Michel Lévy frères (p. 356-365).


CHAPITRE XXIII

l’absence


L’absence est le plus grand des maux,
Non pas pour vous cruelle !

La Fontaine.


Qui de nous n’a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel ? qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s’avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée ; soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que les vents emportent sur leurs ailes ? L’homme est un lent voyageur qui envie ces passagers rapides ; rapides moins encore que son imagination ; ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu’il aime par le souvenir ou l’espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de ses peines, et ces pays si beaux que l’on ne connaît pas, et où l’on croit tout rencontrer à la fois. Il n’est pas un endroit de la terre, sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec indifférence, qui n’ait été consacré dans la vie d’un homme et ne se peigne dans ses souvenirs ; car, pareils à des vaisseaux délabrés, avant de trouver l’infaillible naufrage, nous laissons un débris de nous-mêmes sur tous les écueils.

Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées ? C’est le vent d’Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine enflammée ; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent prendre à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse. Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque patrimoine de Henri IV ; en Guienne, les conquêtes de Charles VII ; dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux domaine de Hugues Capet, s’arrêtèrent en murmurant sur les tours de Saint-Germain.

— Oh ! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage vient du Midi ?

— Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d’Autriche, appuyée sur le balcon.

— C’est le côté du soleil, madame.

— Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez ; croyez-en mon amitié, mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d’heureux pour vous. J’aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne. Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander.

En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite nombreuse de jeunes Polonais à cheval ; leurs vestes turques, couvertes de boutons de diamants, d’émeraudes et de rubis, leurs manteaux verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air d’aventure les faisaient briller d’un singulier éclat auquel la cour s’était habituée sans peine. Ils s’arrêtèrent un moment, et le prince salua deux fois, pendant que le léger animal qu’il montait marchait de côté, tournant toujours le front vers les princesses ; se cabrant et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en mettant sa tête entre ses jambes ; toute sa suite répéta cette même évolution en passant. La princesse Marie s’était d’abord jetée en arrière, de peur que l’on ne distinguât les larmes de ses yeux ; mais ce spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne put s’empêcher de s’écrier :

— Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval ! Il semble n’y pas songer.

La Reine sourit :

— Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses grands yeux noirs en amande, au lieu d’accueillir toujours ces pauvres étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à présent.

Anne d’Autriche donnait en parlant un petit coup d’éventail sur les lèvres de Marie, qui ne put s’empêcher de sourire aussi ; mais à l’instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le château.

— Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman ; tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer, et en cessant de manger à table ; tu passes la nuit à rêver ou à écrire ; mais, je t’en avertis, tu ne réussiras à rien, si ce n’est à maigrir, à être moins belle et à n’être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s’est perdu.

Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne d’Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon, et feignit de s’occuper à chercher des bijoux dans sa toilette ; elle revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre ; Marie était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de l’horizon, et l’orage qui s’étendait peu à peu.

La Reine reprit avec un ton plus grave :

— Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le méritaient peut-être, Marie ; il vous a sauvée d’un grand péril ; vous aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne sont pas accomplis comme vous l’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de l’amour ; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison mortel, n’aurait pris qu’une eau pure et sans danger.

— Hélas ! Madame, que voulez-vous me dire ? ne suis-je pas assez malheureuse ?

— Ne m’interrompez pas, dit la Reine ; vous allez voir avec d’autres yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser d’ingratitude envers le Cardinal ; j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer ! j’ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous pourriez, ma chère, vous rappeler qu’il fut le seul en France à vouloir, contre l’avis de la Reine mère et de la cour, la guerre du duché de Mantoue, qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne et rendit au duc de Nevers votre père ; ici, dans ce château même de Saint-Germain, fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[1]. Vous étiez bien jeune alors… On a dû vous l’apprendre pourtant. Voici toutefois que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner…

— Oh ! madame, il en est incapable ! Je vous jure qu’il l’a refusé…

— Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu’il est généreux et loyal ; je veux croire que, contre l’usage de notre temps, il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là, et le tuer froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz, dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l’empêcher s’il le fait prendre à force ouverte ? C’est ce que nous ne pouvons savoir plus que lui ! Dieu seul sait l’avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il l’attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate peut-être à l’heure même où nous parlons, une guerre sans succès ! De quelque manière qu’elle tourne, il ne peut réussir qu’à faire du mal, car Monsieur va abandonner la conjuration.

— Quoi ! Madame…

— Écoutez-moi, vous dis-je, j’en suis certaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Que fera le grand Écuyer ? Le Roi, il l’a bien jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c’est lui céder ; mais le traité d’Espagne a été signé : s’il est découvert, que fera seul M. de Cinq-Mars ? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous sauverons ses jours, je vous le promets ; il en est temps… j’espère…

— Ah ! Madame ! vous espérez ! je suis perdue ! s’écria Marie affaiblie et s’évanouissant à moitié.

— Asseyons-nous, dit la Reine.

Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée de la chambre, elle poursuivit :

— Sans doute Monsieur traitera pour tous les conjurés en traitant pour lui, mais l’exil sera leur moindre peine, l’exil perpétuel. Voilà donc la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague, femme de M. Henry d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé !

— Eh bien, Madame ! je le suivrai dans l’exil : c’est mon devoir, je suis sa femme !… s’écria Marie en sanglotant ; je voudrais déjà l’y savoir en sûreté.

— Rêves de dix-huit ans ! dit la Reine en soutenant Marie. Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut ; je ne veux nier aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un esprit vaste, un grand courage ; mais il ne peut plus être rien pour vous, et heureusement vous n’êtes ni sa femme ni même sa fiancée.

— Je suis à lui, madame, à lui seul…

— Mais sans bénédiction, reprit Anne d’Autriche, sans mariage enfin : aucun prêtre ne l’eût osé ; le vôtre même ne l’a pas fait, et me l’a dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la bouche de Marie, taisez-vous ! Vous allez me dire que Dieu a entendu vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union : propos de votre âge, délicieuses chimères d’un moment dont vous sourirez un jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la cour, il n’en est pas une qui n’ait eu, à votre âge, quelque beau songe d’amour comme le vôtre, qui n’ait formé de ces liens que l’on croit indissolubles, et n’ait fait en secret d’éternels serments. Eh bien, ces songes sont évanouis, ces nœuds rompus, ces serments oubliés ; et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des honneurs de leur rang, elles viennent rire et danser tous les soirs… Je devine encore ce que vous voulez me dire… Elles n’aimaient pas autant que vous, n’est-ce pas ? Eh bien, vous vous trompez, ma chère enfant ; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c’est ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre existence est double, mon amie : notre vie intérieure, celle de nos sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure nous domine malgré nous. On n’est jamais indépendante des hommes, et surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de sa destinée ; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que dis-je ? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggéreront de sacrifices merveilleux, il suffira d’un laquais qui viendra vous demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre existence réelle. C’est ce combat entre vos projets et votre position qui vous tue ; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites d’amers reproches.

Marie détourna la tête.

— Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie : tous les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même : le désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend que les plus sombres ermites n’ont pu se retenir de s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce besoin de l’opinion générale est un bien, en ce qu’il combat presque toujours victorieusement ce qu’il y a de déréglé dans notre imagination, et vient à l’aide des devoirs que l’on oublie trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j’espère, en reprenant son sort tel qu’il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait de la raison, la satisfaction d’un exilé qui rentre dans sa famille, d’un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée par le cauchemar. C’est ce sentiment d’un être revenu, pour ainsi dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien des yeux qui ont eu leurs larmes aussi ; car il est peu de femmes qui n’aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant à Cinq-Mars ? Mais rien ne vous lie ; vous vous êtes plus qu’acquittée envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales qui vous étaient présentées. Eh ! qu’a-t-il fait, après tout, cet amant si passionné ? Il s’est élevé pour vous atteindre ; mais l’ambition, qui vous semble ici avoir aidé l’amour, ne pourrait-elle pas s’être aidée de lui ? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé de sa tendresse. Si vous n’aviez été qu’un moyen au lieu d’un but, que diriez-vous ?

— Je l’aimerais encore, répondit Marie. Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai, Madame.

— Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m’y opposerai.

À ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec violence ; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, Mme  de Guéménée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La Reine marcha au-devant d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près d’un rideau, afin qu’on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut point d’abord se mêler à la conversation trop enjouée ; cependant quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la princesse de Guéménée des diamants qu’elle venait de recevoir de Paris.

— Quant à cette couronne, elle ne m’appartient pas, le Roi a voulu la faire préparer pour la future Reine de Pologne ; on ne sait qui ce sera.

Puis, se tournant vers le prince Palatin :

— Nous vous avons vu passer, prince ; chez qui donc alliez-vous ?

— Chez Mlle  la duchesse de Rohan, répondit le Polonais.

L’insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en s’approchant de la Reine :

— Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne.

Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme  de Guémenée, qui était à ses côtés :

— Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne ?

La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement d’orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention approbative pour la conversation qui suivit et qu’elle encourageait.

La princesse de Guémenée se récriait :

— Conçoit-on un semblable mariage ? on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin, cette même Mlle  de Rohan, que nous vîmes toutes si fière, après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de Nemours, n’épouser qu’un gentilhomme ! cela fait pitié, en vérité ! Où allons-nous ? on ne sait ce que cela deviendra.

Mazarin ajoutait d’un ton équivoque :

— Eh quoi ! est-ce bien vrai ? aimer ! à la cour ! un amour véritable, profond ! cela peut-il se croire ?

Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la nouvelle couronne.

— Les diamants ne vont bien qu’aux cheveux noirs, dit-elle ; voyons, donnez votre front, Marie… Mais elle va à ravir, continua-t-elle.

— On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal.

— Je donnerais tout mon sang pour qu’elle demeurât sur ce front, dit le prince Palatin.

Marie laissa voir, à travers les larmes qu’elle avait encore sur les joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à travers la pluie ; puis, tout à coup, devenant d’une excessive rougeur, elle se sauva en courant dans les appartements.

On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à l’ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre.


  1. Le 19 mai 1632.