Chroniques de France. — I. Le chevalier de Bourdon.
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Chroniques de France. — I. Le chevalier de Bourdon.
I.
Le chevalier de Bourdon.
1417.


Ah ! ah ! messieurs de la prévôté ! il paraît que notre sire le roi aime les tournois de grand chemin.


Vers sept heures du matin et par un beau jour du mois de mai 1417, sous le règne du roi Charles vi le Bien-Aimé, la herse de la porte Saint-Antoine se leva et laissa sortir de la bonne ville de Paris, une petite troupe de gens à cheval qui prit incontinent la route de Vincennes : deux hommes marchaient en tête de cette cavalcade, et les autres, qui paraissaient de leur suite plutôt que de leur compagnie, se tenaient derrière eux à quelques pas de distance, réglant, avec des marques de respect non équivoques, leur marche sur celle de ces deux personnages dont nous allons essayer de donner une idée au lecteur.

Celui qui tenait la droite de la route, montait une mule espagnole, dressée à marcher l’amble, et qui semblait deviner la faiblesse de son maître, tant son pas était doux et régulier. En effet le cavalier, quoiqu’il n’eût effectivement que quarante-neuf ans, paraissait vieux et surtout souffrant ; du reste, sa confiance en sa monture était telle que de temps en temps il abandonnait tout-à-fait la bride, pour serrer, comme par un mouvement convulsif, sa tête entre ses deux mains. Quoique l’air du matin fût encore froid et qu’un léger brouillard descendit sur la plaine, son chaperon était pendu à l’arçon droit de sa selle, et rien ne protégeait son front contre la rosée qu’on voyait trembler aux boucles rares de cheveux blancs qui descendaient de ses tempes le long de son visage maigre, pâle et mélancolique. Loin de paraître incommodé de la fraîcheur de cette rosée, on voyait, au contraire, que c’était avec plaisir qu’il la recevait sur sa tête chauve, et l’on devinait facilement que ces perles glacées procuraient quelque soulagement aux douleurs qui, de momens en momens, le forçaient à renouveler le mouvement que nous avons indiqué, comme lui étant habituel. Quant à son costume, rien ne le distinguait de celui des seigneurs âgés de cette époque. C’était une espèce de robe de velours noir, ouverte devant et garnie de fourrures blanches mouchetées, dont les manches larges, fendues et tombantes laissaient sortir par leurs ouvertures les manches collantes d’un pourpoint de brocard d’or, dont la richesse et l’élégance étaient considérablement diminuées par les longs services qu’il paraissait avoir rendus à son propriétaire. Au bas de cette robe, et dégagés de la gêne des étriers, pendaient dans des espèces de bottes fourrées et pointues, les pieds du cavalier, qui, par leur ballottement continuel, auraient bien pu faire perdre patience au paisible animal auquel il se fiait si complètement, si l’on n’avait eu la précaution d’en ôter les éperons dorés et aigus, qui, à cette époque, étaient encore la marque distinctive des seigneurs et des chevaliers. Nos lecteurs auraient donc quelque peine à reconnaître, à cette description de son costume et de son visage, le rang qu’occupait le personnage que nous mettons sous ses yeux, si nous tardions à le nommer. – C’était le roi Charles vi lui-même, qui, atteint de folie pendant un voyage qu’il fit en Bretagne en l’an 1392, n’avait depuis cette époque jamais retrouvé sa raison qu’à des intervalles, que le temps en s’écoulant ne faisait que rendre plus courts et plus rares. Il allait à Vincennes, visiter la reine Isabeau, fille d’Étienne de Bavière Ingolstat, qu’il avait épousée en 1389, et qui, malgré ses prodigalités ruineuses et ses publiques amours avec Louis d’Orléans, frère du roi, avait conservé une grande influence sur l’esprit de ce faible monarque.

