Chroniques (Buies)/Tome II/Morituri mortuo

Typographie C Darveau (2p. 21-24).

MORITURI MORTUO.[1]

(Ceux qui vont mourir à celui qui n’est plus.)


Avant-hier matin, un télégramme de deux mots annonçait tout-à-coup la mort de Lucien Turcotte, l’ami, le compagnon de toute la jeunesse de notre ville. Pas d’autre détail. Il s’est éteint sans doute doucement, sans agonie, après une maladie qui, depuis près d’un an, le conduisait à pas comptés et certains vers le tombeau ; sans effort, comme sans lutte peut-être, il a franchi l’obstacle suprême qui sépare l’homme de l’éternité.

Aucun de nous ne pouvait être près de lui ; aucun de nous n’a pu apprendre à mourir de celui dont la vie avait été pour tous un exemple. Jusqu’au dernier moment nous avions espéré, quoique le dénouement fatal fût presque certain : on ne peut pas croire que la mort soit inexorable pour la jeunesse et qu’elle abatte la force brillante comme elle enlève d’un souffle les existences flétries. Mais maintenant elle a fait son œuvre. — Nous avions pensé toujours qu’au moment de livrer le combat de la dernière heure, elle reculerait devant ce jeune homme de vingt-sept ans, armé contre elle de toutes les promesses de l’avenir ! nous pensions qu’elle serait arrêtée violemment devant cet âge à qui la nature apporte tout-à-coup, dans les crises suprêmes, une force inconnue et des ressources mystérieuses.

Mais pour la mort, rien n’est sacré ; pour elle la jeunesse, le talent, la vertu n’ont pas de privilèges : sous son terrible passage, les têtes les plus hautes sont celles qui tombent les premières, et elle se hâte de frapper les cœurs les plus vaillants, comme si elle craignait de s’attendrir aux sanglots qui retentissent autour d’elle.

Pauvre cher Lucien ! Eh bien ! non, la mort n’a pas tout fait encore. Elle ne nous ôtera pas cette heure où nous nous rassemblons tous autour de ton lit funèbre avant qu’on te descende dans cette fosse glacée qui t’attend. Tous, tous tes amis sont autour de toi en ce moment pour presser encore une fois ta pauvre main amaigrie par une année de souffrances ; jusqu’à ton dernier jour tu pensas à nous ; jusqu’à notre dernier jour, nous penserons à toi ; nous nous rappellerons combien tu étais bon, généreux, sympathique, discret, dévoué ; tu ne savais pas que tu avais une santé à conserver, et c’est peut-être cela qui t’a fait mourir. Tu te serais tué par le travail, si la mort jalouse ne se fût hâtée de mettre sur ta route un piège inattendu où tu es tombé tout entier, à l’heure où l’avenir t’enveloppait de ses plus brillantes caresses, et tes amis de leur plus chaude affection. Tu pouvais tout espérer et atteindre à tout, car, avec l’âme, tu avais l’intelligence et la science ; tu brillais au premier rang d’un groupe d’élite, et la fortune te ménageait le plus rare de ses bienfaits, celui de ne pouvoir faire d’envieux.

Tu n’as pas eu le temps de rien laisser de toi que le vide irréparable que fait ta mort dans nos rangs et nos éternels regrets. La renommée avait déjà promené ton nom de bouche en bouche, et la gloire t’attendait avec de frais lauriers mais tu n’as pu arriver jusqu’à elle, et, peut-être, Dieu dédaignait-il pour toi cette gloire profane, indigne de ses élus : tu es mort avec la gloire bien plus noble et bien plus haute, quoique moins éclatante, d’une vie sans tache et d’un nom aussi cher qu’il était pur.

Et, maintenant, qu’es-tu ? Un pauvre corps déjà flétri, une dépouille brisée que nous ne reconnaîtrions peut-être pas si nous la voyions, sur un lit que couvre ton linceul, à côté d’une bière entr’ouverte, et, quelques pas plus loin, le fossoyeur courbé dans l’ombre, qui attend les dernières instructions de la mort.

Et voilà tout ce qui reste d’une vie que tant de choses avaient faite précieuse et chère. Tu avais tous les dons de l’esprit et du cœur, devant toi une brillante carrière qu’avaient préparée de fortes études, et déjà même tu avais connu le succès à l’heure où tant d’autres se cherchent seulement un chemin. Tout te souriait ; l’espérance te tendait ses larges bras, et pour toi c’étaient ceux d’une mère ; elle ne voulait pas te tromper, toi qui avais été heureux avant d’avoir pu à peine désirer de l’être ; tu étais cher à l’ambition elle-même, cette marâtre qui étouffe sur son sein presque tous ses enfants, et elle t’avait comblé alors même que tu pouvais à peine bégayer son nom.

Subitement, santé, avenir, succès, renommée, tout s’est évanoui. Il n’y eut d’égal à cette fortune rapide que l’envahissement non moins prompt de la mort. Un an t’avait suffi pour élever ton piédestal ; un an a suffi pour qu’il s’écroulât sous tes pieds. Mais, dans le calme anxieux qui entourait ta longue maladie, dans le détachement graduel de toutes les choses d’ici-bas, tu avais appris à mépriser la mort, à balancer les choses périssables avec ce qui est immortel, et tu t’étonnais du néant des agitations humaines.

Plus grand et plus utile exemple ne nous fut jamais donné, et nous qui te pleurons si amèrement, nous regardons encore avec une satisfaction jalouse ton entrée si victorieuse dans l’éternité que tu ne redoutais plus bien des jours avant ta mort. À l’aurore nouvelle tes yeux se sont ouverts avant même de se fermer à la pâle lumière de notre misérable vie, et, avant de quitter la terre, ton âme dégagée volait déjà libre dans les cieux. Oh ! apprends-nous les secrets de cet autre monde si redouté et qui n’est pourtant qu’une délivrance, une éclosion au bonheur que nous cherchons en vain parmi les ténèbres que tu as franchies ; fais rayonner dans nos cœurs les immortelles espérances de la tombe ; reste avec nous comme la lumière de notre âme, nous qui allons maintenant te dire adieu et qui nous éloignons pour toujours de ces pauvres restes qui sont tout ce que la mort a laissé d’une vie que nous avons si longtemps et si tendrement partagée.

Adieu, adieu, cher ami ; nous ne tarderons pas à te rejoindre. Notre jeunesse à nous est déjà aux trois-quarts envolée ; ce qui en reste ne pourra longtemps retarder la mort et son œuvre sera facile. Heureux toutefois d’avoir trouvé dans la tienne un enseignement et une force qui raniment nos défaillances ! Plus heureux encore si, comme toi, nous méritons de laisser après nous d’aussi inconsolables et d’aussi justes regrets !  !

  1. Sur la mort de Lucien Turcotte, arrivée le 12 Janvier.