Chroniques de France. — II. Laissez passer la justice du roi.
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Chroniques de France. — II. Laissez passer la justice du roi.
II.
Laissez passer la justice du Roi.

Tandis que la porte de l’abbaye de Saint-Antoine s’ouvre pour le roi, et celle de la prison du Châtelet pour le chevalier de Bourdon ; que Dupuy fait halte à un quart de lieue de Vincennes, pour attendre un renfort de trois compagnies des gardes que lui envoie de la prévôté Tanneguy Duchâtel, nous transporterons le lecteur au château qu’habite Isabeau de Bavière.

Vincennes était tout à la fois, à cette époque de troubles, où les épées se tiraient dans un bal, où le sang coulait au milieu d’une fête, un château fort et une résidence d’été. Si nous faisons le tour des murailles extérieures, ses larges fossés, ses bastions à chaque coin de mur, ses ponts-levis qui se dressent chaque soir en grinçant sur leurs lourdes chaînes, ses sentinelles jalonnées sur les remparts, nous présenteront l’aspect sévère d’une forteresse, pour la défense et la sûreté de laquelle rien n’a été épargné. Si nous entrons à l’intérieur, le spectacle changera : nous apercevrons encore, il est vrai, les sentinelles sur les hautes murailles ; mais l’insouciance avec laquelle nous les verrons s’acquitter de leur faction, leur assiduité à regarder, dans l’intérieur de la première cour remplie de soldats, les jeux divers de leurs camarades, au lieu d’examiner si au loin dans la plaine, aucun parti ennemi ne s’avance, attestera leur impatience d’échanger leur arc et leurs flèches contre un cornet et des dés, et ne laissera aucun doute que le devoir qui leur est imposé, est plutôt une affaire de discipline générale que d’urgence momentanée. Si nous passons de cette première cour dans la seconde, cet appareil militaire disparaîtra tout-à-fait. Ce ne sont que fauconniers sifflant leurs faucons, pages dressant des chiens, écuyers menant des chevaux ; puis au milieu de cris, de rires, de sifflets, de jeunes filles passant, légères et bruyantes, jetant une raillerie aux fauconniers, un sourire aux pages, une promesse aux écuyers, pour disparaître comme des apparitions sous une porte basse et cintrée faisant face à celle de la première cour, et formant l’entrée des appartemens. Si elles s’inclinent en passant sous cette porte avec une coquetterie plus respectueuse, ce n’est point à cause des deux images de saints qui en ornent l’entrée, c’est que de chaque côté, auprès de ces images adossées au mur, une jambe croisée sur l’autre, enveloppés d’élégantes robes de velours et de damas, deux jeunes et beaux seigneurs, les sires de Graville et de Giac parlent de chasse et d’amour. Certes, qui les aurait vus ainsi, aurait eu peine à reconnaître sur leurs visages insoucieux cette marque fatale que le doigt du destin imprime, dit-on, au front de ceux qui doivent mourir jeunes. Un astrologue, en étudiant les lignes de leurs mains blanches et potelées, leur eût annoncé de longues et joyeuses années ; et cependant, cinq ans après, la lance d’un Anglais devait percer de part en part la poitrine du premier, et huit ans ne s’écouleront pas sans que les eaux de la Loire se referment sur le cadavre du second.

Si nous pénétrons au-delà de cette entrée, que nous montions, à notre gauche, cet escalier à rampe de dentelle ; que nous entr’ouvrions la porte ogive du premier étage pour traverser, sans nous y arrêter, cette première pièce, que dans la distribution moderne de nos appartemens nous appellerions une anti chambre ; que, marchant sur la pointe du pied et retenant notre haleine, nous soulevions la tapisserie à fleurs d’or qui sépare cette pièce de la seconde, nous verrons un spectacle qui, au milieu de la longue description que nous venons de faire, mérite une mention particulière.

Dans une chambre carrée comme la tour dont elle forme le premier étage, éclairée par un jour qui perce avec peine les rideaux d’étoffe à fleurs d’or, qui tombent devant d’étroites fenêtres à vitraux coloriés, sur un de ces lits gothiques et larges à colonnes ciselées, une femme, encore belle, quoiqu’elle ait passé le premier âge de la jeunesse, est couchée et endormie. Du reste, le crépuscule qui règne dans la chambre semble bien plutôt un calcul de la coquetterie qu’un accident du hasard ; certes, ces demi-teintes, qui n’ôtent rien à la rondeur des formes qu’elles adoucissent prêtent un merveilleux secours au poli de ce bras qui pend hors du lit, à la fraîcheur de cette tête posée sur une épaule nue, et à la finesse de ces cheveux dénoués dont une partie s’éparpille sur le traversin, tandis que l’autre accompagne le bras pendant, dépasse l’extrémité des doigts, et tombe jusqu’à terre. Peut-être, au grand jour, ces lèvres, qu’entr’ouvre une respiration chaude et rapide, perdraient-elles de leur beauté en laissant apercevoir l’expression impérieuse et fière qui leur est habituelle ; peut-être au premier abord serait-on frappé désagréablement du contraste heurté de ces cheveux d’un blond presque doré, avec ces sourcils d’un noir d’ébène, types caractéristiques des races du nord et du midi, qui, se croisant dans cette femme, formaient une beauté étrange, et avaient donné à la fois, à son cœur, les passions ardentes de la jeune Italienne, et à son front la hauteur dédaigneuse de la princesse allemande.