À sa gauche et sur la même ligne à peu près, s’avançait en contenant à peine l’ardeur de son bon cheval de bataille, un chevalier à stature colossale, couvert de fer, comme s’il marchait au combat ; son armure plus forte qu’élégante attestait cependant, par la flexibilité avec laquelle elle se prêtait aux mouvemens de ses bras, l’adresse et l’habileté de l’ouvrier milanais qui l’avait faite. Aux arçons de sa selle de guerre pendait du côté droit une masse d’armes pesante et dentelée, qui paraissait avoir été richement damasquinée en or, mais qui, dans les contacts fréquens que le bras de son maître l’avait forcé d’avoir avec les casques ennemis, avait perdu cette parure sans que cette perte lui ôtât rien de sa solidité. Du côté opposé, et comme pour faire son pendant, était accrochée une arme non moins respectable sous tous les rapports, une épée à lame large du haut, allant en s’amincissant comme un poignard, et que les fleurs de lis semées sur son fourreau faisaient reconnaître pour celle de connétable. Si son maître l’eût tirée de la riche gaine où elle dormait à cette heure, sans doute, l’acier de sa large lame eût aussi, par ses dentelures donné la preuve des coups qu’il avait portés : mais, pour le moment, ces deux armes semblaient être plutôt une précaution qu’une nécessité. Seulement elle était là comme ces serviteurs fidèles auxquels on ne permet de s’éloigner ni le jour ni la nuit, afin de n’avoir qu’à étendre la main pour les retrouver à l’instant du danger.

Mais pour le moment, comme nous l’avons dit, aucun péril ne paraissait instant ; et si la figure du cavalier que nous décrivons paraissait sombre, on reconnaissait que c’était plutôt la fixité d’une idée qui lui avait donné cette expression habituelle, qu’une inquiétude momentanée ; d’ailleurs, l’ombre de sa visière qui s’étendait sur ses yeux noirs, contribuait peut-être à augmenter leur dureté. Cependant, comme avec un nez aquilin fortement prononcé, un teint bruni par les guerres de Milan, une cicatrice qui lui fendait la joue, et dont les deux extrémités se perdaient, l’une dans l’arc d’un large sourcil noir, l’autre dans la naissance d’une barbe épaisse et grisonnante, c’était tout ce qu’on voyait de sa figure, on pouvait penser au premier abord que l’âme qui habitait cette enveloppe de fer était éprouvée et inflexible comme elle.

Si le portrait que nous venons de tracer ne suffisait pas à nos lecteurs pour reconnaître Bernard vii, comte d’Armagnac, de Rouergue et de Fezenzac, connétable du royaume de France, gouverneur-général de la ville de Paris, capitaine de toutes les places fortes du royaume, ils n’auraient qu’à reporter les yeux sur la petite troupe qui le suivait, ils pourraient distinguer au milieu d’elle un écuyer, à la jaquette verte et à la croix blanche, portant l’écu de son maître ; et sur le milieu de cet écu les quatre lions d’Armagnac[1], surmontés d’une couronne de comte, fixeraient ses doutes, pour peu qu’il possédât sa part de la science héraldique, assez généralement répandue à cette époque et assez généralement oubliée dans la nôtre.

