Cinna ou la Clémence d’Auguste/Notice

CINNA, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteŒuvres, tome III (p. 361-368).


NOTICE.


« … Par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté ;
Plus on veut l’affoiblir, plus il croît et s’élance :
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance,


dit Boileau dans son Épître à Racine (vers 49-52). L’effort que fit le génie de Corneille pour répondre dignement à ses détracteurs, est peut-être en effet une des causes de la perfection de Cinna ; mais quel motif a porté le poëte à choisir ce sujet, à le développer avec un soin si curieux, à conseiller avec tant d’autorité la clémence au souverain et l’oubli aux conjurés ?… C’est ce qu’aucun contemporain ne nous a dit ; on en est donc réduit sur ce point aux conjectures, et, le premier, M. Édouard Fournier en a présenté tout récemment qui ont le double mérite, assez rare, d’être à la fois fort ingénieuses et très-plausibles.

« C’est en 1640 que Cinna fut joué d’abord, et c’est par conséquent en 1639 qu’il fut écrit. Or que s’était-il passé cette année-là dans la ville de Rouen, où Corneille menait la vie laborieuse et retirée que vous connaissez déjà[1] ? De sinistres événements l’avaient agitée, ainsi que toute la province dont elle était la tête et le cœur. Les habitants des campagnes, surchargés des taxes mises sur le sel, sur le cuir, et même jusque sur le pain, avaient refusé de payer.

« On avait arrêté les plus mutins ; ils en avaient appelé devant le parlement de Rouen et la cour des aides ; le parlement les avait fait mettre en liberté, et par suite la révolte, se croyant ainsi autorisée et se trouvant avoir un point d’appui, s’était étendue dans toute la province. On avait couru sus aux commis, démoli leurs maisons, et pendu même ceux qu’on avait pu trouver. Un chef mystérieux, que personne n’avait vu, mais que tout le monde nommait et chantait, conduisait cette jacquerie normande. C’était Jean-va-nu-pieds, descendant direct du Jacques Bonhomme des temps féodaux, et comme lui personnification terrible de la misère furieuse[2].

« Richelieu veillait. Le danger, qui eût été grand partout, l’était là plus qu’ailleurs, à cause du voisinage de l’Anglais toujours prompt à profiter de nos troubles, et en raison aussi de certain désir mal déguisé que les pays normands avaient toujours eu de se donner à un duc[3].

« Il fallait donc un remède énergique et sûr. Le Cardinal n’était pas homme à le faire attendre ni à l’employer mollement, une fois qu’il l’aurait trouvé. Comme la première cause de cette révolte venait d’une rébellion du parlement de Rouen, il voulut que cette magistrature insubordonnée fût punie par la main d’un magistrat. Le chancelier Seguier fut chargé de ses ordres. Il partit avec une armée, et quelques jours après, Rouen était occupé militairement.

« Le parlement, qui prévoyait ce qu’il devait attendre de la colère d’un homme comme Richelieu, lui avait en hâte envoyé deux de ses principaux magistrats pour supplier et demander pardon. Ils ne purent rien obtenir. Rouen fut traité comme une ville prise d’assaut. On la frappa d’une taxe d’un million quatre-vingt-cinq mille livres ; son conseil municipal fut dissous ; le parlement, la cour des aides, le lieutenant général du bailliage furent interdits. Ce n’est pas tout. Il fallait du sang dans toutes les rigueurs qu’ordonnait Richelieu. Un grand nombre d’habitants furent arrêtés ; on leur fit leur procès, et quarante-six furent condamnés : quatre à être rompus vifs, vingt au gibet, vingt-deux au bannissement perpétuel.

« Le chancelier, qui réglait toutes ces représailles sur la connaissance qu’il avait des sévérités ordinaires à celui dont il était l’exécuteur, ne se croyait pas satisfait encore. Après avoir décimé la population, il voulait décapiter la ville elle-même, et rêvait pour cela la démolition de sa maison commune. C’était trop de zèle. Le Cardinal, à qui il envoya le menu de ses rigueurs, fit écrire en marge : « Bon, à l’exception du rasement de l’hôtel de ville[4]. »

