Chroniques (Marcel Proust)/Gustave de Borda

ChroniquesNRF (p. 77-78).

GUSTAVE DE BORDA

M. Gustave de Borda, qui est mort la semaine dernière et qui était surtout connu et légendaire sous le surnom de « Borda Coup d’épée », avait en effet passé sa vie l’épée à la main, redoutable aux méchants, mais doux aux bons et compatissant aux malheureux, comme un chevalier du Romancero dont il avait la figure. Décoré pour sa belle conduite pendant la guerre, il était célèbre par ses talents d’escrimeur hors de pair et ses innombrables duels. Ce qu’on savait moins, c’est qu’il n’usait de son extraordinaire adresse à l’épée que pour modérer les effets de sa force dont il n’abusa jamais.

Il aurait pu être le plus dangereux des ennemis ; mais comme il était le meilleur des hommes, il ne fut jamais que le plus modéré, le plus juste, le plus humain, le plus courtois des adversaires. Ce sont les mœurs et non les opinions qui font les vertus ; la bravoure a fait de ces pacifiques, comme Borda ; le pacifisme n’en fera pas. Le commerce et l’exemple d’un tel homme apprenaient à ne pas craindre la mort, à goûter d’autant mieux la vie. Sa sympathie, sa bonté étaient délicieuses, parce qu’on sentait que la peur, l’intérêt, la faiblesse, n’y entraient pour rien, que c’était le don volontaire et pur d’une âme vraiment libre. D’un esprit charmant et orné, il avait un goût vif et naturel pour les arts, pour la musique surtout, qu’il aimait facile comme il sied à un vieux brave. Stendhal, qui avait fait la campagne de Russie, ne préférait-il pas la musique italienne à toutes les autres ? Ce merveilleux duelliste qu’était M. de Borda, fut aussi, avec une compétence sans égale, avec une finesse et une bonté rares, un incomparable témoin.

Il a fallu la fatigue des toutes dernières années pour l’empêcher de continuer à aller sur le terrain comme témoin de ses amis, quand il eut passé l’âge d’y aller comme combattant. La dernière personne, si notre mémoire est exacte, qu’il assista sur le terrain en qualité de second, fut notre collaborateur, M. Marcel Proust, qui a toujours gardé pour lui un véritable culte. M. Gustave de Borda avait eu pour amis tout ce qui compte à Paris par le cœur, par la naissance, ou par la pensée. Mais celui qui lui était le plus cher de tous, en dehors de son médecin et ami, le docteur Vivier, c’était le grand peintre Jean Béraud. M. de Borda sentait en ce merveilleux artiste une nature qui, par des côtés moins connus du public, par la bravoure et par le cœur, était voisine de la sienne. Il reconnaissait en lui un de nos derniers chevaliers.

D.
Le Figaro, 26 décembre 1907.