Les deux cavaliers avaient marché en silence, depuis la porte de la Bastille jusqu’à l’embranchement des deux chemins, dont l’un allait au couvent Saint-Antoine, et l’autre à la Croix-Faubin, lorsque la mule du roi, abandonnée, comme nous l’avons dit, à sa propre sagacité, s’arrêta au milieu de la route. Elle était habituée à aller, tantôt à Vincennes, où ce jour se rendait le roi, tantôt au couvent de Saint-Antoine, où souvent il faisait ses dévotions, et elle attendait qu’une indication de son cavalier lui fit connaître celle des deux routes qu’il fallait prendre ; mais le roi était dans un de ces momens d’atonie qui ne lui permettaient pas de comprendre ce que demandait sa monture ; il resta donc immobile sur sa mule à l’endroit où elle s’était arrêtée, sans qu’aucun changement en lui indiquât qu’il se fût même aperçu qu’il avait passé tout à coup du mouvement à l’immobilité. Le comte Bernard essaya de rappeler le roi à lui-même en lui adressant la parole ; mais cette tentative fut inutile. Il poussa alors son cheval devant la mule, espérant que la bête entêtée allait le suivre ; mais elle releva la tête, le regarda s’éloigner, secoua les grelots qui tremblaient à son cou, et rentra dans son immobilité première. Le comte Bernard, impatienté de ses délais, fit un signe à son écuyer, qui s’approcha de lui, sauta à bas de son cheval, lui en jeta la bride sur le bras, et s’avança vers le roi, tant était grand encore le respect de la royauté, que ce n’était qu’à pied qu’il osait, quelque puissant qu’il fût, toucher, pour la diriger, le frein de la mule du pauvre Charles l’Insensé ; mais ce respect et cette bonne intention furent loin d’être couronnés de succès, car à peine le roi eut-il vu un homme saisir la bride de sa monture, qu’il jeta un cri perçant, chercha une arme à l’endroit où auraient dû pendre son épée et son poignard, et, n’en trouvant pas, se mit à crier d’une voix rauque et entrecoupée par la terreur : – À moi !… à moi, mon frère d’Orléans !… à moi, c’est le fantôme !…

— Monseigneur le roi, dit Bernard d’Armagnac en adoucissant autant qu’il put sa voix rude, plût à Dieu et à monsieur saint Jacques, que votre frère d’Orléans vécût encore ! non pas pour venir à votre secours, car je ne suis pas un fantôme, et vous ne courez aucun danger, mais pour nous aider, de sa bonne épée et de ses bons conseils, contre les Anglais et les Bourguignons.

— Mon frère, mon frère, disait le roi, dont la crainte paraissait cependant diminuer, mais dont les yeux hagards et les cheveux dressés attestaient que l’irritation de ses nerfs était loin d’être calmée ; mon frère Louis ! »

— Ne vous rappelez-vous donc plus, monseigneur, que voilà dix ans bientôt que votre frère bien-aimé a été traîtreusement assassiné rue Barbette, par le duc Jean de Bourgogne, qui, à cette heure, s’avance en sujet déloyal contre son roi ; et que moi, je suis votre défenseur, dévoué, comme je le prouverai en temps et lieu, avec l’aide de saint Bernard et de mon épée.

Le regard vague du roi se fixa lentement sur Bernard, et, comme si de tout ce que lui avait dit celui-ci, il n’avait entendu qu’une chose, il reprit avec un reste d’altération dans la voix :

— Vous disiez donc, mon cousin, que les Anglais étaient débarqués sur nos côtes de France. Et il mit sa mule au pas en lui faisant prendre le chemin de Vincennes.

— Oui, sire, reprit Bernard, en sautant à son tour sur son cheval, et en reprenant près du roi sa première place.

— Où ?

— À Touques, en Normandie. Et que le duc de Bourgogne s’était emparé d’Abbeville, d’Amiens, de Montdidier et de Beauvais.

Le roi poussa un soupir. — Je suis bien malheureux, mon cousin, dit-il en pressant sa tête entre ses deux mains.

Bernard lui laissa un moment de réflexion, espérant que ses facultés reviendraient, et lui permettraient de continuer, avec quelque suite, une conversation si importante au salut de la monarchie.

— Oui, bien malheureux, reprit une seconde fois le roi, en laissant tomber et pendre avec découragement ses mains à ses côtés, tandis que sa tête s’inclinait sur sa poitrine. — Et que comptez-vous faire, mon cousin, pour repousser à la fois ces deux ennemis ? Je dis vous…, car moi… je suis trop faible pour vous aider.

— Sire, j’ai déjà pris mes mesures, et vous les avez approuvées ; le dauphin Charles a été nommé par vous lieutenant-général du royaume.