Aurons-nous besoin de mettre le nom au bas de ce portrait, et nos lecteurs n’ont-ils pas reconnu à notre description la reine Isabeau, fille de Louis de Bavière Ingolstat et de Thaddée de Milan.

Au bout d’un instant, les lèvres de la belle dormeuse se séparèrent avec un clappement pareil au bruit d’un baiser ; ses grands yeux noirs s’ouvrirent avec une langueur qui l’emporta quelque temps sur leur expression de dureté habituelle, et qu’elle devait peut-être en ce moment à un songe, ou, mieux dirai-je, à un souvenir de volupté. Le jour, tout faible qu’il était, parut encore trop éclatant à ses yeux fatigués ; elle les referma un instant, se releva en s’appuyant sur son coude, chercha de l’autre main, sous les coussins du lit, un petit miroir d’acier poli, s’y regarda avec un sourire complaisant ; puis, le posant sur une table à la portée de sa main, elle y prit un sifflet d’argent, en fit entendre le son deux fois répété, et, comme épuisée de cet effort, elle retomba sur son lit, en poussant un soupir dans lequel on retrouvait plutôt l’expression de la fatigue que de la tristesse.

À peine le bruit du sifflet avait-il cessé de retentir, que la portière de tapisserie qui tombait devant la porte d’entrée se souleva, et donna passage à la tête d’une jeune fille de dix-neuf à vingt ans.

— Madame la reine me demande, dit-elle d’une voix douce et craintive ?

— Oui, Charlotte, venez.

Elle s’avança alors en posant si légèrement le pied sur les nattes épaisses et finement tressées qui servaient de tapis, qu’il était évident qu’elle en avait fait une étude, lorsque, pendant le sommeil de sa belle et impérieuse maîtresse, les soins qu’elle remplissait près d’elle l’appelaient dans son appartement.

— Vous êtes exacte, Charlotte, dit la reine en souriant.

— C’est mon devoir, madame.

— Approchez-vous plus près.

— Madame veut-elle se lever ?

— Non, causer un instant.

Charlotte rougit de plaisir, car elle avait une grâce à demander à la reine, et elle vit bien que sa noble maîtresse était dans un de ces momens de bonheur où les puissans d’ici-bas accordent tout ce qu’ils peuvent accorder.

— Quel est donc tout ce bruit qu’on entend dans la cour ?

— Les pages et les écuyers qui rient.

— Mais j’entends d’autres voix.

— Celles des sires de Giac et de Graville.

— Le chevalier de Bourdon n’est point avec eux ?

— Non, madame, il n’a point paru encore ?

— Et rien de nouveau cette nuit n’a troublé la tranquillité du château ?

— Rien : seulement, quelques instans avant que le jour parût, la sentinelle a vu une ombre se glisser sur les murailles ; elle a crié : Qui vive ? L’homme, car c’était un homme, a sauté de l’autre côté du fossé, malgré la distance et la hauteur : alors la sentinelle a tiré dessus avec son arbalète.

— Eh bien ! dit la reine.

Et la rougeur de ses joues disparut complètement.

— Oh ! Raymond est un maladroit ! Il a manqué son coup, et ce matin il a vu sa flèche fichée dans un des arbres qui poussent dans le fossé.

— Ah ! dit Isabeau.

Et sa poitrine respira plus librement.

— Le fou ! continua-t-elle en se parlant à elle-même.

— Certes, il faut que ce soit un fou ou un espion, car sur dix, neuf se seraient tués. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que voilà la troisième fois que cela arrive. C’est inquiétant, n’est-ce pas, madame, pour ceux qui habitent ce château.

— Oui, mon enfant ; mais quand le chevalier de Bourdon en sera gouverneur, cela ne se renouvellera plus.

Et un sourire imperceptible glissa sur les lèvres de la reine, tandis que les couleurs de ses joues, un instant absentes, reparurent avec une lenteur qui prouvait que, quel que fût le sentiment qui les en avait éloignées, il était pénible et profond.

