Chroniques (Buies)/Tome II/L’hiver en pleurs

Typographie C Darveau (2p. 14-20).

L’HIVER EN PLEURS.


(Au propriétaire du National.)



Une pluie battante depuis deux jours, et c’est le 23 janvier ! Ô Canada de nos pères ! où es-tu ? Neiges éternelles, n’êtes-vous donc aussi qu’un mensonge ?

On dit qu’il pleut tant aujourd’hui parcequ’il n’est presque pas tombé de pluie l’automne dernier, et qu’il faut que le seau d’eau céleste se vide comme le sac de neige, un peu plus tôt, un peu plus tard. Belle consolation, vraiment ! Et pourquoi n’a-t-il pas plu l’automne dernier ? Qui l’empêchait ? Qui objectait ? Ce n’est pas vous, certes, qui ne vous mêlez absolument que de politique, ni moi qui ai décidé de ne plus faire que de la littérature, et cela au moment où mes amis vont devenir omnipotents, tellement omnipotents qu’ils nous donneront un parlement inouï, un parlement sans opposition.

Ce n’était pas la peine en vérité de tant ménager la pluie durant l’automne, s’il faut que nous payions ces quelques beaux jours déplacés par des rhumatismes, des catarrhes et des bronchites qui ne nous lâcheront plus jusqu’au tombeau. Pas de pluie l’automne dernier ! les canadiens étaient ravis : « Quel beau temps ! » se disaient-ils avec reconnaissance, et ils remerciaient le ciel. Oui, mais ce beau temps amenait les glaces et fermait les rivières à la navigation quinze jours plus tôt que d’habitude. Ensuite, deux ou trois bordées de neige coup sur coup, qui ont enseveli la campagne et noyé la ville, puis plus rien. On demande de la neige en suppliant depuis cinq semaines ; pas d’affaires. Le ciel n’a pas de sac cette année ; il l’a tout vidé l’année dernière, mais en revanche il ouvre ses cataractes. Au lieu d’être gêlés, nous sommes trempés : l’été prochain, il neigera tout le mois d’août et l’équilibre sera rétabli ; voilà comment il faut raisonner.

Or, avant-hier, il pleuvait à verse, c’était le deuxième jour de pluie, chacun sait ça. Nous sommes en plein hiver ; mais cela est indifférent aujourd’hui. Depuis que les principes subversifs des libéraux triomphent, on n’est plus sûr de rien ! Les communeux canadiens ont bouleversé le ciel habitué à n’obéir qu’à notre politique. L’honorable Hector, qui voit là des signes célestes évidents, ne veut plus se présenter dans un pays qui rompt si brusquement avec la routine, et pour qui rien n’est plus sacré, pas même l’ordre des saisons. Non, pas même cela. Le désordre est partout et le cataclysme menace toutes les têtes qui ont repris le feutre et le chapeau de castor. De minute en minute on attend le tonnerre ; un craquement terrible, un éboulement formidable à chaque instant retentit ; ce sont les toits qui rejettent leur épaisse couche de glace. Les chevaux se sauvent épouvantés, et les passants, voulant fuir, enfoncent dans des abîmes ; les voitures plongent et replongent ; sous chaque pas, les cahots s’entr’ouvrent béants ; les gouttières gémissent et ploient sous les torrents de cristaux glacés qui les entraînent dans leur chute ; le givre, en longues grappes étincelantes, pend aux arbres courbés jusqu’à terre, aux fils télégraphiques partout brisés et courant sur le sol, poussés par le vent, comme des serpents en déroute. Les chapeaux, les yeux, le nez, le menton, les mains, tout ruisselle et se couvre de paillettes étincelantes comme les stalactites des grottes. Au loin, tout partout, jusqu’aux montagnes où s’assemblent les brouillards, la campagne ploie sous un large manteau de glace sur lequel glissent en bondissant les gouttelettes de pluie, comme des larmes sur le sein d’une mulâtre. Des vapeurs blanches pendent comme des haillons aux flancs des Laurentides, ou se déchirent sur leurs cimes hérissées en voulant s’enfuir avec le vent qui les fouette ; quelques-unes flottent indécises ; les autres se précipitent affolées à travers champs et ravins.

Tantôt elles dérobent le ciel sous leurs longs plis humides ; tantôt, s’entr’ouvrant tout-à-coup, elles versent sur le sol les torrents condensés qui gonflent leurs flancs. La rafale balaie en vain la plaine ; elle n’a plus qu’un son étouffé, et les arbres, enfouis sous le givre, compactes, ramassés, ne rendent plus ses échos mugissants. Le vent vient mourir à leurs pieds ; aucun souffle ne pénètre leurs branches inexorablement enlacées, et qui craquent, et qui tombent ensemble en jonchant le chemin de débris retentissants. L’œil qui cherche l’horizon ne voit rien que les flottantes épaves des nues qui, tantôt s’affaissent jusqu’au ras de terre, tantôt se déploient péniblement dans une atmosphère étouffant de son propre poids : la fumée des maisons ne peut s’élever et tombe en couvrant la ville d’un vaste bandeau qu’aucune brise ne soulève, qu’aucun regard ne peut pénétrer. Cette fumée brûle les jeux, mais tous les tuyaux la vomissent à l’envi ; il a beau faire doux, on se chauffe toujours, d’autant plus que le bois a diminué de prix. Ô sagesse de la nature !