— C’est vrai… Mais je vous ai déjà fait observer, mon cousin, qu’il était bien jeune ; à peine s’il a quinze ans… Pourquoi ne m’avoir pas plutôt présenté pour cette charge son frère aîné Jean ?

Le connétable regarda le roi avec étonnement ; un soupir sortit de sa large poitrine, il secoua la tête tristement ; le roi répéta la question.

— Sire, dit-il enfin, est-il possible qu’il y ait des souffrances humaines portées à ce point que le père oublie la mort de son fils ?

Le roi tressaillit, pressa de nouveau sa tête de ses deux mains, et quand il les écarta de son visage, le connétable put voir deux larmes qui roulaient sur ses joues flétries.

— Oui, oui… je me rappelle, dit-il ; il est mort dans notre ville de Compiègne. — Puis il ajouta plus bas : — Et Isabeau m’a dit qu’il était mort empoisonné… Mais, chut !… il ne faut point le répéter… Mon cousin, croyez-vous que cela soit vrai ?

— Les ennemis du duc d’Anjou en ont accusé ce prince sire, et ils ont fondé cette accusation sur ce que cette mort rapprochait du trône le dauphin Charles, son gendre. Mais le roi de Sicile était incapable de commettre ce crime, et s’il l’a commis, Dieu n’a pas permis qu’il en recueillît les fruits, puisque lui-même est mort à Angers, six mois après celui dont on l’accuse d’être le meurtrier.

— Oui — mort — c’est ce que me répond l’écho, quand j’appelle autour de moi mes fils et mes parens, le vent qui souffle autour des trônes est mortel, mon cousin, et de toute cette riche famille de princes — il ne reste plus que le jeune arbre et le vieux tronc. — Ainsi donc mon Charles bien-aimé ?

— Partage avec moi le commandement des troupes ; et si nous avions de l’argent pour en lever de nouvelles…

— De l’argent, mon cousin, n’avons-nous pas les fonds, réservés aux besoins de l’état ?…

— Ils ont été soustraits, sire.

— Et par qui ?

— Le respect arrête l’accusation sur mes lèvres…

— Mon cousin, personne que moi n’avait le droit de disposer de ces fonds, et nul ne pouvait se les approprier qu’avec un bon signé de notre main royale, et revêtu de notre sceau.

— Sire, la personne qui les a enlevés s’est en effet servi du sceau royal, quoiqu’elle ait jugé votre signature inutile.

— Oui, oui, l’on me regarde déjà comme mort. L’Anglais et le Bourguignon se partagent mon royaume, et ma femme et mon fils, mes biens. C’est l’un ou l’autre, n’est-ce pas, mon cousin, qui a commis ce vol ? car c’est un vol envers l’état, puisque l’état avait besoin de cet argent.

— Sire, le dauphin Charles est trop respectueux, pour ne pas attendre, en quelque chose que ce soit, les ordres de son seigneur et père.

— Ainsi, comte, c’est la reine ?… Il soupira profondément… — La reine, eh bien ! nous allons la voir, et je lui redemanderai cet argent, elle comprendra qu’il faut qu’elle me le rende.

— Sire, il est employé à acheter des meubles et des bijoux.

— Que faire alors, mon pauvre Bernard ? nous mettrons une nouvelle taxe sur le peuple.

— Il est déjà écrasé.

— Ne nous reste-t-il donc pas quelques diamans ?

— Ceux de votre couronne, et voilà tout. Sire, vous êtes bien faible avec la reine, elle perd le royaume, et devant Dieu, sire, c’est vous qui en répondez. Voyez si la misère publique a diminué son luxe ; au contraire, il semble qu’il s’accroît de la pauvreté générale, les dames et les demoiselles de son hôtel mènent leur train accoutumé, faisant grande dépense, et portant des accoutremens si riches, qu’ils étonnent tout le monde. Ces jeunes seigneurs qui l’entourent étalent en broderies sur leurs pourpoints un an de la solde des troupes. Sous prétexte de dangers que lui font courir les troubles de la guerre, elle a demandé une garde inutile à l’état, et que l’état paie. Les sires de Graville et de Giac, qui commandent cette troupe, en obtiennent sans cesse de l’argent et des joyaux. C’est une profusion qui fait murmurer les gens de bien, sire.