— Oh ! continua Charlotte, c’est un si brave chevalier que le sire de Bourdon !

La reine sourit. – Ah ! tu l’aimes ?

— De tout mon cœur, dit naïvement la jeune fille.

— Je le lui dirai, Charlotte, et il en sera fier.

— Oh ! madame, ne lui dites pas cela : j’ai quelque chose à lui demander, et je n’oserais jamais…

— Toi ?

— Oui.

— Qu’est-ce donc ?

— Oh ! madame…

— Voyons, dis-moi cela.

— Je veux… Oh ! je n’ose pas.

— Parle donc.

— Je veux lui demander une place d’écuyer.

— Pour toi ? dit en riant la reine.

— Oh !… dit Charlotte.

Et elle devint rouge et baissa les yeux.

— Mais ton enthousiasme pour lui pourrait me le faire croire. Pour qui donc alors ?

— Pour un jeune homme…

Charlotte murmura ces mots si bas, qu’à peine si on les put entendre.

— Ah ! Et quel est-il ?

— Mon Dieu, madame… mais jamais vous n’avez daigné…

— Enfin, qui est-il ? répéta Isabeau avec une espèce d’impatience.

— Mon fiancé, se hâta de répondre Charlotte.

Et deux larmes tremblèrent aux cils noirs de ses longues paupières.

— Tu aimes donc, mon enfant ? dit la reine avec un ton de voix si doux, qu’on eût dit une mère qui interrogeait sa fille.

— Oh ! oui, pour la vie…

— Pour la vie ! Eh bien ! Charlotte, je me charge de ta commission : je demanderai à Bourdon cette place pour ton fiancé ; de cette manière, il restera constamment près de toi. Oui, je comprends : il est doux de ne pas se séparer un instant de la personne qu’on aime.

Charlotte se jeta à genoux en baisant les mains de la reine, dont la figure, habituellement si hautaine, était en ce moment d’une douceur angélique.

— Oh ! que vous êtes bonne ! dit-elle. Oh ! que je vous remercie ! Que Dieu et monseigneur saint Charles étendent leurs mains sur votre tête !… Merci, merci… Qu’il sera heureux !… Permettez que je lui donne cette bonne nouvelle.

— Il est donc là ?

— Oui, dit-elle avec un petit mouvement de tête ; oui, je lui avais dit hier que le chevalier serait probablement nommé gouverneur de Vincennes, et cette nuit il a pensé à ce que je viens de vous dire, de sorte que ce matin il est accouru pour me parler de ce projet.

— Et où est-il ?

— À la porte, dans l’antichambre.

— Et vous avez osé ?…

Les yeux noirs d’Isabeau étincelèrent ; la pauvre Charlotte, à genoux, les mains croisées, se renversa en arrière.

— Oh ! pardon, pardon, murmura-t-elle.

Isabeau réfléchit.

— Cet homme serait-il attaché sincèrement à nos intérêts ?

— Après ce que vous m’avez promis, madame, il passerait pour vous sur des charbons ardens.

La reine sourit.

— Fais-le entrer, Charlotte, je veux le voir.

— Ici ? dit la pauvre fille, passant de la terreur à l’étonnement.

— Ici, je veux lui parler.

Charlotte pressa sa tête entre ses deux mains, comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas ; puis elle se releva lentement, regarda la reine d’un air étonné, et, à un dernier signe que fit celle-ci, elle sortit de l’appartement.

La reine rapprocha les rideaux de son lit, passa sa tête dans leur ouverture, serra l’étoffe au-dessous de son menton avec ses deux mains, sachant bien que sa beauté ne perdrait rien à la teinte ardente que leur couleur rouge jetait sur ses joues.

À peine avait-elle pris cette précaution, que Charlotte entra suivie de son amant.

C’était un beau jeune homme de vingt à vingt-deux ans, au front large et découvert, aux yeux bleus et vifs, aux cheveux châtains et au teint pâle : il était vêtu d’un justaucorps de drap vert, ouvert à la saignée des bras, de manière à laisser passer la chemise ; un pantalon de même couleur dessinait les muscles fortement prononcés de ses jambes ; un ceinturon de cuir jaune soutenait une dague d’acier à large lame qui devait le poli de sa poignée au mouvement habituel qu’avait contracté son maître d’y porter la main, tandis que de l’autre il tenait un petit chapeau de feutre dans le genre de nos casquettes de chasse.

Il s’arrêta à deux pas de la porte. La reine jeta sur lui un coup-d’œil rapide : sans doute elle eût prolongé l’examen qu’elle fit de sa personne, si elle eût pu prévoir qu’elle avait devant elle un de ces hommes auxquels le destin a donné dans leur vie une heure pendant laquelle ils doivent changer la face des nations. Mais, nous l’avons dit, rien en lui n’annonçait cette étrange destinée ; ce n’était rien pour le moment qu’un beau jeune homme, pâle, timide et amoureux.

