Imprimerie L'Événement (p. 159-164).

À LA CAMPAGNE.


6 août 1867.


Chaque jour, je reçois la visite de quelques-uns de mes abonnés de la ville qui me demandent de leur faire expédier le journal à la campagne. Personne ne veut rester au logis en cette saison. Ceux qui ne peuvent s’absenter longtemps vont du moins à l’Île d’Orléans ou à Charlesbourg s’étendre une après-midi sur l’herbe fraîche. Cela leur donne le droit de dire, en rentrant en ville, qu’ils arrivent de la campagne. Si on ne les presse pas de questions indiscrètes, on reste sous l’impression qu’ils y ont passé un mois et on leur trouve un air de santé qu’ils n’avaient pas auparavant.

L’exemple de mes abonnés, toujours bon à suivre lorsqu’ils paient régulièrement, m’a séduit. Sans plus de façons, je me suis accordé un congé. Deux ou trois jours durant, j’ai respiré la senteur des champs, au lieu de l’odeur de l’encre à imprimer, et j’ai laissé paisiblement chevaucher mes pensées par monts et par vaux, sans crainte de les voir soudain changées en article.

Il y a des gens qui aiment à partir, et leur arrivée est toujours un événement. Les préparatifs du départ, les malles à faire, les ordres à donner, les ennuis que l’on quitte et les plaisirs que l’on attend : tout cela leur cause une joie vive, un bonheur sans mélange. Ils sautent lestement en voiture, s’installent comme pour une longue course, et de la main ils répandent à flots les adieux. On se réjouit involontairement rien qu’à les voir s’en aller si gaiement.

D’autres, au contraire, sont soucieux, agités. Ils pensent deux jours à l’avance à faire leurs malles et prévoient qu’ils oublieront le principal.

En effet, au dernier moment, tous les malheurs leur arrivent à la fois : la femme décharge sur le mari la colère qu’elle ressent contre la couturière infidèle ; le bébé fait une dent ; la bonne casse l’enfant chéri de la mère, et tandis qu’on l’envoie raccommoder, l’aîné saute par la fenêtre sur la tête d’un passant qui souffre d’une calvitie avancée ; le cocher retarde, le porte-monnaie ne se retrouve plus, les clefs s’égarent, les têtes se troublent.

Le voyageur heureux trouve chaque fois des amis et même des femmes charmantes qui l’attendent à la gare ou au bateau, pour lui serrer la main, tant on est convaincu qu’il survient toujours quelque chose d’amusant là où il est. Sur la route, il ne rencontre que des figures de connaissance, que des débiteurs qui le cherchent pour le payer, que de vieux amis qui le retrouvent pour le presser sur leur cœur ; il part invariablement le même jour que les gens les plus agréables, le lendemain des fêtes, la veille des accidents.

Au retour, il ne se lasse pas de raconter son voyage. Durant le court trajet, il lui est arrivé plus d’aventures que durant une traversée sur l’océan ou un séjour prolongé en Californie. Il a prévenu des accidents, sauvé un homme qui allait se noyer, apaisé une querelle qui menaçait de dégénérer en rixe et placé un coup de poing admirable sur la tête d’un fâcheux. Puis, il s’est lié avec un ambassadeur à Washington, qui lui a communiqué les dépêches de son gouvernement, et avec un banquier de la Nouvelle-Orléans, qui lui a fait des offres de service. Du reste, tous les employés le connaissent à bord : il voyage si souvent. On lui réserve la meilleure chambre ; à table, on le place près de la plus jolie femme.

Aussi, quand on le voit s’embarquer, tous les habitués du quai, tous les familiers de la compagnie du Richelieu se disent : On s’amusera à bord ce soir. Et tous ceux que des affaires pressantes ne retiennent pas en ville, le suivent au moins jusqu’aux Trois-Rivières.

Son passage est signalé d’avance chez Farmer, et le bateau n’a pas dépassé Batiscan que déjà on y trinque en son honneur. Il parait du reste qu’un verre chez Farmer vaut le voyage. De plus, il y a toujours, dans le salon de cet hôtel hospitalier, un touriste qui joue du piano en attendant le vapeur. Le signe particulier des Trois-Rivières, c’est qu’on y trouve toute l’année un piano qui remue. On n’y est jamais privé complètement de musique. C’est là que les chanteurs en peine viennent donner leur dernier concert. L’hiver, on joue du piano pour se réchauffer ; l’été, pour se rafraîchir.

Il est rare que le plaisir qu’on a éprouvé aux Trois-Rivières, n’inspire pas l’envie de voir Sorel. Même à trois heures du matin, il y a encore des gens qui y attendent le bateau, et on y trouve facilement avec qui trinquer.

Et quand on a veillé jusqu’à Sorel, il est vraiment trop tard pour se coucher : on attend Montréal pour dormir.


Mais je reprends le chemin de la campagne.