— Connétable, dit le roi, du ton d’un homme qui sent le moment mal choisi pour annoncer une nouvelle, mais qui cependant ne peut tarder plus long-temps à le faire ; connétable, j’ai promis hier de nommer capitaine du château de Vincennes le chevalier de Bourdon, vous présenterez sa nomination à ma signature.

— Vous avez fait cela, sire ! et les yeux du connétable étincelèrent.

Le roi murmura un oui presqu’inintelligible, comme un enfant qui sait avoir mal fait, et qui tremble d’être grondé. Ils étaient arrivés en ce moment à la hauteur de la Croix-Faubin, et le chemin, qui cessait d’être circulaire, permettait d’apercevoir à quelque distance encore, venant à la rencontre de la petite troupe avec laquelle nous avons voyagé, un jeune cavalier, mis avec toute la recherche du jour. Son chaperon bleu (c’était la couleur de la reine) flottait élégamment sur son épaule gauche, et formant écharpe, venait retomber dans sa main droite, qui se jouait avec. À son côté pendait, pour toute arme, une épée d’acier bruni, si légère qu’elle paraissait plutôt un ornement qu’une défense ; il portait une veste courte et flottante de velours rouge, tandis que dessous cette veste dessinant une taille élégante, étincelait de broderies un justaucorps de velours bleu, serré au bas de la taille avec une corde en or ; un pantalon collant d’étoffe couleur sang de bœuf, des souliers de velours noir si pointus et si recourbés, qu’ils avaient quelque difficulté à passer dans l’étrier, complétaient ce costume, que le plus riche et le plus élégant des seigneurs de la cour aurait pu prendre pour modèle. Joignez à cela des cheveux blonds et bouclés, une figure insouciante et joyeuse, des mains de femme, et vous aurez un portrait exact du chevalier de Bourdon, le favori, et quelques-uns disaient l’amant de la reine Isabeau de Bavière, la plus belle et la plus ambitieuse femme de son temps. Du plus loin qu’il le vit, le connétable le reconnut : il haïssait la reine qui combattait son influence dans l’esprit du roi ; il savait Charles jaloux, il résolut de profiter de l’occasion qui se présentait pour arriver à l’exécution d’un grand projet politique, l’exil de la reine. Mais aucun changement sur son visage n’annonça qu’il eût reconnu le cavalier qui s’approchait.

— Je désire que vous fassiez savoir à ce jeune homme que je ratifie sa nomination, ajouta le roi, n’est-ce pas, mon cousin ?

— Il est probable qu’il la connaît déjà, sire.

— Qui la lui aurait apprise ?

— Celle qui vous l’a demandée avec tant d’instance.

— La reine ?

— Elle a tant de confiance dans la bravoure de ce jeune homme, que, pour lui confier la garde du château, elle n’a pas eu la patience d’attendre qu’il eut reçu sa commission de capitaine.

— Comment cela ?

— Regardez devant vous, sire.

— Le chevalier de Bourdon !… Le roi pâlit, un soupçon le mordait au cœur.

— Il aura passé la nuit au château, il est impossible que si matin il soit parti de Paris et revenu déjà de Vincennes.

— Vous avez raison, comte, que dit-on à ma cour de ce jeune homme ?

— Qu’il est avantageux près des dames, et que cela lui réussit. On prétend que pas une ne lui a résisté.

— On n’en excepte aucune, comte ?

— Aucune, sire.

— Le roi devint si pâle, que le comte étendit la main, croyant qu’il allait tomber. Le roi le repoussa doucement : — Serait-ce pour cela, dit-il d’une voix creuse, qu’elle voulait que la garde du château lui fût confiée ? — Insolent jeune homme ! — Bernard, Bernard, ne porte-t-il pas un chaperon bleu ?

