Chroniques (Buies)/Tome I/Le printemps à Québec

Typographie C Darveau (1p. 368-375).


28 Avril.

Il pleut, il grêle, il neige ; un rayon de soleil par ci par là, des entassements de glaçons dans les rues, des chaos insondables, des trottoirs à moitié dénudés, des passages étroits entre des monceaux de glace et des ornières pleines de neige fondue, un fumier flasque qui vole en éclats sous le pied, des maisons qui suintent, des chariots que mille travailleurs, interceptant le passage, emplissent de glace souillée et d’ordures de toutes sortes, des débris s’ajoutant aux eaux crottées qui se cherchent en tous sens une issue vers les égoûts, voilà le printemps à Québec, précurseur de la belle saison, rénovateur de la vie ; voilà ce qui s’appelle retrouver les beaux jours, sortir d’une léthargie de six mois et renaître sous le soleil !

Cette année, renaître sous le soleil signifie passer à travers dix pieds de neige, quelquefois vingt ; il y a même des poteaux de télégraphe complètement enfouis qui, eux aussi, vont renaître sous le soleil. Dans les cours de certaines maisons, la neige domine les toits ; il y a jusqu’à des rues entières où, pendant un mois, les locataires n’ont eu d’autre issue que par les lucarnes. Maintenant que la neige a fondu de moitié, ils sortent par les fenêtres du troisième ou du deuxième étage, suivant le cas ; c’est ainsi que fait John A. MacDonald, bloqué par la motion Huntington. Il lui faut descendre d’étage en étage jusqu’à ce qu’enfin il arrive à la porte qui l’attend avec la débâcle.

Tous les printemps c’est la même chose dans cette ville en compote où tout le monde se plaint et où tout le monde laisse à l’abandon s’entasser devant sa porte des monceaux de fumier et les ordures de toute la province. Avec cela que le pont de glace est inébranlable ; il résiste à la pluie, au vent, au soleil, aux prières de 60,000 âmes en état de grâce et toutes puissantes au ciel. Les ponts de glace sont des châtiments, ils ont l’impassibilité d’une sentence ; jour par jour, je dirai heure par heure, on va regarder si l’un des grands dissolvants de la saison entame sensiblement cette épaisse couche qui tient notre fleuve captif, et, chaque fois, c’est une déception nouvelle.

Depuis trois jours le pont n’a pas bougé d’une ligne. À trois ou quatre cents pieds seulement de l’endroit où il s’arrête, les voitures passent comme en plein cœur d’hiver, et l’on voit, presque sur la limite même de cette prison de glace, un bateau à vapeur tenter d’impuissants efforts pour en sortir. « Quand on aura le chemin de fer du Nord, disent les pauvres Québecquois, on se moquera du pont de glace. » Eh oui ! mais en attendant, ils ne l’ont pas ce chemin tant désiré, et c’est le pont de glace qui se moque d’eux.

Je vois des choses inouïes. Figurez-vous qu’au lieu de ramasser le fumier délayé qui inonde les rues et de le porter sur les terres, quelques pauvres diables s’amusent, ça et là, à en détacher, avec de petits grattoirs, de légères parties et à les pousser dans les égoûts, pour les boucher sans doute. Le soir, il n’y a plus de gaz dans les rues. Pourquoi ? parce qu’elles sont impraticables et que, le jour même, on a toutes les peines du monde à ne pas se rompre le cou dans les mille trous et bosses qu’y pratique la débâcle. On se fie à la lune pour l’éclairage des rues, comme si la lune n’était pas le plus inconstant et le plus perfide des astres, comme si le moindre nuage n’était pas pour elle un prétexte excellent pour nous envoyer paître. Du reste, la lune est le satellite de la terre, c’est tout dire.