— Votre nom ? dit la reine.

— Perrinet Leclerc.

— De qui êtes-vous fils ?

— De l’échevin Leclerc, gardien des clefs de la porte Saint-Germain.

— Et que faites-vous ?

— Je suis vendeur de fer au Petit-Pont.

— Vous quitteriez votre état pour entrer au service du chevalier de Bourdon ?

— Je quitterais tout pour voir Charlotte.

— Et vous ne seriez pas embarrassé dans votre service ?

— De toutes les armes que j’ai chez moi comme vendeur de fer, depuis la masse jusqu’à la dague, depuis l’arbalète jusqu’à la lance, il y en a peu que je ne manie aussi bien que le meilleur chevalier.

— Et si j’obtiens pour vous cette place, vous me serez dévoué, Leclerc ?

Le jeune homme releva les yeux, les fixa sur ceux de la reine, et dit avec assurance :

— Oui, madame, en tout ce qui s’accordera avec ce que je dois à Dieu et à monseigneur le roi Charles.

La reine fronça légèrement le sourcil.

— C’est bien, dit-elle, vous pouvez regarder la chose comme faite.

Les deux amans échangèrent entre eux un coup-d’œil d’indicible bonheur.

En ce moment, un violent tumulte se fit entendre.

— Qu’est-cela ? dit la reine.

Charlotte et Leclerc se précipitèrent à la même fenêtre, et regardèrent dans la cour :

— Oh, mon Dieu ! s’écria la jeune fille avec l’étonnement de la terreur.

— Qu’y a-t-il ? reprit une seconde fois la reine.

— Oh ! madame, la cour est pleine de gens d’armes qui ont désarmé la garnison ; les sires de Giac et de Graville sont prisonniers.

— Serait-ce une surprise des Bourguignons ? dit la reine.

— Non, reprit Leclerc, ce sont des Armagnacs, ils portent la croix blanche.

— Oh ! dit Charlotte, voilà leur chef ; c’est M. Dupuy, l’âme damnée du connétable. Il a avec lui deux capitaines ; ils demandent l’appartement de la reine, car on le leur indique du doigt. Les voilà qui viennent ; ils entrent, ils montent.

— Faut-il les arrêter ? dit Leclerc en tirant à demi son poignard du fourreau.

— Non, non, reprit vivement la reine ; jeune homme, cachez-vous dans ce cabinet, peut-être pourrez-vous m’être utile, si l’on ignore que vous êtes ici, tandis que, dans le cas contraire, vous ne pouvez que vous perdre.

Charlotte poussa Leclerc dans une espèce de petite chambre noire, qui était auprès du lit d’Isabeau. La reine sauta au bas de son lit, passa une grande robe de brocard, garnie de fourrure, et s’enveloppa dedans sans avoir le temps de serrer autrement la taille qu’en la croisant avec ses mains ; ses cheveux, comme nous l’avons dit, tombaient sur ses épaules et descendaient jusqu’au-dessous de sa ceinture. Au même instant, Dupuy, suivi des deux capitaines, souleva la portière, et, sans ôter son chapeau, dit en se tournant vers Isabeau :

— Madame la reine, vous êtes ma prisonnière.

Isabeau jeta un cri dans lequel il y avait autant de rage que d’étonnement ; puis sentant ses jambes faiblir, elle retomba assise sur son lit, regarda celui qui venait de lui adresser la parole en termes si peu respectueux, et elle lui dit avec un rire âpre : Vous êtes fou, maître Dupuy.

— C’est le roi notre sire, qui malheureusement est insensé, répondit celui-ci, car sans cela, madame, il y a long-temps que je vous aurais dit ce que je viens de vous dire.

— Je puis être prisonnière, mais je suis encore reine, et ne fussé-je plus reine, je serais toujours femme ; parlez donc chapeau bas, messire, comme vous parleriez à votre maître le connétable, car je présume que c’est lui qui vous envoie.

— Vous ne vous trompez pas ; je viens par son ordre, répondit Dupuy, en détachant lentement son chaperon, comme un homme qui obéit bien plus à sa propre volonté qu’à l’ordre qu’on lui donne.

— C’est bien, reprit la reine ; mais, comme j’attends le roi, nous verrons qui du connétable ou de lui est le maître céans.

— Le roi ne viendra pas.

— Je vous dis qu’il doit venir.

— Il a rencontré à moitié route le chevalier de Bourdon.

La reine tressaillit ; Dupuy le remarqua et sourit.

— Eh bien ! dit la reine.