— C’est la couleur de la reine.

En ce moment, le chevalier de Bourdon se trouvait si près d’eux, que l’on pouvait entendre les paroles de la chanson qu’il chantait ; c’était un virelay d’Alain Chartier à la reine. La vue du roi et du comte ne lui parut pas sans doute un motif suffisant pour interrompre cette mélodieuse occupation, car il se contenta d’écarter gracieusement son cheval ; et lorsqu’il fut près du roi, il le salua légèrement et d’une inclinaison de tête.

La colère rendit un instant au vieillard toute son énergie de jeune homme, il arrêta court sa monture, et s’écria d’une voix forte : — Pied à terre, enfant, ce n’est point ainsi qu’on salue quand la royauté passe. — Pied à terre et saluez !

Le chevalier de Bourdon, au lieu d’obéir à cet ordre, piqua son cheval des deux, et en quelques élans se trouva à vingt pas du roi. Puis il le remit à la même allure qu’il avait auparavant, et reprit sa chanson à l’endroit où la brusque allocution de Charles vi l’avait interrompue.

Le roi dit quelques mots au comte Bernard ; celui-ci se retourna vers la petite troupe : — Tanneguy, dit-il, en s’adressant au prévôt de Paris, qui avait auprès de lui deux de ses gardes armés de toutes pièces, faites arrêter ce jeune homme, le roi le veut.

Tanneguy fit un signe, et les deux gardes s’élancèrent à la poursuite du chevalier de Bourdon.

Ces préparatifs hostiles n’avaient point échappé à celui-ci, quoiqu’il ne parût pas autrement s’en inquiéter qu’en retournant de temps en temps la tête. Cependant lorsqu’il vit les deux gardes de la prévôté s’avancer vers lui, et qu’il ne put conserver aucun doute sur le motif qui les amenait, il arrêta son cheval et leur fit face : ils n’étaient plus qu’à dix pas de lui.

— Holà ! mes maîtres, leur cria-t-il, pas un pas de plus, si c’est à moi que vous en voulez, à moins que vous n’ayez ce matin recommandé votre âme à Dieu.

Les deux gardes, sans répondre, continuèrent à s’avancer.

— Ah ! ah ! messieurs de la prévôté, continua Bourdon, il paraît que notre sire le roi aime les tournois de grand chemin.

Les deux gardes étaient si près du chevalier, qu’ils étendaient déjà la main pour le saisir.

Tout beau, messieurs, dit-il en faisant faire un bond en arrière à son fidèle compagnon ; tout beau !…, laissez-moi prendre du champ, et je suis à vous.

À ces mots, il mit son cheval à un galop si rapide, qu’un instant on put croire qu’il lui confiait le salut de sa vie ; les deux gardes avaient si bien compris que toute poursuite serait inutile, qu’ils restèrent stupéfaits à la même place, le suivant des yeux, et ne pensant pas même à lui crier d’arrêter. Leur étonnement redoubla lorsqu’au bout de quelques secondes ils lui virent faire volte-face et revenir à eux.

Un moment avait suffi au chevalier de Bourdon pour faire ses préparatifs de combat ; ils étaient aussi simples qu’ils étaient courts, et lorsqu’il se retourna, l’écharpe flottante, que nous avons désignée comme tombant de son chaperon, était roulée autour de son bras gauche, comme une espèce de bouclier. Il tenait de la droite sa courte épée, sur laquelle on apercevait ces cannelures dorées destinées à laisser égoutter le sang ; et son cheval enrêné au pommeau de sa selle, et obéissant comme un être doué d’intelligence à la pression de ses jambes, laissait aux deux bras de son cavalier une liberté dont il était évident qu’ils ne tarderaient pas à avoir besoin.

Les deux gardes hésitèrent un instant à accepter le combat : on leur avait ordonné d’arrêter le chevalier de Bourdon, et non de le tuer, et les préparatifs de défense de celui-ci leur paraissaient assez décisifs pour ne leur laisser aucun doute qu’il était disposé à ne pas tomber vivant entre leurs mains. Il vit leur indécision, et sa témérité s’en augmenta.