En sa qualité d’avocat aux sièges généraux de l’amirauté, Corneille faisait partie du parlement ; il comptait parmi les proscrits, des amis, des parents peut-être, et devait avoir à cœur de calmer les ressentiments de Richelieu. Est-ce à dire que nous ne voyions dans Cinna qu’un éloquent plaidoyer ? Dieu nous en garde ! À coup sûr, Corneille voulait avant tout faire une belle tragédie ; mais rencontrant dans Sénèque le magnifique exemple de clémence qu’il a si bien mis en scène, ne peut-il point, par un retour bien naturel sur son temps, avoir souhaité pour sa ville natale un souverain aussi magnanime qu’Auguste ? S’il a eu cette idée, la Rome antique s’est tout à coup animée à ses yeux, et l’émotion que lui avaient causée les troubles dont il venait d’être le témoin fut la source de cette inspiration passionnée avec laquelle il peignit, en contemporain, en spectateur fidèle, les agitations qui accompagnèrent l’établissement de l’empire.

Le public était du reste admirablement préparé à goûter une œuvre de ce genre : « Les premiers spectateurs, dit Voltaire, furent ceux qui combattirent à la Marfée, et qui firent la guerre de la Fronde. Il y a d’ailleurs dans cette pièce un vrai continuel, un développement de la constitution de l’empire romain qui plaît extrêmement aux hommes d’État, et alors chacun voulait l’être[5]. »

La tragédie eut donc un grand succès ; mais l’éloquente et indirecte supplique qui, suivant l’hypothèse que nous avons adoptée, s’y trouvait contenue, fut loin d’en avoir autant. Aucun des Rouennais proscrits ne fut rappelé, et les rigueurs ordonnées suivirent leur cours. Le destin de cette pièce, comme de presque tous les chefs-d’œuvre dramatiques, fut de causer une vive impression, mais sans changer les cœurs, sans fléchir les volontés. D’après une anecdote fort douteuse, Louis XIV, après avoir constamment refusé la grâce du chevalier de Rohan, aurait été si ému en assistant à une représentation de Cinna la veille du jour où le chevalier de Rohan devait être exécuté, que si on lui avait alors parlé de nouveau en faveur du condamné, il n’eût pu, aurait-il dit lui-même, s’empêcher d’accorder en ce moment la grâce qu’il avait jusqu’alors constamment refusée[6]. Quoi qu’il en soit de cette émotion attribuée à Louis XIV, il est certain que l’exemple d’Auguste ne tenta pas un instant Richelieu.

Suivant les frères Parfait[7], Cinna aurait été joué pour la première fois vers la fin de 1639. Mais cette pièce succéda à Horace qui, le 9 mars 1640, ainsi que nous l’avons vu plus haut[8], venait à peine d’être joué ; la première représentation de Cinna est donc sans contredit postérieure à cette date.

L’auteur d’une Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps, publiée au mois de mai 1740[9], s’exprime ainsi en parlant de Pierre Mercier, dit Bellerose : « On croit que c’est lui qui a joué d’original le rôle de Cinna dans la tragédie de ce nom ; » et ce qui est avancé ici d’une manière dubitative est établi par un témoignage formel de Chapuzeau, qui dit dans son Théâtre françois[10] : « Comme les talents sont divers, l’un n’est propre que pour le sérieux, l’autre que pour le comique ; et Jodelet auroit aussi mal réussi dans le rôle de Cinna, que Bellerose dans celui de don Japhet d’Arménie[11]. »

Ce renseignement est d’autant plus précieux que Bellerose étant alors chef de la troupe de l’hôtel de Bourgogne, nous apprenons ainsi à quel théâtre Cinna fut représenté.

Nous savons de plus qu’en 1657 Floridor et Beauchâteau alternaient dans ce même rôle[12]. Quant aux autres, nous ignorons par qui ils étaient remplis. M. Aimé Martin affirme, mais sans en apporter de preuves, que Baron père jouait Auguste, et la Beaupré Émilie.

Cinna, pendant fort longtemps, a subi à la représentation des mutilations analogues à celles qui ont encore lieu aujourd’hui pour le Cid. Plusieurs actrices ne disaient point le monologue qui ouvre la pièce ; c’est à Voltaire qu’on en doit le rétablissement[13]. D’autres altérations, encore plus graves, ont subsisté jusqu’à nos jours. En 1746 les frères Parfait nous disent que d’ordinaire on retranche au théâtre le rôle de Livie[14]. Dans son édition de Corneille de 1764, Voltaire fait observer que cette suppression remonte à plus de trente ans.