Je dois avouer que le trajet n’offrit aucun incident remarquable. Le Grand Tronc suspend, l’été, la série de ses déraillements, pour les reprendre l’hiver. C’est une faveur que l’on fait aux étrangers. On ne veut pas violer à leur égard les lois de l’hospitalité, ni causer des pertes aux assurances sur la vie. Puissent les Américains rendre la politesse à nos compatriotes qui voyagent aux États-Unis ! Il n’y faudrait pas trop compter cependant ; en général, nos voisins manquent de bons procédés internationaux. Le cabinet de Washington tutoie les cabinets européens, et les plus petits états de l’Union traitent les grandes puissances comme des camarades.

Les bateaux et les trains sont remplis de Yankees, de ce temps-ci. Le train qui me portait en avait sa bonne part. Je les ai vus là tels qu’ils sont toujours en voyage. Ils lisent le New York Herald, achètent des fruits à chaque station et interrogent les gens en mettant les pieds, par un geste familier de la botte, sur les rebords des sièges, à la hauteur des oreilles de leurs interlocuteurs. Ils veulent se rendre compte de tout et rien ne leur échappe.

Deux d’entre eux, qui s’étaient assis dans mon voisinage, étaient fort intrigués par la présence insolite d’un poêle dans un coin du char.

On a peut-être remarqué que la Compagnie du Grand Tronc, justement soucieuse d’épargner à ses employés les grands travaux, ne fait pas démonter au printemps les poêles des chars. Ils sont tout prêts pour l’automne et passent l’été à rappeler au voyageur, enclin à se plaindre de la chaleur et de la poussière, les rigueurs des hivers et l’inconvénient des frimas.

Mais ces considérations philosophiques échappaient à nos deux Américains, qui, de temps à autre, jetaient des regards inquiets vers ce représentant légèrement rouillé d’une autre saison. Chaque fois que le conducteur du train passait, ils le suivaient des yeux avec une anxieuse curiosité pour voir s’il n’allait pas par hasard allumer le feu. Ils ne pouvaient rester longtemps sous ce doute poignant. La lumière tardant à se faire sur ce mystère, ils interrogèrent un de leurs voisins. C’était un ami de la compagnie, et l’excuse n’était pas facile à trouver :

— Je conçois, dit-il, que ce poêle vous paraisse hors de saison. Vous ne connaissez pas les caprices de notre climat. Si on ne laissait pas les poêles montés tout l’été pour tenir le froid en respect, il gelerait au mois de juillet !

Les deux Américains se hâtèrent d’inscrire cette curieuse particularité sur leurs carnets de voyage. Vous la retrouveverons dans quelqu’ouvrage sur le Canada.

Cela m’incline à penser que le Grand Tronc, nonobstant le surcroît de frais que l’opération pourrait lui causer, ferait bien de démonter ses poêles le printemps. Peut-être ont-ils l’effet d’induire les voyageurs en erreur sur notre climat et d’éloigner l’immigration de nos terres incultes !


La nature est charmante en ce moment. Rien n’égale la richesse des champs, l’éclat de la verdure. Seulement, on aperçoit parfois dans le paysage des orateurs électoraux qui en gâtent l’effet. Il est permis de préférer le chant des oiseaux aux allocutions sur le tarif.

Tout le monde n’est pas de cette opinion cependant, et la foule se presse volontiers autour des oracles qui lui divulguent les secrets de la politique et l’initient aux sombres mystères de l’impôt.

Ce qui est intéressant à observer, à écouter, ce n’est pas l’orateur — qui en entend un, les entend à peu près tous — c’est l’auditeur défiant ou bénévole.

L’auditeur défiant écoute, les poings fermés, comme s’il voulait repousser par la force les arguments qu’on lui présente, les raisonnements qui défilent devant lui au son d’une voix enrouée par un exercice oratoire trop prolongé.

L’auditeur bénévole écoute, la bouche ouverte, avalant avec conviction toutes les paroles qu’on lui verse ou qui flottent dans l’air.

J’assistais, l’autre jour, à un bout de représentation électorale et j’avais près de moi deux électeurs du genre bénévole. Chaque fois que l’on parlait de la dette publique, ils bondissaient et, se poussant du coude, murmuraient : « C’est nous qui paierons ça ! »

À mesure que l’orateur libéral parlait, leur admiration croissait. Le tribun en était au chapitre des Anglais ; il parlait de Sir John A. MacDonald, de M. Rose, de M. Mackenzie (de Lambton). Un des deux électeurs n’y tint plus et, donnant un violent coup de coude à son voisin, il s’écria :

— Hein ! Comme il sait bien leurs noms à tous !


Le mot de la fin m’arrive de Paris ; il n’en est pas plus mauvais pour cela.

Un petit parisien, dont la mère est née à Montréal, visitait l’Exposition. On lui demanda ce que produisait le Canada :

— Des pommes et des bonnes mères, — dit-il.