Chroniques (Fabre)/21
AU POUVOIR.
Je ne voudrais pas être ministre pour le quart d’heure.
Lecteur, je vous vois sourire d’ici et je vous entends murmurer : « En voici encore un qui repousse doucement ce qu’on ne lui offre pas. »
Entendons-nous. Lorsque je déclare que je ne voudrais pas être ministre, cela ne veut pas dire que si l’on me pressait un peu fort d’accepter un portefeuille, je ne finirais pas, comme les autres, par me le mettre sous le bras et par gravir lestement les marches du pouvoir. Les hommes qui ont la force de répondre un non tout sec aux ouvertures flatteuses de l’autorité en quête de conseillers, ne sont pas communs dans le monde. On refuse le salaire quelquefois, jamais le titre.
Mais cela ne vous explique point pourquoi je ne voudrais pas être ministre pour le quart d’heure. C’est tout simplement parce qu’il me faudrait refuser des places à trop de gens qui en désirent et qui croient fermement que, grâce à la Confédération, on leur en peut donner à leur faim.
On n’avait pas su au juste encore jusqu’à ce jour le nombre de gens qui, parmi, nous, se destinaient aux fonctions publiques. L’avénement de la Confédération a décidé bien des vocations incertaines et a fait éclater maintes aspirations secrètes. L’idée que l’on sera payé régulièrement à la fin de chaque mois, en papier, enflamme les imaginations et remplit les cœurs d’ardentes convoitises.
Le département des postes a constaté une augmentation considérable dans le nombre des lettres transmises par ses soins. C’est le flot des suppliques aux ministres qui grossit le cours ordinaire des correspondances. Si cela continue, on sera dans la nécessité de prendre des employés surnuméraires.
À cela il faut ajouter les pétitions qui viennent par occasion ; celles qui sont déposées dans les bureaux du gouvernement par des intermédiaires fidèles ; celles que l’on glisse discrètement dans les poches de redingote des ministres.
Les demandes varient à l’infini et s’étendent des beaux emplois aux places de messager, qui sont très-recherchées.
Le chemin de fer inter colonial est l’objet de prédilections particulières. On l’a déjà dépecé en petits morceaux, pour en faire la distribution à ceux qui en demandent. Mais on a beau tailler les morceaux petits, il n’y en a pas assez pour tout le monde. Heureux ceux qui ont dans leur lot une station à bâtir ou un emploi de conducteur sur un embranchement esquissé sur papier parlementaire !
La littérature des aspirants aux faveurs ministérielles manque en général de variété. C’est la même corde qui résonne partout mélancoliquement. La plainte du mousse n’est pas plus touchante, ni le chant de la fauvette plus tendre.
J’essaierai pourtant d’en donner quelques échantillons.
Profondément attaché aux institutions de mon pays, personnellement dévoué aux ministres qui les administrent, mon vœu le plus ardent, mon désir le plus sincère, serait de servir le gouvernement dans une position où il me fût possible de lui consacrer toute mon énergie, toutes mes facultés. Il me semble, sans vous flatter, Monsieur le Ministre, que, sous la direction d’un homme tel que vous, je ferais des miracles. Mon ardeur au travail ne connaîtrait d’autres bornes que celles que vous lui assigneriez vous-même ; et si jamais vous aviez besoin, pour quelque affaire dans laquelle votre intérêt personnel serait engagé, d’une tête froide, d’un bras sûr, d’une plume dévouée, je serais votre homme…
Mon oncle, le notaire Benon, que vous connaissez bien, est arrivé de la ville après-midi. Il m’informe que vous avez besoin d’un bon écrivain dans votre bureau, où il me dit que vous êtes accablé de besogne ; ce que je crois sans peine, car ce n’est pas une petite affaire que de mettre en opération une grosse machine comme celle de la Confédération. Il pense que, comme j’ai une bonne main, je pourrais vous aider. Tous ceux qui m’ont employé me rendent ce témoignage que je déchiffre les plus mauvaises écritures et que je copie sans passer un mot ; à peine si quelques virgules m’échappent, mais on peut toujours les Ajouter en relisant. Si vous me prenez dans votre bureau, vous n’aurez pas à vous en repentir, et mon oncle Benon dit qu’il sera bien satisfait.
Dès ma plus tendre enfance, je fus destiné aux emplois publics. Mon grand-père était fonctionnaire, mon père l’a
été, et j’espère que mes enfants le seront à leur tour. J’ai été
élevé dans cette douce croyance. Souvent j’ai entendu mon
défunt père dire à ma mère, qui souriait à cette pensée : « Il
sera greffier un jour ; » ou bien : « Il a du goût pour les
chiffres, on le placera aux statistiques. »
Me refuser un emploi public, ce serait contrarier ma vocation et briser ma carrière. Le gouvernement, ami de ma famille, ne voudra pas assumer cette douloureuse responsabilité.
Cependant, les espérances que l’on avait conçues pour moi mettent bien du temps à se réaliser. Voici la trentaine qui arrive, et je n’ai encore franchi le seuil des bureaux du gouvernement que pour y déposer des suppliques qui n’ont pas même été toujours honorées d’un simple accusé de réception. L’inquiétude commence à me gagner. Le vœu de mon père sera-t-il déçu ? La tradition de ma famille se brisera-t-elle en ma personne ?
La Confédération fournit au gouvernement l’occasion que j’attends depuis si longtemps. Il peut me placer sans se déranger. S’il n’en profite pas, je m’expatrie, et j’irai demander au gouvernement américain une place que l’on me refuse dans mon pays.
J’en passe, et des meilleures. Il y a la supplique perpétuelle de l’homme qui s’est ruiné pour le parti, et qui montre à l’appui les comptes des élections qu’il a gagnées ou perdues.
Bref, on estime à quinze cents le nombre des demandes de place adressées au gouvernement local. Il y en a déjà une chambre pleine, paraît-il.
Notez bien que ce chiffre ne comprend pas les lettres adressées aux parents et aux amis des membres du gouvernement pour leur demander d’intercéder auprès de ceux-ci. Que de déceptions en herbe !
Vous comprenez facilement, après cela, que je dise qu’il ne fait pas bon d’être ministre en ce moment, ni même parent ou ami de ministre. On fait trop de malheureux.
Je cherche le mot de la fin. Le voici peut-être.
Il y avait grand dîner chez M. X., ministre. Le dîner était annoncé pour six heures ; mais on avait compté sans la cuisinière ; elle avait fait sa tête. Les sauces étaient brouillées et le roast beef brûlé. Bref, on ne se mit à table qu’à neuf heures.
Les convives agonisaient.
— J’ai déjà recommencé trois fois ma faim, dit l’un d’eux.