Corneille cependant avait insisté à bon droit, dans le Discours du poëme dramatique, sur l’importance de ce rôle : « La consultation d’Auguste au second de Cinna, les remords de cet ingrat, ce qu’il en découvre à Émilie, et l’effort que fait Maxime pour persuader à cet objet de son amour caché de s’enfuir avec lui, ne sont que des épisodes ; mais l’avis que fait donner Maxime par Euphorbe à l’Empereur, les irrésolutions de ce prince, et les conseils de Livie, sont de l’action principale[15]. »

Ces suppressions non-seulement tronquaient la pièce, mais amenaient des contre-sens inévitables. À l’occasion de ces deux vers :

Vous ne connoissez pas encor tous les complices ;
Votre Émilie en est, Seigneur, et la voici[16],

Voltaire fait la remarque suivante : « Les acteurs ont été obligés de retrancher Livie, qui venait faire ici le personnage d’un exempt, et qui ne disait que ces deux vers. On les fait prononcer par Émilie, mais ils lui sont peu convenables. »

Napoléon, qui avait pour Corneille une si vive admiration, voulut qu’on représentât à Saint-Cloud Cinna, avec Livie, le 29 mai 1806, et Mlle Raucourt fut chargée de remplir ce rôle ; mais cette heureuse tentative, ainsi que celle qui fut également faite à Saint-Cloud, à quelques jours de là, pour rétablir le personnage de l’Infante dans le Cid[17], n’eut aucune influence sur les représentations ordinaires, et ce fut seulement le 21 novembre 1860, sous la direction de M. Édouard Thierry, que le rôle de Livie fut définitivement remis au théâtre. À cette époque, l’habile directeur fit pratiquer dans Cinna des changements de décors analogues à ceux que le public avait déjà accueillis favorablement dans le Cid[18]. L’Examen de Cinna renferme sur ce point d’excellentes indications[19], un peu contredites il est vrai par un passage d’un des Discours[20] qui montre que Corneille n’était pas trop d’avis qu’on variât les décorations pour marquer la diversité des lieux. Au reste ces modifications n’eurent lieu alors qu’à la Comédie-Française ; et l’Odéon, qui deux jours après représentait Cinna pour le début de Mlle Karoly dans le rôle d’Émilie, ne rétablissait pas celui de Livie et ne changeait rien à la décoration.

Cinna est la première pièce dont Corneille ait obtenu le privilège en son nom avant d’avoir traité avec un libraire. Ce privilège, daté de Fontainebleau, le ier août 1642, est ainsi conçu : « Il est permis à notre amé et féal Pierre Corneille, notre conseiller et avocat général à la table de marbre des eaux et forêts de Rouen, de faire imprimer une tragédie de sa composition intitulée : Cinna ou la Clémence d’Auguste… » Il est suivi d’une mention de « la cession et transport » fait par Corneille à Toussaint Quinet, et l’on trouve dans les Mémoires de Mathieu Molé[21] l’arrêt du 16 juin qui autorise Quinet à jouir de l’effet du privilège, et du transport fait à son profit par Corneille.

L’édition originale a pour titre : Cinna ov la clemence d’Avgvste, tragedie. Imprimé à Rouen aux despens de l’Autheur et se vendent à Paris chez Toussainct Quinet… M.DC.XLIII. Avec priuilege du Roy. Sur le titre se trouvent comme épigraphe les vers 40 et 41 de l’Art poétique d’Horace :

Nec facu....Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo.

Ce titre est précédé d’un frontispice gravé représentant Auguste sur un trône, et Cinna, Maxime et Émilie à ses pieds ; cette dernière lui baise la main. Le volume, de format in-4o, se compose de 7 feuillets et 110 pages. L’achevé d’imprimer est du 18 janvier ; la cession à Quinet, seulement du 27, comme on le voit dans l’arrêt du 16 juin ; ce qui explique la présence sur le titre de la formule : Imprimé aux despens de l’Autheur.