Allons, mes maîtres, leur cria-t-il, sus, sus, la dague au poing, et avec l’aide de Dieu et de monseigneur saint Michel nous allons avoir tout à l’heure du sang rouge et chaud sur les pavés.

Les deux gardes tirèrent leurs épées et s’élancèrent à leur tour sur le chevalier, laissant entre eux deux un léger espace, afin de l’attaquer chacun d’un côté. D’un coup d’œil rapide celui-ci vit qu’il pouvait passer entre ses deux ennemis ; il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, qui l’emporta avec la rapidité du vent ; puis lorsqu’il vit, à quelques pieds de lui seulement, la pointe des deux épées, il se laissa rapidement glisser le long du cou de son cheval, comme s’il voulait ramasser quelque chose sans quitter les étriers, de manière à ce que son corps décrivît une ligne presque horizontale, se retenant de la main droite à la crinière, tandis que de la gauche saisissant la jambe de l’un de ses ennemis, il le souleva violemment et le jeta de l’autre côté de son cheval ; les épées des deux gardes ne frappèrent que l’air.

Lorsque celui qui venait de donner cette preuve d’habileté se retourna, il s’aperçut que le garde qu’il avait renversé, n’avait pu dégager son pied de l’étrier où il était retenu par son éperon, et que son cheval qui le traînait après lui, effrayé du bruit que faisait son armure bondissante sur le pavé, l’emportait avec une vitesse toujours croissante : les cris de ce malheureux ne contribuaient pas peu à l’épouvanter encore davantage. Tous les spectateurs de ce combat le suivaient des yeux, le cœur serré, respirant à peine, tressaillant à chaque choc nouveau, qui renvoyait jusqu’à eux le bruit du fer ; étendant les bras, comme s’ils pouvaient l’arrêter. Le cheval allait toujours, toujours plus vite, soulevant des flots de poussière, tandis qu’à chaque caillou l’armure faisait feu. Là où il passait, et de place en place sur la route, on distinguait des morceaux de cuirasse qui se détachaient et luisaient au soleil. Bientôt ce cliquetis effrayant devint moins distinct, soit à cause de la distance, soit parce que ce n’était plus que de la chair et des os qui traînaient sur le pavé ; puis, au détour du chemin dont nous avons déjà parlé, cheval et cavalier disparurent tout à coup comme une vision. Les poitrines respirèrent, et la voix de Bernard d’Armagnac fit entendre pour la seconde fois ces mots : – Tanneguy Duchatel, arrêtez cet homme, le roi le veut.

Le second garde de la prévôté, en entendant ce nouvel ordre, revint sur le chevalier avec une rage que la mort affreuse de son compagnon ne faisait qu’augmenter : quant à celui-ci il paraissait absorbé dans la vue du spectacle que nous avons essayé de décrire ; ses yeux étaient fixés vers l’endroit où le cheval et le cavalier avaient disparu, et il est évident qu’il n’avait pas cru d’abord à la gravité du combat où il se trouvait engagé. Il ne revint à lui qu’en apercevant flamboyer au-dessus de sa tête une espèce d’éclair ; c’était l’épée que son second ennemi tenait à deux mains et qui tournoyait avant de s’abattre ; entre cette épée et le front il n’y avait que deux pieds, à peine s’il y avait une seconde entre le coup et la mort, un bond en avant jeta le chevalier côte à côte du soldat, qui, droit sur ses étriers, les mains derrière la tête, s’apprêtait à frapper. De son bras gauche, il le saisit, enveloppant à la fois ses bras et sa tête sous son épaule, avec une vigueur dont on l’aurait cru incapable ; il le renversa de la première secousse ployé sur la croupe de son cheval, et d’un coup d’œil rapide il chercha sur cet homme bardé de fer un passage pour la mort. La position courbée dans laquelle il l’avait mis, soulevait le gorgerin du casque, et dans l’étroit intervalle qui se trouvait entre les deux lames d’acier, une épée aussi finie que celle du chevalier pouvait seule passer. Elle y passa deux fois, ressortit deux fois sanglante, et lorsque de sa main gauche il lâcha la tête et les bras de son adversaire, que de la droite il secoua son épée, un soupir étouffé dans le casque du soldat annonça qu’il avait cessé d’exister.

