Imprimerie L'Événement (p. 77-82).

AU MARCHÉ.


Québec, 20 mai 1866.


J’ai éprouvé, samedi, une des plus fortes émotions de la vie domestique. Cette émotion, la plupart de mes lecteurs et de mes lectrices l’ont éprouvée comme moi. Je ne ferai donc qu’écrire leur histoire en racontant la mienne. Pour bon nombre de gens cependant, ce n’est plus une émotion, c’est une habitude, mais je n’en suis pas encore là.

Je suis allé, comme suppléant, faire mon marché, et j’en ai rapporté un approvisionnement qui met ma famille à l’abri de la famine jusqu’à la semaine prochaine et une chronique que je vais vous servir toute fraîche.

Lorsque j’étais gamin (il y a de cela déjà trop longtemps), j’allais au marché acheter de jeunes coqs, qu’au retour, je rangeais en deux corps de bataille, au milieu de la basse-cour. La lutte s’engageait sous mes yeux : tant que la victoire était indécise, mes sympathies allaient d’un combattant à un autre ; mais aussitôt qu’elle s’était déclarée, je me rangeais du côté des vaincus et je chassais les vainqueurs. Dès lors, j’avais un penchant à prendre le parti des faibles. Ce fut là la seule passion de mon jeune âge.

Bien des années après, un de mes amis qui venait de prendre femme, m’entraîna, un jour, au marché. C’était un véritable amateur ; il aimait la vue des belles viandes, le spectacle des légumes florissants ; il vous lâchait le bras pour un dindon qu’il avait aperçu à quinze pas plus loin ; il goûtait de tous les fruits et faisait causer les habitants sur le passé des betteraves et sur l’avenir des choux. J’entrai d’abord dans ses idées et je me surpris palpant un pigeon pour voir s’il était tendre. Cependant, mon camarade me trouvait tiède et me dit tout net que je n’aimais que les produits factices et les bêtes féroces.


Samedi dernier, il y avait une foule compacte au marché de la Haute-Ville. Les revendeuses n’avaient que l’embarras des acheteurs. Ménagères affairées ; braves gens économes, marchandant sur tout ; gourmets exigeants, rejetant ce qu’on leur offre, discréditant les produits, scrutant jusqu’au fond des voitures pour y trouver les merveilles qu’ils cherchent ; pères de famille, traînant après eux deux ou trois porteurs et remplissant panier sur panier ; vieux garçons, furetant pour découvrir la succulente côtelette qui doit composer leur déjeuner, se rencontraient, se disputaient le terrain, encombraient la halle, les trottoirs. La plupart de ces gens-là avaient l’air heureux et paraissaient sourire d’avance aux bons dîners qu’ils se préparaient. Quelques-uns cependant semblaient préoccupés jusqu’à ce qu’ils eussent mis la main sur ce qu’il leur fallait ; on lisait sur leurs fronts ce doute poignant : « Si j’allais faire un mauvais marché ! »

Savoir faire le marché est le premier des arts domestiques, et celui qui possède ce talent deviendra riche. Ce n’est pas seulement le secret des bons dîners, c’est aussi celui des honnêtes aisances. Peu importe d’être industrieux et actif, si l’on ne sait pas faire le marché. Savez-vous pourquoi X est en train de faire fortune et que O reste pauvre ? C’est que la femme de l’un sait faire le marché et que la femme de l’autre ne le sait pas faire. À force de payer les choses prix double, un meurt sur la paille ; à force de manger du bœuf coriace, on se ruine l’estomac.

Il y a des gens qui, dès le premier jour, savent faire le marché. À peine ont-ils aperçu un veau qu’ils l’ont deviné. Ils prévoient ce que deviendra dans la poêle tel appétissant morceau qu’on leur offre. Ils voient la viande fraîche se transformer en rôti. En les regardant rôder autour des étaux, on sent qu’ils aiment à se mettre à table. L’homme qui connaît les bonnes choses a une certaine façon de les regarder qui le trahit.

La femme a, au marché comme ailleurs, une grande supériorité sur l’homme. Elle sait distinguer mieux que lui les bons morceaux, et si elle ne les achète pas toujours, c’est par économie, et afin de mettre de côté pour acheter des rubans. Elle achète mieux, elle paie moins cher. On ne la trompe pas. C’est presque toujours chose facile que de piller un homme ; mais il est presqu’impossible de voler une femme : elle crie au meurtre.


Les gens qui font le marché peuvent se diviser en plusieurs catégories. Il y a d’abord la fidèle ménagère, exemplaire vivant de la Cuisinière Canadienne, qui est là en majorité. Elle est régulière comme le cadran de chez Lamontagne ; et si elle ne sonne pas les heures, du moins les marque-t-elle aussi exactement. En la voyant passer, vous pouvez vous dire en toute sûreté : « Il est huit heures ; » et régler votre montre sur son pas pressé.

