Michel Lévy frères (p. 365-396).


CHAPITRE XXIV

le travail


Peu d’espérance doivent avoir les pauvres et menues gens au fait de ce monde, puisque si grand Roy y a tant souffert et tant travaillé.
Philippe de Comines.


Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était dix heures, et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues du siége avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on s’occupait peu des Français, toutes les communications étant libres vers la Catalogne, comme en temps de paix ; et dans l’armée française tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence ; on n’entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d’armes sonnèrent presque en même temps le boute-selle et à cheval. Tous les factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille, portant des flambeaux, aller de tente en tente une longue pique à la main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter. De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille ; on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions. Après une demi-heure de mouvement, les bruits cessèrent, les flambeaux s’éteignirent et tout rentra dans le calme, seulement l’armée était debout.

Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l’une des dernières tentes du camp ; on distinguait, en approchant, cette petite pyramide blanche et transparente ; sur sa toile se dessinaient deux ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval attendaient ; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.

À voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on l’aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris bientôt qu’il la blâmait et s’y laissait conduire et compromettre par une résolution extraordinaire qui l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait de l’entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henry d’Effiat lui avait ouvert son cœur et confié tout son secret, il avait vu clairement que toute remontrance était inutile auprès d’un jeune homme aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars ne lui avait dit, et il avait vu dans l’union secrète de son ami avec la princesse Marie un de ces liens d’amour dont les fautes mystérieuses et fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce supplice impossible à supporter plus longtemps d’un amant, maître adoré de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des mariages que l’on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d’aller dans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère. Il avait évoqué les plus graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution invincible de son ami. Cinq-Mars, on s’en souvient, lui avait dit durement : Eh ! vous ai-je prié de prendre part à la conjuration ? et lui, il n’avait voulu promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses forces contre l’amitié pour dire : N’attendez rien de plus de ma part si vous signez ce traité. Cependant Cinq-Mars avait signé le traité ; et de Thou était encore là, près de lui.

L’habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui avait peut-être rendus moins odieux ; son mépris pour les vices du Cardinal-Duc, son indignation de l’asservissement des Parlements, auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice ; les noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui dirigeaient l’entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M. de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail toutes les confidences secondaires ; et, depuis l’événement fortuit qui l’avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se regardait comme lié par l’honneur avec eux, et engagé à un silence inviolable. Depuis ce temps il avait vu, Monsieur, le duc de Bouillon et Fontrailles ; ils s’étaient accoutumés à parler devant lui sans crainte, et lui à les entendre sans colère. À présent les dangers de son ami l’entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible. Il souffrait dans sa conscience ; mais il suivait Cinq-Mars partout où il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle. Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de faire signe de la vouloir reprendre.

Le grand Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table entre deux flambeaux avec sa mèche allumée ; une montre pesante dans sa boîte de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d’un manteau noir, se tenait immobile, les bras croisés ; Cinq-Mars se promenait les bras derrière le dos, regardant de temps à autre l’aiguille trop lente à son gré ; il entr’ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint :

— Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n’importe ! elle est là, dans mon cœur.

— Le temps est sombre, dit de Thou.

— Dites que le temps s’avance. Il marche, mon ami, il marche ; encore vingt minutes, et tout sera fait. L’armée attend le coup de ce pistolet pour commencer.

De Thou tenait à la main un crucifix d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur la croix, tantôt au ciel.

— Voici l’heure, disait-il, d’accomplir le sacrifice ; je ne me repens pas, mais que la coupe du péché a d’amertume pour mes lèvres ! J’avais voué mes jours à l’innocence et aux travaux de l’esprit, et me voici prêt à commettre le crime et à saisir l’épée.

Mais prenant avec force la main de Cinq-Mars :

— C’est pour vous, c’est pour vous, ajouta-t-il avec l’élan d’un cœur aveuglément dévoué ; je m’applaudis de mes erreurs si elles tournent à votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie.

Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa joue.

— Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête ! Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous ; car nous sommes criminels : moi par amour, et vous par amitié.

Mais tout à coup, regardant, la montre, il prit le long pistolet dans ses mains, et considéra la mèche fumante d’un air farouche. Ses longs cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d’un jeune lion.

— Ne te consume pas, s’écria-t-il, brûle lentement ! Tu vas allumer un incendie que toutes les vagues de l’Océan ne sauraient éteindre ; la flamme va bientôt éclairer la moitié d’un monde, il se peut qu’elle aille jusqu’au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse, les vents qui t’agiteront sont violents et redoutables : l’amour et la haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du roi. Brûle, brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre.

