et je désire qu’une de vous, celle qu’il choisira, le prenne pour époux. — Le prince de Tréguier ? qu’est-ce que cela, le prince de Tréguier ? répondirent les deux aînées, d’un air dédaigneux. — Moi, mon père, je le prendrai volontiers, puisqu’il vous a délivré, dit la cadette. — Sotte ! lui dirent ses sœurs ; qu’il montre du moins ce dont il est capable. — C’est juste, répondit le vieux roi[1]. »
Et il donna au prince une épée enchantée et un beau cheval blanc et lui dit : « Allez en Russie avec cette épée et ce cheval. Le cheval vous conduira et vous portera, et, pendant que vous tiendrez l’épée, vous pourrez être exempt de toute inquiétude. Vous arriverez en Russie au moment d’une grande bataille ; vous pousserez votre cheval au milieu de la mêlée et vous n’aurez qu’à élever votre épée, la pointe en l’air, en souhaitant la mort des ennemis de l’empereur de Russie, et aussitôt tous ceux qui la verront tomberont morts à terre. De même pour le gibier, même les animaux les plus dangereux, quand vous serez à la chasse. L’empereur de Russie, pour reconnaître le service que vous lui aurez rendu, vous donnera la main de sa fille unique. Elle vous trahira, avec un des généraux de son père, qui est son amant ; mais ne craignez rien et ne vous en désolez pas, car vous épouserez un jour la fille du roi de Naples. (Le roi de Naples c’était le roi serpent lui-même.) Quand vous serez marié, la fille de l’empereur de Russie viendra à bout de vous enlever votre épée, et, dès lors vous ne pourrez plus échapper à sa vengeance et à celle de son amant. Vous serez mis à mort et haché menu comme chair à pâté. Mais, avant de mourir, demandez que l’on mette tous les morceaux dans un sac, que l’on charge ce sac sur votre cheval et que l’on laisse celui-ci aller en liberté. On vous l’accordera. Le cheval reviendra à la maison, et, avec de l’eau de la vie, que je possède, je vous rappellerai à la vie. »
Le prince partit pour la Russie, avec sa bonne épée et son bon cheval, et tout se passa, de point en point, comme le lui avait dit le roi serpent. Il gagna la victoire sur les ennemis de l’empereur et épousa sa fille. Mais il eut l’imprudence de révéler à sa femme la vertu de son épée, et son amant et elle la lui enlevèrent. Il fut mis à mort par eux, haché menu comme chair à pâté, puis, sur sa demande avant de mourir, tous les morceaux furent mis dans un sac, le sac fut placé sur son cheval et celui-ci, mis en liberté, rapporta le tout à la cour du roi serpent qui, avec quelques gouttes de son eau de la vie, ressuscita le prince de Tréguier.
Trois jours après, le roi serpent dit au prince qu’il lui fallait retourner en Russie, et sous la forme d’un cheval, cette fois. « Je vous mettrai, ajouta-t-il, une fiole de mon eau de la vie dans l’oreille gauche, car vous en aurez encore besoin. Quand vous arriverez à la cour de l’empereur, vous irez droit à l’écurie. Il y a dans le palais une jeune fille méprisée et maltraitée par tout le monde et employée à garder les dindons, bien qu’elle soit de haute naissance, comme vous l’apprendrez plus tard. On l’appelle Souillon, et c’est elle qui vous viendra en aide. Quand elle vous verra arriver, elle dira à votre femme, qui s’est remariée avec son amant le général : — Ah ! madame, le beau cheval qui vient d’arriver dans votre écurie ! — Votre femme se rendra aussitôt à l’écurie, et, en vous voyant, elle dira : — Ceci doit être quelque chose de la part de mon premier mari ! — Et aussitôt elle donnera l’ordre de vous tuer, de vous hacher en menus morceaux et de jeter le tout dans un four ardent pour y être consumé. En entendant cela, Souillon s’écriera : — Oh ! le beau cheval ! c’est vraiment pitié de le tuer ! — Et elle viendra vous caresser de la main. Dites lui alors, tout doucement, de prendre la fiole qui sera dans votre oreille gauche, et soyez sans inquiétude, car elle saura quel emploi elle devra en faire. »
Le prince de Tréguier se rendit donc de nouveau à la cour de l’empereur de Russie, sous la forme d’un beau cheval. Sa femme, dès qu’elle le vit, donna l’ordre de le mettre à mort, de le hacher en menus morceaux et de jeter le tout dans un four ardent. Mais Souillon s’était déjà emparée de la fiole d’eau de la vie qui était dans son oreille. Elle ramassa ensuite une pelote de son sang caillé, la déposa sur une pierre, au soleil, sous la fenêtre de la chambre de la princesse, et l’arrosa de quelques gouttes de l’eau de la vie. Aussitôt il s’en éleva un beau cerisier, portant de belles cerises rouges, et dont le sommet atteignait à la hauteur de la fenêtre de la princesse. Celle-ci, voyant cela, s’écria encore : « C’est quelque chose de la part de mon premier mari ! » Et elle fit abattre le cerisier et le jeter dans le four, pour être réduit en cendres. Mais Souillon en avait cueilli, auparavant, une belle cerise rouge. Elle la déposa au soleil sur la pierre d’une fenêtre basse, versa dessus quelques gouttes de son eau de la vie, et aussitôt un bel oiseau bleu s’en éleva et s’envola au jardin en faisant : drik ! drik !….. La princesse et son mari, qui se promenaient dans le jardin, le remarquèrent et ils s’écrièrent : « O le bel oiseau ! » et ils essayèrent de l’attraper. L’oiseau s’envolait de buisson en buisson, sans jamais aller loin. Le mari de la princesse déposa son épée à terre, afin de pouvoir courir plus librement après lui. L’oiseau se posa alors sur l’épée, et aussitôt il devint un homme, le prince de Tréguier ! Celui-ci, s’emparant aussitôt de l’épée, s’écria : « Holà ! tout va bien ! » Il abattit la tête de sa femme et celle de son mari, puis il retourna auprès du roi serpent, emmenant avec lui Souillon, qui était une princesse d’une beauté merveilleuse. C’était la plus jeune des trois filles du roi de Naples, que nous avons appelé jusqu’à présent le roi serpent.
Le vieux roi et ses trois filles se trouvaient ainsi délivrés de la puissance d’un méchant magicien qui les tenait enchantés depuis cinq cents ans.
Le prince de Tréguier fut alors marié avec la plus jeune des princesses, et il y eut à cette occasion des festins et des fêtes magnifiques.
Ce conte paraît, dans certaines parties, confus et incomplet. Je regrette de n’avoir pu en trouver jusqu’aujourd’hui une seconde version, pour le compléter.
- ↑ À partir d’ici, le premier conte semble se perdre dans un autre.