— Eh bien ! cette rencontre a changé ses projets, et sans doute aussi, ceux du chevalier, car il s’attendait à revenir à Paris seul, et à l’heure qu’il est, il y rentre sous bonne escorte ; il croyait retrouver son appartement à l’hôtel Saint-Pol, tandis que nous lui en gardions un au Châtelet.

— Le chevalier en prison ! et pourquoi ?

Dupuy sourit. – Vous devez mieux le savoir que nous, madame.

— Sa vie ne court aucun danger, j’espère ?

— Le Châtelet est bien près de la Grève, dit en riant Dupuy.

— On n’oserait l’assassiner.

— Madame la reine, dit Dupuy en la regardant d’un œil fier et dur, rappelez-vous monseigneur le duc d’Orléans : c’était le premier du royaume après notre sire le roi ; il avait quatre valets de pieds portant flambeaux, deux écuyers portant lances, et deux pages portant épée à l’entour de lui le dernier soir où il passa par la rue Barbette, en revenant de souper avec vous… Il y a loin d’un si noble seigneur à un si petit chevalier… Et quand tous deux ont commis même crime, pourquoi pas à tous deux même châtiment ?

La reine se releva avec l’expression de la plus violente colère ; le sang lui monta si rapidement au visage, qu’on eût cru qu’il allait jaillir de toutes les veines ; elle étendit la main vers la porte, fit un pas, et d’une voix rauque, prononça ce seul mot : Sortez.

Dupuy, intimidé, recula d’un pas.

— C’est bien, madame, répondit-il ; mais avant de sortir, je dois ajouter une chose : c’est que la volonté expresse du roi et de monseigneur le connétable est que vous partiez sans délai pour la ville de Tours.

— Sans doute en votre compagnie ?

— Oui, madame.

— Ainsi c’est vous qu’on a choisi pour mon geôlier. L’emploi est honorable, et vous va merveilleusement.

— C’est quelque chose dans l’état, madame, que l’homme qui est chargé de tirer les verroux sur une reine de France.

— Croyez-vous, reprit Isabeau, qu’on annoblirait le bourreau, s’il me coupait la tête. — Elle se retourna comme ayant assez parlé et ne voulant plus répondre.

Dupuy grinça des dents. — Quand serez-vous prête, madame ?

— Je vous le ferai dire.

— Songez, madame, que je vous ai dit que le temps pressait.

— Songez, messire, que je suis la reine, et que je vous ai dit de sortir.

Dupuy murmura quelques mots ; mais, comme chacun connaissait la grande puissance que la reine Isabeau conservait sur le vieux monarque, il trembla qu’elle ne vînt à reprendre, tant qu’elle serait si près de lui, ce pouvoir qui ne lui était échappé que depuis un instant. Il s’inclina donc avec plus de respect qu’il n’en avait montré jusqu’alors, et sortit, comme la reine le lui avait ordonné.

À peine la portière fut-elle abaissée derrière lui et les deux hommes qui l’accompagnaient, que la reine tomba plutôt qu’elle ne s’assit dans un fauteuil, que les sanglots de Charlotte éclatèrent, et que Perrinet Leclerc s’élança de son cabinet.

Il était plus pâle encore que de coutume, mais on voyait que c’était de colère bien plus que de crainte. Faut-il que je tue cet homme, dit-il à la reine, les dents serrées et la main sur sa dague ? La reine sourit amèrement. Charlotte se jeta pleurante à ses pieds.

Le coup qui avait frappé la reine, avait atteint les deux jeunes gens.

— Le tuer ! dit la reine. Crois-tu, jeune homme, que j’aurais pour cela besoin de ton bras et de ton poignard ?… Le tuer !…, et à quoi bon ?… Regarde la cour pleine de soldats… Le tuer !… et cela sauvera-t-il Bourdon ?…

Charlotte pleura plus fort : il se mêlait à sa douleur pour les peines de sa maîtresse une douleur personnelle non moins vive : la reine perdait le bonheur de l’amour ; Charlotte en perdait l’espérance. Charlotte était la plus à plaindre.

La reine reprit :

— Tu pleures, Charlotte… tu pleures !… et celui que tu aimes te reste !… car vous ne serez séparés, vous autres, que par une absence momentanée !… Tu pleures ! et cependant j’échangerais mon sort de reine contre le tien… Tu pleures !… mais tu ne sais donc pas, moi qui ne peux pas pleurer, que je l’aimais Bourdon, comme tu aimes ce jeune homme. Eh bien ! ils le tueront, vois-tu ; car ils ne pardonnent pas… Celui que j’aime autant que tu aimes celui-ci, ils le tueront, et je ne pourrai rien pour empêcher cet assassinat, et je ne saurai pas à quel moment ils lui enfonceront le fer dans la poitrine, et toutes les minutes de ma vie seront pour moi celle de sa mort, et je me dirai à chaque instant, à cette heure peut-être il m’appelle, il me nomme, il se débat dans son sang et se tord dans l’agonie, et moi, moi, je suis là, je ne peux rien, et cependant je suis reine, reine de France !… Malédiction ! et je ne pleure pas, et je ne puis pas pleurer…

La reine se tordait les bras et se meurtrissait la figure ; les deux enfans pleuraient, non plus de leur malheur, mais de celui de la reine.