Une fois au marché, elle le parcourt rapidement pour se faire une idée générale de ce qu’il y a ce jour-là. La revue faite, on peut deviner rien qu’à son air s’il y a abondance. Puis, elle se hâte de mettre la main sur ce qu’elle a aperçu de mieux. Elle marchande, dispute, exige, part, revient et finit par avoir ce qu’elle souhaite au prix qu’elle veut.

Il faut la voir lorsqu’on essaie de la tromper, de faire passer du vieux sucre pour du nouveau ou de lui glisser de mauvais légumes : un sourire de dédain plisse sa lèvre et elle écarte de la main le faux produit. Elle est encore plus belle à voir lorsqu’elle rattrape le vendeur de mauvaise foi qui, la veille, a substitué à ce qu’elle avait choisi quelques articles de qualité inférieure. Si les lois étaient aussi sévères qu’elle, il irait expier son crime au fond des cachots. Elle s’en venge du moins en mettant toutes ses connaissances en garde contre lui et en le signalant comme un homme sans foi ni loi. Il y en a qu’elle a ruiné ainsi.


Au-dessous de la fidèle ménagère se rangent les novices qui se font mettre dedans à tout bout de champ et qui servent à l’écoulement des produits de seconde et troisième qualité ; les cuisinières peu scrupuleuses qui trouvent que tout est assez bon pour leurs maîtres.

On ne connaît pas encore beaucoup ici l’art qui enrichit les cuisinières en Europe et leur permet de donner des dots à leurs filles : l’art de faire danser l’anse du panier. Cet art s’exerce sur tout : la cuisinière prélève une commission, qui varie de cinq à vingt pour cent, sur ce qu’elle achète, que ce soient des petits pois ou des jambons. Parfois aussi, elle achète pour son propre compte, profite des bons marchés qu’elle rencontre, et revend avec profit à ses maîtres ; ou bien, elle se fait donner des primes par les petits marchands qu’elle encourage, à qui elle accorde la pratique des maisons où elle sert.

Nous n’en sommes pas encore là, mais cela viendra.


Parmi les hommes, on remarque les pères de famille qui font leur marché en gens d’affaires, s’arrêtant devant les étaux ou les voitures que juste le temps de choisir ce qu’il leur faut. On les voit bientôt regagner le bureau.

Faire le marché est pour d’autres une partie de plaisir. Ils vont lentement, choisissent à loisir, admirent en silence les bonnes choses qu’ils ne peuvent acheter, connaissent toutes les revendeuses par leurs noms et remarquent celles qui manquent à mesure que l’âge les force à la retraite. Ils s’arrêtent de temps à autre pour causer avec les autres habitués, et échanger des observations générales ou des conseils particuliers. Au lieu de la locution invariable, qui sert, même les jours de pluie : « beau temps, aujourd’hui, » ils s’abordent en disant : « beau marché, aujourd’hui. »

Il ne faut pas oublier parmi les habitués l’homme qui va au marché depuis 1830 et qui philosophe volontiers sur la hausse des prix. Demandez-lui combien coûtait le beurre frais dans l’été de 1841 : il vous le dira. C’est un tableau vivant des prix des marchés depuis trente-cinq ans :

« Le bœuf perd la tête, vous dit-il, et ne sait plus s’arrêter à un prix raisonnable. Il forcera les gens à s’en passer. Il faudra inventer une autre viande pour la soupe. La pomme, le fruit du Canada, s’en va. C’est un coup pour notre nationalité. La fameuse composait avec le sucre d’érable notre insigne national, bien mieux que ce castor que l’on représente si souvent sur nos bannières sous la figure d’un lapin. Nos neveux ne mangeront que des pommes américaines, pitoyable contrefaçon de nos beaux fruits, et en fait de bourassa ne connaîtront que le nom historique du député de St. Jean. »


La première question qui s’agite dans un jeune ménage est celle-ci : « Qui fera le marché ? sera-ce le mari, la femme ou la cuisinière ? »

Il y a des maris qui sont impropres à cette besogne. En général, ceux qui ignorent l’art de débiter un roast-beef, n’ont point non plus le talent de l’acheter. Ces mérites vont ensemble.

Toutes les femmes ne veulent pas faire le marché : il est évident qu’il est plus agréable d’aller au bal ; mais celles qui y consentent et y mettent du zèle sont les meilleures.

Avant de signer le contrat qui vous lie à jamais à une femme, qui vous fera peut-être manger toute votre vie de la vache enragée, on devrait décider cette question capitale.


C’est au marché qu’un observateur consciencieux apprend à distinguer entre les véritables aisances et les faux luxes ; qu’il connaît ceux qui sacrifient le nécessaire à l’apparence. Tel qui roule carrosse ou dépense des sommes folles pour la toilette de sa femme, mange toute l’année des poulets maigres. C’est à la table qu’on juge ceux qui vivent bien. Le vrai Canadien crève d’indigestion quelquefois, jamais de faim.


Je crois que, de longtemps, je ne retournerai au marché. Tout compte fait, je vois que mon marché m’a coûté double, et ma chronique relue, je ne suis pas sûr qu’elle amuse le lecteur.