De Thou, tenant toujours la petite croix d’ivoire, disait à voix basse :

— Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé ; nous combattrons le méchant et l’impie !

Puis, élevant la voix :

— Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera seule. C’est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvint pas : ce qui faisait le crime est anéanti sans doute ; nous combattrons sans l’étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas ; Dieu changera le cœur du roi.

— Voici l’heure, voici l’heure ! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la montre avec une sorte de rage joyeuse : encore quatre minutes, et les Cardinalistes du camp seront écrasés ; nous marcherons sur Narbonne, il est là… Donnez ce pistolet.

À ces mots, il ouvrit brusquement sa tente, et prit la mèche du pistolet.

— Courrier de Paris ! courrier de la cour ! cria une voix au dehors.

Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars.

— De la Reine, Monseigneur, dit-il.

Cinq-Mars pâlit, et lut :


« Monsieur le marquis de Cinq-Mars,

« Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du trône de Pologne à elle offert. J’ai sondé son âme ; elle est bien jeune encore, et j’ai lieu de croire qu’elle accepterait la couronne avec moins d’efforts et de douleur que vous ne le pensez peut-être.

« C’est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à feu et à sang mon beau et cher pays de France ; je vous conjure et supplie d’agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse de Mantoue des promesses qu’elle aura pu vous faire. Rendez ainsi le repos à son âme et la paix à notre cher pays.

« La reine, qui se jette à vos pieds, s’il le faut.

« Anne. »

Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table : son premier mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même ! cependant il le remit, et, saisissant vite un crayon, écrivit sur le revers de la même lettre :


« Madame,

« Marie de Gonzague, étant ma femme, ne peut être reine de Pologne qu’après ma mort ; je meurs.

« Cinq-Mars. »


Et comme s’il n’eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la mettant de force dans la main du courrier :

— À cheval ! à cheval ! lui dit-il d’un ton furieux : si tu demeures un instant de plus, tu es mort.

Il le vit partir et rentra.

Seul avec son ami, il resta un instant debout, mais pâle, mais l’œil fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler.

— De Thou ! s’écria-t-il.

— Que voulez-vous, ami, cher ami ? je suis près de vous. Vous venez d’être grand, bien grand ! sublime !

— De Thou ! cria-t-il encore d’une voix étouffée.

Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné.

Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats où elles passent ; celles qui avalent une étendue terrible dans les pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone torride, d’autant plus redoutables qu’elles laissent à l’horizon toute sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l’azur du ciel en se teignant du sang de l’homme. Il en est de même des grandes passions : elles prennent d’étranges aspects, selon nos caractères ; mais qu’elles sont terribles dans les cœurs vigoureux qui ont conservé leur force sous le voile des formes sociales ! Quand la jeunesse et le désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils se porteront, ou quelle sera leur résignation subite ; on ne sait si le volcan va faire éclater la montagne, ou s’il s’éteindra tout à coup dans ses entrailles.

De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et ses oreilles ; il l’aurait cru mort si des torrents de larmes n’eussent coulé de ses yeux ; c’était le seul signe de sa vie : mais tout à coup il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa volonté.

— Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux. Mon ami, il est onze heures et demie ; l’heure du signal est passée ; donnez pour moi l’ordre de rentrer dans les quartiers ; c’était une fausse alerte que j’expliquerai ce soir même.

De Thou avait déjà senti l’importance de cet ordre : il sortit et revint sur-le-champ ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire disparaître le sang de son visage.

— De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez.

— Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci.

— Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus parler longtemps, même pour vous ; mais si vous restez avec moi vous mourrez, je vous en avertis.

— Je reste, dit encore de Thou.

— Que Dieu vous préserve donc ! reprit Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et tous les conjurés, distribuez-leur ces passe-ports, qu’ils s’enfuient sur-le-champ : dites-leur que tout est manqué et que je les remercie. Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande ; mais, quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de ne point me frapper moi-même.

À ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s’élança brusquement hors de sa tente.

Cependant à quelques lieues de là se tenaient d’autres discours. À Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler avec Joseph les intérêts de l’État, étaient encore assis ces deux hommes, à peu près les mêmes ; le ministre, cependant, fort vieilli par trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de ses voyages que son maître était tranquille.

Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et entourées d’étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge ; de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour perpétuer leurs jeux ; il riait en les regardant ; sur ses pieds était couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante.

Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu’il avait entendu dans le confessionnal ; pâlissant encore du danger qu’il avait couru d’être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles :

— Enfin, monseigneur, je ne puis m’empêcher d’être troublé jusqu’au fond du cœur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et menacent encore Votre Éminence. Des spadassins s’offraient pour vous poignarder ; je vois en France toute la cour soulevée contre vous, la moitié de l’armée, et deux provinces ; à l’étranger, l’Espagne et l’Autriche prêtes à fournir des troupes ; partout des piéges ou des combats, des poignards ou des canons !…

Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit :

— C’est un bien joli animal qu’un chat ! c’est un tigre de salon : quelle souplesse ! quelle finesse extraordinaire ! Voyez ce petit jaune qui fait semblant de dormir pour que l’autre rayé ne prenne pas garde à lui, et tombe sur son frère ; et celui-là, comme il le déchire ! voyez comme il lui enfonce ses griffes dans le côté ! Il le tuerait, je crois, il le mangerait, s’il était plus fort ! C’est très-plaisant ! quels jolis animaux !

Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit :

— Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d’affaires qu’après mon souper ; j’ai faim maintenant, et ce n’est pas mon heure ; mon médecin Chicot m’a recommandé la régularité, et j’ai ma douleur au côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge : à neuf heures, nous réglerons les affaires de M. le Grand ; à dix, je me ferai porter autour du jardin pour prendre l’air au clair de la lune ; ensuite je dormirai une heure ou deux ; à minuit, le Roi viendra, et à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres d’arrestations, condamnations ou autres que j’aurai à vous donner pour les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.

Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation uniforme, altérée seulement par l’affaiblissement de sa poitrine et la perte de plusieurs dents.

Il était sept heures du soir ; le capucin se retira. Le Cardinal soupa avec la plus grande tranquillité, et quand l’horloge frappa huit heures et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis près de la table :

— Voilà donc tout ce qu’ils ont pu faire contre moi pendant plus de deux années ! Ce sont de pauvres gens, en vérité ! Le duc de Bouillon même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit par ce trait ; je l’ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait un pas digne d’un véritable homme d’État ? Le Roi, Monsieur, et tous les autres, n’ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et ne m’ont seulement pas enlevé un homme. Il n’y a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la suite dans les idées ; tout ce qu’il a fait était conduit d’une manière surprenante : il faut lui rendre justice, il avait des dispositions ; j’en aurais fait mon élève sans la roideur de son caractère ; mais il m’a rompu en visière, j’en suis bien fâché pour lui. Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau ; à présent tirons le filet.

— Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait involontairement en parlant : savez-vous que de Perpignan à Narbonne le trajet est court ? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos troupes du camp sont faibles et incertaines ? que cette jeune noblesse est furieuse, et que le Roi n’est pas sûr ?

Le Cardinal regarda l’horloge.

— Il n’est encore que huit heures et demie, mons Joseph ; je vous ai déjà dit que je ne m’occuperais de cette affaire qu’à neuf heures. En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai la mémoire fort bonne. Il reste encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d’Urbain Grandier ; c’était un homme d’un vrai génie que cet Urbain Grandier (ajouta-t-il avec méchanceté ; Joseph mordit ses lèvres) ; tous ses autres juges sont morts misérablement ; il reste Houmain, qui sera pendu comme contrebandier ; nous pouvons le laisser tranquille : mais voici cet horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque de Poitiers :

« Monseigneur,

« Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin, pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de quelques criminelles intentions envers l’État. »


Joseph écrivait aussi froidement qu’un Turc fait tomber une tête au geste de son maître.

Le Cardinal lui dit en signant la lettre :

— Je vous ferai savoir comment je veux qu’ils disparaissent ; car il est important d’effacer toutes les traces de cet ancien procès. La Providence m’a bien servi en enlevant tous ces hommes ; j’achève son ouvrage. Voici tout ce qu’en saura la postérité.

Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la possession et les sortiléges du magicien[1].

Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s’empêcher de regarder l’horloge.

— Il te tarde d’en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal ; eh bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n’ai pas mes raisons pour être tranquille ? Tu crois que j’ai laissé aller ces pauvres conspirateurs trop loin ? Non. Voici de petits papiers qui te rassureraient si tu les connaissais. D’abord, dans ce rouleau de bois creux est le traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je suis très-satisfait de Laubardemont : c’est un habile homme !

Le feu d’une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph.

— Ah ! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l’a arraché ; il est vrai qu’il l’a laissé mourir, et sous ce rapport on n’a pas à se plaindre ; mais enfin il était l’agent de la conjuration : c’était son fils.

— Dites-vous la vérité ? dit le Cardinal d’un air sévère ; oui, car vous n’oseriez pas mentir avec moi. Comment l’avez-vous su ?

— Par les gens de sa suite, monseigneur ; voici leurs rapports ; ils comparaîtront.

Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta :

— Donc nous allons l’employer encore à juger nos conjurés, et ensuite vous en ferez ce que vous voudrez, je vous le donne.

Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua :

— Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval ?

Ils n’y sont pas tous. Lis cette lettre de Monsieur à Chavigny ; il demande grâce, il en a assez. Il n’osait même pas s’adresser à moi le premier jour, et n’élevait pas sa prière plus haut que les genoux d’un de mes serviteurs[2].

Mais le lendemain il a repris courage et m’a envoyé celle-ci à moi-même[3] et une troisième pour le Roi.

Son projet l’étouffait, il n’a pas pu le garder. Mais on ne m’apaise pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je le chasserai du royaume. Je le lui ai fait écrire ce matin[4].

Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de Sedan et général en chef des armées d’Italie, il vient d’être saisi par ses officiers au milieu de ses soldats, et s’était caché dans une botte de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins. Ils s’imaginent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne leur demeure attaché que les Compagnies rouges ; tout le reste, étant à Monsieur, n’agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant j’ai permis qu’on eût l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal à onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi me les livrera ce soir… N’ouvre pas tes yeux étonnés ; il va me les livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s’est fait sans vous, Joseph ; nous nous en passons fort bien, et, pendant ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de vous ; vous vous négligez.

— Ah ! monseigneur, si vous saviez ce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir le chemin des messagers du traité ! Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre ces deux jeunes gens…

Ici le Cardinal se mit à rire d’un air moqueur du fond de son fauteuil.

— Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte, Joseph, et je pense que c’est la première fois de ta vie que tu aies entendu parler d’amour. Aimes-tu ce langage-là, père Joseph ? et, dis-moi, le comprends-tu bien clairement ? Je ne crois pas que tu t’en fasses une idée très-belle.

Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin interdit, et poursuivit du ton persifleur d’un grand seigneur qu’il prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles expressions par les lèvres les plus impures :

— Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l’amour selon tes idées. Qu’est-ce que cela peut être ? car, enfin, tu vois que cela existe ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n’a fait toutes ces petites conjurations que par amour. Tu l’as entendu toi-même de tes oreilles indignes. Voyons, qu’est-ce que l’amour ? Moi, d’abord, je n’en sais rien.

Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l’œil stupide de quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit enfin d’une voix traînante et nasillarde :

— Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau ; mais, en vérité, monseigneur, je vous avoue que je n’y avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours été embarrassé pour parler à une femme ; je voudrais qu’on pût les retrancher de la société, car je ne vois pas à quoi elles servent, si ce n’est à faire découvrir des secrets, comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté avec beaucoup d’adresse notre petite prophétie au milieu de ces conspirateurs. Nous n’avons pas manqué le merveilleux[5], cette fois, comme pour le siège d’Hesdin ; il ne s’agira plus que de trouver une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l’exécution.

— Voilà encore de vos sottises, monsieur ? dit le Cardinal : vous me rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous occupez que des gens que je vous donne : je vous ai fait votre part tout à l’heure. Quand le grand Écuyer sera pris, vous le ferez juger et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m’en mêler, cette affaire est trop petite pour moi : c’est un caillou sous mes pieds, auquel je n’aurais pas dû penser si longtemps.

Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré d’ennemis armés, parlait de l’avenir comme d’un présent à sa disposition, et du présent comme d’un passé qu’il ne craignait plus. Il ne savait s’il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur à l’humanité.

Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et, heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à courir les risques de tomber, s’écria d’un air fort troublé :

— Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il y a vu le camp en rumeur et vos ennemis à cheval…

— Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant son tabouret ; vous me paraissez manquer de calme.

— Mais… mais… monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert ?

— Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph.

— Monseigneur, une autre chose extraordinaire : le Roi vient !

— En effet, c’est extraordinaire, dit le ministre en regardant l’horloge ; je ne l’attendais que dans deux heures. Sortez tous deux.

Bientôt on entendit un bruit de bottes et d’armes qui annonçait l’arrivée du prince. On ouvrit les deux battants ; les gardes du Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi parut.

Il marchait en s’appuyant sur une canne de jonc d’un côté, et de l’autre sur l’épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s’était levé avec la plus grande peine et ne put faire un pas au-devant du Roi, parce que ses jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d’aider le prince à s’asseoir prés du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand fauteuil garni d’oreillers, demanda et but un verre d’élixir préparé pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et seul avec Richelieu, lui parla d’une voix languissante :

— Je m’en vais, mon cher Cardinal ; je sens que je m’en vais à Dieu : je m’affaiblis de jour en jour, ni l’été ni l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces.