— Oh ! que pourrons-nous faire ? disait Charlotte.

— Ordonnez, disait Leclerc.

— Rien, rien… Oh ! tout l’enfer est dans ce mot. Être prêt à donner son sang, sa vie, pour sauver celui qu’on aime, et ne pouvoir rien !… Oh ! si je les tenais ces hommes qui se sont fait deux fois un jeu de me torturer le cœur !… Mais rien contre eux, rien pour lui ; j’ai été puissante cependant : dans un moment de folie du roi, j’aurais pu lui faire signer la mort du connétable, et je ne l’ai pas fait. Oh ! insensée, j’aurais dû le faire… C’est d’Armagnac maintenant qui serait dans un cachot, en face de la mort, comme il l’est, lui !… lui, si beau, si jeune ! lui, qui ne leur a jamais rien fait !… Ah ! ils le tueront comme ils ont tué Louis d’Orléans, qui ne leur avait jamais rien fait non plus… Et le roi… le roi qui voit tous ces meurtres, qui marche dans le sang, et qui, lorsqu’il glisse, se retient sur les meurtriers !… le roi insensé ! le roi stupide !… Oh ! mon dieu, mon dieu, prenez pitié de moi !… Sauvez-moi !… vengez-moi !…

— Miséricorde, disait Charlotte.

— Damnation ! disait Leclerc.

— Moi, partir !… Ils veulent que je parte ! ils croient que je partirai !… Non, non… Partir avant de savoir ce qu’il est devenu !… ils m’arracheront d’ici par morceaux !… Nous verrons s’ils osent porter la main sur leur reine. Je me cramponnerai à ces meubles avec les mains, avec les dents… Oh ! il faudra qu’ils me disent ce qu’il est devenu, ou plutôt j’irai, quand la nuit sera sombre, j’irai moi-même à la prison (elle prit un coffre et l’ouvrit) ; j’ai de l’or, voyez !… de l’or pour la rançon d’un homme, sang et âme ; et si je n’en ai pas assez, voilà des bijoux, des perles à acheter tout un royaume ; eh bien ! je donnerai tout, tout au geôlier, et je lui dirai : Rendez-le-moi vivant !… rendez-le-moi sans qu’on ait touché un seul de ses cheveux ; et tout cela, voyez, or, perles, diamans, tout cela, eh bien ! c’est pour vous !… pour vous qui m’avez rendu plus que tout cela ; pour vous, à qui j’en dois encore, à qui j’en donnerai d’autres.

— Madame la reine, dit Leclerc, voulez-vous que j’aille jusqu’à Paris ?… J’ai des amis, je les rassemblerai ; nous marcherons sur le Châtelet.

— Oui, oui, dit amèrement la reine ; et puis tu hâteras sa mort, n’est-ce pas ?… Et puis si vous réussissez à enfoncer la prison, vous trouverez, en entrant dans le cachot, un cadavre encore chaud et saignant ; car il faut moins de temps à un seul poignard pour aller jusqu’au cœur, qu’il n’en faut à tous vos amis pour briser dix portes, dix portes de fer !… Non, rien par la force ; nous le tuerions… Va, pars, passe le jour, passe la nuit vis-à-vis la porte du Châtelet ; s’ils le conduisent vivant à une autre prison, suis-le jusqu’à la porte ; s’ils l’assassinent, accompagne son corps jusqu’au tombeau, et dans l’un ou l’autre cas, reviens me le dire, afin que, vivant ou mort, je sache où il est.

Leclerc fit un mouvement pour sortir ; la reine l’arrêta.

— Par ici, dit-elle, en mettant le doigt sur sa bouche.

Elle rouvrit la porte du cabinet, poussa un ressort, la boiserie glissa, et présenta les marches d’un escalier pratiqué dans le mur.

— Suivez-moi, Leclerc, dit la reine.