Depuis quelques jours on démolit deux portes, celle du Palais et celle de la côte Léry. Il en restera encore une, renouvelée à grands frais il y a sept ans, celle de la rue Saint-Jean. Combien faudra-t-il de temps encore pour qu’on se décide à démolir tous ces vieux remparts qui font à la capitale comme un bandeau de débris ? Nul ne peut le dire ; c’est le secret de l’honorable M. Langevin, ministre des travaux publics, qui est trop occupé d’élargir les canaux pour élargir les rues et donner de l’air à une population suffoquée. Pourtant, c’est au milieu de cette population que se trouvent ses commettants. Mais il en est partout ainsi ; l’homme, arrivé au faîte des grandeurs, oublie toujours les vils instruments qui l’y ont porté ; et M. Langevin, qui n’est pas du tout une exception aux mortels vulgaires, se venge de la bassesse de son élection en tenant, dans le même statu quo et ceux qui l’ont élevé et ceux beaucoup plus nombreux qui l’ont ignoré.

Que c’est ennuyeux de dire toujours les mêmes choses ! Eh ! morbleu, donnez-m’en donc de nouvelles. Est-ce que nous n’habitons pas également, vous et moi, les villes du Canada, les plus monotones de l’univers ? Y a-t-il ici des théâtres, des cafés, des places publiques, des endroits de réunion où les hommes se rencontrent, échangent des idées et reçoivent le contact quotidien des hommes d’autres pays ? Y a-t-il enfin une vie sociale chez nous ? Y a-t-il même, dans ce pays constitutionnel, une vie publique qui fasse naître des incidents et fournisse des objets dignes d’occuper l’attention ? Non, tout est muré, claquemuré, chacun vit chez soi ; mille tonnerres, mille sabords ! est-ce qu’on ne sortira pas de là avant la fin du monde ? Je me morfonds et je m’étiole dans le vide, je m’entoure de visions, je me crée une vie factice et j’enfante des mondes tout autour de moi, afin de pouvoir me débattre dans quelque chose et d’échapper aux étreintes glacées du néant. Mais crac ! dès que j’ai amoncelé des chimères infinies, que j’ai peuplé ma solitude de fantaisies innombrables, je me retrouve tout à coup tout seul, plus seul qu’auparavant. Par la sang-dieu ! ce n’est pas vivre, cela, et les Modocs ont cent fois plus de plaisir que tous les Canadiens ensemble.

Dans le cours de l’hiver nous avons été plus d’une fois trois, quatre et cinq jours sans malles ; il n’y avait plus qu’à répéter les vieux cancans, à redire les médisances cent fois rebattues sur le compte de tous les amis possibles. Maintenant la malle arrive à peu près tous les jours, entre trois et quatre heures de l’après-midi ; mais chose étrange ! les cancans sont restés les mêmes. Oh ! les cancans, voilà une industrie nationale qu’aucune grève n’atteint. Pour les autres industries, c’est une grève continuelle dans Québec, une grève sans grévistes ! voilà le prodige de l’art. Vous en étonnez-vous ? C’est bien simple, c’est aussi simple que c’est accablant. Vous voulez, par exemple, fonder une entreprise nouvelle ; c’est une entreprise dont le besoin se fait sentir, dont les avantages sont démontrés, reconnus ; depuis longtemps on en parle, depuis longtemps on regrette de ne pas la voir établie. Vous vous mettez à l’œuvre avec des capitaux, mais pas tout à fait assez pour compléter le matériel ou l’outillage nécessaire ; naturellement vous vous adressez à ceux qui sont en mesure de vous faire des avances, de favoriser cette entreprise destinée immanquablement à réussir.

Vous frappez à la porte des capitalistes. Ici, un capitaliste, c’est un thésauriseur, un homme qui place dans les banques ou prête aux pauvres diables d’habitants afin de prolonger de deux ou trois années leur séjour en Canada. Il y a aussi un certain nombre de vieux bonshommes chétifs, râpés, aux collets reluisants, sorte de rats émaciés, sur deux pattes, qu’on croisait sortir de quelque ruine grecque ou romaine, parfois très corrects dans leur redingote demi-séculaire ; ceux-là vivent de leur argent prêté à quinze ou vingt pour cent. Ces compères ont leur commères, vierges ou veuves antiques, détachées des liens de ce monde dont elles ne perçoivent que l’intérêt, jaunes, tannées, on les dirait même salées et fumées, dans un bon état de conservation pour l’autre monde. Ces tendres haridelles n’ont qu’un souci, savoir au juste de combien elles peuvent dépasser dans leurs prêts l’intérêt canonique, sans se précipiter dans les feux infernaux à côté de Belzébuth, dont elles ont horreur en sa qualité de démon masculin. Prêteurs des deux sexes sont les taupes qui habitent la ville en ruines et se font des trous dans sa poussière.