— Je précéderai Votre Majesté, répondit le ministre ; la mort a déjà conquis mes jambes, vous le voyez ; mais tant qu’il me restera la tête pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service.

— Et je suis sûr que votre intention était d’ajouter : le cœur pour m’aimer, dit le Roi.

— Votre Majesté en peut-elle douter ? répondit le Cardinal en fronçant le sourcil et se mordant les lèvres par l’impatience que lui donnait ce début.

— Quelquefois j’en doute, reprit le prince ; tenez, j’ai besoin de vous parler à cœur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il y a deux choses que j’ai sur la conscience depuis trois ans : jamais je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions contraires à vos intérêts, c’eût été ce souvenir.

C’était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles, qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu’ils n’osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu’il avait couru un grand danger ; mais il vit en même temps le besoin de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune ; et, pour faciliter l’explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations qu’il croyait les plus propres à impatienter le Roi.

— Non, non, s’écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous ne m’aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours à l’esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne puis justifier par aucun raisonnement : je veux dire le procès d’Urbain Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre haine pour ma malheureuse mère, et même contre sa cendre.

— N’est-ce que cela, Sire ? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules fautes ? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art qui ne peut être regardé comme coupable à nommer magie des crimes dont le nom révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l’innocence de dangereux mystères ; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces impuretés…

— Assez, c’en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête et baissant les yeux en rougissant ; je ne puis en entendre davantage ; je vous conçois, ces tableaux m’offenseraient ; j’approuve vos motifs, c’est bon. On ne m’avait pas dit cela ; on m’avait caché ces vices affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes ?

— Je les eus toutes entre les mains, Sire ; et quant à la glorieuse Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l’avouer, c’est à elle que je dus toute mon élévation ; elle daigna la première jeter les yeux sur l’évêque de Luçon, qui n’avait alors que vingt-deux ans, pour l’approcher d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle me força de la combattre dans l’intérêt de Votre Majesté ! Mais, comme ce sacrifice fut fait pour vous, je n’en eus et n’en aurai jamais aucun scrupule.

— Vous, à la bonne heure ; mais moi, dit le prince avec amertume.

— Eh ! Sire, s’écria le Cardinal, le Fils de Dieu[6] lui-même vous en donna l’exemple ; c’est sur le modèle de toutes les perfections que nous réglâmes nos avis ; et si les monuments dus aux précieux restes de votre mère ne sont pas encore élevés, Dieu m’est témoin que ce fut dans la crainte d’affliger votre cœur et de vous rappeler sa mort, que nous en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m’est permis de vous en parler ! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis, quand nous l’y verrons déposée, si la Providence m’en laisse la force.

Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid, et le Cardinal, jugeant qu’il n’irait pas plus loin pour ce soir dans la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des diversions, et à attaquer l’ennemi en face. Continuant donc à regarder fixement le Roi, il dit froidement :

— Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort ?

— Moi ! dit le Roi : on vous a trompé ; j’ai bien entendu parler de conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose ; mais je n’ai rien ordonné contre vous.

— Ce n’est pas ce que disent les conjurés, Sire ; cependant j’en dois croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l’on se soit trompé. Mais quels avis daignez-vous me donner ?

— Je… voulais vous dire franchement et entre nous que vous feriez bien de prendre garde à Monsieur

— Ah ! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu’il vient de m’envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable envers Votre Majesté même.

Le Roi, étonné, lut :


« Monseigneur,

« Je suis au désespoir d’avoir encore manqué à la fidélité que je dois à Votre Majesté ; je la supplie très-humblement d’agréer que je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de soumission et de repentance.

« Votre très-humble sujet,
« Gaston. »


— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Louis ; osaient-ils s’armer contre moi-même aussi ?

Aussi ! dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres ; puis il reprit : — Oui, Sire, aussi ; c’est ce que me ferait croire jusqu’à un certain point ce petit rouleau de papiers.

Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d’un morceau de bois de sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi.

— C’est tout simplement un traité avec l’Espagne, auquel, par exemple, je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les vingt articles bien en règle[7] Tout est prévu, la place de sûreté, le nombre des troupes, les secours d’hommes et d’argent.

— Les traîtres ! s’écria Louis agité, il faut les faire saisir : mon frère renonce et se repent ; mais faites arrêter le duc de Bouillon…

— Oui, Sire.

— Ce sera difficile au milieu de son armée d’Italie.

— Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire : mais ne reste-t-il pas un autre nom ?

— Lequel ?… quoi ?… Cinq-Mars ? dit le Roi en balbutiant.

— Précisément, Sire, dit le Cardinal.

