Imprimerie L'Événement (p. 37-42).


LA VIEILLE RUE NOTRE-DAME.


Montréal, 1er mai 1802.


Il y a dix ans que je fus admis à flâner dans la rue Notre-Dame et à étudier le Droit. De ces deux professions que j’embrassais avec une inégale ardeur, il en est une au moins dont j’ai pratiqué tous les faciles devoirs avec une consciencieuse fidélité. Dans l’une, j’ai été clerc, et clerc médiocre, lisant Pothier lorsque c’était la prose légale de mes patrons que je devais transcrire de ma moins mauvaise écriture, et lisant Châteaubriand lorsque je devais lire Pothier ; mais dans la profession de flâneur, j’ai été maître dès le premier jour. À première vue, j’ai adopté la rue Notre-Dame, et la rue Notre-Dame m’a adopté. Tous les jours, beau temps, mauvais temps, pluie, neige, le 2 décembre comme le 24 février, le 24 mai comme le 24 juin, je n’ai pas failli à la tentation, au devoir, de me promener rue Notre-Dame, de quatre heures à cinq.

L’historien futur de la rue Notre-Dame devra me faire causer. Je lui fournirai des renseignements précieux, des souvenirs piquants ; je lui ferai connaître ce que c’est au juste qu’un flâneur convaincu.

Il faut qu’il vienne bientôt cet historien ! car la rue Notre-Dame se dépouille de sa vieille physionomie, la rue Notre-Dame des anciens jours s’en va rapidement. Elle n’est plus étroite et resserrée sur tout son parcours ; le chemin de fer urbain augmente le nombre des passants, trouble les conciliabules des flâneurs au coin des rues, et leur donne le scandale de la vitesse.

Saisissons quelques traits de la vieille rue avant qu’ils ne s’altèrent ! Consacrons-lui une chronique en attendant l’histoire ! Qui aurait plus le droit d’en parler que celui qui l’a beaucoup aimée !

Il faut d’abord s’entendre sur ce qui constitue vraiment la rue Notre-Dame. Le règlement municipal nomme ainsi la longue et étroite rue qui s’étend du faubourg St. Joseph au faubourg Québec ; mais cela est du dérèglement. La rue Notre-Dame des flâneurs, la vraie, est comprise entre le coin de la Place d’Armes et le coin de la rue St. Vincent. Un pas plus loin, vous êtes déjà un peu dans la rue St. Joseph ou dans la rue Ste. Marie ; Nelson, impassible sur sa colonne, est au-delà de la frontière ; l’aspect change, le trottoir se dégarnit, le passant ressemble au passant des autres rues, au passant de la rue St. Paul ou de la rue St. Laurent : il regarde devant lui, il marche, il arrive, mais il ne se promène plus.

Que de souvenirs dans cet étroit espace ! que de flâneurs y ont promené leur curiosité, leurs caprices, leurs ennuis ! Demandez à vos grands parents qui voguent dans les eaux de la soixantaine sous pavillon neutre, comment on y flânait autrefois, plus gaiement, plus familièrement qu’aujourd’hui. La ville n’avait alors qu’une rue, la rue Notre-Dame ; il y avait une rivière dans la rue Craig ; on allait à la chasse rue Sherbrooke ; il fallait être armé jusqu’aux dents pour se risquer vers le Beaver Hall. L’été on faisait des parties de canot, de la Place-Viger au Griffintown ; on pouvait pêcher à la ligne Place-à-Foin.

Il faut regretter amèrement qu’aucun flâneur de cette époque ne nous ait laissé de mémoires, écrits au jour le jour, avec des portraits esquissés en marge. Que d’anecdotes sont perdues ! que de délicieux traits de mœurs sont effacés ! que de jolies figures de promeneuses sont oubliées ! Personne n’a songé, et personne ne songe encore à recueillir, à élever, à conserver dans la mémoire les enfants perdus de la gaieté canadienne !

Je voudrais voir un homme d’esprit, qui aurait longtemps vécu dans le commerce et l’intimité de nos aînés, se faire leur historien, leur biographe ; nous introduire dans le monde d’il y a cinquante ans, d’il y a vingt-cinq ans. L’esprit d’aujourd’hui n’est plus l’esprit d’hier ; il est plus cherché, il est moins original, il est moins gai surtout. Leur esprit, à eux, venait de leur gaieté ; le peu de gaieté que nous avons vient de notre esprit. Le grand art de s’amuser pour s’amuser, s’affaiblit de plus en plus ; on ne sait plus préférer l’éclat de rire à tout, même à l’esprit et surtout à la médisance.

Il y a encore quelques flâneurs du passé, mais ils flânent peu dans la rue Notre-Dame. Ils ne font qu’y passer. Comme ils se promènent surtout pour leur santé, ils vont chercher le grand air dans les grands chemins, aux environs de la Montagne. En revanche, ils sont des guides sûrs dans Montréal, des thermomètres infaillibles de l’esprit public : ils marquent les nouvelles. Ils savent où l’on danse ce soir, où l’on mourra demain : ils connaissent le chiffre des faillites, l’heure des enterrements, la date des mariages, l’âge et la parenté des trois quarts de la population, le plan et le coût des maisons qui se construisent, la série des propriétaires et locataires de chaque logis. Il semble que les accidents les envoient avertir : ils y assistent toujours ; puis, ils s’en vont par la ville répandant le récit. Vous les voyez aller de passant en passant, la douleur publique peinte sur la figure, en débitant le fait divers du lendemain. Ils ont toujours été le principal témoin de l’accident, le premier arrivé sur le théâtre du sinistre, le dernier parti. Ils ont proposé l’avis qui a prévalu, le secours qui a tout sauvé. Ils se félicitent d’avoir été là, si à propos, et se demandent avec une curiosité inquiète ce qu’on aurait, fait sans eux.