Mais vous frappez, comme nous le disions, à la porte des capitalistes. « Ah ! c’est vous, mon cher monsieur, enchanté de vous voir ; vous voulez de l’argent, n’est-ce pas ? bien, bonjour ; pas d’affaires. » Vous ferez ainsi le tour de la ville pour trouver deux mille dollars et vous ne les aurez pas, et ceux qui les refuseront se plaindront comme vous de la mesquinerie et de la léthargie des Québecquois. Ici, il n’y a que trois ou quatre genres d’affaires qui se maintiennent ; les gens à moyens n’osent sortir de la routine, de la seule et même chose à laquelle ils ont été habitués ; ils ne comprennent pas la solidarité des industries et ne voient pas que du succès de l’une dépend celui de l’autre. Le commerce est ignorant et puéril comme tout le reste : « Si ce que je fais réussit, pourquoi vous aiderais-je à faire autre chose ? faites comme moi. » Yoilà le langage que l’on tient en tout temps ; aussi toute l’activité humaine est-elle comprimée dans une sphère étroite et forcée de subir les étreintes de traditions invariables.

Voilà deux ans passés que je dis la même chose sur Québec, et Dieu sait combien longtemps encore on le dira après moi. Mais je ne me lasserai pas quand bien même je lasserais tout le monde ; je suis plus énervé encore que mon lecteur, mais j’irai jusqu’au bout. Si vous voyiez comme moi tout ce qu’il y a d’étroitesse et de lésinerie, jusque dans les détails les plus ordinaires, si vous étiez témoin journalier de cette façon de vivre retenue des petits bourgeois de France, si, comme moi, vous aviez été enfermé durant trois hivers consécutifs dans ce tombeau de glace, coupé du reste du monde, battu par l’infatigable nord-est, abasourdi par les cancans de milliers de langues jeunes et vieilles, vous seriez pris de cruels accès d’hydrophobie et vous mangeriez de vos compatriotes.

Heureux ceux qui peuvent s’échapper ! j’envie tous les Canadiens qui émigrent et qui peuvent gagner soixante à quatre-vingts dollars par mois aux États-Unis. Hier, il en arrivait trois cents dans le même train, venus des paroisses d’en bas ; on a beau répéter au peuple qu’il y a toute espèce de grandes entreprises publiques en perspective, que les chemins de fer, les canaux, les havres, les routes vont donner de l’emploi à des milliers d’ouvriers, c’est comme si l’on chantait un refrain chimérique. Des salaires qui, il y a quelques années, eussent retenu chez nous toute une population industrieuse, sont aujourd’hui regardés comme une misère : « Nous gagnons le double aux États-Unis ; » voilà la réponse invariable. Aussi, pour conserver le reste des travailleurs, va-t-il falloir élever à un niveau excessif le prix de la main-d’œuvre. Hé quoi ! que voulez-vous ? Après un hiver où il est tombé de dix à quinze pieds de neige en moyenne, voilà qu’il neige encore, aujourd’hui, le 28 avril ; il y a déjà deux pouces de cette manne sur le sol, les rafales soufflant du fleuve nous aveuglent, on reprend ses fourrures et ses mocassins ; c’est éternel. Et dire qu’à la fin de septembre on recommencera encore à geler, on reviendra de la campagne tout grelottant, et la neige retombera comme de plus belle à la fin de novembre pour ne pas cesser pendant six mois ! Ô mon Dieu ! est-il donc vrai que, dans votre justice infinie, vous ayez voulu que les Canadiens expiassent les péchés du reste des hommes !