— Je le vois bien… mais je crois que l’on pourrait…

— Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d’une voix tonnante, il faut que tout finisse aujourd’hui. Votre favori est à cheval à la tête de son parti ; choisissez entre lui et moi. Livrez l’enfant à l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’y a pas de milieu.

— Eh ! que voulez-vous donc si je vous favorise ? dit le Roi.

— Sa tête et celle de son confident.

— Jamais… c’est impossible ! reprit le Roi avec horreur et tombant dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu. Il est mon ami aussi bien que vous ; mon cœur souffre de l’idée de sa mort. Pourquoi aussi n’étiez-vous pas d’accord tous les deux ? pourquoi cette division ? C’est ce qui l’a amené jusque-là. Vous avez fait mon désespoir : vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes !

Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être versait-il des larmes ; mais l’inflexible ministre le suivait des yeux comme on regarde sa proie, et, sans pitié, sans lui accorder un moment pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus longtemps.

— Est-ce ainsi, disait-il avec une parole dure et froide, que vous vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la bouche de votre confesseur ? Vous me dites un jour que l’Église vous ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce que vous entendriez contre lui, et je n’ai jamais rien su par vous de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent m’apprendre la conjuration ; que les coupables eux-mêmes, par un coup de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l’aveu de leurs fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore ; et c’est lui qui a tout conduit, c’est lui qui livre la France à l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage de mes vingt années, soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de l’État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la ligue éteinte par votre père ; car c’est elle, ne vous y trompez pas, c’est elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat ? où donc est votre massue ?

Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit :

— Je crains qu’il ne vous vienne à l’esprit que c’est pour moi que je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu’un tel adversaire m’importe beaucoup ? En vérité, je ne sais à quoi il tient que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l’État dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans que je connais votre cour je ne suis pas sans m’être assuré quelque retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever les six mois peut-être qu’il me reste de vie. Ce serait un curieux spectacle pour moi que celui d’un tel règne ! Que répondrez-vous, par exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire, comme ils l’osèrent à Henri IV sur son trône : « Partagez-nous tous les grands gouvernements à titres héréditaires et souveraineté, nous serons contents ![8] » Vous le ferez, je n’en doute pas, et c’est la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront délivré de Richelieu ; et ce sera plus heureux peut-être, car pour gouverner l’Île de France, qu’ils vous laisseront sans doute comme domaine originaire, votre nouveau ministre n’aura pas besoin de tant de papiers. »

En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des portefeuilles sans nombre.

Louis fut tiré de son apathique méditation par l’excès d’audace de ce discours ; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une résolution par crainte d’en prendre une autre.

« Eh bien, monsieur, je répondrai que je veux régner par moi seul.

— À la bonne heure, dit Richelieu ; mais je dois vous prévenir que les affaires du moment sont difficiles. Voici l’heure où l’on m’apporte mon travail ordinaire.

— Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai les portefeuilles, je donnerai mes ordres.

— Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous arrête, vous m’appellerez.

Il sonna : à l’instant même et comme s’ils eussent attendu le signal, quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil et sa personne dans un autre appartement ; car, nous l’avons dit, il ne pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les secrétaires, il dit à haute voix :

— Qu’on prenne les ordres de Sa Majesté.

Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution, et fier d’avoir une fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l’ouvrage politique. Il fit le tour de l’immense table, et vit autant de portefeuilles que l’on comptait alors d’Empires, de Royaumes et de cercles dans l’Europe ; il en ouvrit un et le trouva divisé en cases, dont le nombre égalait celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l’on peut parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout était confusion : sur des édits de bannissement et d’expropriation des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l’Empire ; des notes sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu’ils renfermaient et la double interprétation qu’on eût pu donner à chaque phrase de ses billets. Sur la marge de l’un d’eux étaient ces mots : Sur quatre lignes de l’écriture d’un homme, on peut lui faire un procès criminel. Plus loin étaient entassées les dénonciations contre les Huguenots, les plans de république qu’ils avaient arrêtés ; la division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d’un chef ; le sceau de cet État projeté y était joint représentant un ange appuyé sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu’il élevait sur son front. À côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés autrefois le même jour que l’évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise.

Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d’une autre époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et propres à lui montrer son véritable nœud et ce que l’on avait tenté contre lui-même, lorsqu’un petit homme d’une figure olivâtre, d’une taille courbée, d’une démarche contrainte et dévote, entra dans le cabinet : c’était un secrétaire d’État, nommé Desnoyers ; il s’avança en saluant :

— Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal ? dit-il.

— D’Espagne, par conséquent, dit Louis ; le Portugal est une province d’Espagne.