En tête de Cinna se trouve le passage de Sénèque qui a donné à Corneille l’idée de sa tragédie[22], et la traduction libre de ce passage par Montaigne[23]. Cette coutume de rapprocher ainsi des poèmes dramatiques nouveaux leurs origines historiques, fut imitée par quelques poëtes et blâmée par d’autres, qui sans doute ne s’astreignaient pas à une exactitude bien rigoureuse dans le récit des événements et la peinture des caractères. C’est ce que nous apprend un auteur fort inconnu et fort digne de l’être, qui cependant, si nous l’en croyons, a eu la gloire d’être l’ami de Corneille. Ce poëte, qui se nomme le Vert et qui avait le bonheur, fort grand alors pour un poëte dramatique, d’appartenir à la Normandie, a fait imprimer trois pièces : le Docteur amoureux, comédie, en 1638 ; Aristotime, tragédie, en 1642 ; Aricidie, ou le Mariage de Tite, tragi-comédie, en 1646. Dans l’avis au Lecteur de ce dernier ouvrage, le Vert s’exprime ainsi : « Les préfaces, que j’aime quand elles ne sont pas trop longues, ne me semblent point absolument inutiles, particulièrement dans les histoires peu connues, où le moindre avertissement donne quelquefois beaucoup de lumière et d’intelligence. Je n’ignore pas que cette mienne opinion ne puisse être condamnée de quelques-uns ; mais je sais bien aussi qu’elle est suivie de beaucoup d’autres, et que j’ai pour modèle et pour partisan (comme pour ami et pour compatriote, dont je ne tire pas une petite vanité) le grand maître de l’art qui dans le Cinna et le Polyeucte n’a pas jugé hors de propos de préparer ses lecteurs par des commencements semblables. »

Après le Cid, Cinna est de toutes les pièces de Corneille celle qui, de son vivant, a fait le plus de bruit. Il revient lui-même à plusieurs reprises sur « les illustres suffrages » qu’elle a obtenus[24]. Ne pas la bien connaître était une des plus grandes marques d’ignorance que l’on pût donner ; et en 1661, Dorimon, dans sa Comédie de la comédie, faisait rire aux dépens d’un sot qui, pour trancher de l’entendu, vantait la prose de Cinna.

Nous avons dit à combien de parodies le Cid avait donné lieu, et à quel point Corneille s’irritait des moindres plaisanteries de ce genre[25]. Pour Cinna, nous n’en trouvons aucune qui ait été représentée. Seulement, à une époque bien postérieure à celle de la représentation, l’abbé de Pure fit, ou du moins distribua une brochure intitulée : Boileau, ou la Clémence de M. Colbert ; c’est une imitation burlesque de la scène où Auguste déclare à Cinna qu’il connaît tous les détails du complot tramé contre lui. Gilles Boileau y est convaincu par le ministre Colbert d’avoir composé des libelles. Si ombrageux que fût Corneille, cette plaisanterie fort médiocre, qui n’était d’ailleurs nullement dirigée contre son œuvre, ne dut lui causer aucun chagrin.


  1. Voyez la Notice biographique.
  2. M. Rathery, Des anciennes institutions judiciaires de la Normandie, dans la Revue française du mois de mars 1839, p. 269. — Voyez aussi l’Introduction du Diaire, ou Journal du chancelier Seguier en Normandie après la sédition des nu-pieds, et documents relatifs à ce voyage et à la sédition, publiés pour la première fois par A. Floquet. Rouen, 1842, in-8o.
  3. Tallemant des Réaux, tome II, p. 47.
  4. M. Rathery, p. 271. — M. Édouard Fournier, Notes sur la vie de Corneille, p. cxvii-cxix, en tête de Corneille à la Butte Saint-Roch.
  5. Remarques sur Cinna, acte V, scène iii, vers 1701.
  6. Anecdotes dramatiques, p. 103.
  7. Histoire du Théâtre français, tome V, p. 93,
  8. Voyez la Notice d’Horace, p. 249 et 250.
  9. Mercure de France, p. 847.
  10. Page 123.
  11. Pièce de Scarron, représentée en 1653.
  12. Voyez ci-dessus, p. 251.
  13. Voyez ci-après, p. 385, note 1.
  14. Tome VI, p. 94, note a.
  15. Tome I, p. 47.
  16. Acte V, scène ii, vers 1562 et 1563.
  17. Voyez ci-dessus, p. 51.
  18. Voyez ci-dessus, p. 52.
  19. Voyez ci-après, p. 379 et 380.
  20. Voyez tome I, p. 120.
  21. Tome III, p. 66 et 67.
  22. Le récit de Sénèque est traduit en entier dans l’Histoire romaine de Coeffeteau (1621), fort goûtée au temps de Corneille, et de l’autorité de laquelle il s’appuie à la fin de l’avertissement de Polyeucte. Voyez plus loin, p. 478.
  23. Ces extraits, contrairement à l’usage ordinaire de Corneille, se trouvent en tête de l’édition originale. La première édition du Cid n’a point les romances ; ni la première d’Horace, l’extrait de Tite Live.
  24. Voyez plus loin, p. 378 et note 2.
  25. Voyez ci-dessus, p. 17 et 107 note 2.