Chroniques (Marcel Proust)/Choses d’Orient

ChroniquesNRF (p. 81-87).

CHOSES D’ORIENT

À propos du Voyage en Turquie d’Asie, par M. le comte de Cholet, 1 volume, chez Plon.
À Henri de Rothschild, pour son goût des voyages.

I

« Étonnants voyageurs, quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux, profonds comme les mers !
Ouvrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile.
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons
Passer sur nos esprits tendus comme une toile
Vos souvenirs, avec leurs cadres d’horizons.
Dites qu’avez-vous vu ? »

Baudelaire, Le Voyage.

Les voyageurs nous l’ont dit — malgré que nul ne l’ait su dire aussi bien que M. de Cholet, avec cette maîtrise dans l’évocation, cette adresse de magicien à faire apparaître devant nous les formes diverses des êtres et des choses. Mais Baudelaire également enivré de la beauté du monde et de sa vanité, avait dit que « ces nobles histoires étaient » sans réalité :

« Les plus riches cités, les plus beaux paysages
Ne contiennent jamais l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Nous avons vu partout…
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché.
Amer savoir celui qu’on tire du voyage !
Le monde monotone et petit aujourd’hui
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui. »

(Ibid.)

Mais à une génération sensible surtout à la splendeur inutile des choses, en a succédé une soucieuse avant tout de rendre à la vie son but, sa signification, à l’homme le sentiment qu’il crée en une certaine mesure sa destinée. La réalité morale du voyage lui a été restituée (voir Paul Desjardins, Le Devoir présent). Elle consiste dans l’effort de volonté dont il résulte, dans l’amélioration morale où il aboutit. Nous avons voulu montrer par là que les artistes les plus raffinés et aussi les moralistes les plus élevés peuvent se plaire aux livres de voyages, qu’ils n’ont pas seulement un intérêt scientifique, surtout, si comme celui que nous recommandons au lecteur, ils témoignent de l’intelligence la plus haute et de la plus admirable énergie.

II

« Nature généreuse si riche dans l’expansion de sa vitalité ». C’est de la France que M. de Cholet parle en ces termes et il semble, à qui a terminé son livre, qu’il parlait ainsi de lui-même. Ce qui anime ce livre et lui donne tant d’intérêt, c’est en effet la vitalité sous toutes ses formes, vie voluptueuse de l’imagination artistique qui s’attache aux paysages les plus divers et les recrée, vie austère de la pensée qui médite les plus graves problèmes de l’histoire, vie énergique d’une volonté sans limites et sans défaillances qui poursuit les entreprises les plus difficiles et les mène à bonne fin. La fièvre de la pensée et de l’activité donne sa chaleur au récit qui embrasse tout le voyage du comte de Cholet, depuis Constantinople jusqu’à Erzeroum, Diarbekir, Bagdad et Alexandrette, voyage accompli sans hésitations, sans plaintes, malgré la rigueur extraordinaire de la température, le voisinage des brigands, malgré de toutes parts des difficultés presque insurmontables et surmontées avec une allégresse qui donne au style une vie singulière. La compagnie d’un officier (M. Jullien) qui pouvait converser avec les indigènes dans leur langue, a permis à M. de Cholet de recueillir chemin faisant de bien amusantes légendes qui ne forment pas la partie la moins agréable de son livre. Elles ont le parfum des fleurs écloses très loin de nous, sur des lèvres d’hommes qui diffèrent de ceux que nous voyons, et dont la pensée, en nous restant tout de même intelligible, devient comme étrange et autre. Le fond de ces légendes est souvent d’un réalisme très savoureux, témoin cette merveilleuse « histoire des châteaux de l’amoureux et de l’amoureuse », que nous aurions contée ici, si l’Écho de Paris ne l’avait donnée dans son dernier supplément, et qui, malgré son titre prestigieux et la poésie de l’affabulation, se réduit à un conseil d’hygiène, et si j’ose le dire, à une prescription de bains froids contre l’impuissance.