— De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons à l’instant. Et il lut :

« Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves, royaumes deçà l’Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation et commerce de l’Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes… »

— Qu’est-ce que tout cela ? dit le Roi ; qui parle donc ainsi ?

— Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une… il y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. À peine remonté sur le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée.

— La Catalogne se révolte aussi ! Le roi Philippe IV n’a donc plus pour premier ministre le Comte-duc ?

— Au contraire, Sire, c’est parce qu’il l’a encore. Voici la déclaration des États-généraux catalans à Sa Majesté Catholique, contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes sacrilèges et excommuniées. Le roi de Portugal…

— Dites le duc de Bragance, reprit Louis ; je ne reconnais pas un révolté.

— Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller d’État, envoie à la principauté de Catalogne son neveu, D. Ignace de Mascareñas, pour s’emparer de la protection de ce pays (et de sa souveraineté peut-être, qu’il voudrait ajouter à celle qu’il vient de reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.

— Eh bien, qu’importe ? dit Louis.

— Les Catalans ont le cœur plus français que portugais, Sire, et il est encore temps d’enlever cette tutelle au roi de… au duc de Portugal.

— Moi, soutenir des rebelles ! vous osez !

— C’était le projet de Son Éminence, poursuivit le secrétaire l’État ; l’Espagne et la France sont en pleine guerre d’ailleurs, et M. d’Olivarès n’a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à nos Huguenots.

— C’est bon ; j’y penserai, dit le Roi ; laissez-moi.

— Sire, les États-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes d’Aragon marchent contre eux…

— Nous verrons… Je me déciderai dans un quart d’heure, répondit Louis XIII.

Le petit secrétaire d’État sortit avec un air mécontent et découragé. À sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes britanniques.

— Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires d’Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte d’Essex, viennent de faire lever le siége de Glocester ; le prince Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne. Le roi Charles 1er demande des secours, que la Reine ne trouve plus en Hollande.

— Il faut envoyer des troupes à mon frère d’Angleterre, dit Louis. Mais il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d’Angleterre, il avait écrit de sa main :

« Faut réfléchir longtemps et attendre : — les Communes sont fortes ; — le Roi Charles compte sur les Écossais ; ils le vendront.

« Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir Vincennes, et a dit qu’on ne devrait jamais frapper les princes qu’à la tête. Remarquable, » ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce mot, y substituant : « Redoutable. »

Et plus bas :

« Cet homme domine Fairfax ; — il fait l’inspiré ; ce sera un grand homme. — Secours refusé ; — argent perdu. »

Le Roi dit alors : — Non, non, ne précipitez rien, j’attendrai.

— Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides ; si le courrier retarde d’une heure, la perte du roi d’Angleterre peut s’avancer d’un an.

— En sont-ils là ? demanda Louis.

— Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la main ; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l’on rit.

— Mais un moment de bonheur peut tout sauver !

— Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser.

— Laissez-moi, dit le Roi d’un ton d’humeur.

Le secrétaire d’État sortit lentement.

Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s’effraya du néant qu’il trouvait en lui-même. Il promena d’abord sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait, passant de l’un à l’autre, trouvant partout des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les ressources mêmes qu’il inventait. Il se leva et, changeant de place, se courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l’Europe ; il y trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son royaume ; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides ; sous chaque contrée, il crut voir fumer un volcan ; il lui semblait entendre les cris de détresse des rois qui l’appelaient, et les cris de fureur des peuples ; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre sous ses pieds ; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade fut saisie d’un vertige qui refoula le sang vers son cœur.

— Richelieu ! cria-t-il d’une voix étouffée en agitant une sonnette : qu’on appelle le Cardinal !

Et il tomba évanoui dans un fauteuil.

Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et les sels qu’on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu’il eut entr’ouvert ses paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L’impassible ministre avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme le siége d’un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu’il put l’entendre, il reprit d’une voix sombre son terrible dialogue :

— Vous m’avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous ?

Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvrit les yeux et le regarda, puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre ; cette calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui représentait un esprit infernal.

— Régnez, dit-il d’une voix faible.

— Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou ? poursuivit l’implacable ministre en s’approchant pour lire dans les yeux éteints du prince, comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières lueurs de la volonté d’un mourant.

— Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.

— Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte : « Ceci est ma volonté, de les prendre morts ou vifs. »

Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa tomber sa main sur le papier fatal, et signa.

— Laissez-moi, par pitié ! je meurs ! dit-il.

— Ce n’est pas tout encore, continua celui qu’on appelle le grand politique ; je ne suis pas sûr de vous ; il me faut dorénavant des garanties et des gages. Signez encore ceci et je vous quitte.

« Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne quitteront pas les armes ; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[9]. »

De plus :

« Sa Majesté s’engage à remettre les deux Princes ses fils en otage entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son attachement[10]. »

— Mes enfants ! s’écria Louis relevant sa tête, vous osez…

— Aimez-vous mieux que je me retire ? dit Richelieu.

Le Roi signa.

— Est-ce donc fini ? dit-il avec un profond gémissement.

Ce n’était pas fini : une autre douleur lui était réservée. La porte s’ouvrit brusquement, et l’on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois, le Cardinal qui trembla.

— Que voulez-vous, monsieur ? dit-il en saisissant la sonnette pour appeler.

Le grand Écuyer était d’une pâleur égale à celle du Roi ; et sans daigner répondre à Richelieu, il s’avança d’un air calmé vers Louis XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir sa sentence de mort.

— Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car j’ai vingt mille hommes à moi, dit Henry d’Effiat avec la voix la plus douce.

— Hélas ! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait de telles choses ?

— Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre.

Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu’il n’appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec mépris :

— Je me rends parce que je veux mourir, dit-il ; mais je ne suis pas vaincu.

Le Cardinal serra les poings par fureur ; mais il se contraignit.

— Et quels sont vos complices ? dit-il.

Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement, et entr’ouvrit les lèvres pour parler… Le Roi baissa la tête, et souffrit en cet instant un supplice inconnu à tous les hommes.

— Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince.

Et il sortit de l’appartement.

Il s’arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha droit à celui-ci et lui dit :

— Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m’arrêter.

Tous se regardèrent sans oser l’approcher.

— Oui, monsieur, je suis votre prisonnier… oui, messieurs, je suis sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi.

— Je ne sais ce que je vois, dit le général ; vous êtes deux qui venez vous rendre, et je n’ai l’ordre d’arrêter personne.

— Deux ? dit Cinq-Mars, ce ne peut-être que M. de Thou ; hélas ! à ce dévouement je le devine.

— Eh ! ne t’avais-je pas aussi deviné ? s’écria celui-ci en se montrant et se jetant dans ses bras.


  1. Voyez les Mémoires de Richelieu, (Collection des Mémoires, t. XXVIII, p. 139).
  2. copie textuelle de la correspondance de monsieur et du cardinal de richelieu.

    À Monsieur de Chavigny.

    « Monsieur de Chavigny,

    « Encore que je croie que vous n’êtes pas satisfait de moy, et que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous prier de travailler à mon accommodement avec Son Éminence, et d’attendre cet effet de la véritable affection que vous avez pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre colère. Vous sçavez le besoin que j’ai que vous me tiriez de la peine où je suis. Vous l’avez déjà fait deux fois auprès de Son Éminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous donnerai de pareils employs.

    « Gaston d’Orleans. »
  3. À Son Excellence le Cardinal-Duc.

    « Mon Cousin,

    « Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus coupable de vous avoir déplu ; les grâces qu’il recevoit de Sa Majesté m’ont toujours fait garder de lui et de tous ses artifices ; mais c’est pour vous, mon Cousin, que je conserve mon estime et mon amitié tout entière… Je suis touché d’un véritable repentir d’avoir encore manqué à la fidélité que je dois au Roy, monseigneur, et je prends Dieu à témoin de la sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de vos amis, et avec la mesme passion que je suis,

    « Mon Cousin,
    « Votre affectionné Cousin,

    « Gaston. »
  4. Réponse du Cardinal.

    « Monsieur,

    « Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c’est à elle d’achever. C’est tout, ce que je puis vous dire. »

  5. En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siège d’Hesdin, le Cardinal en fut très-peiné. Une religieuse du couvent du Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le père Joseph vouloit ainsi que l’on crût que le Ciel protégeoit le ministre.
    (Mémoires pour l’histoire du Cardinal de Richelieu.)
  6. En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa mère exilée pour rentrer en France ; Richelieu répondit :
    « Qui peut douter qu’il ne soit permis à un prince de se séparer d’une mère, pour des considérations importantes ?… Le Fils de Dieu n’a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère, et de la laisser en peine quelques jours. La réponse qu’il fit à sa mère, lorsqu’elle s’en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu a commis le soin du bien général d’un royaume doivent toujours le préférer à toutes les obligations particulières. » (Relation de M. de Fontrailles.)
  7. Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la Relation de Fontrailles ; voir les notes.
  8. Mémoires de Sully, 1595.
  9. Manuscrit de Pointis, 1642, no 185.
  10. Mémoires d’Anne d’Autriche, 1642.