Depuis deux jours le soleil est sans éclat ; il n’a pas un rayon. Un disque siroteux et bistré l’entoure, et la terre ne semble éclairée que par la froide et dure transparence de son linceul de glace ; des lambeaux de crêpes, déchirés et tremblants, pendent du haut des cieux ; on dirait que la nature agonise et que, n’ayant plus même la force de gémir, elle se dissout et s’écoule en torrents silencieux. Dans la clarté éplorée du jour, on croit voir comme les longs cils chargés de pleurs d’un vaste regard qui s’éteint ; la vie, le mouvement ont disparu, la destruction seule est active ; on entend à chaque instant le bruit de son œuvre et l’on se demande s’il restera rien au printemps de la splendeur de nos bois, du macadam des chemins et des toits des maisons.

Dans l’avenue Ste. Foy, tous les arbres chargés d’arôme et de feuillage qui, durant l’été, arrondissent au-dessus de la route leur dôme parfumé, et versent sur le passant les fraîches harmonies de leurs ombres, sont presque tous pliés jusqu’à terre, incapables de se redresser sous l’averse froide qui multiplie et entasse les bandelettes de givre sur leurs branches. Ils courbent la tête sans lutte, sans frémissement, sans bruit, si ce n’est lorsque leur tronc, pénétré jusqu’au cœur, s’entrouvre violemment, et que d’innombrables rameaux s’en arrachent pour aller joncher le chemin de leurs débris.

Quel spectacle ! Le ravage, aussi magnifique que terrible, a fait de chaque arbre, tout le long de l’avenue, comme un groupement et un échafaudage de prismes étincelants où le jour pâle vient revêtir tout à coup des couleurs aussi vives que fantastiques. On dirait qu’une mer de feu passait comme un torrent, balayant, brisant, ployant tout dans sa course brûlante, et que, subitement, elle s’est trouvée glacée, figée dans le sein même des arbres qu’elle entraînait avec elle. — Les ormes, les trembles, les érables descendent leurs branches chargées, comme une draperie qu’aucune main ne retient et qui s’affaisse lentement. Ces branches, arrondies par leur propre poids, et qui ne s’arrêtent qu’en touchant le sol, donnent à chaque arbre l’aspect d’un grand saule pleureur gémissant avec éclat, baigné de torrents de larmes auxquels le soleil lui-même, impuissant à ranimer la nature, vient mêler de lumineux sanglots.

Seul, le haut et superbe peuplier reste droit, infléchissable ; ses rameaux, dressés vers le ciel, défient la chute des nues ; il ne plie ni ne casse ; à peine a-t-il de temps à autre un gémissement étouffé, quand tout autour de lui se brise, s’arrache et tombe avec fracas ; il ne donne aucune prise à la destruction, et il la regarde impassible, dans sa dédaigneuse inviolabilité ; le givre veut en vain se fixer à ses innombrables petits rameaux qui semblent sans défense et sans force ; aussitôt il le secoue et le repousse sur les arbres voisins où le vent le jette et l’imprime en longs sillons.

Quand finira la douloureuse clémence de cet hiver sans charme, sans beauté et presque sans neige ? Déjà l’on peut à peine marcher dans les rues, comme aux matinées d’avril, lorsque le soleil n’a pas percé les gelées étendues par la nuit sur les torrents de la veille. Les maisons, les murs, les remparts, les trottoirs sont enduits d’un crépi glacé qui donne à tout ce qu’aperçoit le regard l’aspect d’un vaste suaire. On n’ose regarder où l’on marche, obligé qu’on est d’avoir toujours l’œil sur les toits des maisons qui n’ont pas encore fini de se décharger sur la tête des passants. Mais si l’on fait un faux pas, on est sûr de se casser une jambe ou de se tordre les reins. Entre deux périls presque inévitables, l’un menaçant les pieds, l’autre la tête, que doit-on faire lorsqu’il faut sortir ? On ne peut pas ahurir l’Éternel en lui recommandant son âme vingt fois par jour, et tout le monde n’a pas la ressource suprême de faire une chronique à côté d’un bon feu, en narguant les caprices destructeurs de la nature.

L’appel nominal même, en plein vent, loin des toits, n’offre aucune garantie. J’ai vu hier, un brave habitant de la banlieue, venu pour acclamer Fréchette, et qui avait négligé d’essuyer quatre à cinq gouttes de pluie qui lui étaient tombées sur le nez. Rapidement ces gouttes s’étaient figées sur place ; d’autres étaient venues s’ajouter à elles, de sorte que le pauvre homme avait fini par avoir sur le plus chatouilleux des organes une véritable corne de plus d’un pouce de hauteur. Il n’osait l’ôter, de peur de s’enlever le nez en même temps : « Qu’allez-vous faire avec cette bouture ? » lui demandai-je timidement. — « Je pense bien qu’il va me falloir attendre le printemps pour qu’elle dégèle, » me répondit-il.

Voilà comment notre peuple est éprouvé, même aux plus grands jours de son histoire. Voilà comment tout tourne en ce monde, par quelque oôté ou par quelque fin burlesque, même la chronique qui débute par les éléments en démence et qui termine par un nez de canadien.

Je m’abstiens pour aujourd’hui de vous donner des nouvelles électorales, quoiqu’elles soient toutes fraîches, et quoique je puisse facilement faire concurrence au télégraphe aux trois-quarts démoli sur toutes les lignes. Le vent du succès, d’un succès inouï, aura déjà soufflé jusqu’à vous. L’opposition ! on ne la voit nulle part. Déjà je signale un danger pour le parti libéral trop puissant. Il a attendu trop longtemps et la fortune lui est venue trop subitement ; qu’il prenne garde qu’elle l’étouffe. Par bonheur, un parti se compose de bien des éléments, et il y en a toujours qui restent bien maigres, quand les autres gémissent dans l’embonpoint.