Et l’impérieuse Isabeau, redevenue femme et tremblante, prit la main de l’humble vendeur de fer, qui, à cette heure, était toute son espérance ; elle le conduisit, marchant la première, le garantissant des angles de murailles, sondant le terrain du pied dans le corridor étroit et sombre où ils étaient engagés. Après quelques détours, Leclerc aperçut le jour à travers les fentes d’une porte ; la reine l’entr’ouvrit ; elle donnait sur un jardin isolé, au bout duquel se trouvait le rempart ; elle suivit des yeux le jeune homme, qui monta sur la muraille, lui fit de la main un dernier signe d’espérance et de respect, et disparut en sautant par-dessus le rempart.

La confusion était telle que personne ne le vit.

Pendant que la reine retourne dans son appartement, suivons Leclerc qui gagne, à travers plaine, la Bastille, descend sans s’arrêter la rue Saint-Antoine, passe sur la Grève, jette un coup-d’œil inquiet sur le gibet qui étend son bras décharné du côté de l’eau, s’arrête un instant pour respirer sur le pont Notre-Dame, atteint l’angle du bâtiment de la Grande-Boucherie, et s’apercevant que de là rien ne peut entrer au grand Châtelet ni en sortir sans qu’il le voie, se mêle à un groupe de bourgeois qui parlaient de l’arrestation du chevalier.

— Je vous assure, maître Bourdichon, disait une vieille femme à un bourgeois qu’elle arrêtait par le bouton de son pourpoint, afin de le forcer à lui prêter une attention plus soutenue. — Je vous assure qu’il est revenu à lui, je le tiens de la Cochette, la fille du geôlier du Châtelet ; elle dit qu’il n’a qu’une meurtrissure derrière la tête, et pas autre chose.

— Je ne vous dis pas non, mère Jehanne, répondit le bourgeois, mais tout cela ne m’apprend pas pourquoi on l’a arrêté.

— Oh ça, c’est bien facile à deviner, il s’entendait avec les Anglais et les Bourguignons pour livrer Paris, mettre tout à feu et à sang, faire battre monnaie avec les vases des églises… Il y a bien plus, c’est qu’on dit qu’il était poussé à cela par la reine Isabeau, qui en veut aux Parisiens depuis l’assassinat du duc d’Orléans, si bien qu’elle dit qu’elle ne sera contente que quand elle aura fait raser la rue Barbette, et brûler la maison de l’image Notre-Dame.

— Place ! place ! dit un bouclier, voilà le tortureur.

Un homme vêtu de rouge passa au milieu de la foule qui s’écarta… À son approche, la porte du Châtelet s’ouvrit seule, comme si elle le reconnaissait, et se referma sur lui.

Tous les yeux le suivirent ; il y eut un instant de silence, après lequel la conversation interrompue se renoua.

— Oh ! c’est bon, dit la femme en lâchant le pourpoint de Bourdichon, je connais la fille du geôlier, je pourrai peut-être lui voir donner la question.

Et elle se mit à courir vers le Châtelet aussi vite que le permettaient son âge et des jambes qui n’étaient pas exactement de la même longueur.

Elle frappa à la porte ; un petit guichet s’ouvrit ; une jeune fille blonde y passa sa tête ronde et gaie. Un petit colloque s’engagea, mais il n’eut point, à ce qu’il paraît, le résultat qu’en espérait la mère Jehanne, car la porte resta fermée : seulement la jeune fille passa son bras par l’ouverture grillée, indiqua de la main le soupirail d’un cachot, et disparut. La vieille fit signe au groupe de s’approcher ; quelques personnes s’en détachèrent ; elle se mit à genoux devant le soupirail, et dit à ceux qui s’approchaient d’elle : Venez par ici, mes enfans, c’est la lucarne de la prison ; nous ne le verrons pas, mais nous l’entendrons crier ; ça vaut toujours mieux que rien.

Tout le monde entoura avidement cette ouverture, qu’on aurait pu prendre pour une issue de l’enfer, car dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’il en sortait des bruits de chaînes, des cris de rage et des lueurs de feu.

— Oh ! je vois le réchaud, disait la femme. Tiens, le tortureur y met une tenaille de fer… Le voilà qui souffle.

À chaque aspiration du soufflet, le réchaud jetait une flamme si vive qu’on eût dit un éclair souterrain.

— Le voilà qui prend la pince ; elle est si rouge, que le bout lui brûle les doigts… Il va au fond du cachot ; je ne vois plus que ses jambes… Chut ! taisez-vous ; nous allons entendre…

Un cri aigu retentit… Toutes les têtes se rapprochèrent du soupirail.

— Ah ! voilà le juge qui l’interroge, reprit le Cicerone femelle qui, en sa qualité de première venue, avait la tête entièrement fourrée entre les deux barreaux de fer du soupirail ; — il ne répond pas : — Réponds donc, brigand ; réponds donc, assassin, avoue tes crimes !

— Silence ! dirent plusieurs voix.

