Cinq Prières pour le temps de la guerre/Du père d’un soldat
e plus puissant amour humain, celui qui gonfle notre cœur d’une joie et d’une angoisse inexprimables, si haut que presque tous les poètes le délaissent dans l’art et inclinent à des sujets plus faciles : telle est l’union du père au fils. Ce fils, vous me l’avez envoyé, Seigneur, un jour d’entre les jours, dans ma demeure chrétienne et frugale. L’allégresse qui emplit alors mon âme ne trouva pour s’exprimer que ce même silence que gardait la mère ravie en vous, notre Père qui êtes aux cieux.
Je me souviens des premiers pas de mon garçon, de ses découvertes dans le jardin, de ces violettes cueillies trop court par ses petits gros doigts, de ses regards angéliques et émerveillés qui, lorsqu’il m’offrait le bouquet, semblaient me dire : Vois donc ce que Dieu a créé.
Ce furent ensuite les courtes leçons que nous apprenions ensemble : la grammaire, la fable, l’histoire sainte, dans laquelle on parle d’Abraham et d’Isaac. Nous frémissions, l’innocent et moi, devant ce sacrifice. Épargnez-le-moi, Seigneur ; épargnez-le-moi ainsi que vous l’avez épargné au patriarche ; épargnez-le-moi, ô vous qui n’avez pas voulu vous l’épargner à vous-même, Père ! Vous seul connaissez vraiment l’adhérence des fibres du cœur de mon enfant à celles de mon cœur. Les unes se mêlent aux autres sans laisser aucun vide, image obscurcie par notre néant de votre lien avec votre Fils. Et moi, votre fils aussi, mais selon ma pauvreté, je prie pour que votre nom soit sanctifié par tous ceux qui, ne vous connaissant pas encore, demeurent orphelins.
Veuillez me continuer cette grâce où entre quelque fierté, grâce qui me soutient et par qui je ne peux voir partir un petit soldat pour le front des armées, ou en revenir, sans que je ne sois saisi d’une sorte d’extase.
Certes, l’humble agriculteur est déjà bien content d’avoir labouré, ensemencé le sol de sa métairie ; mais quelle n’est pas sa récompense si le roi, passant devant la moisson, s’arrête et prononce : Ô mon fidèle serviteur ! ton grain est assez beau pour qu’il me soit consacré.
Ô Roi des rois ! que votre règne arrive ; il est encore beaucoup de gerbes que vous avez choisies pour un holocauste infiniment misérable auprès de celui de Notre-Seigneur, mais enfin pour un holocauste. Ce soldat qui passe, n’est-il point comme l’une de ces gerbes ? Et n’ai-je pas eu l’honneur que vous préleviez aussi la dîme de ma récolte : ce fils que je vous abandonne pour que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel.
Mais, s’il se peut, ne tenez plus longtemps l’épi distendu si loin de ses racines, si loin de moi qui suis son champ, qui souffre et qui prie.
Cet exil de mon enfant m’est une telle sollicitude ! Ce n’est point que je méconnaisse le bienfait de ces épreuves qui font se pencher un père sur le présent et sur l’avenir de ceux dont il a la charge. Quel est l’homme qui, par nos temps difficiles, présidant à la table où mangent les petits, n’a point tremblé à l’idée qu’un jour viendrait peut-être où leurs bouches réclameraient en vain la nourriture ? Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Que mon soldat n’endure pas la faim et la soif ; que le soleil dissipe l’humidité de ses vêtements, que l’Hostie fasse vivre son âme.
Je sais que nous méritons la mort et que ce serait justice que celui qui est sorti de ma chair reposât dans une fosse anonyme. Faites-nous miséricorde ; pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Que me revienne mon fils comme revint au vieux Tobie le jeune Tobie. La maison lui fera fête. Mais avant que de goûter aux fruits de notre sol, nous nous prosternerons, mon Dieu, devant votre face, en pleurant de reconnaissance et de joie.
En ce jour béni où, le cœur tremblant, nous aurons guetté et reconnu à la portière du wagon celui que vous ressuscitez du tombeau des tranchées, nous vous renouvellerons solennellement notre amour que nous établissons au centre du Cœur sacré.
Et, une fois encore, nous vous dirons pleins de calme, simple et terrible force que vous seul pouvez dispenser à tous les pères, ô mon Père ! qui avez connu l’agonie de votre Fils et la