III

Les Kurdes et les Turcs ont en somme fait très bonne impression à M. de Cholet, qui loue en plusieurs endroits leurs sentiments de famille. Il consacre même à la beauté des jeunes Turcs une description charmante. Les Arméniens lui ont inspiré des pages moins favorables, quoique non moins brillantes. « Singulier pays que cette Turquie d’Asie, dit M. de Cholet, après avoir parlé d’eux, où non seulement les races les plus dissemblables vivent côte à côte sans se mélanger, mais où de plus, se pratiquent sans disparaître les religions les plus variées : Arméniens ou Grecs, Mahométans ou Syriaques, Maronites ou Chaldéens, Grégoriens ou Nestoriens, séparés quelquefois par des questions insignifiantes de rites ou d’interprétation, se dressent irréconciliables les uns contre les autres, excités surtout par leur trop nombreux et trop misérable clergé. Quelques-uns cependant sont plus éclectiques, et l’on nous citait l’un des grands commerçants chrétiens de la ville (Césarée) qui, ayant mis son fils aîné à l’école arménienne, avait fait entrer le second chez les jésuites et le troisième à l’institut protestant. Il était sûr de la sorte d’avoir des appuis dans chaque parti, et ne considérait le culte différent qu’il faisait pratiquer à chacun de ses enfants que comme le moyen de leur faire donner gratuitement une excellente éducation. » Cet habitant de Césarée n’a-t-il pas l’air d’un personnage de M. Meilhac qui aurait quitté ses immatériels camarades pour aller coloniser en Asie Mineure. Le chapitre sur Erzeroum est un des plus amusants. Pendant que la police est aux trousses de M. de Cholet et de son escorte, l’armée lui prodigue les marques de son respect et défile devant lui. Il est obligé de passer une grande revue d’honneur, lui très jeune lieutenant. « À peine avons-nous fait quelques pas que nous sommes reconnus, et voilà les tambours qui battent aux champs, les soldats qui présentent leurs armes, les officiers, les drapeaux qui saluent sur notre passage, la musique qui joue et nous, pauvres lieutenants, habitués à rendre de pareils honneurs, mais non pas à les recevoir, obligés de défiler devant tout le front de régiment avec nos manteaux de voyage, la toque sur la tête et la cravache à la main, nous nous croyons dans un rêve et regardons avec étonnement les manches de nos effets pour voir si, en une seule nuit, il n’y a pas poussé par hasard quelques étoiles. »

Je voudrais résumer pour finir les quelques considérations générales que consacre à l’état actuel de l’Empire ottoman ce voyageur parti dans l’espérance de le bien étudier, et dont l’espérance, pour qui lira tout son ouvrage, ne paraîtra pas avoir été déçue.

Entre le développement des idées morales et le progrès de la science, il faut une harmonie dans un État équilibré. En Turquie elle n’existe pas, on voit un gouvernement qui, sous la pression de l’Europe, édicte des réformes admirables, achète des machines, outille des arsenaux, et se trouve quand il faut appliquer les lois, manier les inventions nouvelles, et tirer un coup de fusil, en face d’une hiérarchie de fonctionnaires où les contrôleurs ne pensent qu’à pressurer les contrôlés. — Le paysan qui n’a personne au-dessous de lui, victime des exactions qui se poursuivent avec méthode du vali au simple zaptieh, travaille avec une ardeur admirable, et jamais n’arrive à acquitter l’impôt qu’on lui réclame. — Une armée d’administrateurs mangeant (c’est le terme consacré) leurs administrés, tel est le spectacle que présente l’empire ottoman. — Catherine II comparant les fautes de ses généraux à l’incurie des Turcs, disait : « Chez nous, c’est l’ignorance de la première jeunesse, mais chez eux la décrépitude d’une vieillesse imbécile. » — Il ne semble pas que le jugement à porter sur l’avenir de l’empire turc ait changé depuis un siècle.

Tel est ce livre sans prétention, mais non sans talent, bien vivant, puisqu’il est œuvre à la fois de réflexion et d’observation pittoresque, où les descriptions ont une limpidité d’aquarelles ; enfin tout y parle avec cet accent de la chose directement contemplée, mieux, faite ou soufferte personnellement, accent toujours inimitable et qui va au cœur.

Marcel Proust.
Littérature et Critique, 25 mai 1892.