La femme retira sa tête du trou, mais elle prit un barreau de chaque main pour être sûre de retrouver sa place quand elle aurait parlé, puis elle dit avec la conviction d’un habitué :

— Vous voyez bien que, s’il n’avoue pas, on ne pourra pas le pendre.

Un second cri rappela sa tête à l’ouverture.

— Ah ! c’est changé, dit-elle, car voilà la pince par terre à côté du réchaud ; — hé bien ! il est déjà las le tortureur.

On entendit des coups de maillet.

— Non, non, reprit la femme avec joie, c’est qu’on lui met les clavettes.

Les clavettes étaient des planches qu’on liait avec des cordes à l’entour des jambes du patient, puis entre lesquelles on passait un large coin de fer sur lequel on frappait jusqu’à ce qu’en se rapprochant, elles applatissent la chair et brisassent les os.

Il paraît que le chevalier n’avouait rien, car les coups de maillet se succédaient avec une force et une rapidité croissantes. Le tortureur y mettait de la colère.

Il y avait déjà quelque temps qu’on n’entendait plus de cris, quelques sourds gémissemens y avaient succédé, puis ils s’étaient éteints à leur tour. Le bruit du maillet cessa tout à coup.

La mère Jehanne se releva aussitôt : c’est fini pour aujourd’hui, dit-elle en secouant la poussière attachée à ses genoux et en rajustant son bonnet, il s’est évanoui sans rien dire, et elle s’en alla, convaincue qu’une plus longue attente serait inutile.

La connaissance approfondie qu’elle paraissait avoir de la manière dont les choses se passaient habituellement, entraîna sur ses pas tous les témoins de cette scène à l’exception d’un jeune homme qui resta debout contre le mur. — C’était Perrinet Leclerc.

Un instant après, comme l’avait prévu la mère Jehanne, le tortureur sortit.

Vers le soir, un prêtre entra dans la prison.

Quand la nuit fut tout-à-fait venue, on plaça des sentinelles dehors, et l’une d’elles força Leclerc de s’éloigner ; il alla s’asseoir sur une borne, au coin du pont aux Meûniers.

Deux heures se passèrent : quoique la nuit fût sombre, ses yeux s’y étaient tellement habitués, qu’il distinguait sur les murailles grisâtres la place noire où se trouvait la porte du Châtelet. Il n’avait pas prononcé une parole, n’avait pas ôté la main de dessus sa dague, et n’avait pensé ni à boire ni à manger.

Onze heures sonnèrent.

Le dernier coup vibrait encore lorsque la porte du Châtelet s’ouvrit : deux soldats, tenant leur épée d’une main et une torche de l’autre, parurent sur le seuil ; puis vinrent quatre hommes portant un fardeau, et suivis d’un individu dont la figure était cachée sous un chaperon rouge : ils s’approchèrent en silence du pont aux Meûniers.

Lorsqu’ils furent en face de Perrinet, celui-ci vit que l’objet que portaient ces hommes était un large sac de cuir ; il écouta : un gémissement parvint jusqu’à lui : il n’y avait plus de doute.

En une seconde sa dague était hors du fourreau, deux des porteurs à terre, et le sac fendu dans toute sa longueur. Un homme en sortit.

— Sauvez-vous, chevalier ! dit Leclerc, et profitant de la stupéfaction que son attaque avait causée à la petite troupe, pour se mettre rapidement à l’abri de sa poursuite, il se laissa glisser le long du talus de la rivière où il disparut à tous les yeux.

Celui auquel il venait de tenter, avec un courage si inoui, de rendre la liberté, essaya de fuir ; il se dressa sur ses pieds, mais ses jambes que ses os brisés ne pouvaient soutenir plièrent, et il retomba évanoui en jetant un cri de douleur et de désespoir.

L’homme au chaperon rouge fit un signe, les deux porteurs qui n’étaient pas blessés le reprirent sur leurs épaules. Arrivé au milieu du pont, il s’arrêta et dit : — C’est bien, jetez-le ici.

Les deux porteurs exécutèrent l’ordre, un objet sans forme tourbillonna un instant entre l’espace vide du pont et de la rivière, et le bruit d’un corps pesant retentit dans l’eau.

Au même instant, une barque montée par deux hommes s’avança vers l’endroit où le corps avait disparu, et suivit un instant le fil de la rivière. Quelques secondes après, tandis que l’un d’eux ramait, l’autre accrocha avec un harpon un objet qui revint à la surface de l’eau, et allait le déposer dans sa barque, lorsque l’homme au chaperon rouge monta sur les bords du pont, et de là jeta au vent d’une voix forte ces paroles sacramentelles :

Laissez passer la justice du roi.

Le marinier tressaillit, et malgré les prières de son camarade, il rejeta dans la rivière le corps du chevalier de Bourdon.