Bourdon était resté au milieu de la route : il avait tourné la tête de son cheval vers la troupe du roi, et là, exalté par son double triomphe, il raillait et défiait. Duchatel hésitait à renouveler aux hommes qui l’accompagnaient l’ordre de l’arrêter, et délibérait s’il ne valait pas mieux qu’il remplît lui-même cette mission, lorsque le comte d’Armagnac, lassé de ses retardemens, fit un signe. La petite troupe s’écarta pour le laisser passer ; le géant s’avança lentement vers le chevalier, s’arrêta à dix pas de lui : — Chevalier de Bourdon, lui dit-il d’une voix dans laquelle il était impossible de distinguer la moindre trace d’émotion, chevalier de Bourdon, au nom du roi, votre épée ; si vous avez refusé de la remettre à deux soldats obscurs, peut-être vous paraîtra-t-il moins humiliant de la rendre à un connétable de France.

— Je ne la rendrai, répondit Bourdon avec hauteur, qu’à celui qui osera me la venir prendre.

— Insensé, murmura Bernard.

Au même instant et par un mouvement rapide comme la pensée, il détacha de l’arçon de sa selle la lourde masse dont nous avons parlé ; l’arme pesante tournoya comme une fronde au-dessus de sa tête, et, s’échappant de sa main avec le sifflement et la rapidité d’une pierre lancée par une machine de guerre, alla se plier comme un jonc sur la tête du cheval. L’animal, frappé à mort, se leva sanglant sur ses pieds de derrière, demeura un instant debout et oscillant ; puis cheval et cavalier tombèrent à la renverse, et restèrent étendus sur le pavé.

— Allez ramasser cet enfant, dit Bernard.

Et il revint prendre tranquillement sa place près du roi.

— Est-il tué demanda celui-ci.

— Non, sire, je ne le crois qu’évanoui.

Tanneguy confirma ce que venait de dire le connétable. Il lui apportait les papiers trouvés sur le chevalier de Bourdon ; parmi eux, il y avait une lettre dont l’adresse était écrite de la main d’Isabeau de Bavière ; le roi s’en empara convulsivement. Aussitôt les deux seigneurs s’éloignèrent par discrétion, suivant des yeux l’altération croissante du visage de Charles vi. Plusieurs fois, pendant la lecture, il essuya la sueur qui coulait de son front ; puis, quand il eut fini, qu’il eut broyé la lettre entre ses mains, qu’il en eut jeté les mille morceaux aux vents, il dit d’une voix si sourde qu’elle semblait sortir d’un cadavre : — Le chevalier à la prison du grand Châtelet, la reine à Tours ! et moi… moi à l’abbaye de Saint-Antoine. Je ne me sens pas la force de retourner à Paris. — En effet il était si pâle et si tremblant qu’on eût cru qu’il allait mourir.


Un instant après, suivant les ordres donnés, la suite du roi se sépara en trois troupes, formant un triangle : Dupuy, l’âme damnée de Bernard, et deux capitaines se rendant à Vincennes, pour signifier à la reine son ordre d’exil ; Tanneguy Duchâtel retournant vers Paris avec son prisonnier toujours évanoui, et le roi, resté seul avec le connétable d’Armagnac, et soutenu par lui, allant à travers la plaine demander aux moines de l’abbaye de Saint-Antoine, un asile, du repos et des prières.

  1. Écartelé au premier et au quatrième d’argent, au lion de gueule au deuxième de gueule, et au troisième de gueule au lion léopardé d’or.