Le plus spirituel de ces flâneurs, celui qui a le plus vu, le plus raconté, assistait à une assemblée publique il y a quelques années. Un orateur, entraîné par l’improvisation, en vint à parler du grand incendie de 1852. Au premier mot, le flâneur lâche un cri de joie, traverse la foule, bondit sur l’estrade, et s’écrie, l’œil encore illuminé par un reflet de l’incendie :

— C’est moi qui ai vu le feu, le premier…

Et il raconte l’origine du désastre ; il décrit la maison qui en fut la première victime ; il suit l’élément dévorant dans sa course immense ; et il n’abandonne la parole que lorsque tout est brûlé.

Le flâneur moderne de la rue Notre-Dame est un être multiple. Les variétés abondent. Il y a d’abord au premier rang, le type suprême, le flâneur cosmopolite. Celui-là flâne partout où il se trouve ; il saurait ne pas flâner ; il flânerait dans l’unique rue d’un hameau, s’il y avait encore des hameaux. Je connais un ancien flâneur de la rue Notre-Dame, proscrit de sa patrie par les nécessités de l’existence, qui, dans le petit village où il est exilé, ne manque jamais au devoir de flâner avant le coucher du soleil : il se promène dans la seule rue de son village, entre les quatre ou cinq maisons qui la bordent, et les ménagères de ces maisons règlent leurs pendules sur lui. Ce flâneur incorrigible, ce flâneur incorruptible, est un des hommes que j’honore le plus.

Le flâneur cosmopolite ne tient compte de rien de ce qui décourage ou ralentit, dans sa course, le flâneur ordinaire. Il n’a d’autre but que la flânerie. Sa curiosité s’adresse à tout. Plus il y a de passants, de passantes, plus il y a de spectacles, plus il est joyeux. Mais il sait se contenter de peu et trouver sa proie dans la disette comme dans l’abondance. Il supporte patiemment les importuns, lorsque les importuns l’arrêtent devant un joli chapeau. Il rentre après cela dans le travail, aussi satisfait que Titus lorsqu’il avait accompli une bonne action romaine.

Au-dessous du flâneur cosmopolite, il y a le flâneur proprement dit, celui qui flâne lorsqu’il fait beau et que la rue Notre-Dame est giboyeuse. Il y a le flâneur-amateur qui n’y paraît que de temps à autre, dans les belles saisons. Il y a aussi les flâneurs qui ne vont que par bandes, et dont la promenade est scandée de relais aux coins des rues et aux bords des fontaines.

Ce n’est pas tout, et je ne prétends pas signaler toutes les variétés de flâneurs. Il y a encore le flâneur timide qui a besoin d’un prétexte pour flâner ; il est toujours sur la route du bureau de poste, petite vitesse ; il va et vient en attendant les malles, qui, pour lui, arrivent invariablement après le départ des promeneuses.

Il faut ajouter à cette liste le flâneur d’occasion, celui qui flâne en attendant quelqu’un ou pour voir quelqu’un, pour voir la dame de ses pensées ou le chapeau fané de la dame de ses pensées porté par une des bonnes de la maison. Le but de la promenade atteint, ce flâneur s’éclipse. Les vrais flâneurs n’ont qu’une médiocre estime pour ces flâneurs-là, qui utilisent la rue Notre-Dame et la paient d’ingratitude.

Enfin, il y a les flâneurs de contrebande : l’homme d’affaires échappé de son bureau ; l’ancien flâneur domicilié à la campagne qui vient chercher dans la rue Notre-Dame ses anciennes connaissances, le fantôme de sa jeunesse, les souvenirs de sa cléricature. D’ordinaire, ceux qui se permettent ces petites excursions hors de leur domaine, ont pour cicerone un flâneur émérite, qui commente le texte qu’ils ont sous les yeux.

On reconnaît facilement le faux flâneur, celui qui ne flânait pas hier, et qui ne flânera pas demain. Il a la démarche mal assurée ; il va trop vite ou trop lentement ; il ne sait pas s’arrêter au coin de la rue ; il ne sait pas tout voir sans trop regarder ; enfin, il menace de se perdre sans cesse dans la foule des passants.

Voici quelques-uns des articles du code du flâneur de la rue Notre-Dame :

1°. Tous les hommes sont nés pour être des passants, mais il n’y a que quelques passants qui soient nés pour être des flâneurs.

2°. On devient passant, mais on naît flâneur.

3°. Le chemin de fer urbain est un passant, mais il ne sera jamais un flâneur.

4°. Le père d’un passant peut-être un ex-flâneur, et plus souvent encore le fils d’un passant est un flâneur.

5°. On cesse d’être flâneur en devenant père de famille, propriétaire ou conseiller municipal.

6°. Le veuvage, la perte de sa propriété ou de son élection municipale fait rentrer le flâneur dans ses droits et son titre.

7°. Un flâneur trouvé coupable d’avoir porté un parapluie par simple précaution, ou d’être entré dans un magasin à cinq heures de l’après-midi pour faire un achat sérieux, est déchu de son grade et renvoyé dans la rue St. Paul.

8°. La plupart des passants voudraient être des flâneurs. Dans tout passant, il y a un flâneur mort jeune.

9°. Les passants s’arrêtent un peu partout : au coin de la rue St. Jean-Baptiste, aux quatre coins de la rue St. Gabriel ; les flâneurs ne s’arrêtent qu’au coin de la Place d’Armes, côté, Lyman, au coin de la rue St. Lambert, et au coin de la rue St. Vincent.